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MISCELLANÉES STRIPOLOGIQUES DE L'ANNÉE 2012

Mythopoeia - Æsthetica - Critica

LIVRES REÇUS
L’ART DE LA BANDE DESSINÉE
Sous la direction de Pascal Ory, Laurent Martin Sylvain Venayre et jean-pierre Mercier avec Thierry Groensteen, Xavier Lapray, et benoit Peeters
Citadelles et Mazenod, 2012

Paru chez Citadelles et Mazenod, dans la prestigieuse collection L’art et les grandes civilisations, et particulièrement imposant par son format, par le luxe de sa réalisation, par la qualité des reproductions de bandes dessinées imprimées ou d’originaux, L’Art de la bande dessinée tient le milieu entre deux ouvrages tout aussi imposants, l’ouvrage historique qu’est La Bande dessinée, son histoire, ses maîtres, de Thierry Groensteen (Le Musée de la bande dessinée/Skira-Flammarion, 2009), et l’ouvrage d’esthétique qu’est Cent Cases de maîtres, dirigé par Thierry Groensteen et Gilles Ciment (La Martinière, 2010).
L’Art de la bande dessinée consiste en huit chapitres, le premier classificatoire, les trois suivants écrits par des spécialistes du médium, les derniers écrits par des historiens spécialistes de l’histoire culturelle.
Dans le chapitre 1, Thierry Groensteen pose la question de la définition de la bande dessinée avec l’intelligence et la rigueur intellectuelle qu’on lui connaît. Après avoir fait un peu de « lexicologie comparée », il passe en revue les tentatives de définition de la bande dessinée proposées par les divers experts depuis Francis Lacassin en 1963 dans le fanzine Giff Wiff. Groensteen conclut en proposant une motion de synthèse via la définition de l’universitaire britannique Ann Miller, caractérisant la bande dessinée par la production du sens via « des images qui entretiennent une relation séquentielle, en situation de coexistence dans l’espace, avec ou sans texte », avant in fine de relancer le débat.
Le chapitre 2 est une histoire de l’émergence de la bande dessinée à partir de la caricature anglaise du XVIIIe siècle par Sylvain Venayre qui nous porte jusqu’aux années 1920. L’auteur est prudent, documenté, clair et agréable à lire.
Dans le chapitre 3, Jean-Pierre Mercier fait une histoire de la bande dessinée américaine de la fin des années 1920 à nos jours. L’auteur qui connaît parfaitement son sujet y fait preuve de goût et de discernement. On regrettera qu’il ne dispose pas de suffisamment d’espace pour développer son propos, ce qui le force à faire disparaître quelques auteurs majeurs, tels Billy De Beck, Cliff Sterrett, Rube Goldberg, Chic Young, Percy Crosby, Otto Soglow.
Dans le chapitre 4, Benoît Peeters fait congrument l’histoire de la bande dessinée belge.
Plus discutables sont les positions défendues par Pascal Ory dans le chapitre 5, consacré à « la révolution européenne », autour du triangle « France, Belgique, Italie ». Pour commencer, Pascal Ory nous ressert sa théorie de la « désaméricanisation de la bande dessinée française », à la faveur de la fameuse loi de 1949, qui créerait selon notre historien un environnement favorable à la bande dessinée belge. Comme on peut valablement argumenter que l’assimilation des codes nord-américains est achevée dans la bande dessinée d’expression française au début des années 1940, ce que confirme le témoigne des dessinateurs qui, après guerre, se réfèrent tous au modèle américain, cette notion de désaméricanisation apparaît sans objet ni contour véritable. Le prétendu contre-modèle belge (le beau journal de Spirou) n’est ni plus ni moins américanisé que le reste de la bande dessinée du temps. Quant à la loi de 1949, son objet était d’intimider éditeurs et dessinateurs pour les dissuader de publier des bandes dessinées. Prétendre que la loi de 1949 ait pu favoriser quelque bande dessinée que ce soit relève du parti pris, pour ne pas dire de la polémique.
Pascal Ory nous propose ensuite, dans le même chapitre, un court historique de la bédéphilie française et italienne et nous explique qu’à la fin des années 1960, la bande dessinée française devient la plus belle du monde, grâce à nos grands artistes français et belges et à quelques dessinateurs italiens, argentins et espagnols, venus les soutenir. Suit essentiellement une histoire extatique de Pilote et de ses dérivés. L’auteur trouve également des trésors dans (À Suivre) et dans Vécu (étant historien, M. Ory apprécie beaucoup la revue Vécu).
Le chapitre 6, également écrit par Pascal Ory, est une histoire de la bande dessinée française, de l’Association à nos jours, où se sont glissés quelques étrangers. Plus on avance dans le temps plus les auteurs apparaissent aux yeux de Pascal Ory comme des « artistes », sans que l’on comprenne bien si le concept doit s’entendre au sens sociologique ou si ce sont leurs productions qui sont esthétiquement supérieures aux œuvres du passé.
Dans le chapitre 7, Laurent Martin nous brosse une histoire de la bande dessinée érotique bien faite et excellemment documentée. C’est à cet auteur qu’a été confié le soin de perpétuer la vieille tradition de l’apologie des albums d’Éric Losfeld. Il porte donc aux nues Nicolas Devil et Guy Peellaert, dont il reconnaît pourtant honnêtement que leurs albums sont illisibles — et pour faire bonne mesure, ressort d’un juste oubli le Xiris de Serge San Juan.
Dans le chapitre 8, Sylvain Venayre est prié de traiter le reste de la bande dessinée mondiale. Il nous explique donc que, comme cela a été suggéré précédemment, la bande dessinée est « un monde bipolaire », la bande dessinée américaine dominant l’Amérique, et manifestant de surcroît des ambitions hégémoniques, via notamment les grands trusts que sont Disney et Marvel, et la bande dessinée franco-belge lui résistant vaillamment. Au marges de ce duel entre deux empires règne la « périphérie ». Sylvain Venayre nous apprend qu’on trouve, parmi les grands dessinateurs, des Helvètes, des Britanniques, des Français installés au Canada. L’auteur crée même des catégories spontanées, puisqu’il nous révèle l’existence d’un « axe italo-argentin », au prétexte que des dessinateurs, dont Hugo Pratt, se sont installés à une époque à Buenos Aires. L’histoire de la bande dessinée japonaise et asiatique est menée au pas de charge. L’auteur conclut sur l’Afrique, qui, si nous avons bien compris, ne produit pas réellement de bandes dessinées, mais dont, en tout cas, « il y a beaucoup à attendre ».
L’ouvrage s’achève sur un dernier chapitre, titré « la bande dessinée hors d’elle-même », de Xavier Lapray, consacré au rayonnement intermédial de la bande dessinée.
Un singulier résultat obtenu par nos historiens de la culture est que, dans un ouvrage intitulé L’Art de la bande dessinée, la bande dessinée britannique est totalement absente, à l’exception d’Andy Capp et, dans le chapitre consacré à l’érotisme, d’Arthur Ferrier et Norman Pett (dessinateur de la « Jane » du Daily Mirror). La revue Eagle, modèle pourtant de Pilote, dont M. Ory fait le plus grand cas, et par conséquent Frank Hampson, âme et cœur battant dudit Eagle, sont passés sous silence, de même que toute la bande dessinée populaire britannique, à commencer par les productions de Amalgamated Press (Rainbow) ou de D. C. Thompson (The Dandy, The Beano). On n’y trouvera d’ailleurs pas davantage les continuateurs des formes narratives victoriennes que sont Raymond Briggs et Posy Simmonds. Quant aux Italiens, ils ne sont là que par intermittence. Si Milo Manara a droit à deux pleines pages de reproduction (plus une couverture réalisée anonymement pour Prolo), les dessinateurs Sebastiano Craveri, Rino Albertarelli, Luciano Bottaro, Franco Capriolo, Romano Scarpa, pour ne citer qu’eux, ne sont mentionnés nulle part. Marteen Toonder et l’école néerlandaise manquent également à l’appel, ainsi que, chez les Scandinaves, Tove Janson.
Dans de telles conditions, toute appréciation d’ordre esthétique s’égare inévitablement dans le solipsisme, pour ne pas dire dans la lubie. La bande dessinée dont il est rendu compte ici est strictement celle qu’ont pu lire des Français de la classe moyenne intellectuelle, abonnés à Pilote et à (À Suivre). Comme cette bande dessinée valorisée est « réaliste » plutôt que « comique », il s’ensuit une anomalie qu’un simple feuilletage de l’ouvrage révélera. Le chapitre 2, qui porte sur l’esthétique, fait le pont entre la caricature et les comics. Mais passés les chapitres historiques sur les différentes aires culturelles, on constate que la bande dessinée comique ne figure dans l’ouvrage que par exception.
On relèvera aussi une solution de continuité entre le discours critique, dès lors qu’il émane d’experts compétents, et la tradition iconographique propre à la littérature secondaire, dont le présent ouvrage représente l’aboutissement. Jean-Pierre Mercier note très lucidement que le Tarzan de Hogarth, qui impressionna tant la première génération d’exégètes, semble aujourd’hui quelque peu daté. Il n’empêche que l’iconographie lui consacre trois grandes pages, contre un tiers de page pour Harold Foster (Prince Valiant). Nous avons relevé plus haut l’insistance sur une œuvre comme la Saga de Xam, sans commune mesure avec l’importance réelle (historique, esthétique, critique) d’une telle œuvre.

La structuration du propos par le fil conducteur journalistique et mélioratif du « passage à l’âge adulte » conduit les auteurs à insister sur des revues considérées comme des laboratoires d’idées (Pilote, Métal Hurlant, (À Suivre), etc.), au risque d’ailleurs de tout mélanger (inscrire la revue italienne Linus et le comic underground Zap dans le même mouvement d’émancipation sous prétexte que ce sont tous deux des périodiques n’est-ce pas encourir le reproche qu’adressait Robert Musil au Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler : il y a des papillons jaunes, il y a des Chinois jaunes, le papillon est donc l’analogue nain et ailé du Chinois ?). Mais d’un autre côté la bande dessinée dont il est question chez nos historiens de la culture est celle qu’ils connaissent, autrement dit celle qui paraît en album, à l’exclusion de toute autre forme de publication (y compris la presse généraliste). Est-ce à dire qu’une revue n’est qu’un support de prépublication d’albums ? Mais dans ce cas, c’est le propos sur l’importance stratégique desdites revues qui se démonétise.
Achevons sur la question toujours délicate des erreurs factuelles. Nous n’en avons pas trouvé chez les spécialistes du domaine. Elles se multiplient sous la plume des historiens de la culture, sans atteindre des proportions extrêmes. Expositions de « planches originales » au musée des arts décoratifs, en 1967 ? Plutôt d’agrandissements photographiques. Système original de distribution, les fameux syndicates américains ? Mais ce sont très banalement des agences de presse (et, dans le cas des dessinateurs du sud, par exemple espagnols, des agences internationales, fonctionnant selon le principe de la division internationale du travail). La loi de 1949 fait barrage à l’importation des produits américains ? Mieux vaudrait consulter la liste des premiers titres visés par la Commission de surveillance avant de s’aventurer en eaux troubles. On y trouve certes strips et comic books américains (Tim Tyler's Luck, King of the Royal Mounted, Mandrake, le Fantôme du Bengale, Jungle Jim, Secret Agent X9, Sheena, Captain Marvel). On y trouve aussi des bandes italiennes (Panthère blonde, Dick Fulmine, Jim Taureau, Gazelle blanche, Sciuscia), françaises (Targa, Brik) ou anglaises (Garth). La Commission ne s’occupait pas de l’origine des bandes, qu’elle était d’ailleurs incapable d’identifier, n’employant pas d’historien de la bande dessinée. En sens inverse, le barrage contre les produits américains n’a jamais rien barré, puisque les strips américains ont continué à paraître dans les illustrés des années 1950 et 1960, au milieu des bandes françaises, belges, italiennes, britanniques, espagnoles, néerlandaises, etc.
Sylvain Venayre fait naître Zorro et Tarzan la même année 1912, en citant Jean-Paul Gabilliet. Or Curse of Capistrano, premier roman mettant en scène Zorro (dans All-Story Weekly), date de 1919. Confusion avec John Carter qui paraît effectivement en 1912, la même année que Tarzan ? Ce que le même Sylvain Venayre écrit des couvertures des pulps aux tons criards adaptés au mauvais papier montre qu’il n’a jamais vu un pulp magazine. Ce poétique objet éditorial, confectionné en papier journal plié en cahiers et agrafé par le travers, est muni d’une luxueuse couverture en papier glacé, qui permet, elle, des impressions presque aussi fines que celles d’un volume de Citadelles et Mazenod.
On l’aura compris, ce volume de Citadelles et Mazenod comporte plusieurs ouvrages. Celui qui sort de la plume des spécialistes du domaine est irréprochable. Celui des historiens de métier est tout au plus une pièce à verser au dossier des « discours sur la bande dessinée », ou à celui de la « légitimation de la bande dessinée », certainement pas une analyse scientifique.
Surtout, l’ouvrage est une mine d’images dont la reproduction est un tour de force technique. Ces images émanent souvent du Musée de la bande dessinée, en particulier lorsqu’il s’agit d’originaux, mais les auteurs se sont arrangés pour qu’il n’y ait pas de redondance avec les ouvrages que l’érudit possède déjà dans sa bibliothèque, à commencer par La Bande dessinée, son histoire, ses maîtres.

LIVRES REÇUS
MON CAMARADE, VAILLANT, PIF, L'HISTOIRE COMPLÈTE 1901-1994
Richard Medioni
Vaillant Collector 2012

Richard Medioni entra aux éditions Vaillant en 1968 et fut rédacteur en chef de Pif Gadget entre 1971 et 1973. Il est déjà l’auteur de Pif Gadget, la véritable histoire des origines à 1973, Vaillant Collector, 2003, que l’on complètera par la lecture de l’ouvrage de l’historien Hervé Cultru, Vaillant le journal le plus captivant, 1942-1969, la véritable histoire d’un journal mythique, Vaillant Collector 2006, et par la collection reliée des 25 numéros du fanzine (et webzine) Période rouge.

Avec Mon camarade, Vaillant, Pif Gadget, l’histoire complète 1901-1994, c’est une histoire exhaustive des illustrés « progressistes » que nous propose M. Medioni, depuis le cégétiste Jean-Pierre, dont le premier numéro paraît en décembre 1901, en passant par  Les Petits Bonshommes,  Le Jeune Camarade, lié aux Jeunesses communistes, Mon Camarade, créé en 1933 et dirigé par Georges Sadoul, Le Jeune Patriote, publié pendant la guerre, jusqu’à Vaillant et Pif, la carrière de cette dernière publication étant vue de l’intérieur. Le tout fait plus de 550 pages.

L’ouvrage est naturellement une mine d’anecdotes qui raviront le lecteur. On apprend ainsi qu’à l’époque des attentats de l’OAS le dessinateur Jean Tabary montait la garde aux éditions Vaillant, fusil à la main, ou encore que le petit format carré Pif Poche, une mine d’or pour l’éditeur, et une excellente occasion de recycler de vieux strips de L’Humanité, fut conçu à l’imitation de la célèbre collection d’ouvrages pratiques Marabout Flash.

On ne songera pas à reprocher à l’auteur le défaut de recul critique, compte tenu de son implication dans l’aventure. M. Medioni rechigne même à reconnaître que le style « réaliste » de Vaillant s’inspire des sunday pages américaines réalisées dans le style de l’illustration réaliste, comme Prince Valiant. Et du coup notre auteur se désole que le Jérémie de Paul Gillon n’ait pas eu le succès critique qu’elle méritait auprès des lecteurs de Pif, sans apparemment se rendre compte que le dispositif de cette série, avec ses images impeccables accompagnées de récitatifs en style ouvragé (« Dans l’éblouissement du soleil surgit une vétuste galiote qui met rapidement à la cape ») a dû profondément déconcerter les petits lecteurs français de la fin des années 1960.

Plus gênante est la volonté apologétique quand elle fait fi de la connaissance historique des fictions populaires. Prétendre que « ce qui est stupéfiant pour l’époque (1939), c’est que les indiens de Jim Mystère [de Bob Dan] sont présentés comme des hommes fiers, généreux, courageux, etc. », c’est véritablement tout ignorer de l’histoire du western européen.

IL MANQUE UNE CASE À MON ILLUSTRÉ
Par Manuel Hirtz

S’il est de notoriété publique que les éditions LUG (Strange) firent subir aux comics de superhéros de la Marvel une censure drastique jusqu’aux années 1990, on sait moins que l’éditeur populaire lyonnais fit subir le même sort, de façon moins appuyée il est vrai, aux fumetti italiens qu’il publiait dans les petits formats Rodéo, Yuma, Ombrax, etc.

Nous illustrerons le phénomène avec le numéro 177 de la série Il Piccolo Ranger, titré « La Spia Messicana », texte de D. Canzio, dessin de F. Gamba, achevé d’imprimer en mai 1978, paru dans Yuma numéros 236, 237 et 238, datés respectivement de juin, juillet et août 1982. Dans tout le début de l’épisode, LUG s’est contenté de faire sauter quelques onomatopées. C’est à la fin de l’épisode, que les choses se gâtent. Dans la scène cruciale du duel final entre le Petit Ranger et l’espion mexicain, une case de la version originale a bel et bien disparu.

Dans la suite, l’adversaire du Petit Ranger, qui, dans la version italienne, a le torse couvert de sang parce qu’il est grièvement blessé, arbore dans la version française un torse immaculé, est c’est le contexte qui nous indique qu’il est blessé. Cependant il meurt à la fin de l’épisode de cette blessure invisible, comme dans la version originale.

Quelques pages plus loin, nous assistons au combat entre le Petit Ranger et des Fronterizos mexicains. Ici encore, une case de la version originale a disparu, et, pour faire bonne mesure, une case-bandeau particulièrement dramatique a été coupée en deux, pour en faire sauter la partie la plus graphique.

Si le récit reste compréhensible en dépit de ces escamotages, il perd beaucoup de sa force dramatique, d’autant que le dessin de Gamba présente, même au naturel, un côté mollasson. Ainsi, le méchant explique crânement au Petit Ranger, avant de mourir, que, dans d’autres circonstances, ils auraient pu être amis. Comme dans la version française la blessure fatale n’apparaît plus, la force dramatique de la scène est terriblement diminuée.

On ne dira jamais assez le mal que la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse, créée par la loi du 16 juillet 1949, a fait aux littératures dessinées. Au-delà des listes de publications françaises sabordées par les éditeurs suite à des menaces directes de la Commission, ou des listes de bandes dessinées belges interdites d’importation, c’est dans la physionomie même des bandes dessinées publiées en France que se traduit l’influence désastreuse de la Commission. Abêtissement sous la contrainte, consignes aberrantes, injonctions contradictoires ont maintenu la bande dessinée dans un statut d’incertitude et de précarité. Les bandes telles qu’elles sont parues portent les stigmates de cette violence institutionnelle, exercée sous des prétextes d’ordre moral, et transposées sans aucune justification dans des directives de nature esthétique ou narratologique, qui relevaient le plus souvent de la simple lubie. — Manuel Hirtz

LIVRES REÇUS
NAOKI URASAWA : L'AIR DU TEMPS
Alexis Orsini
Les Moutons électriques, Bibliothèque des miroirs, 2012

Monographie sur l’auteur de Pineapple Army, de Monster, de 20th Century Boys, de Pluto et de Billy Bat, l’un des dessinateurs japonais les plus populaires aujourd’hui. L’ouvrage démarre par une vie et œuvre d’Urasawa, où l’on examine par le menu tout ce qui est sorti de la plume du maître. Cette partie de l’ouvrage est agrémentée de nombreux extraits d’interviews. Puis Alexis Orsini examine les « figures » de l’œuvre et propose une typologie des personnages que l’auteur trouve souvent originaux alors qu’à un lecteur plus soupçonneux ils apparaîtront comme des poncifs de la bande dessinée japonaise. Suivent les « motifs », le sexe, la musique, la culture otaku, etc., tels qu’ils sont vus et perçus par Urasawa. « Le monde vu par Urasawa » se penche sur la représentation de l’Amérique, de l’Europe et du Japon chez le prolifique mangaka. Orsini la trouve très documentée. Pour l’Allemagne par exemple, « Urasawa a su rendre au mieux l’atmosphère du pays ».

Notre auteur achève son ouvrage sur l’influence du cinéma, essentiellement Hitchcock et Kurosawa, ainsi que la forte influence de Tezuka.

On regrette l’absence d’une véritable étude de la forme. Cette lacune est d’autant plus gênante que le contenu, à quoi se borne notre auteur, ne se distingue pas forcément par son originalité. De ce fait, l’ouvrage, au demeurant scrupuleusement documenté, convaincra surtout les fans d’Urasawa.

BANDES DESSINÉES LUES
LE CHANT D'APOLLON
APOLLO NO UTA

Osamu Tezuka
Dargaud, Kana, 2012

Comme il l’a fait de nombreuses fois dans la seconde partie de son œuvre — MW, Barbara, Ayako — Tezuka se confronte au gekiga. Comme souvent aussi, Tezuka semble faire la part belle à l’improvisation. Gekiga oblige, nous est présenté un monde au premier abord cruel, absurde et désespéré dont le parfait représentant est le héros, un jeune homme perturbé qui voue une haine viscérale aux amoureux et à l’acte de chair, et qui tue donc tous les couples qu'il surprend en plein flirt, depuis les petits lapins jusqu’aux humains. Dans un deuxième temps, comme cette idée initiale ne suffit pas à bâtir une fiction, le récit se multiplie par bouturage. On introduit donc un psychiatre qui envoie, par hypnose, notre héros dans des vies parallèles où il tombe amoureux et perd invariablement son aimée, ceci étant censé le guérir de son érotophobie.
Mais comme notre auteur laisse décidément la bride à son imagination, ce premier récit médical débouche sur un second, où notre héros est entraîné au marathon par une coach, qui se révèle être une autre psy, et qui cherche d'ailleurs aussi à se guérir elle-même.
Quant aux récits hypnotiques, ils changent eux aussi de nature au bout d’un moment (ou bien cette nature était-elle présente dès le début sans que ce fût dit clairement ?). Toujours est-il que les vies parallèles du héros sont, nous dit-on, une malédiction infligée par la déesse de l’amour, qui le condamne à perdre son aimée successivement à travers toute l'histoire et jusqu’à la fin des temps (ceci pour lui apprendre ce qui arrive quand on tue les petits lapins).
Le plus long de ces récits hypnotiques a pour cadre un univers de science-fiction où la classe dominante est constituée par des hommes artificiels qui se clonent comme en se jouant, moyennant une sorte de cuisson de l’homme à petit feu, chère à Tezuka (on met un bout de doigt dans une soupe bouillonnante et au bout de quelques jours, on retrouve la personne entière). Et comme, par conséquent, un tel monde est fondé sur la prolifération, la thématique obligatoire de la perte de la femme aimée sombre par moments dans le burlesque, la princesse tragique étant reproduite à des milliers d’exemplaires. En sens inverse la princesse androïde, qui nous fait un classique complexe de la petite sirène, découvre l’amour sexué et se fait même greffer les organes de la génération.

Tout cela s’achèvera sur une révélation quasi- mystique : l’amour est une nécessité dans « le drame infini de la vie ». La force de la conclusion du Chant d’Apollon est qu’elle s'extirpe pour ainsi dire du chaos de la fiction.

On le voit, Tezuka investit les âpres bandes dessinées du début des années 1970 pour se retrouver lui-même. On repère beaucoup de ses idées fétiches (la centralité du rapport à la mère dans la construction de la personnalité), de ses personnages (la belle princesse), de ses topoi (l’hôpital, la cité du futur), ou de ses thématiques, par exemple l’utopie d’un monde réconcilié avec lui-même, qui est ici une île où un directeur de zoo a créé une société dans laquelle les différentes races animales vivent en bonne entente, ce qui évoque irrésistiblement Jungle Taitei (Le Roi Léo), mais aussi Isaïe ch. 11 « Le loup habitera avec l'agneau, et la panthère se couchera avec le chevreau (...) le lion, comme le boeuf, mangera de la paille ».
On retrouve aussi, dans l'un des récits hypnotiques, la seconde guerre mondiale. À la page 48, un gros soldat allemand, qui à première vue est plutôt un brave type, déclare soudain que « les juifs c’est tous des cochons ». Et à partir de là, il est représenté lui-même — en une parfaite métaphore visuelle — comme un cochon.
Mais au-delà des intrigues juxtaposées, c’est la résurgence des motifs imagiers qui fait la cohérence de cette fiction dépeignée : la fabrication de l’homme par mitonnage, comme concurrente à la génération sexuée, la prolifération, conséquence de la génération (annoncée dès le prologue par une vision de clones déferlants qui sont les spermatozoïdes). Même les défauts de Tezuka, par exemple sa difficulté à dessiner le corps féminin nu, servent ici son propos, qui porte après tout sur les substituts à la reproduction sexuée. Et le récit entier est porté par l’emphase, le pathétique et le Sturm und Drang. —
Manuel Hirtz

BANDES DESSINÉES LUES
PREMIÈRES CHALEURS
JEAN-PHILIPPE PEYRAUD
CASTERMAN, 2012

[REPRENANT CINQ ALBUMS PARUS DE 2001 À 2005]

Les êtres larvaires de Peyraud, vieux vingtenaires et jeunes trentenaires vivant à la fin des années 1990, se caractérisent graphiquement par leur échine molle. On peut les opposer aux personnages articulés à partir des épaules des vieux strips des années 1910 et 1920 de Herriman et de ses consorts, dont les coudes perpétuellement pointés sont comme l’indices de leur caractère entreprenant et de leur naturel teigneux. C’est, si l’on veut, l’école de la cyphose (début du XXIe siècle) contre l’école de la sciatique (début du XXe siècle).

Dotés de parents encore plus larvaires qu’eux — ex-soixante-huitards prodigues de leçons ou petits-bourgeois aux hobbies idiots (« Ma mère part à un stage de trapèze aux îles Maldives ») —, les adulescents de Peyraud se distinguent de leurs géniteurs par un conformisme d’autant plus atterrant qu’ils sont en théorie des créatifs (ceux qui ne sont pas artistes comme Maxime et Marco travaillent dans « l’audio-visuel »). Ils sont du reste totalement dépolitisés (exception : Globule, l’écolo), ce qui leur tient lieu d’idéologie étant une foi naïve dans un tiers-monde fantasmé — c’est un comble — comme encore plus permissif que leur société à eux. Ces pâteuses individualité n’ont que la consommation comme repère, et le festif comme raison de vivre, puisque toutes les soirées se passent en beuveries. Cependant ces parangons de la société marchande prétendent garder leur quant-à-soi, et affectent de considérer que le consumérisme est un mauvais coup qu’on leur fait, une sorte de complot. Gaby, en état de sidération devant l’assortiment des papier toilette au « Moloprix », fait un laïus contre une société qui s’occupe plus de papier qui ne gratte pas le cul que de la qualité des aliments. De même, les personnages se reprochent véhémentement les uns les autres le fait qu’ils achètent des téléphones portables, et succombent par conséquent à la plus récente sollicitation du marketing.
De fait, le téléphone (fixe et mobile) est l’accessoire principal d’êtres dont l'unique activité est de s’appeler puis de se chercher à travers Paris, et qui démontrent, ici encore, qu’ils se conforment aux prescriptions du marketing (« être soi-même » et « bien communiquer »).
Quant à la sexualité de ces sympathiques spongiaires, qui fait le fond du récit, elle présente elle aussi un paradoxe, car elle est donnée ostensiblement comme très libre, pour ne pas dire promiscuous (au début du tome deux, Abie confie avec embarras qu’elle voit un garçon depuis quinze jours, mais qu’ils n’ont toujours pas consommé la chose, et elle parle avec ce qui ressemble beaucoup à du remords des « prétextes foireux » qu'elle lui oppose). — Or libérée, c'est ce qu’à l’évidence la conduite amoureuse de nos vieux adolescents n’est pas, puisque leurs problèmes de cœur, leurs petites jalousies, leurs petites ruptures, sont leur préoccupation principale. En même temps, tous ont une véritable phobie de ce qu’ils appellent un « statut petit-bourgeois », c’est-à-dire de la conjugalité (« faudrait pas qu’on commence à avoir de mauvaises habitudes de couples »), dont ils se croient naïvement libérés, comme ils se croient libérés de l’ordre marchand et communicant dont ils sont au contraire les plus navrants représentants.
Tout cela ramène donc inévitablement le récit — encore que l’auteur affecte une complète neutralité éthique quant aux conduites de ses personnages — vers ce qui fait l’essence de la comédie petite-bourgeoise, à savoir les histoires de cocuage. Et de fait, tout le monde trompe tout le monde d'un bout à l'autre. Au début du premier volume, c’est Marco qui a « remplacé » Charlotte, mais qui n’a pas encore trouvé l’occasion de lui dire ; à la fin du cinquième tome, c’est Abie qui couche coup sur coup avec ses deux ex (qui sont tous deux en couple). Si on n’est pas tout à fait dans le théâtre de boulevard, c’est précisément parce que la conjugalité est trop précaire (personne ne rompt les liens du mariage puisque de mariage il n’y a mie), parce que les flux sont trop complexes (on s’aime, on se quitte, on reprend, pour de bon ou en passant, en un continuel brassage), et aussi, tout simplement, parce que les personnages sont trop piètres pour que ce qu’ils font porte à conséquence.
Au fond, ces êtres flasques et inconsistants sont ce qu’en des temps plus sexistes il était convenu d’appeler des « pauvres filles ». Les garçons sont des filles aussi, bien entendu, et ils ne sont pas les moins coquets, ni les moins niais (« Je fais du taï-chi tous les matins, ça me fait un bien fou, tu ne peux pas savoir »).

LIVRES REÇUS
LA BANDE DESSINÉE : UNE MÉDIACULTURE
Sous la direction d’Éric Maigret et Matteo Stefanelli
Armand Colin/Ina édition, février 2012

Un recueil d’articles riche et stimulant. En voici le menu.
Introduction par Éric Maigret, sociologue.
Matteo Stefanelli livre une synthèse du discours sur la bande dessinée des origines aux années 2000 où les adversaires américains des comics, Wertham et Legman, sont décrits comme « ayant des faiblesses théoriques et méthodologiques » et où Bande dessinée et culture d’Evelyne Sullerot est curieusement qualifié de pamphlet. L’auteur tente ensuite une cartographie des recherches sur la bande dessinée, axée essentiellement sur les auteurs universitaires qu’en bon camarade il semble tous trouver pleins de promesses.
Éric Maigret réexamine les analyse sur la légitimation de la bande dessinée de Boltanski et de Groensteen. L’auteur postule que nous serions dans un régime culturel post-légitime, et il fait l’hypothèse que la bande dessinée serait le colonisé de la culture, dans une époque qui — c’est le paradoxe — est post-coloniale. Il file alors cette métaphore des post-colonial studies, avant de conclure dans une envolée socialisante et lyrique. On comprend dès lors pourquoi il s’en prend avec virulence à la sémiologie de la bande dessinée, considérée comme « essentialisante » et par conséquent, dans un référentiel multiculturaliste, comme désespérante.
Thierry Smolderen explicite la méthodologie empirique qui a abouti à son remarque Naissances de la bande dessinée et revient sur l’ambiguïté du cas Töpffer.
Xavier Guilbert fait le point sur le marché de la bande dessinée en France, au Japon et aux États-Unis dans un texte clair et mesuré.
Gilles Ciment fait un tableau sans fard de la bande dessinée comme pratique culturelle aujourd’hui.
Olivier Vanhée fait un bon article sociologique sur la réception du manga en France, enquête à l’appui.
Philippe Marion tente une définition de la poétique en bande dessinée avant de revenir à la problématique de la graphiation à propos du Photographe de Guibert et de Tintin au cinéma, version Spielberg.
Jan Baetens propose un très bon article sur les graphic novels.
Matteo Stefanelli se propose finalement de reposer les rapports entre cinéma et bande dessinée. Il admet que d’un point de vue théorique c’est sans espoir puis part dans des réflexions qui mériteraient d’être développées.
Ian Gordon fait le point sur les adaptations de bandes dessinées au cinéma.
Conclusion de Matteo Stefanelli où l’auteur fait feu de tout bois en proposant des pistes de recherches et des hypothèses, parfois extrêmement intéressantes, parfois très aventurées. — 
Manuel Hirtz

LIVRES REÇUS
ENTRE LA PLÈBE ET L'ÉLITE
Jean-Noël Lafargue
Les Ateliers Perrousseaux, 2012

L’auteur nous propose, en ouverture d'un ouvrage qu’il qualifie lui-même de « modeste », une histoire de la bande dessinée mondiale en cinquante pages, ce qui est bien sûr un exercice impossible. Notre homme a le mérite pour la bande dessinée du platinum age de prendre en compte les travaux récents des meilleurs chercheurs. Pour le XXe siècle, il place le newspaper strip américain au centre de son analyse, sans véritablement le justifier, mais on peut supposer que c'est parce que, stylistiquement et thématiquement, le newspaper strip a fécondé la bande dessinée européenne.
On peut regretter quelques noms écorchés (Frank Belley au lieu de Bellew, Paul Winckler au lieu de Winkler) et quelques inexactitudes (Lee Falk ne dessine pas The Phantom, il en est le scénariste, Andy Capp est un strip anglais et non américain). Plus gênante est l’ignorance des domaines connexes. Hetzel (et non Hertzel) n’a jamais publié Paul d’Ivoi, qui paraît dans Le Journal des voyages et, en cartonnages, chez Boivin. Buck Rogers n’est pas un feuilleton du pulp de science-fiction Amazing Stories, mais consiste en tout et pour tout en deux longues nouvelles, parues à sept mois d'intervalle. Écrire que le Futuropolis de Pellos est « inspiré de Wells » est un truisme (toute la science-fiction du temps découlant en quelque sorte par définition de Wells), mais fait l’impasse sur l’intérêt du récit qui est précisément de faire la synthèse de tout le roman populaire d’anticipation de l'aire francophone.
En deuxième partie, M. Lafargue donne une histoire du rejet de la bande dessinée, courte, bien informée et qui ne cède jamais aux euphémismes.
En troisième partie, on trouve une histoire du processus de légitimation de la bande dessinée, bien documentée, même si l’auteur prend parfois au pied de la lettre certaines assertions auto-louangeuses des exégètes du domaine (Claude Moliterni n’a jamais fait l’école des Chartes).
En « bonus », Jean-Noël Lafargue propose une petite ballade dans les films et les romans qui mettent en scène des auteurs de bandes dessinées, puis il met en parallèle la bande dessinée avec d’autres domaines culturels, le théâtre et la danse, la littérature populaire, la littérature pour enfants, la presse grivoise, etc. Il n’a pas de mal à montrer que la bande dessinée a beaucoup reçu et beaucoup donné. — 
Manuel Hirtz

RÉFLEXIONS NARRATOLOGIQUES
LA SEPTIÈME VICTIME DANS LA HUITIÈME GRAVURE
BEDLAM (RKO, 1946)
PRODUIT PAR VAL LEWTON
RÉALISÉ PAR MARK ROBSON

Bedlam (RKO, 1946), produit par Val Lewton et réalisé par Mark Robson, pose un intéressant problème d’ordre narratologique. Le film est en effet inspiré (« suggéré par » dit le générique) non d’un cycle de gravures de William Hogarth, mais d’une unique gravure, la huitième et dernière du Progrès du débauché (The Rake’s Progress, 1735), celle où Tom Rakewell, la cervelle définitivement cuite par l’alcool et la débauche, finit à Saint Mary Bethlehem (plus connu comme l’asile de Bedlam).

Lewton et Robson ont donc construit le film autour de la gravure, la scène clé du film étant la visite de la salle commune de Bedlam, visite guidée par l’apothicaire général, George Sims (Boris Karloff). Comme dans la gravure de Hogarth — où l’on voit deux élégantes venues visiter les fous comme on visite la maison des singes dans un zoo — Sims fait payer deux pence pour visiter ses fous, que par ailleurs il affame, torture et fait vivre dans des conditions misérables. Or lorsque la jeune Nell Bowen (Anna Lee) visite cette salle, la vision des fous maltraités déclenche chez elle, bien qu’elle s’en cache, une réaction d’indignation qui prélude à une réforme morale.
L’intrigue de Lewton et Robson oppose donc ces deux personnages, celui de Sims, absent de la gravure de Hogarth, et celui de Nell, présent dans la gravure mais complètement réinterprété. Il faut imaginer que l’une des deux élégantes de la gravure réagirait à la visite non par la jubilation voyeuriste mais par l’indignation. C’est précisément ce que montre la scène du film qui reconstitue la gravure de Hogarth en tableau vivant, scène dans laquelle Nell tient le rôle des deux visiteuses.
Mais au-delà de la huitième gravure de La Carrière du débauché (qui correspond au topos de la deuxième partie du film, celle où Nell est enfermée dans Bedlam), les auteurs ont imaginé un monde fictionnel qui sortirait entièrement des gravures de Hogarth, un exploit moins difficile qu’il n’y paraît, car pour un anglophone, le XVIIIe siècle anglais est précisément The Age of Hogarth. Cela nous est rappelé très subtilement par un carton au début du film, qui précise — ironiquement, au début d’un film consacré à un asile de fous — que les gens du XVIIIe siècle appelaient leur période The Age of Reason (l’âge des Lumières) ; mais la suscription « Londres, 1761 », associée aux gravures amène inévitablement chez le spectateur l’association avec l’expression « l’âge de Hogarth ». Et dès lors la visée satirique du film devient évidente.
Comme les auteurs ont eu la bonne idée de décorer les cartons du générique de zooms sur dix gravures de Hogarth, on peut même reconstituer leur cheminement mental dans la construction du film à partir du corpus hogarthien. Que montrent ces dix gravures du générique ?

1. The Company of Undertakers, une physiognomie hogarthienne satirisant les médecins qui tuent leurs malades. Dans le film, ces médecins décrits comme des croque-morts inspirent directement la caricature emperruquée du médecin-chef de la commission médicale qui enferme les gens à Bedlam (ces médecins corrompus ne tuent pas leurs malades, mais plutôt les enterrent vivants).

2. Planche XII de Industry and Idleness, The Industrious 'Prentice Lord-Mayor of London. Cette planche et les suivantes qui montrent l’artisan industrieux inspirent, dans le film, le personnage de William Hannay (Richard Fraser), maçon de son état, et quaker.

3. Planche IV de A Harlot’s Progress, montrant la prostituée dans la prison de Bridewell. On trouve donc ici le motif de l’incarcération d’un personnage féminin, mais aussi une réflexion générale sur les mœurs des dames du temps, qui n’hésitent pas à vendre leurs charmes, soit pour se faire entretenir, soit comme de vulgaires prostituées.

4. Strolling Actresses Dressing in a Barn. C’est l’origine du personnage de Nell Bowen, dans le film, actrice itinérante, ayant fait sa fortune en devenant la favorite de Lord Mortimer, le président du conseil d’administration de Bedlam.

5. Industry and Idleness, planche IV. The Industrious 'Prentice a Favourite, and entrusted by his Master. Le bon apprenti, Goodchild, tient le livre de comptes, les clés et la bourse de son maître. Ce travailleur modèle est toujours la source dans le film de William Hannay.

6. Planche VIII et dernière de La Carrière du débauché. C’est, on l’a dit, l’inspiration principale du film. La scène où Sims fait visiter la salle commune à Nell nous montre clairement la partie droite de la gravure, le pape, le violoneux qui porte sa partition comme un chapeau, le mélancolique chauve (un autre plan révélera que l’inscription sur la cruelle femme qui lui a fait perdre la raison est charbonnée sur le mur).

Tom Rakewell, le débauché de la gravure de Hogarth, est lui-même un figurant dans le film. Cependant le marin fou, qui joue avec un mètre-ruban, est devenu dans le film (du moins dans la description qu'en fait Sims) un fou qui veut attraper des paons pour le dîner du roi.

7. Industry and Idleness, planche XI. The Idle 'Prentice betrayed (by his Whore), & taken in a Night-Cellar with his Accomplice. Tom Idle, le mauvais apprenti, est devenu un assassin, et il est arrêté au moment où il joue le butin aux cartes avec son compagnon. Dans le film, Sims est également un assassin et il dépouille ses victimes, les fous.

8. Beer Street, premier volet du dyptique Beer Street et Gin Lane. Beer Street décrit l’attitude bon enfant de la classe moyenne industrieuse, qui boit modérément selon les critères du temps. Gin Lane, à l'inverse, montre les classes populaires se saoulant et ravagées par toutes les misères sociales. Dans le film, Sims a l’idée de remplacer Nell Bowen, qui a rompu avec Mortimer, par sa prétendue « nièce », qui est alcoolique au gin. Les images 3 et 8 réfèrent donc à des comportements sociaux relatifs au commerce de ses charmes et à la consommation d’alcool, et sont donc à l’origine du personnage de la « nièce », dont ce sont les deux caractéristiques.

9. Industry and Idleness, planche II. The Industrious 'Prentice performing the Duty of a Christian. C’est cette planche qui définit William Hannay comme pieux. Et comme le film est aussi une fiction réformiste sur les asiles de fous, Hannay devient un quaker, les quakers, qui n’ont pas de religion organisée à proprement parler, incarnant pour les auteurs du film la conscience sociale « libérale », caractérisée par l’attention à ceux qu’on appellerait aujourd’hui les exclus, et par l’exigence de réformisme social.

10. Industry and Idleness, planche XI. The Idle 'Prentice Executed at Tyburn. Sims connaît lui aussi une fin tragique. Il est jugé par les fous de l’asile, tué par une folle, et son cadavre emmuré.
Le film déduit donc de l’iconographie hogarthienne, des données relatives aux rôles (le monstre Sims, l’actrice ambitieuse Nell, l’honnête homme pieux Hannay, la « nièce » courtisane), à l’action (l’ascension sociale, la séquestration, le meurtre, la rétribution du meutre), mais aussi à l'idéologie du film (la satire), voir à sa position éthique. Il règne dans Bedlam une ambiance générale de rouerie qui se pique d’élégance et d’esprit. Chez Lord Mortimer, les valets se penchent automatiquement pour écouter aux portes, c'est une chose qui va de soi, et ils se redressent tout aussi automatiquement quand la porte s’ouvre. Nell explique à Hannay qu’elle s’interdit tout sentiment de pitié vis-à-vis des fous parce qu’elle est soucieuse avant tout d’améliorer sa condition (« I didn’t always wear velvet ») et le quaker ne fait aucune objection mais relève seulement que les pauvres fous, eux, n’ont pas les instruments de l’esprit et de la ruse (« wit and cleverness ») pour sortir de leur condition.
Résumons l’action du film. Sims, qui est par ailleurs un homme de lettres, tue un rival en le faisant interner « par erreur » et en s’arrangeant pour qu’il s’évade par une fenêtre haute et qu’il en tombe (quand le film commence, un gardien lui écrase les doigts alors qu’il est accroché à une gouttière). Sims, qui, en théorie, va chez Lord Mortimer, le trustee de Bedlam, pour s'entendre reprocher la mort de son rival, y triomphe en réalité, puisqu’il obtient la commande d’un divertissement comique pour la fête de Lord Mortimer, que devait écrire le rival assassiné. Nell, une ancienne actrice itinérante, qui est devenue la maîtresse de Mortimer (quoique, dans le film, les personnages n’aient pas à proprement parler de sexualité), essaie de convaincre celui-ci de réformer Bedlam. Mais Sims la contrecarre en représentant au trustee que cela lui coûtera beaucoup d’argent. Nell rompt alors avec Mortimer. Sims la remplace auprès de Mortimer par une prétendue nièce à lui, grande amatrice de gin. Mortimer essaie de soudoyer Nell, qui gagne à présent sa vie en exhibant son perroquet, qui récite un distique injurieux pour Mortimer, mais la jeune femme fait mine de manger le banknote que lui donne Mortimer. Il la fait alors interner par Sims. Dans un plan particulièrement impressionnant, Sims glisse une pièce de deux pence dans la bouche de Nell, pétrifiée à l'idée de se trouver au milieu des fous, en lui disant, « on ne peut pas te nourrir de banknotes, essaie de manger ceci », ce qui est à la fois une allusion au comportement dissident qui a valu à Nell, devant la commission médicale corrompue, son diagnostic de folie, et au principe de la visite guidée qui fournit un surcroît de revenu à Sims.
Dans l’asile, Nell croit d’abord devenir folle. Puis elle se reprend, et s’occupe des fous (avec la permission de Sims, qui lui fournit matelas, eau et vivres). Finalement, les amis de Nell à l’extérieur, le quaker Hannay et le célèbre journaliste Whig John Wilkes (qui a été, lui aussi, le sujet d’une célèbre caricature de Hogarth, que l'on imprime sous nos yeux, dans le film), obtiennent une nouvelle séance de la commission médicale. Sims menace alors d’administrer à Nell son « remède » (qui la tuerait ou la rendrait réellement folle). Les fous prennent le parti de Nell, séquestrent Sims et le jugent en une folle parodie de procès. Mais contre toute attente, ils l’acquittent. En effet, pour justifier sa tyrannie et sa prévarication, Sims leur explique que dans un monde où les puissants écrasent les humbles, on est contraint de flatter servilement ses maîtres tout en défendant sa part de gâteau. Peut-être les fous trouvent-ils l’explication convaincante dans un univers fictionnel qui est entièrement régi par la satire hogarthienne. À moins que, sortant eux-mêmes de la dernière planche de La Carrière du débauché de Hogarth, ils ne soient sensibles au fait que le couple ambition-ruine est précisément ce qui structure ce roman en gravures !
Cependant une catatonique, Dorothea the Dove, tue Sims avec la truelle que Nell avait empruntée à Hannay pour se défendre des fous. Les fous emmurent alors Sims, comme dans Le Chat noir d’Edgar Poe. Avant que la dernière brique ne soit posée, Sims rouvre les yeux.
Si l’on revoit des gravures de Hogarth tout au long du film (par exemple Night, de The Four Times of the Day), l’iconographie « hogarthienne » du film (costumes, décors, véhicules) entre inévitablement en collision avec une imagerie toute autre, qui est celle, cinématographique, de la RKO. L’asile vu de loin est un matte painting. De près — briques, fenêtres gothiques et grillage pointu — il est fait avec des bouts du décor de l’école tenue par les bonnes sœurs dans le film de Bing Crosby et Ingrid Bergman, The Bells of St. Mary’s.
Mais les gravures ne représentent que la moitié de l’inspiration des auteurs de Bedlam. Le cinéma de Val Lewton est éminement textuel (Cat People s’achève et The Seventh Victim commence sur des citations des Sonnets sacrés de John Donne). Dans Bedlam, tout le monde est homme de lettres. Même Lord Mortimer, qui est un crétin et un « sissy » (il est décrit comme une sorte de gros poupon vêtu de soie), se montre étonnamment équanime dès qu'il est question de lettres, et trouve très drôle par exemple, au début du film, d’être insulté sous forme versifiée par le perroquet de sa favorite. Quant aux manières des fous, elles sortent non de Hogarth mais de Lewis Carroll, ce qui est évident dans deux scènes, celle où les fous jouent à paroli (Dan le Chien relance de cinq bassets et d’un lévrier), et naturellement dans la scène du jugement de Sims, qui sort du jugement d’Alice (au lieu de crier « qu’on lui coupe la tête », un fou répète « fendez-le en deux »).
Même dans l’affrontement entre Sims et Nell, on est davantage dans le dialogue philosophique que dans un film d’horreur. Sims fait remarquer à Nell qu’elle, championne des humbles, s’est associée spontanément avec le haut du panier de la salle commune de Bedlam (la communauté du pilier). Sims la met aussi au défi d’entrer dans la cage d’un fou violent, pour prouver sa foi dans la nature humaine, et naturellement Nell accepte et conquiert le fou par sa douceur.
La référence imagière entraîne de curieuses conséquences sur l'économie même du film. Dans la première moitié du film, toute la tension dramatique repose sur le fait que Nell sera enfermée à Bedlam, ce qu’on devine dès le début, sachant que Sims a l’habitude de séquestrer les gens dans son asile, et compte tenu de la réaction d’indignation de Nell devant le traitement fait aux fous (elle a donné un coup de cravache à Sims). Dans la seconde moitié du film, le suspense porte évidemment sur la séquestration de Nell et sur la possibilité de son élargissement. Or il se révèle simultanément, et de façon tout à fait paradoxale, qu’on entre et qu’on sort très facilement de Bedlam, qui est donc, en dépit de ce que le film soutient ostensiblement, non tant une prison que l’agora d’un univers parallèle, une sorte de fenêtre sur un monde à l’envers, exactement comme dans la gravure de Hogarth. Hannay le maçon, ayant trouvé porte close chez Sims, s'introduit au cœur de l’asile simplement en aidant des collègues à trimbaler un tas de briques. On entre d’ailleurs à Bedlam volontairement. L’un des fous qui passe sa journée à écrire (un graphomane, donc), n’est en réalité pas fou du tout, mais interné volontaire, car il est alcoolique, et qu’il n’a que ce moyen de ne pas boire, tout en faisant vivre sa famille de sa plume. Son éditeur vient d’ailleurs chercher ses feuillets, et l’engueule parce qu’il n’a pas fini son chapitre.
Du coup, dans ce qui se présente ostensiblement comme une fiction carcérale, Nell n’est jamais réellement enfermée. Dans une fin extrêmement bizarre, elle s’évade par la fameuse fenêtre haute qui avait été fatale au poète rival de Sims au début du film, et court rejoindre son ami quaker au temple, pour lui dire que les fous sont en train de juger Sims. Or Hannay ne manifeste aucune surprise en la voyant, et il lui déclare avec une parfaite indifférence que la commission médicale l’aurait élargie le lendemain. Cette abrupte dénonciation du contrat du film, si elle déroute le spectateur moyen, ne peut que renforcer la pertinence psychologique du récit (l'univers gothique de Bedlam est largement une construction de Nell, d’abord dans sa phobie, puis dans son élan humanitaire), tout en proposant une topologie particulière aux mondes des images, mondes apparemment autonomes et clôturés, mais entre lesquels la circulation est permise (par la vertu du dispositif dans les littératures dessinées, par le montage au cinéma).
Cette logique imagière correspond du reste parfaitement au type d’écriture filmique que pratique Lewton. Chez Lewton, dont les scripts sont secs comme des coups de trique (beaucoup plus encore que chez ce maître de la précision, Fritz Lang), les personnages ont des existences limitées, dans un monde fictionnel incomplet. Quand c’est Jacques Tourneur qui filme, cet effet est maintenu jusqu’au bout et les personnages n’existent pas en dehors de leur scène et de leur décor. Chez Mark Robson, l’effet est plutôt inversé, et les personnages aimeraient avoir une existence. Ainsi, dans The Seventh Victim, la proviseure-adjointe de Highcliff, Miss Gilchrist (Eve March) supplie Mary Gibson (Kim Hunter) de ne pas revenir à l’école, même si elle ne retrouve pas sa sœur à New York, parce qu’elle-même (Gilchrist) est restée à Highcliff à la mort de ses parents et qu’elle n’a jamais réellement vécu.
parents et qu’elle n’a jamais réellement vécu.
Mais quelle que soit la solution adoptée par le metteur en scène, dans les films de Val Lewton, c’est précisément quand les personnages se contentent de leurs rôles d’images, autrement dit de figurants, qu’ils sont filmiquement les plus frappants. Ainsi de Dorothea the Dove, la catatonique de Bedlam, qui passe ses journées devant son pilier, couverte d'un voile de madone, le regard perdu, cousine à la fois de la femme zombifiée de I Walked With a Zombie, et de la statue elle-même de Ti-Misery. Ainsi du graphomane, qui demeure mutique, répondant simplement d’un signe de tête, et qui semble quelque mystérieux pénitent.

RÉFLEXIONS NARRATOLOGIQUES
THÉÂTRE POPULAIRE ET IMAGERIE NAÏVE
LES INDES NOIRES, 1964, ORTF, LE THÉÂTRE DE LA JEUNESSE
réalisé par Marcel Bluwal, écrit par Marcel Moussy
LE SECRET DE WILHELM STORITZ, 1967, ORTF, LE THÉÂTRE DE LA JEUNESSE

réalisé par Éric Le Hung, écrit par Claude Santelli
MAÎTRE ZACHARIUS
, 1973, ORTF

dirigé et adapté par Pierre Bureau

La télévision française des années 1960 était, dans ses meilleurs moments, un médium à la fois littéraire et populaire. Si Le Théâtre de la jeunesse de L’ORTF s’adressait à la reifere Jugend, il visait aussi les grandes personnes, de toutes classes sociales et de toutes conditions. Claude Santelli optait pour une théâtralité assumée et pour un recours délibéré à l’imagerie naïve de type spinalienne.
Un tel projet était fait idéalement pour adapter les romans de Jules Verne qui, sur un plan dramatique, fonctionnent comme des scènes théâtrales (Verne vient en effet du vaudeville), et qui sont construits autour des gravures de Benett, Roux, etc. Dans la dramatique tirée des Indes noires on retrouve ainsi, d’après les gravures de Benett, l’image de Coal City au fond de la mine d’Aberfoyle, ou l’irruption du lac Katrine dans la mine, à grand renfort de maquettes, ou encore la figure de Silfax dans sa barque, sur le lac du monde souterrain. Dans Le Secret de Wilhelm Storitz, les auteurs reconstituent inévitablement la frappante gravure de Roux du duel au sabre avec l’homme invisible.

Les Indes noires est réalisé par un Marcel Bluwal que ses inclinations communistes poussent à rajouter un prologue, à la vérité parfaitement inutile, où l’on voit la fermeture de la mine d’Aberfoyle, accompagnée d’une musique dramatique (c’est le prolétariat qu’on affame !). Mais le reste du film ne trahit par l’esprit de Jules Verne. Nell, la jeune fille du monde souterrain qui voit le monde extérieur pour la première fois, est, comme chez Verne, décrite comme une aveugle qui recouvre la vue. Dans le film, ce motif est simplement déchristianisé (dans le roman, Nell est submergée par l’émotion religieuse et tombe à genoux en s’écriant : « Mon Dieu, que votre monde est beau ! ») et déromanticisé (chez Jules Verne, les chapitres des Indes noires qui relèvent du roman de voyage sont un hommage à Walter Scott, puisqu’on se promène dans le décor de ses romans).
Filmiquement, Les Indes noires ne prétend pas être autre chose que du théâtre filmé, même si Marcel Bluwal recopie un peu How Green Was My Valley de John Ford quand il montre ses mineurs troglodytes. La modestie des moyens, et le recours aux maquettes pour montrer ce que le roman contient de proprement fantastique, à savoir un lac et une ville au fond d’une mine, viennent plutôt au secours de la fiction, car elles nous rappellent que celle-ci n’a d’autre ambition que d’être une évocation dramatique du roman.

Le Secret de Wilhelm Storitz est plus infidèle à Jules Verne, mais pour une excellente raison. Les événements chez Jules Verne sont peu de chose, et leur ressassement fait partie du plaisir du lecteur. Dans la dramatique, Santelli a donc poussé au maximum les scènes à effet. Au lieu d’une simple voix qui dit à l’oreille du narrateur, à propos de son frère et de la fiancée de celui-ci, « il ne l’épousera pas », on assiste au meurtre d’un musicien tzigane qui chantait en l’honneur du couple des fiancés. Au lieu du simple vol de la couronne nuptiale, pendant la fête des fiançailles (couronne qu’on retrouvera chez Wilhelm Storitz), l’homme invisible brise les violons et les jette par fenêtre. Au lieu du simple vol des alliances, jetées dans l’église (ce qui, dans le roman, suffit à rendre Myra folle), l’homme invisible poignarde carrément l’évêque pour empêcher le mariage. Mais il faut se souvenir que la dramatique est l’adaptation d’une adaptation. C’est en effet la version du roman tripatouillée par Michel Verne qu’on lisait dans les années 1960 (et qu’on lira jusqu’aux années 1990). Dans la version originale de Jules Verne, ce ne sont pas les alliances qui volent à travers la nef, mais l’hostie brisée, de sorte que la cathédrale est fermée dans la suite du roman jusqu’à la cérémonie de réparation.
Si la dramatique ajoute au roman, c’est en faisant de Wilhelm Storitz un personnage romantique d’amoureux monomaniaque, joué par Jean-Claude Drouot, qui, dirigé par le même Éric Le Hung, vient d’interpréter Thierry La Fronde de 1963 à 1966. Du coup, on voit beaucoup Wilhelm Storitz, qu’on ne voit jamais chez Jules Verne, puisqu’il est invisible.
Autre intervention, plus discutable, sans doute pour ne pas décevoir les spectateurs pour qui Jules Verne est synonyme d’inventions extrapolées, les auteurs ont versé un peu du Château des Carpathes dans Wilhelm Storitz et font de Storitz l’inventeur d’une sorte de télévision passant par les miroirs, sans doute selon la théorie qu’une dramatique télévisée inspirée de Jules Verne doit montrer l’invention de la télé.
Le Secret de Wilhelm Storitz est fort habilement filmé, Éric Le Hung tirant tout le parti qu’il faut des zooms sur des miroirs, et des travellings sur des portraits, et n’hésitant pas à voler intelligemment dans The Invisible Man de James Whale. Il est curieux que les auteurs de la dramatique n’aient pas pensé à garder l’opposition des deux portraits, si éminents dans les gravures du roman, celui de l’alchimiste maléfique Otto Storitz, père de Wilhelm, et celui de Myra, la beauté virginale.
Myra, au fait, ou plutôt Martha, dans la dramatique, est assez pimbêche et nettement proto-féministe, et elle accuse son mari de préférer le portrait qu’il a peint d’elle à l’original (le portrait, lui, ne bouge pas, ne répond pas, se laisse aimer, etc.). De ce fait, le personnage est très typique des années 1960, mais il est aux antipodes de la Myra de Verne, véritable modèle d'abnégation, qui vit avec courage son invisibilité et devient le génie invisible du foyer, comme Nell est le génie invisible de la mine, comme Nemo est le bon génie invisible de l’Île mystérieuse.
Chez Verne, la fin du roman était ouverte, on laissait simplement espérer que Myra redevînt visible un jour. Michel Verne avait dramatisé cela, et la faisait redevenir visible quand elle accouchait. Cet effet a été gardé par Claude Santelli et la scène est des plus réussies.
Maître Zacharius, 1973, dirigé et adapté par Pierre Bureau, est un interminable pensum et une trahison de la belle nouvelle fantastique à la Hoffmann où le jeune Verne disait des choses intéressantes sur les pères qui n’acceptent ni leur mortalité ni les amours des jeunes gens (maître Zacharius veut marier sa fille, promise à son ouvrier, au Temps lui-même en échange de l’immortalité). Au lieu de cela, un personnage rajouté de Méphisto (Jean-Pierre Sentier) fait des concours de cabotinage avec Maître Zacharius (Pierre Vial). On finit par inventer un robot, à l’image du Méphisto, robot qui désobéit comme le font les robots de télévision (il casse les portes, comme les cybernautes dans la série britannique The Avengers). Des extérieurs tournés à Riquewihr font collision avec des scènes intérieures dans un décor « abstrait ». Tout cela ne raconte rien à proprement parler, l’adaptateur ayant simplement brodé sur ce que lui « inspirait » le conte (d’où un pacte faustien, d’où un robot, qui doit rappeler, dans l’esprit de M. Bureau, le robot de Métropolis).