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LIVRES REÇUS
L’ART DE LA BANDE DESSINÉE
Sous la direction de Pascal Ory, Laurent Martin Sylvain Venayre et jean-pierre Mercier avec Thierry Groensteen, Xavier Lapray, et benoit Peeters
Citadelles et Mazenod, 2012

Paru chez Citadelles et Mazenod, dans la prestigieuse collection L’art et les grandes civilisations, et particulièrement imposant par son format, par le luxe de sa réalisation, par la qualité des reproductions de bandes dessinées imprimées ou d’originaux, L’Art de la bande dessinée tient le milieu entre deux ouvrages tout aussi imposants, l’ouvrage historique qu’est La Bande dessinée, son histoire, ses maîtres, de Thierry Groensteen (Le Musée de la bande dessinée/Skira-Flammarion, 2009), et l’ouvrage d’esthétique qu’est Cent Cases de maîtres, dirigé par Thierry Groensteen et Gilles Ciment (La Martinière, 2010).
L’Art de la bande dessinée consiste en huit chapitres, le premier classificatoire, les trois suivants écrits par des spécialistes du médium, les derniers écrits par des historiens spécialistes de l’histoire culturelle.
Dans le chapitre 1, Thierry Groensteen pose la question de la définition de la bande dessinée avec l’intelligence et la rigueur intellectuelle qu’on lui connaît. Après avoir fait un peu de « lexicologie comparée », il passe en revue les tentatives de définition de la bande dessinée proposées par les divers experts depuis Francis Lacassin en 1963 dans le fanzine Giff Wiff. Groensteen conclut en proposant une motion de synthèse via la définition de l’universitaire britannique Ann Miller, caractérisant la bande dessinée par la production du sens via « des images qui entretiennent une relation séquentielle, en situation de coexistence dans l’espace, avec ou sans texte », avant in fine de relancer le débat.
Le chapitre 2 est une histoire de l’émergence de la bande dessinée à partir de la caricature anglaise du XVIIIe siècle par Sylvain Venayre qui nous porte jusqu’aux années 1920. L’auteur est prudent, documenté, clair et agréable à lire.
Dans le chapitre 3, Jean-Pierre Mercier fait une histoire de la bande dessinée américaine de la fin des années 1920 à nos jours. L’auteur qui connaît parfaitement son sujet y fait preuve de goût et de discernement. On regrettera qu’il ne dispose pas de suffisamment d’espace pour développer son propos, ce qui le force à faire disparaître quelques auteurs majeurs, tels Billy De Beck, Cliff Sterrett, Rube Goldberg, Chic Young, Percy Crosby, Otto Soglow.
Dans le chapitre 4, Benoît Peeters fait congrument l’histoire de la bande dessinée belge.
Plus discutables sont les positions défendues par Pascal Ory dans le chapitre 5, consacré à « la révolution européenne », autour du triangle « France, Belgique, Italie ». Pour commencer, Pascal Ory nous ressert sa théorie de la « désaméricanisation de la bande dessinée française », à la faveur de la fameuse loi de 1949, qui créerait selon notre historien un environnement favorable à la bande dessinée belge. Comme on peut valablement argumenter que l’assimilation des codes nord-américains est achevée dans la bande dessinée d’expression française au début des années 1940, ce que confirme le témoigne des dessinateurs qui, après guerre, se réfèrent tous au modèle américain, cette notion de désaméricanisation apparaît sans objet ni contour véritable. Le prétendu contre-modèle belge (le beau journal de Spirou) n’est ni plus ni moins américanisé que le reste de la bande dessinée du temps. Quant à la loi de 1949, son objet était d’intimider éditeurs et dessinateurs pour les dissuader de publier des bandes dessinées. Prétendre que la loi de 1949 ait pu favoriser quelque bande dessinée que ce soit relève du parti pris, pour ne pas dire de la polémique.
Pascal Ory nous propose ensuite, dans le même chapitre, un court historique de la bédéphilie française et italienne et nous explique qu’à la fin des années 1960, la bande dessinée française devient la plus belle du monde, grâce à nos grands artistes français et belges et à quelques dessinateurs italiens, argentins et espagnols, venus les soutenir. Suit essentiellement une histoire extatique de Pilote et de ses dérivés. L’auteur trouve également des trésors dans (À Suivre) et dans Vécu (étant historien, M. Ory apprécie beaucoup la revue Vécu).
Le chapitre 6, également écrit par Pascal Ory, est une histoire de la bande dessinée française, de l’Association à nos jours, où se sont glissés quelques étrangers. Plus on avance dans le temps plus les auteurs apparaissent aux yeux de Pascal Ory comme des « artistes », sans que l’on comprenne bien si le concept doit s’entendre au sens sociologique ou si ce sont leurs productions qui sont esthétiquement supérieures aux œuvres du passé.
Dans le chapitre 7, Laurent Martin nous brosse une histoire de la bande dessinée érotique bien faite et excellemment documentée. C’est à cet auteur qu’a été confié le soin de perpétuer la vieille tradition de l’apologie des albums d’Éric Losfeld. Il porte donc aux nues Nicolas Devil et Guy Peellaert, dont il reconnaît pourtant honnêtement que leurs albums sont illisibles — et pour faire bonne mesure, ressort d’un juste oubli le Xiris de Serge San Juan.
Dans le chapitre 8, Sylvain Venayre est prié de traiter le reste de la bande dessinée mondiale. Il nous explique donc que, comme cela a été suggéré précédemment, la bande dessinée est « un monde bipolaire », la bande dessinée américaine dominant l’Amérique, et manifestant de surcroît des ambitions hégémoniques, via notamment les grands trusts que sont Disney et Marvel, et la bande dessinée franco-belge lui résistant vaillamment. Au marges de ce duel entre deux empires règne la « périphérie ». Sylvain Venayre nous apprend qu’on trouve, parmi les grands dessinateurs, des Helvètes, des Britanniques, des Français installés au Canada. L’auteur crée même des catégories spontanées, puisqu’il nous révèle l’existence d’un « axe italo-argentin », au prétexte que des dessinateurs, dont Hugo Pratt, se sont installés à une époque à Buenos Aires. L’histoire de la bande dessinée japonaise et asiatique est menée au pas de charge. L’auteur conclut sur l’Afrique, qui, si nous avons bien compris, ne produit pas réellement de bandes dessinées, mais dont, en tout cas, « il y a beaucoup à attendre ».
L’ouvrage s’achève sur un dernier chapitre, titré « la bande dessinée hors d’elle-même », de Xavier Lapray, consacré au rayonnement intermédial de la bande dessinée.
Un singulier résultat obtenu par nos historiens de la culture est que, dans un ouvrage intitulé L’Art de la bande dessinée, la bande dessinée britannique est totalement absente, à l’exception d’Andy Capp et, dans le chapitre consacré à l’érotisme, d’Arthur Ferrier et Norman Pett (dessinateur de la « Jane » du Daily Mirror). La revue Eagle, modèle pourtant de Pilote, dont M. Ory fait le plus grand cas, et par conséquent Frank Hampson, âme et cœur battant dudit Eagle, sont passés sous silence, de même que toute la bande dessinée populaire britannique, à commencer par les productions de Amalgamated Press (Rainbow) ou de D. C. Thompson (The Dandy, The Beano). On n’y trouvera d’ailleurs pas davantage les continuateurs des formes narratives victoriennes que sont Raymond Briggs et Posy Simmonds. Quant aux Italiens, ils ne sont là que par intermittence. Si Milo Manara a droit à deux pleines pages de reproduction (plus une couverture réalisée anonymement pour Prolo), les dessinateurs Sebastiano Craveri, Rino Albertarelli, Luciano Bottaro, Franco Capriolo, Romano Scarpa, pour ne citer qu’eux, ne sont mentionnés nulle part. Marteen Toonder et l’école néerlandaise manquent également à l’appel, ainsi que, chez les Scandinaves, Tove Janson.
Dans de telles conditions, toute appréciation d’ordre esthétique s’égare inévitablement dans le solipsisme, pour ne pas dire dans la lubie. La bande dessinée dont il est rendu compte ici est strictement celle qu’ont pu lire des Français de la classe moyenne intellectuelle, abonnés à Pilote et à (À Suivre). Comme cette bande dessinée valorisée est « réaliste » plutôt que « comique », il s’ensuit une anomalie qu’un simple feuilletage de l’ouvrage révélera. Le chapitre 2, qui porte sur l’esthétique, fait le pont entre la caricature et les comics. Mais passés les chapitres historiques sur les différentes aires culturelles, on constate que la bande dessinée comique ne figure dans l’ouvrage que par exception.
On relèvera aussi une solution de continuité entre le discours critique, dès lors qu’il émane d’experts compétents, et la tradition iconographique propre à la littérature secondaire, dont le présent ouvrage représente l’aboutissement. Jean-Pierre Mercier note très lucidement que le Tarzan de Hogarth, qui impressionna tant la première génération d’exégètes, semble aujourd’hui quelque peu daté. Il n’empêche que l’iconographie lui consacre trois grandes pages, contre un tiers de page pour Harold Foster (Prince Valiant). Nous avons relevé plus haut l’insistance sur une œuvre comme la Saga de Xam, sans commune mesure avec l’importance réelle (historique, esthétique, critique) d’une telle œuvre.
La structuration du propos par le fil conducteur journalistique et mélioratif du « passage à l’âge adulte » conduit les auteurs à insister sur des revues considérées comme des laboratoires d’idées (Pilote, Métal Hurlant, (À Suivre), etc.), au risque d’ailleurs de tout mélanger (inscrire la revue italienne Linus et le comic underground Zap dans le même mouvement d’émancipation sous prétexte que ce sont tous deux des périodiques n’est-ce pas encourir le reproche qu’adressait Robert Musil au Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler : il y a des papillons jaunes, il y a des Chinois jaunes, le papillon est donc l’analogue nain et ailé du Chinois ?). Mais d’un autre côté la bande dessinée dont il est question chez nos historiens de la culture est celle qu’ils connaissent, autrement dit celle qui paraît en album, à l’exclusion de toute autre forme de publication (y compris la presse généraliste). Est-ce à dire qu’une revue n’est qu’un support de prépublication d’albums ? Mais dans ce cas, c’est le propos sur l’importance stratégique desdites revues qui se démonétise.
Achevons sur la question toujours délicate des erreurs factuelles. Nous n’en avons pas trouvé chez les spécialistes du domaine. Elles se multiplient sous la plume des historiens de la culture, sans atteindre des proportions extrêmes. Expositions de « planches originales » au musée des arts décoratifs, en 1967 ? Plutôt d’agrandissements photographiques. Système original de distribution, les fameux syndicates américains ? Mais ce sont très banalement des agences de presse (et, dans le cas des dessinateurs du sud, par exemple espagnols, des agences internationales, fonctionnant selon le principe de la division internationale du travail). La loi de 1949 fait barrage à l’importation des produits américains ? Mieux vaudrait consulter la liste des premiers titres visés par la Commission de surveillance avant de s’aventurer en eaux troubles. On y trouve certes strips et comic books américains (Tim Tyler's Luck, King of the Royal Mounted, Mandrake, le Fantôme du Bengale, Jungle Jim, Secret Agent X9, Sheena, Captain Marvel). On y trouve aussi des bandes italiennes (Panthère blonde, Dick Fulmine, Jim Taureau, Gazelle blanche, Sciuscia), françaises (Targa, Brik) ou anglaises (Garth). La Commission ne s’occupait pas de l’origine des bandes, qu’elle était d’ailleurs incapable d’identifier, n’employant pas d’historien de la bande dessinée. En sens inverse, le barrage contre les produits américains n’a jamais rien barré, puisque les strips américains ont continué à paraître dans les illustrés des années 1950 et 1960, au milieu des bandes françaises, belges, italiennes, britanniques, espagnoles, néerlandaises, etc.
Sylvain Venayre fait naître Zorro et Tarzan la même année 1912, en citant Jean-Paul Gabilliet. Or Curse of Capistrano, premier roman mettant en scène Zorro (dans All-Story Weekly), date de 1919. Confusion avec John Carter qui paraît effectivement en 1912, la même année que Tarzan ? Ce que le même Sylvain Venayre écrit des couvertures des pulps aux tons criards adaptés au mauvais papier montre qu’il n’a jamais vu un pulp magazine. Ce poétique objet éditorial, confectionné en papier journal plié en cahiers et agrafé par le travers, est muni d’une luxueuse couverture en papier glacé, qui permet, elle, des impressions presque aussi fines que celles d’un volume de Citadelles et Mazenod.
On l’aura compris, ce volume de Citadelles et Mazenod comporte plusieurs ouvrages. Celui qui sort de la plume des spécialistes du domaine est irréprochable. Celui des historiens de métier est tout au plus une pièce à verser au dossier des « discours sur la bande dessinée », ou à celui de la « légitimation de la bande dessinée », certainement pas une analyse scientifique.
Surtout, l’ouvrage est une mine d’images dont la reproduction est un tour de force technique. Ces images émanent souvent du Musée de la bande dessinée, en particulier lorsqu’il s’agit d’originaux, mais les auteurs se sont arrangés pour qu’il n’y ait pas de redondance avec les ouvrages que l’érudit possède déjà dans sa bibliothèque, à commencer par La Bande dessinée, son histoire, ses maîtres.

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