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RÉFLEXIONS NARRATOLOGIQUES
LA SEPTIÈME VICTIME DANS LA HUITIÈME GRAVURE
BEDLAM (RKO, 1946)
PRODUIT PAR VAL LEWTON
RÉALISÉ PAR MARK ROBSON
Bedlam (RKO, 1946), produit par Val Lewton et réalisé par Mark Robson, pose un intéressant problème d’ordre narratologique. Le film est en effet inspiré (« suggéré par » dit le générique) non d’un cycle de gravures de William Hogarth, mais d’une unique gravure, la huitième et dernière du Progrès du débauché (The Rake’s Progress, 1735), celle où Tom Rakewell, la cervelle définitivement cuite par l’alcool et la débauche, finit à Saint Mary Bethlehem (plus connu comme l’asile de Bedlam).
Lewton et Robson ont donc construit le film autour de la gravure, la scène clé du film étant la visite de la salle commune de Bedlam, visite guidée par l’apothicaire général, George Sims (Boris Karloff). Comme dans la gravure de Hogarth — où l’on voit deux élégantes venues visiter les fous comme on visite la maison des singes dans un zoo — Sims fait payer deux pence pour visiter ses fous, que par ailleurs il affame, torture et fait vivre dans des conditions misérables. Or lorsque la jeune Nell Bowen (Anna Lee) visite cette salle, la vision des fous maltraités déclenche chez elle, bien qu’elle s’en cache, une réaction d’indignation qui prélude à une réforme morale.
L’intrigue de Lewton et Robson oppose donc ces deux personnages, celui de Sims, absent de la gravure de Hogarth, et celui de Nell, présent dans la gravure mais complètement réinterprété. Il faut imaginer que l’une des deux élégantes de la gravure réagirait à la visite non par la jubilation voyeuriste mais par l’indignation. C’est précisément ce que montre la scène du film qui reconstitue la gravure de Hogarth en tableau vivant, scène dans laquelle Nell tient le rôle des deux visiteuses.
Mais au-delà de la huitième gravure de La Carrière du débauché (qui correspond au topos de la deuxième partie du film, celle où Nell est enfermée dans Bedlam), les auteurs ont imaginé un monde fictionnel qui sortirait entièrement des gravures de Hogarth, un exploit moins difficile qu’il n’y paraît, car pour un anglophone, le XVIIIe siècle anglais est précisément The Age of Hogarth. Cela nous est rappelé très subtilement par un carton au début du film, qui précise — ironiquement, au début d’un film consacré à un asile de fous — que les gens du XVIIIe siècle appelaient leur période The Age of Reason (l’âge des Lumières) ; mais la suscription « Londres, 1761 », associée aux gravures amène inévitablement chez le spectateur l’association avec l’expression « l’âge de Hogarth ». Et dès lors la visée satirique du film devient évidente.
Comme les auteurs ont eu la bonne idée de décorer les cartons du générique de zooms sur dix gravures de Hogarth, on peut même reconstituer leur cheminement mental dans la construction du film à partir du corpus hogarthien. Que montrent ces dix gravures du générique ?
1. The Company of Undertakers, une physiognomie hogarthienne satirisant les médecins qui tuent leurs malades. Dans le film, ces médecins décrits comme des croque-morts inspirent directement la caricature emperruquée du médecin-chef de la commission médicale qui enferme les gens à Bedlam (ces médecins corrompus ne tuent pas leurs malades, mais plutôt les enterrent vivants).
2. Planche XII de Industry and Idleness, The Industrious 'Prentice Lord-Mayor of London. Cette planche et les suivantes qui montrent l’artisan industrieux inspirent, dans le film, le personnage de William Hannay (Richard Fraser), maçon de son état, et quaker.
3. Planche IV de A Harlot’s Progress, montrant la prostituée dans la prison de Bridewell. On trouve donc ici le motif de l’incarcération d’un personnage féminin, mais aussi une réflexion générale sur les mœurs des dames du temps, qui n’hésitent pas à vendre leurs charmes, soit pour se faire entretenir, soit comme de vulgaires prostituées.
4. Strolling Actresses Dressing in a Barn. C’est l’origine du personnage de Nell Bowen, dans le film, actrice itinérante, ayant fait sa fortune en devenant la favorite de Lord Mortimer, le président du conseil d’administration de Bedlam.
5. Industry and Idleness, planche IV. The Industrious 'Prentice a Favourite, and entrusted by his Master. Le bon apprenti, Goodchild, tient le livre de comptes, les clés et la bourse de son maître. Ce travailleur modèle est toujours la source dans le film de William Hannay.
6. Planche VIII et dernière de La Carrière du débauché. C’est, on l’a dit, l’inspiration principale du film. La scène où Sims fait visiter la salle commune à Nell nous montre clairement la partie droite de la gravure, le pape, le violoneux qui porte sa partition comme un chapeau, le mélancolique chauve (un autre plan révélera que l’inscription sur la cruelle femme qui lui a fait perdre la raison est charbonnée sur le mur).
Tom Rakewell, le débauché de la gravure de Hogarth, est lui-même un figurant dans le film. Cependant le marin fou, qui joue avec un mètre-ruban, est devenu dans le film (du moins dans la description qu'en fait Sims) un fou qui veut attraper des paons pour le dîner du roi.
7. Industry and Idleness, planche XI. The Idle 'Prentice betrayed (by his Whore), & taken in a Night-Cellar with his Accomplice. Tom Idle, le mauvais apprenti, est devenu un assassin, et il est arrêté au moment où il joue le butin aux cartes avec son compagnon. Dans le film, Sims est également un assassin et il dépouille ses victimes, les fous.
8. Beer Street, premier volet du dyptique Beer Street et Gin Lane. Beer Street décrit l’attitude bon enfant de la classe moyenne industrieuse, qui boit modérément selon les critères du temps. Gin Lane, à l'inverse, montre les classes populaires se saoulant et ravagées par toutes les misères sociales. Dans le film, Sims a l’idée de remplacer Nell Bowen, qui a rompu avec Mortimer, par sa prétendue « nièce », qui est alcoolique au gin. Les images 3 et 8 réfèrent donc à des comportements sociaux relatifs au commerce de ses charmes et à la consommation d’alcool, et sont donc à l’origine du personnage de la « nièce », dont ce sont les deux caractéristiques.
9. Industry and Idleness, planche II. The Industrious 'Prentice performing the Duty of a Christian. C’est cette planche qui définit William Hannay comme pieux. Et comme le film est aussi une fiction réformiste sur les asiles de fous, Hannay devient un quaker, les quakers, qui n’ont pas de religion organisée à proprement parler, incarnant pour les auteurs du film la conscience sociale « libérale », caractérisée par l’attention à ceux qu’on appellerait aujourd’hui les exclus, et par l’exigence de réformisme social.
10. Industry and Idleness, planche XI. The Idle 'Prentice Executed at Tyburn. Sims connaît lui aussi une fin tragique. Il est jugé par les fous de l’asile, tué par une folle, et son cadavre emmuré.
Le film déduit donc de l’iconographie hogarthienne, des données relatives aux rôles (le monstre Sims, l’actrice ambitieuse Nell, l’honnête homme pieux Hannay, la « nièce » courtisane), à l’action (l’ascension sociale, la séquestration, le meurtre, la rétribution du meutre), mais aussi à l'idéologie du film (la satire), voir à sa position éthique. Il règne dans Bedlam une ambiance générale de rouerie qui se pique d’élégance et d’esprit. Chez Lord Mortimer, les valets se penchent automatiquement pour écouter aux portes, c'est une chose qui va de soi, et ils se redressent tout aussi automatiquement quand la porte s’ouvre. Nell explique à Hannay qu’elle s’interdit tout sentiment de pitié vis-à-vis des fous parce qu’elle est soucieuse avant tout d’améliorer sa condition (« I didn’t always wear velvet ») et le quaker ne fait aucune objection mais relève seulement que les pauvres fous, eux, n’ont pas les instruments de l’esprit et de la ruse (« wit and cleverness ») pour sortir de leur condition.
Résumons l’action du film. Sims, qui est par ailleurs un homme de lettres, tue un rival en le faisant interner « par erreur » et en s’arrangeant pour qu’il s’évade par une fenêtre haute et qu’il en tombe (quand le film commence, un gardien lui écrase les doigts alors qu’il est accroché à une gouttière). Sims, qui, en théorie, va chez Lord Mortimer, le trustee de Bedlam, pour s'entendre reprocher la mort de son rival, y triomphe en réalité, puisqu’il obtient la commande d’un divertissement comique pour la fête de Lord Mortimer, que devait écrire le rival assassiné. Nell, une ancienne actrice itinérante, qui est devenue la maîtresse de Mortimer (quoique, dans le film, les personnages n’aient pas à proprement parler de sexualité), essaie de convaincre celui-ci de réformer Bedlam. Mais Sims la contrecarre en représentant au trustee que cela lui coûtera beaucoup d’argent. Nell rompt alors avec Mortimer. Sims la remplace auprès de Mortimer par une prétendue nièce à lui, grande amatrice de gin. Mortimer essaie de soudoyer Nell, qui gagne à présent sa vie en exhibant son perroquet, qui récite un distique injurieux pour Mortimer, mais la jeune femme fait mine de manger le banknote que lui donne Mortimer. Il la fait alors interner par Sims. Dans un plan particulièrement impressionnant, Sims glisse une pièce de deux pence dans la bouche de Nell, pétrifiée à l'idée de se trouver au milieu des fous, en lui disant, « on ne peut pas te nourrir de banknotes, essaie de manger ceci », ce qui est à la fois une allusion au comportement dissident qui a valu à Nell, devant la commission médicale corrompue, son diagnostic de folie, et au principe de la visite guidée qui fournit un surcroît de revenu à Sims.
Dans l’asile, Nell croit d’abord devenir folle. Puis elle se reprend, et s’occupe des fous (avec la permission de Sims, qui lui fournit matelas, eau et vivres). Finalement, les amis de Nell à l’extérieur, le quaker Hannay et le célèbre journaliste Whig John Wilkes (qui a été, lui aussi, le sujet d’une célèbre caricature de Hogarth, que l'on imprime sous nos yeux, dans le film), obtiennent une nouvelle séance de la commission médicale. Sims menace alors d’administrer à Nell son « remède » (qui la tuerait ou la rendrait réellement folle). Les fous prennent le parti de Nell, séquestrent Sims et le jugent en une folle parodie de procès. Mais contre toute attente, ils l’acquittent. En effet, pour justifier sa tyrannie et sa prévarication, Sims leur explique que dans un monde où les puissants écrasent les humbles, on est contraint de flatter servilement ses maîtres tout en défendant sa part de gâteau. Peut-être les fous trouvent-ils l’explication convaincante dans un univers fictionnel qui est entièrement régi par la satire hogarthienne. À moins que, sortant eux-mêmes de la dernière planche de La Carrière du débauché de Hogarth, ils ne soient sensibles au fait que le couple ambition-ruine est précisément ce qui structure ce roman en gravures !
Cependant une catatonique, Dorothea the Dove, tue Sims avec la truelle que Nell avait empruntée à Hannay pour se défendre des fous. Les fous emmurent alors Sims, comme dans Le Chat noir d’Edgar Poe. Avant que la dernière brique ne soit posée, Sims rouvre les yeux.
Si l’on revoit des gravures de Hogarth tout au long du film (par exemple Night, de The Four Times of the Day), l’iconographie « hogarthienne » du film (costumes, décors, véhicules) entre inévitablement en collision avec une imagerie toute autre, qui est celle, cinématographique, de la RKO. L’asile vu de loin est un matte painting. De près — briques, fenêtres gothiques et grillage pointu — il est fait avec des bouts du décor de l’école tenue par les bonnes sœurs dans le film de Bing Crosby et Ingrid Bergman, The Bells of St. Mary’s.
Mais les gravures ne représentent que la moitié de l’inspiration des auteurs de Bedlam. Le cinéma de Val Lewton est éminement textuel (Cat People s’achève et The Seventh Victim commence sur des citations des Sonnets sacrés de John Donne). Dans Bedlam, tout le monde est homme de lettres. Même Lord Mortimer, qui est un crétin et un « sissy » (il est décrit comme une sorte de gros poupon vêtu de soie), se montre étonnamment équanime dès qu'il est question de lettres, et trouve très drôle par exemple, au début du film, d’être insulté sous forme versifiée par le perroquet de sa favorite. Quant aux manières des fous, elles sortent non de Hogarth mais de Lewis Carroll, ce qui est évident dans deux scènes, celle où les fous jouent à paroli (Dan le Chien relance de cinq bassets et d’un lévrier), et naturellement dans la scène du jugement de Sims, qui sort du jugement d’Alice (au lieu de crier « qu’on lui coupe la tête », un fou répète « fendez-le en deux »).
Même dans l’affrontement entre Sims et Nell, on est davantage dans le dialogue philosophique que dans un film d’horreur. Sims fait remarquer à Nell qu’elle, championne des humbles, s’est associée spontanément avec le haut du panier de la salle commune de Bedlam (la communauté du pilier). Sims la met aussi au défi d’entrer dans la cage d’un fou violent, pour prouver sa foi dans la nature humaine, et naturellement Nell accepte et conquiert le fou par sa douceur.
La référence imagière entraîne de curieuses conséquences sur l'économie même du film. Dans la première moitié du film, toute la tension dramatique repose sur le fait que Nell sera enfermée à Bedlam, ce qu’on devine dès le début, sachant que Sims a l’habitude de séquestrer les gens dans son asile, et compte tenu de la réaction d’indignation de Nell devant le traitement fait aux fous (elle a donné un coup de cravache à Sims). Dans la seconde moitié du film, le suspense porte évidemment sur la séquestration de Nell et sur la possibilité de son élargissement. Or il se révèle simultanément, et de façon tout à fait paradoxale, qu’on entre et qu’on sort très facilement de Bedlam, qui est donc, en dépit de ce que le film soutient ostensiblement, non tant une prison que l’agora d’un univers parallèle, une sorte de fenêtre sur un monde à l’envers, exactement comme dans la gravure de Hogarth. Hannay le maçon, ayant trouvé porte close chez Sims, s'introduit au cœur de l’asile simplement en aidant des collègues à trimbaler un tas de briques. On entre d’ailleurs à Bedlam volontairement. L’un des fous qui passe sa journée à écrire (un graphomane, donc), n’est en réalité pas fou du tout, mais interné volontaire, car il est alcoolique, et qu’il n’a que ce moyen de ne pas boire, tout en faisant vivre sa famille de sa plume. Son éditeur vient d’ailleurs chercher ses feuillets, et l’engueule parce qu’il n’a pas fini son chapitre.
Du coup, dans ce qui se présente ostensiblement comme une fiction carcérale, Nell n’est jamais réellement enfermée. Dans une fin extrêmement bizarre, elle s’évade par la fameuse fenêtre haute qui avait été fatale au poète rival de Sims au début du film, et court rejoindre son ami quaker au temple, pour lui dire que les fous sont en train de juger Sims. Or Hannay ne manifeste aucune surprise en la voyant, et il lui déclare avec une parfaite indifférence que la commission médicale l’aurait élargie le lendemain. Cette abrupte dénonciation du contrat du film, si elle déroute le spectateur moyen, ne peut que renforcer la pertinence psychologique du récit (l'univers gothique de Bedlam est largement une construction de Nell, d’abord dans sa phobie, puis dans son élan humanitaire), tout en proposant une topologie particulière aux mondes des images, mondes apparemment autonomes et clôturés, mais entre lesquels la circulation est permise (par la vertu du dispositif dans les littératures dessinées, par le montage au cinéma).
Cette logique imagière correspond du reste parfaitement au type d’écriture filmique que pratique Lewton. Chez Lewton, dont les scripts sont secs comme des coups de trique (beaucoup plus encore que chez ce maître de la précision, Fritz Lang), les personnages ont des existences limitées, dans un monde fictionnel incomplet. Quand c’est Jacques Tourneur qui filme, cet effet est maintenu jusqu’au bout et les personnages n’existent pas en dehors de leur scène et de leur décor. Chez Mark Robson, l’effet est plutôt inversé, et les personnages aimeraient avoir une existence. Ainsi, dans The Seventh Victim, la proviseure-adjointe de Highcliff, Miss Gilchrist (Eve March) supplie Mary Gibson (Kim Hunter) de ne pas revenir à l’école, même si elle ne retrouve pas sa sœur à New York, parce qu’elle-même (Gilchrist) est restée à Highcliff à la mort de ses parents et qu’elle n’a jamais réellement vécu.
parents et qu’elle n’a jamais réellement vécu.
Mais quelle que soit la solution adoptée par le metteur en scène, dans les films de Val Lewton, c’est précisément quand les personnages se contentent de leurs rôles d’images, autrement dit de figurants, qu’ils sont filmiquement les plus frappants. Ainsi de Dorothea the Dove, la catatonique de Bedlam, qui passe ses journées devant son pilier, couverte d'un voile de madone, le regard perdu, cousine à la fois de la femme zombifiée de I Walked With a Zombie, et de la statue elle-même de Ti-Misery. Ainsi du graphomane, qui demeure mutique, répondant simplement d’un signe de tête, et qui semble quelque mystérieux pénitent.