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MISCELLANÉES STRIPOLOGIQUES

BANDES DESSINÉES LUES
PREMIÈRES CHALEURS
JEAN-PHILIPPE PEYRAUD
CASTERMAN, 2012

[REPRENANT CINQ ALBUMS PARUS DE 2001 À 2005]

Les êtres larvaires de Peyraud, vieux vingtenaires et jeunes trentenaires vivant à la fin des années 1990, se caractérisent graphiquement par leur échine molle. On peut les opposer aux personnages articulés à partir des épaules des vieux strips des années 1910 et 1920 de Herriman et de ses consorts, dont les coudes perpétuellement pointés sont comme l’indices de leur caractère entreprenant et de leur naturel teigneux. C’est, si l’on veut, l’école de la cyphose (début du XXIe siècle) contre l’école de la sciatique (début du XXe siècle).

Dotés de parents encore plus larvaires qu’eux — ex-soixante-huitards prodigues de leçons ou petits-bourgeois aux hobbies idiots (« Ma mère part à un stage de trapèze aux îles Maldives ») —, les adulescents de Peyraud se distinguent de leurs géniteurs par un conformisme d’autant plus atterrant qu’ils sont en théorie des créatifs (ceux qui ne sont pas artistes comme Maxime et Marco travaillent dans « l’audio-visuel »). Ils sont du reste totalement dépolitisés (exception : Globule, l’écolo), ce qui leur tient lieu d’idéologie étant une foi naïve dans un tiers-monde fantasmé — c’est un comble — comme encore plus permissif que leur société à eux. Ces pâteuses individualité n’ont que la consommation comme repère, et le festif comme raison de vivre, puisque toutes les soirées se passent en beuveries. Cependant ces parangons de la société marchande prétendent garder leur quant-à-soi, et affectent de considérer que le consumérisme est un mauvais coup qu’on leur fait, une sorte de complot. Gaby, en état de sidération devant l’assortiment des papier toilette au « Moloprix », fait un laïus contre une société qui s’occupe plus de papier qui ne gratte pas le cul que de la qualité des aliments. De même, les personnages se reprochent véhémentement les uns les autres le fait qu’ils achètent des téléphones portables, et succombent par conséquent à la plus récente sollicitation du marketing.
De fait, le téléphone (fixe et mobile) est l’accessoire principal d’êtres dont l'unique activité est de s’appeler puis de se chercher à travers Paris, et qui démontrent, ici encore, qu’ils se conforment aux prescriptions du marketing (« être soi-même » et « bien communiquer »).
Quant à la sexualité de ces sympathiques spongiaires, qui fait le fond du récit, elle présente elle aussi un paradoxe, car elle est donnée ostensiblement comme très libre, pour ne pas dire promiscuous (au début du tome deux, Abie confie avec embarras qu’elle voit un garçon depuis quinze jours, mais qu’ils n’ont toujours pas consommé la chose, et elle parle avec ce qui ressemble beaucoup à du remords des « prétextes foireux » qu'elle lui oppose). — Or libérée, c'est ce qu’à l’évidence la conduite amoureuse de nos vieux adolescents n’est pas, puisque leurs problèmes de cœur, leurs petites jalousies, leurs petites ruptures, sont leur préoccupation principale. En même temps, tous ont une véritable phobie de ce qu’ils appellent un « statut petit-bourgeois », c’est-à-dire de la conjugalité (« faudrait pas qu’on commence à avoir de mauvaises habitudes de couples »), dont ils se croient naïvement libérés, comme ils se croient libérés de l’ordre marchand et communicant dont ils sont au contraire les plus navrants représentants.
Tout cela ramène donc inévitablement le récit — encore que l’auteur affecte une complète neutralité éthique quant aux conduites de ses personnages — vers ce qui fait l’essence de la comédie petite-bourgeoise, à savoir les histoires de cocuage. Et de fait, tout le monde trompe tout le monde d'un bout à l'autre. Au début du premier volume, c’est Marco qui a « remplacé » Charlotte, mais qui n’a pas encore trouvé l’occasion de lui dire ; à la fin du cinquième tome, c’est Abie qui couche coup sur coup avec ses deux ex (qui sont tous deux en couple). Si on n’est pas tout à fait dans le théâtre de boulevard, c’est précisément parce que la conjugalité est trop précaire (personne ne rompt les liens du mariage puisque de mariage il n’y a mie), parce que les flux sont trop complexes (on s’aime, on se quitte, on reprend, pour de bon ou en passant, en un continuel brassage), et aussi, tout simplement, parce que les personnages sont trop piètres pour que ce qu’ils font porte à conséquence.
Au fond, ces êtres flasques et inconsistants sont ce qu’en des temps plus sexistes il était convenu d’appeler des « pauvres filles ». Les garçons sont des filles aussi, bien entendu, et ils ne sont pas les moins coquets, ni les moins niais (« Je fais du taï-chi tous les matins, ça me fait un bien fou, tu ne peux pas savoir »).

Harry Morgan

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