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Vers le début du Journal 2015

Vers la suite du Journal 2015

Vers la fin du Journal 2015

Extraits du journal de Harry Morgan 2016
MASSACRE, DÉNI, HACHIS ET ÉPOUVANTE
Les derniers jours de Cretinia

1er janvier. — Réjouissances de nouvel an bien modestes dans mon patelin. Décidément, mes compatriotes sont entrés dans une mentalité de guerre.
Les rassemblements émaillés de violences, dans les quartiers dangereux, ont été, eux aussi, plus rares que d’habitude, l’état d’urgence contribuant au rétablissement de l’ordre. On finit par se dire qu’un État policier est, après tout, le plus adapté à la nouvelle composition ethnique du pays. Cependant je n’ai, quant à moi, aucune envie de vivre dans un État policier, un Vichy II.
Du moins les circonstances nous ont-elles fait prendre conscience du danger. La France était peut-être en train de périr d’empoisonnement lent. On peut désormais administrer l’antidote. Ce que nous avons de mieux à faire, c’est de revenir au droit, d’appliquer le droit, d’être justes, tout simplement. Il s’agit de balayer un à un les sophismes, de mettre fin aux privilèges et aux passe-droits, de faire la sourde oreille face aux réclamations et aux folles accusations, de défaire patiemment tout ce que l’adversaire avait tissé.
Il faudrait au surplus que l’on s’astreignît à ne plus imprimer un mot sur l’islam et les musulmans, ne restant que le seul communiqué, où l’on relèverait quotidiennement, en trois lignes, les frappes au couteau, à la voiture-bélier, à la kalachnikov, à l’explosif, les prises d’otages, les massacres. Bénéfice marginal : on déjouerait par ce moyen le chantage à la vertu exercé par les bien-pensants, qui nous reprochent en permanence généralisations et raccourcis. De quoi parlez-vous ? leur répondrait-on, nous mettons un point d’honneur à n’écrire jamais un mot, ni en bien ni en mal, sur vos protégés.

2 janvier. — Lorsqu’on comparera les diaristes du XXIe siècle à ceux du siècle précédent, ce qui frappera, ce sera la constante référence à l’actualité. Le triomphe des médias, devenus aujourd’hui le premier pouvoir, s’explique par là. Tout le reste — charlatanisme politique, leçons de morale à toute heure — n’est qu’une conséquence. Il y a cent ans, il fallait une guerre pour que Gide se préoccupât de ce que pouvait bien raconter le journal (mais alors, il les achetait tous). Il nous suffit, à nous autres, de simples razzias sanglantes de la pègre armée pour que nous sentions vaciller l’ordre social et restions collés, éperdus, à nos écrans.
L’anglais de l’AFP. « Georges Lucas s’est excusé d’avoir traité Disney [à qui il a vendu ses personnages] d’esclavagiste blanc ». White slavers désigne des gens qui pratiquent la traite des blanches. « Esclavagiste blanc » n’a, dans le contexte, aucun sens. Le plus fort, c’est que si l’on soumet à un logiciel de traduction automatique « white slavers », il fournit bel et bien, dans les exemples, « traite des blanches ».

3 janvier. — Ma première réaction devant le merveilleux, c’est un instinctif « je le savais ». Ne vient qu’ensuite l’examen froid et raisonné. Attitude que je crois infiniment préférable sur le plan scientifique à celle du soupçon.
L’étude de la mauvaise foi complète l’étude du merveilleux, dont elle constitue le revers. Un conspirationniste qui soutient que les Américains ne sont jamais allés sur la lune présente, mais en creux, les arguments des soucoupistes.

4 janvier. — À ma grande surprise, le pouvoir et les médias, alors même qu’ils s’obstinent à parler de « guerre », continuent à passer sous silence le caractère terroriste des frappes musulmanes. Il n’y a eu officiellement que deux « vagues d’attentats » en 2015 : celle de janvier et celle de novembre. Tout le reste était — et est encore — le fait de « déséquilibrés ». Explication la plus probable : l’idéologie « antiraciste » est aujourd’hui discréditée, et ses partisans, mis dans une position impossible, se réfugient dans le mensonge et le déni. Le socialisme en Allemagne de l’est ne s’est jamais montré plus assuré que dans les mois précédant la chute du mur : comme tout était perdu, il n’y avait qu’à suivre la ligne, sans plus se poser aucune question.

5 janvier. — On dévoile à Paris une plaque ainsi libellée : « À la mémoire des victimes de l’attentat terroriste contre la liberté d’expression perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. » Il y a ici mensonge d‘État, un mensonge qui est à présent — littéralement — gravé dans le marbre. Les malheureux dessinateurs n’ont pas été tués par des adversaires de la « liberté d’expression ». (Les autorités musulmanes, en France et à l’étranger, se sont, tout au contraire, fait un point d’honneur, à chaque scandale médiatisé, depuis l’affaire Rushdie, de rappeler leur indéfectible attachement au principe de la liberté d’expression — une liberté tempérée par l’islam.) Les dessinateurs ont été tués en rétribution d’un supposé blasphème contre la religion musulmane, en application d’une doctrine théologico-politique selon laquelle l’Europe serait désormais terre d’islam, du fait de la présence en son sein d’une importante population musulmane, et serait à ce titre soumise au droit musulman. — Peu importe. Aux yeux du régime, la grande audace, c’est d’avoir écrit « attentat terroriste ».
Un détail dont la presse n’a pas manqué de s’amuser, la plaque comporte une faute d’orthographe sur le nom de Wolinski (Wolinsky). Les conseillers du prince n’ont jamais lu une planche de Wolinski, ils seraient incapables d’identifier un de ses dessins. Ils ont d’ailleurs un rapport des plus distants avec l’imprimé, et par conséquent avec le français écrit, d’où le style éléphantesque de l’inscription commémorative. Dans la vie quotidienne, ils parlent le « sur comment ».

Unisabir dans un récit de fait divers : « Des actes de libertinage poussé » (viol accompagné d’actes de torture et de barbarie).

6 janvier. — Nouveau numéro spécial de Charlie Hebdo, un an après les attentats, qui affiche à la une le Dieu du monothéisme — un vieillard à barbe blanche avec le symbole du triangle et de l’œil — pour la même raison que les couvertures des semaines ordinaires montrent Mme Le Pen : parce qu’il n’est plus permis de moquer les figures du mahométanisme. Peine perdue. Abdallah Zekri, président de l’Observatoire de l’islamophobie au Conseil français du culte musulman, ne décolère pas.
Émoi considérable en Allemagne. Il y aurait eu près de cent actes de libertinage poussé dans la seule ville de Cologne, pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, commis par petites bandes, mais de façon coordonnée, par un millier d’hommes « ne parlant pas allemand ». On entoure la victime à vingt ou trente, on l’insulte pour s’exciter et pour la terrifier, on se jette sur elle, on lui arrache ses vêtements, on se livre à des attouchements, ou au viol. Détail charmant, on n’oublie pas de la détrousser, conformément aux principes de la razzia.

7 janvier. — La une de Charlie agace paraît-il une partie des chrétiens. Quant à moi, cette image m’amuse beaucoup, en dépit de l’erreur théologique dont elle souffre à mes yeux, la confusion entre le Dieu du monothéisme et le dieu de l’islam. Mais précisément, je crois que ce qui choque mes coreligionnaires n’est pas le caractère outrageant de la représentation, mais l’ignorance qui s’y manifeste, puisque la caricature représente très exactement le Dieu auquel ils ne croient pas.
S’il est une idée qui me paraît blasphématoire, c’est l’idée que Dieu n’aurait pas le sens de l’humour. La seule caricature de la religion que je trouve réellement scandaleuse, et au fond impardonnable, c’est la religion elle-même des fanatiques, ce death cult fondé sur le ressentiment.

8 janvier. — Donc on commémore. Mais on commémore comme si le massacre à Charlie était un événement lointain, comme s’il était vieux de cent ans, et contemporain de la bataille de Champagne.
Revu The River (La Femme au corbeau) de Borzage. Petite phénoménologie du cinéma muet. L’ancienneté d’un film ne dépend pas de sa date, mais de son état de conservation. La Femme au corbeau, qui date de 1928, mais dont il ne reste que des fragments en 16 mm, est beaucoup plus ancien que le film de science-fiction danois de 1918 que j’ai vu l’autre jour dans une copie neuve.

9 janvier. — On en sait un peu plus sur les maroquinades de Cologne, la nuit de la Saint-Sylvestre. Deux mille individus, qui avaient planifié leur coup, ont d’abord semé la panique en lançant bouteilles et feux d’artifice sur les badauds et en faisant de nombreux blessés. Les forces de l’ordre ont fait évacuer la place. Les individus se sont alors livrés à la chasse aux femmes, opérant par petits groupes coordonnés, mais les policiers débordés n’ont plus essayé de les disperser. Le lendemain, la police a menti, en déclarant que la nuit avait été calme, tablant apparemment sur la loi du silence, autant dans les médias que chez les victimes. (C’était évidemment compter sans les réseaux sociaux.) Il fallut quatre jours aux médias allemands pour se décider enfin à parler de l’affaire, mais ce fut alors une digue rompue et journaux et chaînes d’information durent s’excuser de leur silence prolongé. La police quant à elle a continué à mentir, en prétendant que personne n’avait été arrêté et que rien ne permettait par conséquent de dire que les agresseurs étaient des « réfugiés ». Mais il apparut aussitôt qu’il y avait eu d’assez nombreuses interpellations, quoique pour de simples contrôles d’identité, et que les mis en cause étaient bien des « réfugiés ». À ce stade de l’affaire, on était à court de mensonges, et le chef de la police de Cologne fut limogé.
Détail incroyable, face à la police, les violeurs brandissaient leurs demandes d’asile, les uniques papiers qu’ils possédassent, et les déchiraient ostensiblement au nez des flics en criant qu’ils pouvaient en obtenir d’autres le lendemain. Il y avait là comme une proclamation par les criminels de leur impunité. On donne le nom qu’on veut, on déclare la nationalité qu’on juge la plus apitoyante, ou au contraire celle qu’on juge la plus burlesque. En cas de méfait, il suffit de déchirer sa demande d’asile, d’aller plus loin, de donner dans un autre centre d’accueil un autre nom, une autre nationalité.
L’esprit s’affole lorsqu’on note de telles événements, d’après ce qu’on peut en reconstituer à partir de la presse internationale. Car pour effrayants que soient le vandalisme, les actes de violence sadique, les violences sexuelles, ils ne sont je crois que l’effet du sentiment de surpuissance des prétendus « réfugiés ». Ces gens ont certainement interprété le fait qu’on les recevait dans les gares avec des ballons et des ours en peluche comme la preuve que les Européens étaient devenus fous, ou bien qu’ils étaient arrivés au dernier degré de l’idiotie pour se laisser berner de la sorte.
On cherche toujours la véritable identité d’un terroriste abattu au moment où il attaquait au hachoir les flics en faction devant le commissariat de Barbès, le 7 janvier, jour anniversaire du massacre à Charlie. D’après ses empreintes, ce serait un voleur marocain né en 1995, condamné et interdit de séjour. Cependant le papier de revendication que le moudjahid portait sur lui est signé d’un autre nom, et l’âge apparent du bonhomme serait plus proche de la trentaine que de la vingtaine. Pour comble, on apprend ce soir que le mystérieux inconnu vivait en Allemagne, en qualité de « réfugié », de sorte qu’il devient une sorte d’allégorie de l’ennemi, qui porte tous les noms, a tous les âges, dispose de tous les faux papiers, cumule toutes les fraudes.

10 janvier. — En France, on commémore toujours. Une sorte de fureur mémorielle. Grandes démonstrations républicaines et laïques, dépôt de bougies et lumignons. Mais il paraît que le public s’est lassé et les photos de presse montrent, ce dimanche, une place de la République à peu près déserte.
Selon la Welt am Sonntag, le terroriste de Barbès, qui serait en réalité tunisien, se serait fait enregistrer comme réfugié en Allemagne sous quatre identités différentes et en donnant des nationalités variables.

11 janvier. — Le quotidien populaire Bild révèle que le terroriste de Barbès, qui aurait vécu comme faux réfugié dans une demi-douzaine de pays européens, mais principalement en Allemagne, avait été arrêté en 2014 pour une agression sexuelle en groupe à Cologne. Le journal en déduit, sans beaucoup de logique me semble-t-il, qu’il a participé à la chasse aux femmes de la Saint-Sylvestre avant de venir, une semaine après, attaquer le commissariat parisien.

12 janvier. — Longue promenade dans les Vosges du nord. Visité un petit cimetière militaire, où reposent des Russes, quelques Italiens et des spahis. Prié dans la petite chapelle d’un pèlerinage.
Allumant machinalement la radio en rentrant chez moi, parcourant des yeux les titres du Figaro en ligne, je suis frappé de la dénaturation de la langue journalistique. Ce n’est pas seulement affaire de lexique (« déséquilibré », pour désigner un terroriste), ni de délabrement syntaxique (le parler « sur comment »). Les phrases en apparence les plus banales, les moins suspectes disent à peu près le contraire de ce qu’elles devraient dire. « La Turquie frappée par un attentat », annonce ce soir le journaliste de France Culture. Mais ce n’est pas la Turquie qui a été frappée. Un terroriste a tué dix Allemands dans le quartier touristique de Constantinople. « Un incendie s’est déclenché dimanche dans l’église Saint-Nicolas de Nantes », écrit Le Figaro. Mais la phrase suivante explique qu’une paroissienne a surpris deux incendiaires, et qu’elle a aussitôt éteint le feu qu’ils venaient de mettre à des papiers posés sur une table. Depuis quand « un incendie s’est déclenché » signifie-t-il « on a mis le feu » ? Une langue de cuir bouilli, dont la fonction est d’offusquer le sens.

13 janvier. — On cherche à savoir pourquoi je suis si fatigué (onze heures de sommeil cette nuit encore).
Après des jours de pluie, beau temps anticyclonique, un temps radieux d’après la tempête.

Le villageois papou. — Ils ont un dieu qui s’appelle Jésus-Marie. Il est le fils de la Grande Déesse, qui se nomme aussi la Très-Sainte-Vierge-Mère.

14 janvier. — Rubrique anti-bobards de Libération, signée Pauline Moullot, sur le sujet des églises brûlées. L’auteur précise, en citant le ministère de l’Intérieur (chiffres de 2013) que « sur les 467 atteintes aux lieux de culte chrétiens, 28 présentaient une “connotation raciste”, 9 “un caractère satanique” et 19 une “connotation anarchiste” ». Conclusion du ministère : il s’agit pour tout le reste de crimes crapuleux, leurs auteurs étant « plus intéressés par le profit tiré du vol d’objets sacrés ou par le contenu que par une réelle volonté de dégrader les lieux de culte ».
Soit. Reste que les églises brûlent.
Même rubrique (Désintox), mais sur Arte, dans l’émission 28 Minutes, sous forme d’un petit dessin animé, texte signé par Cédric Mathiot, Jacques Pezet, Pauline Moullot et Valentin Graff. Cela devient : « Sur 467 faits contre des sites chrétiens, seuls 28 présentaient une connotation raciste, soit 6%. Le reste était motivé par des actes satanistes ou anarchistes et surtout par l’aspect lucratif, les auteurs étant plus intéressés par le profit tiré du vol des objets sacrés que par une réelle volonté de dégrader les lieux de culte. »
Ainsi, en passant de l’imprimé à l’écran, on met fin à la dernière illusion d’objectivité et, sauf le cas flagrant de « racisme », tout est rangé dans la catégorie des faits divers.

15 janvier. — Grande joie de voir la campagne couverte de neige.
Parce que j’ai lu They Used Dark Forces de Dennis Wheatley, qui finit dans le bunker d’Hitler, regardé plusieurs documentaires sur la fin du Troisième Reich. Un signe infaillible de médiocrité documentariste : les images des ruines fumantes de Berlin avec comme musique d’accompagnement la marche funèbre de Siegfried dans Le Crépuscule des dieux.
Vu pour la première fois la série des Why We Fight de Frank Capra, excellente en dépit de leur nature de propagande, qui entraîne bourrage de crâne (les 9 000 victimes civiles du bombardement de Rotterdam deviennent 30 000) et fausses citations de Hitler, tirées du fumiste Rauschning (Hitler Speaks - Hitler m’a dit), ou bien détournées de Mein Kampf.
Cet art du truquage citationnel mériterait une étude. Dans l’épisode War comes to America, à 29 minutes et 38 secondes, s’affiche ceci : « The Germans are a noble and unique race to whom the earth was given by the grace of god. Hitler, Mein Kampf, p. 827 » Or ce qu’on lit dans Mein Kampf est ceci : « Beide, jawohl, beide christliche Konfessionen sehen dieser Entweihung und Zerstörung eines durch Gottes Gnade der Erde gegebenen edlen und einzigartigen Lebewesen gleichgültig zu. » Ce qui, en anglais, donnerait quelque chose comme ceci : « Indeed, the two Christian denominations look on with indifference at the profanation and destruction of a noble and unique creature who was given to the world by the grace of god. » C’est la race allemande qui a été donnée au monde et non le contraire, et le contexte n’est pas celui d’une prise de possession mondiale, mais d’une récrimination victimaire dirigée contre les deux Églises chrétiennes allemandes (la catholique et la luthérienne), décidément insensibles à la mystique du sang et de la race.
Le plus frappant, dans Why We Fight, qui se présente comme une leçon d’histoire contemporaine à destination du combattant américain, est le taux exceptionnellement élevé de fictionnalité. À côté de la voix des récitants (dont Walter Huston), on repère un narrateur graphique, qui fournit des cartes animées par les studios Disney, où les pays conquis sont noyés d’encre, ou bien se consument en dégageant de petits nuages de fumée. L’épisode consacré à la Bataille d’Angleterre a du reste en entier la structure d’un dessin animé (les nazis multiplient les trouvailles diaboliques pour avoir raison des Anglais, qui ne leur cèdent jamais).
Mais la fictionnalité s’étend même aux images d’actualité. Dans l’épisode consacré à la Bataille de France (mai 1940), on voit discourir les nazis en transe. Or les discours de Rudolph Hess et consorts sont tirés de Triumph des Willens de Leni Riefenstahl, de six ans antérieur, puisque le film montre le congrès de Nuremberg de 1934. Le plus fort est que, à en croire les mémoires d’Albert Speer, la pellicule pour cette partie du film ayant été gâtée, tout a été refilmé en studio. Hess et les autres étaient donc des acteurs dès le départ, quoique le sens de leurs interprétations soit radicalement transformé par Capra.
Pour finir, le film de fiction n’est jamais très loin. La fin de l’épisode sur la Bataille d’Angleterre n’est ni un film d’actualité ni une « reconstitution historique ». C’est tout simplement le dernier plan de l’excellent Mrs Miniver de William Wyler. Même procédé, mais avoué, dans l’épisode consacré à la Bataille de Russie, où l’on voit en guise de cours d’histoire ce qu’un cinéphile identifiera comme des fragments d’Alexandre Nevsky d’Eisenstein et de Pierre le Grand de Vladimir Petrov.
Je suis frappé pour finir par l’aspect religieux de la série de Capra. Dans l'esprit du cinéaste, la guerre mondiale est une guerre du christianisme contre les forces démoniaques du paganisme germanique. Même les soviétiques sont présentés comme étant de confession chrétienne.

16 janvier. — Je regarde avec épatement les reproductions des œuvres de Samuel Palmer de la période de Shoreham (années 1820-1830), qu’il ne montrait qu’à des amis choisis. Cela contient déjà tout l’impressionnisme, le symbolisme, le modernisme (Paul Nash, Graham Sutherland n’ont eu qu’à suivre la voie tracée).
Il faut se mettre ceci en tête que le XXe siècle a été une conspiration — une conspiration qui a traversé les âges.

17 janvier. — La crise allemande (viols de Cologne) ne donne aucun signe d’apaisement. Il est singulier que le caractère suicidaire de l’ouverture inconditionnelle des frontières se manifeste de façon aussi immédiate et aussi incontestable, à travers cette donnée élémentaire du statut des femmes, du sort que l’on fait aux femmes. C’est même une revanche de l’anthropologie sur la sociologie, cette sociologie, que, dans le débat intellectuel français, on s’efforçait précisément de sauver, ces dernières semaines, de l’accusation de complaisance.
Sous l’éditorial pharisaïque de La Vie (ci-devant La Vie catholique, groupe Le Monde), cette réaction d’une lectrice indignée : « Bonsoir, je suis une femme, catholique, de 40 ans, mère de 8 filles, ayant habité 10 ans de ma vie récente en pays musulmans, et voir tant de lâcheté chez les mâles de mon pays, me laisse pantoise... Au nom du vivre ensemble, êtes vous prêts à nous sacrifier? Mais ouvrez les yeux, voyagez, ne voyez vous pas le décalage dans la situation des femmes dans l'islam et dans la civilisation chrétienne ? Même nous, vous êtes prêts à nous voir humiliées pour sauver votre confort et votre précaire sécurité, les quelques années qu'il vous reste à vivre ? Avez vous un honneur à défaut d'une foi ? »
Je me faisais tantôt la réflexion que, à en juger par la façon dont tournent les événements, nous pouvons déjà, contrairement à ce qui arrive d’habitude dans les guerres, faire la liste de ceux qui se sont rangés dans le mauvais camp.

18 janvier. — Dans Le Figaro, à propos de Kipling, mort il y a quatre-vingt ans : « Qui ne connaît pas Le Livre de la jungle immortalisé par Walt Disney ? » Telle est la hiérarchie culturelle, n’en déplaise aux disciples tardifs de Bourdieu. Le Livre de la jungle est immortalisé par le dessin animé, qui est ce que connaît le public. (Du livre, on fait lire parfois quelques fragments à l’école.)

19 janvier. — La grande trouvaille doctrinale de l’actuel régime, c’était de faire disparaître la civilisation européenne, pour la remplacer par rien (révolution par la bêtise). Seulement, pour citer Malebranche, « le néant n’a point de propriétés », de sorte que, à la place laissée vacante, s’est rapidement installée la contre-société qui représentait la plus parfaite antithèse de la nôtre.
S’explique par là le dilemme de la classe dirigeante car à l’islam on a seulement donné une permission, assortie de l’interdiction générale de la critique. En manière que des gens qui, en leur for intérieur, savaient parfaitement ce qu’est le mahométanisme se seraient battus jusqu’à la mort pour qu’on n’ait pas le droit de le dire. Cela fait comprendre le caractère factice que prend le débat médiatique.
Promenade dans la neige, sur une sorte de crête, au milieu de la forêt, le long de la frontière. Mais le froid me fatigue beaucoup et j’ai rapidement rebroussé chemin.

20 janvier. — Depuis quelques jours, sommeil anarchique, nuits courtes et siestes d’épuisement. Je crois que c’est le froid qui me réveille. Et comme l’organisme réclame toujours ses dix heures de repos, je suis en mauvaise forme. Quand à mon poids, il varie à présent de façon incompréhensible entre 72 et 73 kilos, alors que je suis scrupuleusement ma diète, comme si, là aussi, quelque chose s’était déréglé.
Le ministre de l’Intérieur accorde un entretien à La Croix : « Pour la totalité de l’année 2015, nous constatons une diminution de 5 % des actes antisémites, qui restent cependant à un niveau élevé, avec 806 actes constatés. Au lendemain des attentats de janvier, les actes anti-musulmans ont triplé et s’établissent à environ 400 pour l’année 2015. Les lieux de culte et cimetières chrétiens, qui sont en France les plus nombreux, ne sont pas épargnés avec 810 atteintes, en hausse de 20 %. »
Naturellement, toute la presse titre aussitôt sur la « diminution » des actes antisémites, et le « triplement » des actes anti-musulmans.

24 janvier. — Une coquille dans Le Figaro : La Truquie. Le mot est excellent. Il ne faudrait dire que la Truquie, puisque l’expression qui est le plus souvent associée à ce pays sous la plume des experts en relations internationales, c’est « le double jeu ». Le double jeu de la Truquie.
L’ancien chef de l’État Sarkozy, qui aspire à nouveau à la magistrature suprême, à propos du livre qu’il vient de publier : « Ce n’est pas un outil de communication. » « Ce n’est pas une déclaration de candidature. » « Ce n’est pas un mea culpa. » Or ces trois expressions, de l’avis général, résument très précisément ce qu’est ce livre. C’est une caractéristique de la parole médiatique qu’une vérité ne peut s’y énoncer que sur le mode négatif.

1er février. — Je note avec effarement que l’intempérance verbale et l’absence de sang froid des médias n’empêchent nullement la rectitude politique. Il faut, à chaque tuerie, annoncer l’apocalypse, tout en se gardant peureusement d’identifier les responsables de cette apocalypse, puisque ce serait « faire l’amalgame ».
La population, quant à elle, découvre en ces temps troublés sa liberté nouvelle d’appeler chat un chat.

2 février. — Des deux littératures que j’aime, la française et l’anglaise, la distance n’était point si grande au début du XXe siècle. Il n’y a pas loin par exemple du Georges Duhamel de Civilisation à Rudyard Kipling. Mais tout au long du siècle la littérature française s’est restreinte et spécifiée, par le refus du récit, le refus du personnage et, plus fondamentalement, le refus de ce qu’un lecteur peut reconnaître.

3 février. — Les barrières de la propagande cédant peu à peu, on a l’impression de vivre la chute de Berlin. La vérité se rapproche, comme les troupes Russes se rapprochaient de la chancellerie du Reich. Le Figaro lâche ainsi tout à trac que le musulman « radicalisé sur les réseaux sociaux » n’existe pas, que c’est un mythe.
Toutes mes notes sur l’actuel conflit me ramènent à la même idée. Le plus inquiétant n’est pas la violence politique, prît-elle la forme de massacres sanguinolents, ce n’est pas l’anarchie à laquelle est livré le pays, mais c’est le mensonge permanent.

[Pour le Bas Monde.] — Mon cerveau plat comme une feuille ne comporte que des pensées plates.
Dans mon cerveau liquéfié, les pensées coulent comme de l’eau.
Mon cerveau est tombé en poussière et les pensées elles-mêmes sont poussière.

5 février. — Toujours la révolution par la bêtise. Les éditeurs scolaires annoncent pour la rentrée 2016 la mise en conformité des manuels avec les « rectifications orthographiques » de 1990, qu’on croyait enterrées ; mais un Bulletin officiel de l’Éducation nationale que personne n’avait vu (BO spécial n° 11 du 26 novembre 2015) note (p. 23) que « l’enseignement de l’orthographe a pour référence [sic] les rectifications orthographiques publiées par le Journal officiel de la République française le 6 décembre 1990. » Il faut donc enseigner aux moutards qu’on écrit « il parait », « weekend », « ambigüe » et « gageüre », « il ruissèle », « un ramasse-miette, des ramasse-miettes », qu’on ne fait plus l’accord du participe dans « elle s’est laissée aller », etc.

6 février. — Moi qui passe mon existence à lire des journaux humoristiques des siècles passés, je me suis souvent fait la réflexion que la satire ne pouvait exister que dans une société assez normée, la société victorienne pour Punch, la France gaullienne pour L’Hebdo Hara-Kiri. Dans les sociétés décadentes comme l’est la nôtre, c’est la moquerie qui prend le pas sur la satire, avec tout ce qu’elle implique d’humiliation et de brimade.
De façon similaire, une société réglée pratique une saine économie de l’angoisse. Dans les États-Unis des années 1920, quand un membre des classes instruites faisait un cauchemar particulièrement horrible, il en faisait une nouvelle et l’envoyait à Weird Tales. Tandis qu’à nous autres, c’est la réalité même qui se présente sous l’aspect d’un cauchemar universel, qui nous est raconté dans le style d’une dépêche de l’AFP.

7 février. — Dans le débat sur l’orthographe, j’ai vu revenir plusieurs fois, chez les partisans de la réforme, cet argument : « À présent que l’on n’enseigne plus le latin... » Ce n’est pas sans logique. Désamarré du latin, le français n’est plus en effet qu’une sorte de créole, et il se prête à toutes les métamorphoses. Que si j’observe — je reprends un exemple favori — que les féminins en eure viennent de comparatifs latins en or, et qu’on peut donc écrire prieure ou mineure, mais pas auteure ni sénateure, on me répondra que cela pourrait venir du yakoute ou du djagataï et qu’on s’en ficherait tout autant, et que désormais on écrira auteure.

10 février. — Relisant les Mémoires intérieurs de Mauriac, je m’avise d’une erreur d’attribution dans Le Petit Critique illustré. La citation « Rien ne me plaît plus de cette époque gâteuse et sanglante avec ses techniques ubuesques, ses chambres à torture et ses adultes tellement abrutis (...) qu'ils préfèrent Tintin à tout » est tirée des Mémoires intérieurs et non comme je l’écris des Nouveaux Mémoires intérieurs. J’avais certainement lu l’édition en un volume. Mais comment j’ai réussi à attribuer au tome second ce qui appartient au premier, c’est ce que je ne saurai jamais.

11 février. — Au catalogue des éditions Dover, des romans classiques de fin du monde tombés dans le domaine public, dans une collection ad hoc — Dover Doomsday Classics —, visiblement inspirée par la popularité des romans religieux sur la fin du monde (la série des Left Behind). Dans la liste des titres parus ou à paraître : After London de Richard Jefferies, Lord of the World de R. H. Benson, The Scarlet Plague de London, The Night Land de Hodgson, Darkness and Dawn de George Allan England, et même Nordenholt’s Million de J. J. Connington. Je n’eusse pas autrement choisi.
Déclaration de l’Académie française, qui prend le contrepied du ministère de l’Éducation nationale sur la question de la « réforme de l’orthographe ». La Compagnie rappelle qu’elle a toujours été opposée à une modification autoritaire de l’orthographe (« il n’appartient ni au pouvoir politique ni à l’administration de légiférer ou de réglementer en matière de langage »), nie qu’elle ait jamais approuvé les « rectifications orthographiques » de 1990, et réclame pour finir qu’on restaure une école digne de ce nom.

13 février. — Excellente émission Concordance des temps, à France Culture, sur les attentats anarchistes de la dernière décennie du XIXe siècle, mis en parallèle, conformément à la règle de l’émission, avec ceux perpétrés par nos modernes jihadistes. Et de fait, on reconnaît bien des choses : les terroristes se recrutent dans le sous-prolétariat, tandis que leurs inspirateurs, qui gardent les mains blanches, appartiennent à la classe moyenne ; c’est l’impact médiatique des attentats qui pousse à l’action violente (développement de la presse à grand tirage à la fin du XIXe siècle) ; les attentats conduisent le pouvoir à faire passer des lois répressives (lois scélérates de 1893-1894), qui constituent pour la démocratie un danger non moindre que les bombes. J’ai cherché où était la dissemblance ente ces deux vagues d’attentats, à cent vingt ans de distance. Sans doute tient-elle dans ce fait que nos jihadistes font la guerre sainte, pour le compte d’une religion étrangère à l’Occident, et dans un but de conquête. Mais même ceci doit être nuancé. G. K. Chesterton décrit la société secrète d’anarchistes dans Le nommé Jeudi comme les membres d’une secte orientale, « a part of a fanatical eastern church of pessimism ».

15 février. — Je reviens perpétuellement à cette interrogation : pourquoi les attentats de novembre 2015 ont-ils changé la donne, et non ceux de janvier ? Une explication plausible est proposée par Salomon Malka, dans Le Figaro : « Tout le monde est ciblé. Tout le monde est menacé. Personne n'est épargné. Les juifs, les policiers, les caricaturistes, le public d'une salle de spectacle, les clients à la terrasse des cafés… » Autrement dit, tant qu’on ne visait que les juifs, ou les policiers, ou les dessinateurs, ou les catholiques (attentat manqué de Villejuif), la classe politique et la population générale n’étaient pas dérangées. Tout ceci rappelle curieusement le célèbre mot du pasteur Niemöller (« lorsqu’ils sont venus chercher les socio-démocrates, je n’ai rien dit ; je n’étais pas socio-démocrate... »).
De façon tout à fait paradoxale, la crise actuelle permettra peut-être l’avènement de ce qui était ostensiblement promu dans le discours politique, mais qui était en réalité strictement prohibé : une véritable liberté d’expression, et même une véritable liberté de ton, la possibilité de dire les choses avec une brutalité rafraîchissante.
Toujours aussi fatigué. Ayant écrit trois heures, j’ai désiré de m’étendre, et j’ai dormi une heure et demi.

16 février. — Je puis entendre, sans du tout les approuver, les raisons des partisans d’une réforme orthographique radicale, celle-là même qu’on voit mise en œuvre dans Le Piège diabolique d’E. P. Jacobs (« stassion 3 direcsion pari santre »). Mais je trouve inadmissibles les arguments de ceux qui jugent modeste et presque anodine la réforme actuelle. Ce qu’on cherche, en déterrant les tolérances orthographiques de 1990 pour en faire la nouvelle norme, c’est la destruction du patrimoine orthographique ; et symétriquement, en favorisant la néologie, ce qui est l’un des buts avoués des rectifications de 1990, on veut fabriquer une langue artificielle, serve de la technique et de l’idéologie. Bref, on est dans le « changement de civilisation », à telle enseigne qu’on use du prétexte habituel de la lutte contre les inégalités (« en France, même au XXIe siècle, l’orthographe sert à se distinguer socialement », écrit l’historien de garde dans Le Monde).
Quant à l’argument de l’« évolution naturelle de la langue », il n’a, dans ce débat, de valeur que polémique. N’en déplaise à la ministre de l’Éducation, personne, absolument personne, n’écrit « un apriori », « cachecache » ou « douçâtre » ; il s’agit d’imposer ces graphies par décret, de sorte que les ennemis de la directivité, qui décrivent l’orthographe comme une norme sociale imposée par le pouvoir, devraient voir dans la réforme le plus parfait exemple de ce qu’ils dénoncent. — De là vient qu’on se rabatte sur l’argument proprement stupéfiant selon lequel « les étudiants appliquent déjà les rectifications ». Pardi ! les fautes d’usage ont été redéfinies comme constituant désormais l’usage.

20 février. — Ma citation du pasteur Niemöller (entrée du 15 février) ne me paraît pas, quand je la relis, très adéquate à la situation actuelle, car nous avons fait, en soixante-dix ans, d’immenses progrès pour ce qui est de la lâcheté. Il faudrait la modifier ainsi  : « Lorsqu’ils sont venus chercher les socio-démocrates, je n’ai rien dit, bien que je fusse socio-démocrate. » (On peut remplacer socio-démocrate par dessinateur, juif, catholique, etc.) Ainsi, on a dédié aux caricaturistes de Charlie une plaque amphigourique, les dessinateurs survivants se sont juré in petto de ne plus dessiner le prophète, et l’affaire a été considérée comme réglée à la satisfaction générale.

22 février. — En relisant ce que j’ai écrit dans ce journal sur l’actuelle querelle de l’orthographe, je m’aperçois que me voilà condamné une fois encore à n’être compris de personne. Je suis, sur ces questions orthographiques, et plus généralement sur les questions langagières, d’une tolérance complète. Il m’est parfaitement indifférent qu’on écrive revolver ou révolver, des pizze ou des pizzas, petit déjeuner ou petit-déjeuner, extrême droite ou extrême-droite, événement ou évènement, îlot ou ilot, imbécillité ou imbécilité. Aux puristes, je réponds toujours : l’usage n’est pas fixé.
Tout cela n’empêche toujours pas que je sois hostile à la réforme — il s’agit bien d’une réforme — concoctée sournoisement par la ministre de l’Éducation. En décidant qu’on enseignera désormais aux élèves les fameuses « rectifications » de 1990 et rien d’autre (« l’enseignement de l’orthographe a pour référence [sic] les rectifications orthographiques publiées par le Journal officiel de la République française le 6 décembre 1990 »), le pouvoir politique tranche là où, précisément, il convenait de ne rien faire — puisque l’usage fluctue —, et tranche sottement, aveuglément, en faveur du plus nouveau.
Je ne reviens pas sur les cas, sur l’écrasante majorité des cas, où les rectifications de 1990 ne correspondent à aucun usage. On a décidé par oukase, en prétextant de nouvelles règles, idiotes et inapplicables, qu’on écrirait désormais un-million-cent, cout, corole, serpillère, charriot, relai, ambigüité. On se retrouve donc devant la sempiternelle plaisanterie : on nous impose des façons de faire inédites et complètement arbitraires en nous disant : « ça ne changera rien pour vous », et : « vous le faisiez déjà », ce qui signifie que, par dessus le marché, on nous prend pour des imbéciles. Et si l’on se rebiffe, on se fait traiter d’idéologue et de réactionnaire par des gens qui sont eux-mêmes des concentrés d’autocrates et de fanatiques.

23 février. — Relisant — ou plutôt réentendant, en audio-livre, tout en prenant de l’exercice — les Fu-Manchu de Sax Rohmer, je suis frappé par le nombre de sentences gnomiques. On pourrait en faire un petit livre, le petit livre rouge du président Fu-Manchu.

« God help the victim of Chinese mercy. »
The Insidious Doctor Fu-Manchu

« There is no incidental music to the dramas of real life. »
The Insidious Doctor Fu-Manchu

25 février. — Continué mes incursions dans le roman réactionnaire. Je n’avais rien lu de Louis Bertrand. J’ai failli me décider pour Sanguis Martyrum (1918), mais c’est finalement sur L’Invasion (1907) que j’ai jeté mon dévolu. On donne aujourd’hui ce roman marseillais pour un classique du racisme anti-métèques (il faut dire qu’avec un titre pareil...), mais c’est oublier que Bertrand s’essaie au naturalisme et qu’il est donc tenu de se montrer aussi peu flatteur que possible pour la population qu’il décrit, qui est en l’occurrence le sous-prolétariat italien. Il s’ensuit du reste, chez ce romancier catholique, un très curieux mélange stylistique entre le brutalisme purineux et le pathétisme résigné, ou, si l’on préfère, entre Zola et Andersen.
Il me semble qu’on applique sans beaucoup de discernement à L’Invasion le modèle victimaire en interprétant les stéréotypes ethniques comme des clichés xénophobes et en déduisant de là le racisme de l’auteur, qui en réalité entretenait sur ces questions des idées qui à nos modernes cervelles paraissent passablement contradictoires et fumeuses. Louis Bertrand est le romancier de la latinité, et en particulier le romancier de l’Afrique latine, ses romans algériens reposant sur cette prémisse que les Berbères sont des Romains à peine retouchés par l’islam. Tout cela n’empêche pas une universitaire d’écrire à propos de L’Invasion : « Bertrand n’est qu’un [sic] représentant du courant xénophobe contre lequel, maintenant comme alors, trop peu de voix s’élèvent. » Et le cours de morale de la chercheuse tourne inévitablement à l’enquête de moralité : « Il a beau dire des locataires d’un immeuble du quartier italien que “c’étaient des braves gens pour la plupart”, on a bien du mal à croire à sa bonne foi » [sic]. « Inspiré, écrit cette autre chercheuse, par les théories du XIXe siècle et par les milieux intellectuels de l’extrême droite, l’auteur adopte une vision racialiste. »
Il n’est pas de pire façon de pratiquer l’analyse littéraire. Ce que des étudiants retiendront, c’est que Louis Bertrand était « raciste » et « d’extrême droite » (mais en 1907, Bertrand était encore dreyfusard), et que c’est mal.
Précisément, je tombe sur une référence à mon auteur sur un forum destiné à des étudiants en lettres. Ces enfants se demandent sérieusement si on a le droit d’avoir chez soi un livre d’un auteur « raciste » comme Louis Bertrand ou Maurice Barrès. Ils s’imaginent qu’il est interdit de rééditer ces littérateurs, parce que ce que leurs professeurs leur racontent sur le contenu « xénophobe » des ouvrages se mélange à ce qu’ils voient dans l’actualité sur l’activisme judiciaire des « associations », qui obtiennent la censure de tel ou tel. C’est comme une petite RDA qu’on aurait bâtie à l’intérieur des têtes. Il est vrai que le destin de ces jeunes gens, s’ils décrochent leur concours, est d’enseigner les lettres en collège ou en lycée, et que la première qualité d’un fonctionnaire est la timidité intellectuelle. La pédagogie de la culpabilité est donc un salutaire correctif à la liberté d’esprit qu’on acquiert au contact des livres.

26 février. — Il y a eu en France, pendant une trentaine d’années, un parti « raciste anti-raciste » (c’est-à-dire qui incitait au préjugé et à la discrimination contre les « racistes » ou présumés tels), ou un parti « xénophobomaque » ou « xénophoboctone » (tueur de xénophobes), qui, de même que le parti colonialiste à l’époque du colonialisme, a toujours été minuscule, mais qui a eu une influence disproportionnée à sa taille, en noyautant en particulier l’école et l’université, ce qui lui permit de lancer une inquisition permanente contre les morts, coupables d’avoir les préjugés de leur époque plutôt que de la nôtre. Ce parti était associé à une autre faction, tout aussi minuscule, à l’influence tout aussi disproportionnée, pour laquelle je n’ai pas de nom, mais qui s’occupait, elle, ostensiblement, de droits de l’homme. Pour faire image, je dirai que le parti « raciste anti-raciste » était d’extrême gauche et réclamait par exemple la disparition pure et simple des frontières, tandis que le parti « droit-de-l’hommiste » était d’extrême droite — et plus particulièrement libertarien — et réclamait par exemple la dépénalisation de la traite (liberté du trafic des clandestins, liberté du commerce des bébés).

27 février. — Il y a belle lurette que je parcours la presse non pour connaître les nouvelles mais pour savoir dans quel sens on ment. Mais c’est un signe des temps que je m’intéresse à présent beaucoup plus aux coquilles des journalistes qu’à leurs phrases, comme si j’espérais retrouver par là un peu de la vérité que ces plumes serviles ont pour tâche de dissimuler.
La grande disturbition.
Une peuplade : les barabres. Il y a là une invention langagière qui, pour être involontaire, n’en est pas moins séduisante, car elle désigne sans trop révéler.

3 mars. — Selon l’expert en géopolitique qui parle ce soir à France Culture, les viols de Cologne entraient dans une stratégie de déstabilisation mise en œuvre par le califat. On voulait, en outrageant des Européennes, provoquer des pogroms en représailles et déclencher ainsi un conflit inter-communautaire sur le sol européen. Des pogroms, c’est indéniablement ce qui se serait produit en Orient dans une situation similaire. Mais, selon l’expert, l’ennemi a négligé le fait que nous ne fonctionnions pas ainsi.
En entendant cela, dont à la vérité je ne sais que penser, mais qui me rappelle quel abîme sépare l’islam et l’Occident, je me suis refait la réflexion que l’ennemi devait être persuadé que nous autres Européens étions devenus complètement fous d’ouvrir ainsi nos frontières, sans aucun contrôle ni aucune condition, et qu’il y avait un danger dans cette perception même, car un adversaire qui jouit d’un tel sentiment de toute puissance devient infiniment plus dangereux. Déjà, dans des documents « fuités » à la presse, la police allemande parle à propos de la crise migratoire d’un effondrement de l’État de droit, car des gens qui n’ont pas de papiers, ou qui au contraire en ont pléthore, qui ne font pas l’objet d’un fichage anthropométrique, et qui sont itinérants, bénéficient d’une impunité complète.
Au surplus, mon expert en géostratégie se trompe. Si elle n’a pas entraîné de représailles, l’affaire de Cologne a provoqué un basculement complet de l’opinion, et pas seulement en Allemagne. La sinueuse odyssée de plusieurs millions de jeunes mâles musulmans en direction de l’Europe, avec le consentement de nos élites, réactive aujourd’hui le plus vieux des poncifs de l’inquiétude raciale.

4 mars. — Repris mes promenades chez les romanciers réactionnaires. Je suis dans Pierre Benoit. Cet auteur était comme dissimulé à mes yeux derrière L’Atlantide (1919) version à la zouave du She de Rider Haggard, tout à fait illisible pour moi, mais que je connais par cœur, à cause du cinéma.
Axelle (1928), par quoi j’ai commencé mes lectures, est plus ambigu qu’il n’y paraît, le narrateur, prisonnier de guerre, qui s’insinue d’abord dans la maison puis dans les bonnes grâces d’une famille de hobereaux de Prusse Orientale pour échapper à la misère d’un camp de représailles, pouvant passer pour un parfait opportuniste. Comble d’ambiguïté, c’est cette position usurpée qui lui permet de faire à la fois l’ethnographie de la classe déclinante des junkers et un beau portrait de femme, et cela donne finalement un roman de la ruine et du sacrifice féminin. Le Roi lépreux (1927), qui se passe à Angkor, est raté, quoique cela se lise sans ennui, Benoit se montrant peu à l’aise dans l’ironie et la satire. Il reste une pochade qui commence dans le vaudeville (mariage contrarié à cause d’une mésalliance) et s’achève dans le cynisme (la princesse de sang trafique les antiquités khmères).
On n’a jamais, en France, compris le roman d’aventures. Léon Bloy, lisant au tout début du XXe siècle dans Le Mercure de France, les romans de Wells, L’Île du docteur Moreau, Les Premiers Hommes dans la Lune, prend cela pour des récits infernaux (« Cet homme a l’air d’écrire au fond d’un puits »). Cette incompréhension de mes compatriotes a rendu inextricable la querelle littéraire sur L’Atlantide et She. Si on n’a pas su juger, c’est précisément parce qu’on ignorait les caractéristiques du roman d'aventures — et l’existence même du roman d’aventures mystérieuses en tant que genre —, à telle enseigne que l’accusation de plagiat a pu se retourner et qu’on a fini par prétendre que c’était Rider Haggard qui avait plagié... Louis Boussenard !
Fait exception à l’ignorance générale Albert Thibaudet qui, dans La Nouvelle Revue française (« Le roman de l’aventure », 1er septembre 1919), distingue le roman d’aventures britannique, centré sur l’action et sans élément féminin, et le « roman romanesque français », centré sur la rêverie sentimentale, rêverie qui passe par des circonstances et des figures extraordinaires. — C’est précisément la place de Pierre Benoit, qui a publié, au moment où écrit Thibaudet, Koenigsmark et L’Atlantide, et dont le lectorat est, et restera, féminin.
Avec beaucoup de finesse, Thibaudet identifie un troisième type, un « roman de l’aventure intellectuelle », celui des utopies et des voyages imaginaires, dans lequel il devine, il pressent les caractéristiques de la plus insaisissable des catégories fictionnelles, que Northrop Frye finira par mettre au jour dans Anatomy of Criticism (1957), et à quoi ce dernier donnera précisément l’appellation d’anatomie : ici, l’apparence romanesque est trompeuse (Thibaudet parle de « ces tapisseries où l’aventure n’est plus qu’un motif idéologique »), et les personnages deviennent des « humeurs » (il ne faut pas, note Thibaudet, demander au roman de l’aventure intellectuelle « de créer des personnages vivants »).
Thibaudet relève aussi avec beaucoup d’à-propos que « l’aventure s’identifie en quelque sorte avec la mer », et que le roman d’aventures est donc un roman îlien. Il importe peu, précise Thibaudet, que l’île soit dans les sables du Sahara (L’Atlantide de Pierre Benoit) ou même dans les sables de Sologne (Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier). C’est à peu près le chronotope du roman d’aventures et d’épreuves de Bakhtine, avec sa géographie abstraite. Je vérifie que, chez Pierre Benoit, Axelle est îlien dans la mesure où le personnage est déplacé (prisonner français dans un camp de représailles en Prusse) et où il aboutit à un univers clos (le château de Reichendorf). Le Roi lépreux est îlien dans la mesure où le narrateur est coincé dans son Angkor. Même Mademoiselle de La Ferté (1923), qui se passe entièrement dans la région de Dax, et qui paraît donc aussi peu aventureux que possible, mais qui est bien un « roman romanesque français », est îlien puisque les personnages ne sortent pas de leurs manoirs landais.

6 mars. — Shocking weather, à désespérer un Britannique. Pendant des semaines, le ciel semble une sorte de vessie distendue par les pluies, et qui ne demande qu’à crever.

11 mars. — « Hors de question de discuter de à quel niveau on peut [rogner les droits sociaux] », déclare sur France Culture ce jeune gréviste, qui précise aussi que la fin de la grève, « ça passe par enlever [le projet de loi litigieux] ». Je crois que je ne suis pas dans une position si différente de celle d’un Allemand de 1939 ou 1940, qui voyait arriver à l’âge d’homme des jeunes gens qui, pendant toute leur jeunesse, avaient été endoctrinés par le régime, et dont la langue même était devenue étrangère.

12 mars. — Le savoir-vivre des amers : ce qu’on garde du contact avec autrui, ce sont les petites méchancetés. Cela incite à adopter, dans le commerce avec ses semblables, une politesse scrupuleuse et un vigilant quant-à-soi.

13 mars. — Tombé, sur la Toile, je ne sais par quel hasard, sur un document du Parti Socialiste que j’ignorais. Le 30 janvier 2015, soit trois semaines après les attentats contre Charlie et contre l’Hyper Cacher, le groupe de travail Cohésion Républicaine publiait un rapport d’étape, dans ce style alambiqué, caractéristique du régime : «  La République vacille sous les coups conjugués des tenants du “grand remplacement” et de la “grande séparation”, aussi bien de ceux qui, comme Éric Zemmour ou le Front National, fantasment sur la disparition d’un corps national purement français au profit de populations étrangères hostiles, que de ceux qui considèrent que la République perturbe ou corrompt la vérité de telle ou telle religion, et veulent forcer à se tenir à l’écart, en marge du récit républicain. »
Ainsi, c’est par le renvoi dos à dos que le régime avait choisi de traiter l’événement — et par la démonisation de ceux qui avaient averti du danger, décrits, par approximation polémique, comme des partisans de la « pureté » nationale, c’est-à-dire comme des nazis. Quant aux agents du califat qui avaient frappé à Paris entre le 7 et le 9 janvier, ce qu’on leur reprochait n’était pas l'assassinat politique — et pas même « l’atteinte à la liberté d’expression » qui est devenue, dans le débat public, la désignation euphémistique du pictoricide. Ce n’était pas davantage le meurtre antisémite. C’était le séparatisme (« ceux qui veulent forcer à se tenir à l’écart »). — Voilà en tout cas une analyse qui commence et qui s’achève par les considérations électorales. L’ennemi, c’est l’ennemi dans les urnes, c’est « l’extrême droite » (et on est d’extrême droite sitôt qu’on a le toupet de remarquer qu’il se passe de curieuses choses du côté de l’islam). De la clientèle électorale, c’est-à-dire des musulmans, on était disposé à oublier les peccadilles, à condition qu’ils continuassent à voter pour le parti au pouvoir.
J’aurai beau répéter sénilement que la première règle d’une propagande bien comprise est la cohérence, ici, l’erreur du régime — erreur qui lui sera fatale — c’est d’être demeuré dans le cadre de pensée d’avant la crise.

17 mars. — Osterputz. Il a consisté pour moi à déménager vers la pièce à archives une partie de ce qui était dans mes bibliothèques, et à lutter contre les moutons de poussière qui s’accumulent au fond des étagères. Ce travail me laisse fourbu, et j’ai dormi — en deux fois — onze heures.
Violente campagne de presse contre Mgr Barbarin, primat des Gaules, sous les habituels prétextes (affaires de prêtres pédophiles vieilles de quelques décennies, qu’on ressort pour l’occasion). C’est la Manif pour tous, et le chavirage des lois sur la procréation pour couples de même sexe, qu’on veut faire payer à l’archevêque de Lyon — ce qui signifie que le régime est à l’heure des règlements de compte —, plus le soutien du prélat aux chrétiens d’Orient (appel à sonner le tocsin le 15 août à midi), car on ne dénonce pas impunément un génocide.

18 mars. — Le programme de l’actuel pouvoir, c’était une sortie de civilisation. Seulement si l’intention était claire, on ne peut pas dire que les résultats soient à la mesure des ambitions. Qu’a-t-on obtenu en somme ? 1. L’instauration du mariage saphique et uranique, mais sans les fantaisies procréatrices qui étaient sa raison d’être. 2. La suppression du grec et du latin, initiative qui aliéna au régime ses derniers soutiens dans la classe intellectuelle. 3. La réforme de l’orthographe, créant par décret une langue artificielle, que les professeurs devront apprendre avant de pouvoir l’enseigner. Mais précisément, comme on n’enseigne plus l’orthographe, ce néo-français ne s’imposera jamais. 4. La fusion des régions, donnant naissance à des entités arbitraires, pour lesquelles on trouve des noms ineptes (les Hauts-de-France, le Grand Est). Mais cela aussi a pour effet de ressouder dans la colère les régions historiques.
Ce qui reste, c’est l’outrecuidance d’un régime qui aura été impopulaire dès le premier jour, mais qui s’était imaginé qu’il avait réellement la faculté de faire une révolution, ou plus exactement de refaire la Révolution, en n’oubliant pas de réformer le calendrier, de fermer les églises, et d’inscrire au fronton des cimetières : « la mort est un éternel sommeil ».
Le parti qui est au pouvoir disparaîtra, ceux qui l’auront servi seront déshonorés. J’ai dressé l’oreille à ce que criaient hier ces lycéens en colère. P comme pourris, S comme salauds.

19 mars. — Alberte, de Pierre Benoit, c’est tout simplement Je vous présente Pamela, le mélo qu’on tourne dans La Nuit américaine de François Truffaut.
Les romans de Pierre Benoit sont remplis de « il/elle souffrait déjà de la maladie qui devait l’emporter », mais cela n’a que l’apparence du réalisme. De même, ses héroïnes sans qualités, qui ne sortent du couvent pour se marier, qui perdent leur mari et n’ont dès lors rien de plus pressé que de s’enterrer vivantes dans leur terre, si elles sont si radicalement simplifiées, c’est parce qu’elles sont des figures du « roman romanesque » comme dirait Thibaudet.

20 mars. — Lecture de You’re a Brick, Angela (1985 [1976]) de Mary Cadogan et Patricia Craig. Ma surprise provient de ce que je lise des propos balancés et informés sur une littérature — la littérature de langue anglaise destinée aux jeunes filles — dans laquelle je me suis, il y a fort longtemps, aventuré sans guide. C’est dans l’étude de la littérature la plus démotique que les auteurs sont à leur meilleur, l’analyse des school stories depuis Angela Brazil (et même depuis L. T. Meade), et tout particulièrement celles des publications à deux pence d’Amalgamated Press. Pendant un quart de siècle, entre 1930 et 1955, cette littérature a reflété, quoique de façon oblique, la réalité sociale, fournissant réconfort et distraction, et obtenant l’adhésion d’un lectorat de tout niveau intellectuel et de toute classe sociale. Cette littérature était foncièrement conservatrice, ce qui se traduisait par de strictes limites à la fantaisie (impoverishment of their fantasy content), mais qui la préservait des excès. À son meilleur, elle atteignait une légèreté et une distinction qui lui étaient propres. — La justesse de cette analyse est d’autant plus remarquable que nos auteurs partagent apparemment tous les préjugés universitaires en vogue dans les années 1970.
Certes, il y a bien des choses dans You’re a Brick, Angela avec lesquelles je suis en désaccord. La faille de la série des Narnia, de C. S. Lewis, n’est pas le recours à un symbolisme chrétien, mais tout à l’opposé le syncrétisme. A Girl of the Limberlost n’a rien à faire au bout du rang où voisinent Rebecca of Sunnybrook Farm, la série des Ann of Avonlea et le sirupeux Polyanna. Enfin, si les auteurs déplorent une certaine littérature enfantine d’action sociale — elles citent ces romans consacrés au problème des maternités précoces —, elles n’en manifestent pas moins un enthousiasme à mes yeux naïf devant le « passage à l’âge adulte » d’une littérature dont la définition initiale était que ses lectrices devaient s’en émanciper (grow out of).

21 mars. — La presse française, avec son habituel manque de discernement, a beaucoup fait mousser l’arrestation spectaculaire en Belgique, il y a trois jours, de l’un des terroristes du 13 novembre, en pensant que cela redorerait le blason de l’appareil sécuritaire. Mais cela n’a fait au contraire que redoubler l’inquiétude de la population, car il s’est découvert que « le caïd insaisissable », « l’homme le plus recherché d’Europe » était tout simplement rentré dans son quartier bruxellois.
Le gouvernement français profite de l’occasion pour se concerter avec les institutions de l’islam. Cela non plus n’est pas pour rassurer, car on devine des intrigues et des machinations obscures. Ainsi, telle officine de « déradicalisation » des terroristes, notoirement proche de l’islam frériste, et qui avait la faveur de l’Intérieur, a rompu avec lui — ou bien est-ce le ministre qui a prononcé sa disgrâce ? Naturellement pas un journal qui soit fichu d’imprimer la plus petite bribe de vérité.
Tout cela me donne l’impression atroce que nous sommes un pays vaincu, dont les vainqueurs se disputent entre eux sur la façon dont il convient de nous traiter. Mais j’ai déjà noté des choses similaires il y a un an.

22 mars. — Les autorités n’auront guère eu le temps de plastronner après l’arrestation vendredi dernier du terroriste Abdeslam dans son quartier de Bruxelles, car, en représailles, des islamistes se sont fait sauter à l’aéroport et dans le métro de la capitale européenne.
La canaille la plus vile, passée aux ordres des émirs islamistes qui ont remplacé au Levant les anciens dictateurs, se livrant impunément au massacre, et utilisant comme bases les quartiers communautaires. On dirait que quelque divinité farouche a décidé de faire payer ensemble à la classe dirigeante toutes ses erreurs de jugement : sa croyance idiote dans l’aspiration à la démocratie des pays arabes ; sa complaisance vis-à-vis de la société musulmane reconstituée en Europe ; son laxisme pénal et carcéral.
J’écris qu’une divinité farouche fait payer à la classe dirigeante sa complaisance et son laxisme. Je n’écris pas qu’une divinité farouche fait payer à la classe dirigeante sa naïveté ou son angélisme, car je persiste à ne pas croire à cette thèse de l’angélisme, rebattue par toute la réacosphère (entrées des 16 et 19 décembre 2015). Il faut s’avancer prudemment ici car les mots sont fuyants, à telle enseigne que, pour les journaux de droite, naïveté, laxisme, angélisme, sont à peu près des synonymes. Cependant le refus d’admettre des réalités désagréables ne devrait mériter la désignation de naïveté ou d’angélisme que lorsqu’il est motivé par une véritable innocence, une véritable simplicité, non lorsqu’il est motivé par l’idéologie ou le calcul. La question est d’importance, car il s’agira un jour de rendre des comptes, et ce jour-là, on se doute bien de quelle façon les responsables voudront se dédouaner.

23 mars. — Signe des temps, le bourrage de crâne ne s’embarrasse plus de logique. Que si des bombes humaines appartiennent à un réseau connu, par exemple celui qui a frappé Paris en novembre et qui vient de frapper à Bruxelles, on insiste sur le fait qu’il n’y a, en somme, qu’une bande, et que le problème sera réglé quand cette bande aura été mise hors d’état de nuire. Mais que, d’aventure, on découvre un terroriste, passé en Europe dans le flot des « réfugiés », qui appartient à un autre réseau, ou qui travaille seul, c’est cela qu’on met en avant (« aucun lien avec les attentats en France ou en Belgique n’a été établi »), parce que cela discrédite l’idée de la bande tentaculaire, du complot aux mille ramifications. On gagne ainsi à tous coups.
Autre signe des temps, on ne sait plus si ce qu’on lit dans l’actualité (« toute personne de retour de Syrie sera incarcérée sur le champ ») correspond à une information, un canular ou un propos « nauséabond », extrait du programme de quelque extrémiste de droite.
Une chose dont nous sommes débarrassés. Le fameux « ça n’a rien à voir » des âmes vertueuses, qu’il fallait dire de son ton le plus raisonnable, le plus patient, le plus maman. Seulement, rien n’avait à voir avec rien, l’islam n’avait rien à voir avec l’islam ; même la dame qui écrit l’éditorial de La Croix n’y croit plus (« plus personne n’affirme aujourd’hui que le terrorisme n’a rien à voir avec la religion, l’islam en particulier »). — L'an dernier, le même journal imprimait ceci : « Douze morts à Charlie Hebdo aux cris de “Allah Akbar” : les responsables religieux et antiracistes ont condamné mercredi un attentat “barbare” et appelé, dans l'unité, à prévenir tout amalgame associant l'islam à cette “monstruosité”. » (La Croix, 7 janvier 2015.)

26 mars. — Qu’arrive-t-il lorsque, dans une société, dans une civilisation chrétienne, on « débranche » le christianisme. Eh bien, il arrive ce que nous sommes en train de vivre. Nous vivons une sorte de Tchernobyl religieux. De fait, les mosquées, avec leurs dômes et leurs minarets jumeaux, vous ont un vilain air de centrales nucléaires de l’islamisme. Le géopolitologue Alexandre Del Valle explique que, dans les mosquées turques du Millî Görüs¸ — un demi-million de membres en Europe —, on enseigne que si l’indigène a refusé trois fois la conversion, il devient légitime de lui faire le jihad.
Vigile pascale. Très grande ferveur, très grande joie de l’assemblée. Rentré par une belle nuit étoilée, une de ces nuits où l’on a l’impression, en pleine campagne, d’être déjà sous un toit. « Et fecit Deus firmamentum. »

29 mars. — Pauvre Europe ! Elle se laisse massacrer en montant en épingle d’abord l’épouvante et le sordide des massacres, puis sa résignation lacrymale à la violence et à la mort. J’ai pensé d’abord que la vision de ces bougies et de ces petites cartes, presque aussitôt changées en détritus par la pluie, m’inspirait une révolte purement physique. Et puis, je me suis rendu compte que ce qui me congestionne de dégoût, comme dirait Léon Bloy, c’est ce pathétisme faisandé, où la veulerie passe pour du stoïcisme, et l’apathie, l’aboulie, pour de la sainteté. (Extraordinaire expression de ce détachement neuroleptique dans la bouche de l’ex-dessinateur de Charlie, Luz : « L’amour du prochain est une absurdité faite pour rassurer les hypocrites (sic). Ce qui est important, c’est de ne pas avoir de haine (sic). Ce n’est pas l’amour, c’est la non-haine. »)

30 mars. — Sur la Toile, nouvelles images d’abattoir, tournées clandestinement par de courageux activistes, où, ainsi que le font remarquer les professionnels de la filière, les animaux ne sont pas tués dans les règles de l’art : veaux qui passent par deux et par trois dans une cage de contention prévue pour des bovins adultes, qui s’entre-piétinent et à qui on ne parvient pas à administrer l’électro-narcose ; agneaux qui ont eux aussi échappé à l’assommage électrique, que l’on jette à terre comme si c’étaient des sacs et à qui, pour les faire tenir tranquilles, les tueurs fracturent le crâne à coups de crochet ; autres agneaux, suspendus par une patte alors qu’ils sont pleinement conscients, et qui se débattent avec l’énergie du désespoir tandis qu’on les égorge et qu’on les laisse se vider de leur sang ; ou, pire encore, cet agneau qui est écartelé vivant, alors que le tueur s’est momentanément absenté de la chaîne, et qui retombe en morceaux frémissants.
Je suis toujours frappé de la protestation qui émane dans de telles circonstances des kréatophages. Gauche militante et droite réactionnaire se réconcilient pour l’occasion. On ne va tout de même pas se priver de viande ! Il semble même — chose remarquable — qu’en pareil cas on abandonne tout mauvais prétexte et qu’on se draperait plutôt dans son sadisme.
Quant aux règles de l’art, rien aujourd’hui n’est fait dans les règles de l’art. La loi du profit a été réinterprétée comme la loi du bâclage et il suffit de consulter l’ordre du jour parlementaire pour constater que le gouvernement supprime, sous le prétexte habituel de lutte contre le chômage, les dernières conditions d’accès à tel corps de métier, de sorte que la frontière entre le travail et l’escroquerie est abolie.

2 avril. — À France Culture, le politologue Jacques Rupnik : « En Occident, dès que vous dites “civilisation”, on vous prend pour un déterministe culturel, quasiment pour un raciste. »
Ce n’est pas mal observé. On est passé, en quatre-vingt ans, du « Wenn ich Kultur höre... entsichere ich meinen Browning ! » du nazi Hanns Johst à « quand vous dites civilisation, on vous prend pour un raciste ».

3 avril. — Berlue. J’ai cru déchiffrer :

A FUTURE FOR
BOLCHEVISM


Ce que je lisais — mal — c’était, sur des images d’actualité :

A FUTURE TO
BELIEVE IN


le slogan des partisans de Bernie Sanders, rival malheureux de Mrs Clinton pour l’investiture démocrate, et qui n’est pas lui-même un démocrate mais un progressive.

4 avril. — Titre pour mon journal : La Vie rêvée.

10 avril. — Mot extraordinaire de l’abbé, en ce troisième dimanche de Pâques, à propos du mystère pascal : nous y étions.

11 avril. — La sociologie fournit aux médias une nouvelle dénomination pour les émeutes urbaines qui se multiplient ces temps-ci, sous prétexte de résistance à la réforme du code du travail : Violences festives. Expression en effet très supérieure à rassemblements émaillés de violences.

12 avril. — Quelle pouvait bien être cette « association catholique conservatrice » qui figurait parmi les cibles du réseau terroriste qu’on démantibule en ce moment, après les frappes de Paris et de Bruxelles ? J’ai craint que ce ne fût La Manif pour tous. Black-out complet des médias. Mais ce matin La Croix donnait le pot aux roses. C’était Civitas que visaient les agents du califat.
Visite médicale de reprise. « Votre cœur va bien. » Mais quand j'explique que j’ai atterri aux urgences pour des extra-systoles, le médecin expert me dit que j’en ai toujours, et me les montre sur l’électrocardiogramme. Elles sont intercalaires, c’est-à-dire qu’elles n’affectent pas le rythme du cœur. Possible explication, l’état des artères. Je dois revoir mon cardiologue et me faire prescrire un nouveau médicament.
« Ce sont là des interrogations théologiques, qui sont en décalage complet avec la société de communication dans laquelle nous vivons. » Le journaliste Antoine Marette, à France Culture, commentant les déclarations de divers prélats sur les cas anciens de pédophilie dans l’Église et la façon dont il convient de traiter leurs auteurs. Jamais dictature ne plastronna plus effrontément que cette dictature des médias, qui célèbre chaque jour le culte de la bêtise et qui réclame de tous, comme une chose qui lui est due, cette bêtise.

14 avril. — Mauvaise journée, parce que j’ai l’impression d’avoir été « recalé » à mon examen médical hier.
Lu en diagonale Marko le brigand, de Louis Boussenard, dans Le Journal des voyages de 1904, récit sanguinolent du populicide des chrétiens de Macédoine par les brigands albanais, supplétifs des Ottomans, et par les Bachi-Bouzouks.

15 avril. — France Culture se déchaîne ce matin contre le président, qui a, si j’ai bien compris, donné une piètre prestation à une émission de rencontre avec les « vrais gens », comme disent les médias, dont je n’ai pas saisi le titre (Face aux faciès ?). Je n’ai guère de sympathie pour ce personnage, et absolument aucune pour ses idées, mais cette façon qu’ont les médias ligués de sonner l’hallali est révoltante et indigne, belle démonstration du courage des lâches.
Du coup, j’ai trouvé à quelle figure historique me faisait penser le président. C’est Louis XVI. Souhaitons-lui de ne pas être assassiné. Mais il y a place peut-être pour un assassinat symbolique ; il se pourrait par exemple que ce personnage se représentât à la présidentielle en 2017 et qu’il fût battu à plates coutures, de façon réellement humiliante, par exemple en recueillant moins de dix pour cent des voix.

16 avril. — Encore près d’onze heures de sommeil.
Brûlé des papiers. Le douteux privilège de l’homme de lettres qui pense à ceux qui, après lui, viendront inventorier ses archives. Curieux de voir partir ainsi ce qu’on a écrit et qui est, par définition, irremplaçable. Mais au fond je ne crois pas que cela ait tant d’importance, car l’œuvre fait tapisserie, de sorte que tout finit par être répété, à un autre endroit ; de sorte aussi que, s’il vient à manquer un bout, l’œil complète le dessin.
J’ai cherché ces temps-ci, mais en vain, du Elizabeth Goudge, auteur fort apprécié par l’ami André-François Ruaud, auteur du Panorama de la fantasy. Rien au Marché du livre, rien à la vente d’Amnesty International. Là-dessus, je découvre que je possède Le Château sur la colline, dans la version suisse chez Jeheber, rescapé de la bibliothèque vitrée de mes parents. Un roman dont j’ai vu le dos pendant toute mon enfance, mais que, naturellement, il ne me fût pas venu à l’esprit d’ouvrir. C’est écrit comme un roman pour enfants, avec le même point de vue sur le monde et la même intention didactique. J’a l’air, en notant cela, de faire la petite bouche. En réalité, je crois que c’est là l’une des façons de faire de l’honnête littérature pour les masses, sans tomber dans l’une des maladies de la littérature.
Chez Goudge, le merveilleux, ou le surnaturel, font irruption au coin des phrases. Ainsi, le gros chien du château vient dormir sur le lit des petites filles, réfugiées de Londres, parce qu’il voit leurs âmes, comme deux petites flammes, ranimant sa vieille âme à lui, qui s’étiole. Il y a aussi des fantômes, qui sont décrits comme s’ils faisaient partie des meubles, ainsi qu’une manifestation de métagnomie (le fils du châtelain, face à un réfugié de guerre juif, reçoit des images médiévales de pogroms en Angleterre).
Parmi les points faibles du roman, la romancière manifeste une tendance déplorable à décrire la mort des protagonistes de leur point de vue, elle s’arrange pour faire périr dans les bombardements le petit personnel de préférence aux maîtres, et le ton dominant de religiosité à tendance mystique est parfois proche de la divagation. C’est somme toute beaucoup moins solidement chevillé que du Joan Grant.
Mon exemplaire n’était coupé que jusqu’au tiers. Je retrouve ici ma mère en entier ; c’est absolument comme un bout de conversation que j’aurais eu avec elle. Elle a arrêté de lire Le Château sur la colline quand elle a compris que c’était « bête ».
Les auteurs anglais que je lis semblent appartenir à deux catégories littéraires : l’auteur masculin qui est connu pour des travaux d’érudition, qui enseigna dans un établissement scolaire marginal jusqu’à ce qu’il fût en mesure de prendre une retraite bien méritée, et qui consacra l’essentiel de son existence à un immense et labyrinthique roman ; l’auteur femme, ayant produit des romans historiques, ainsi que des romans pour la jeunesse, et qui, lorsqu’on lit sa biographie, en semble curieusement dépourvue : dans sa jeunesse, elle suivit son père dans ses différentes positions académiques ; elle s’occupa très avant dans son existence d’une mère devenue invalide ; elle vécut les trois dernières décennies de sa vie dans un cottage à l’écart, en compagnie d’une très proche amie, secrétaire et confidente.

Noms : Croisset, Émule et Tuplier.

17 avril. — Des membres du conseil français du culte musulman l'abordèrent et, pour le mettre à l'épreuve, ils lui demandaient : « Est-il permis à un mari de renvoyer sa femme ? »
Il dit : « Que vous a prescrit Mahomet ? »
Ils lui répondirent : « Mahomet a permis de renvoyer sa femme à condition de réitérer trois fois la formule de répudiation. »
Il répliqua : « C'est en raison de votre endurcissement qu'il a formulé cette loi. Mais, au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme. À cause de cela, l'homme quittera son père et sa mère, il s'attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu'un. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais ils ne font qu'un. Donc, ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas ! » 
De retour à la maison, les disciples l'interrogeaient de nouveau sur cette question. Il leur répond : « Celui qui renvoie sa femme pour en épouser une autre est coupable d'adultère envers elle. »

Les membres du conseil français du culte musulman et des journalistes venus de Paris s'assemblèrent auprès de lui. Ils virent quelques uns de ses disciples prendre des pizzas au jambon et même au chorizo.
Or les membres du conseil français du culte musulman, comme l’ensemble des musulmans, ne mangent pas de jambon ni de chorizo, ni aucune nourriture qui n’est pas halal. Quant aux journalistes venus de Paris, ils sont tous végétariens.
Les membres du conseil français du culte musulman et les journalistes venus de Paris lui demandèrent donc : « Pourquoi vos disciples mangent-ils de la nourriture qui est haram ? Ils pourraient manger halal comme tout le monde, après tout, cela ne changerait rien pour eux et ce serait plus respectueux de la diversité culturelle. Est-ce que par hasard ils ne seraient pas un peu islamophobes ? »
Il leur dit : « Isaïe a bien prophétisé sur vous, hypocrites, ainsi qu'il est écrit : Ce peuple m'honore des lèvres, mais leur cœur est loin de moi. Vous laissez de côté le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes. Vous faites des simagrées à propos du halal et du haram. Mais vous avez bel et bien annulé le commandement de Dieu pour observer votre tradition ! Car vous ne donneriez pas un döner kebab à votre père ou à votre mère s’ils mouraient de faim à côté de vous, alors que vous donnez de l’argent au comité contre l’islamophobie en France et au secours islamique pour la Palestine. Et vous faites beaucoup d'autres choses semblables. »
Ayant rappelé la foule, il leur dit : « Écoutez-moi tous, et comprenez. Rien de ce qui est hors de l'homme et qui entre dans l'homme ne peut le souiller ; mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui souille l'homme. Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu'il entende ! »
Lorsqu'il fut entré dans une maison, loin de la foule, ses disciples l'interrogèrent sur la parabole.
Il leur dit : « Ainsi, vous aussi, vous êtes sans intelligence ? Ne comprenez-vous pas que tout ce qui du dehors entre dans l'homme ne peut le souiller, parce que cela n'entre pas dans son cœur, mais va dans le ventre — et cela part par le petit endroit. » Ainsi il déclarait purs tous les aliments. Et il disait : « Ce qui sort de l'homme, voilà ce qui souille l'homme. Car c'est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les pensées mauvaises : fornication, vols, meurtres, adultères, avarice, méchancetés, fraude, libertinage, envie, blasphème, orgueil, déraison. »

19 avril. — La lecture du Château sur la colline d’Elizabeth Goudge m’inspire des réflexions pas gaies. La leçon de ce roman du Blitz, c’est que l’Angleterre historique, celle des vieilles pierres, disparaîtra sous les bombes, et qu’il ne subsistera que l’Angleterre des petits cottages, mais que ce n’est pourtant pas la fin, car la population des cottages a les clés d’une Angleterre éternelle qui, elle, est indestructible, car elle relève du spirituel. Je ne puis m’empêcher de faire la comparaison et de conclure que, post-chrétiens, nous n’avons plus de civilisation à défendre. Pas sûr dans ces conditions que nous sortions vainqueurs face à ce que La Croix appelle prudemment « les menaces du radicalisme, notamment musulman », ni même que le combat ait encore un sens.

20 avril. — Vu mon cardiologue. Extra-systoles en début d’examen, mais elles ont disparu ensuite. Fraction d’éjection augmentée depuis janvier, tout l’exercice que j’ai pris s’avérant payant. Le médecin est d’avis que je peux reprendre mon travail d’enseignant. Le médecin expert m’appelle peu après et je lui apprends cette excellente nouvelle.
Je reste persuadé que l’arythmie est liée à la quantité de mouvement que je me donne. Cette semaine, j’ai été complètement sédentaire et l’examen était bon. La semaine passée, je faisais du jogging dans les collines et l’examen était mauvais. Il s’agit donc de trouver un volume d’activité physique qui fortifie mon cœur sans entraîner de conséquence fâcheuse.

21 avril. — Insomnie nocturne, due en partie à mes cogitations sur l’avenir.
Jogging dans les collines, sans fatigue excessive ni aucun symptôme de quoi que ce soit.
Coup d’œil internétique sur l’actualité. Je suis toujours frappé par l’aigreur générale. Ce n’est pas seulement que tout fasse symbole, ni même que tout fasse polémique ; il faut encore que, dans cette polémique, chacun se maintienne au dernier degré de l’indignation. Presque toujours, la querelle porte sur une question liée de près ou de loin à la mahomerie.

22 avril. — Décidément, il souffle un vent nouveau. Même La Croix prend acte avec neutralité, sinon avec bienveillance, de la position du Premier hongrois, Viktor Orban, qui note que « l’Europe ne peut devenir le nouveau logis de millions de nécessiteux à travers le monde ». Et Le Figaro publie sur le sujet de l’identité nationale des chroniques au ton de plus en plus strident. Et que dire de ces porte-parole de la mahomerie (je pense ici à des protagonistes britanniques) qui se tortillent aujourd’hui en expliquant que, certes, il y a des problèmes, mais que l’islam fait des efforts de réforme depuis au moins le XIXe siècle. Il y a quelques mois encore, les mêmes lâchaient sur un ton de supériorité hautaine : « Apprenez à respecter les autres cultures. »

24 avril. — Lu sur la Toile : « Lire rend plus intelligent, plus emphatique et plus heureux. » Je sais bien que la personne qui a écrit cela s’est trompée sur l’orthographe d’empathique mais, telle quelle, la phrase donne un excellente portrait d’une personne littéraire.

25 avril. — Effet de l’actuelle guerre intérieure, la première chose qu’on voit le matin en lisant en ligne les informations du Figaro, c’est la vilaine bobine des tueurs de masse de la mahomerie, parce que l’enquête progresse, parce qu’on les a changés de cellule, ou sous mille autres prétextes tous pareillement idiots. Voilà un cas où la prohibition imagière serait parfaitement légitime, ne fût-ce que parce que ces gens ont la tête de l’emploi — la tête de petits voyous nord-africains — et qu’à les mettre ainsi en exergue on donne une mauvaise image de leurs semblables, qui n’ont pas mérité cela, qui sont, si je puis ainsi m’exprimer, d’honnêtes voyous nord-africains.
Versant textuel de ce phénomène de sidération médiatique, on attend, on espère que les intéressés « parlent », qu’ils « s’expliquent », qu’ils nous éclairent sur ce qui a pu les pousser à massacrer leurs concitoyens. Il est hors de question que ces gens n’aient rien à dire, parce qu’ils sont de sinistres crétins, certes violents et pervers, mais sinistres crétins quand même. Quand ils parleront, ce sera nécessairement pour prononcer des oracles. Au fond, les médias croient ce que croient les terroristes eux-mêmes : qu’ils sont infiniment grandis par l’immensité de leur crime.

26 avril. — Journée peu profitable. Tâché de cerner un personnage d’après la façon dont il parle, les tournures, la syntaxe, un type qui se révélerait d’idées avancées, « bobo » comme on dirait aujourd’hui, sans rien dire de clairement « avancé », en ne disant même que des choses parfaitement banales. Mais l’exercice est plus difficile qu’il n’y paraît.

27 avril. — L’avocat belge d’Abdeslam, membre survivant du commando qui a frappé à Paris puis à Bruxelles, a décrit son client comme un « petit con » ayant « l’intelligence d’un cendrier vide ». Tollé général. L’avocat, qui n’a parlé de cette façon imagée, d’accord avec son client, que pour prémunir celui-ci de l’accusation d’être le « cerveau » de sa bande de meurtriers de masse, se défend : « On m'accuse d'avoir humilié M. Abdeslam, on laisse entendre que je le méprise et que je suis devenu plus son adversaire que son défenseur. » Voilà la parfaite illustration de ce que je notais sur la fascination des médias pour les monstres. Ce qui est insupportable, c’est qu’on ait l’air de mépriser un homme aussi considérable qu’Abdeslam.

28 avril. — Comme en écho à mes réflexions, tribune du Figaro, signée Gaspard Koenig, protestant contre cette manie des médias de changer les terroristes en stars. L’auteur suggère (j’ignore si cette suggestion est blagueuse, ou semi-blagueuse) qu’on désigne les tueurs par des numéros ou par des surnoms ridicules. Ce n’est pas une si mauvaise idée. Au surplus, il devient impossible de retenir tout ce monde.
Autre aspect de cette promotion des tueurs de masse, les médias, quand ils s’emploient à raconter par le menu la « dérive » d’un petit truand devenu terroriste, recyclent spontanément la conception populaire du héros tragique dont se moquait C. S. Lewis dans An Experiment in Criticism (1961). La « conception tragique de la vie » reposait selon Lewis sur deux prémisses fallacieuses : 1. les grands malheurs de l’existence seraient causés par des failles dans le caractère des êtres, 2. arrivé à la dernière extrémité, l’individu révèlerait dans son échec même la fameuse « grandeur tragique ». Dans le cas des tueurs du califat, la première proposition est validée par l’affirmation que les terroristes seraient des êtres compliqués et déchirés, passés par la délinquance puis la reconversion au mahométanisme. La seconde prémisse amène précisément les médias et leurs usagers à glorifier les terroristes, comme on glorifie une vedette de la variété internationale qui meurt de surdose, parce qu’ils sont « allés au bout de leur truc ». Un examen moins complaisant révèle sur l’exemple la ténuité de la théorie. 1. Les tueurs du califat n’ont pas de faille particulière. Ils sont de parfaits néants. Leurs traits caractéristiques, la bêtise et la violence, sont ceux de tout gangster (« il est à la fois bête, violent et dangereux », expliquait-on à la mairie de Saint-Denis à propos de Jawad Bendaoud, logeur des terroristes après les attentats de Paris). 2. Les tueurs du califat sont des soudards qui meurent en soudards, après avoir commis des atrocités. Leur seule originalité par rapport à l’ordinaire des reîtres, c’est le fanatisme, mais l’histoire ne manque pas de soudards qui sont aussi des fanatiques. Il n’y a pas plus de grandeur tragique dans leur destin que dans le destin d’un escadron de Waffen-SS qui meurent dans une embuscade des partisans après qu’ils ont mis le feu à la grange où ils ont enfermé des femmes et des vieillards.

1er mai. — La fin du monde, certes les chrétiens y croient toujours, mais ils y croient comme à une éventualité fâcheuse. En cas de fin du monde...

2 mai. — Reprise de mon travail d’enseignant. Mais l’unique heure de cours que j’assure aujourd’hui me convainc que l’exercice de ce curieux métier qui consiste à parler devant des gens qui ne vous écoutent pas excède à présent mes forces.

4 mai. — Commandé les pièces de Shakespeare dans les versions de la BBC de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Je me souviens que je voyais cela à la télévision française, le samedi après-midi.
Commencé ma dégustation par Macbeth. Comme le faisait observer Vigny, « il ne suffit pas d’entendre l’anglais pour comprendre ce grand homme ; il faut entendre le Shakespeare, qui est une langue aussi ».

5 mai. — Jeudi de l’Ascension dans le vignoble. On chante des cantiques à l’ombre d’églises moussues. Depuis quelques années, je me promène dans du John Ford.

6 mai. — Fêté par les médias, habitué des plateaux de télé, il était l’auteur de plusieurs essais parus aux éditions du Veau d’or dans la collection L’histoire en raccourcis, parmi lesquels D’Austerlitz à Auschwitz, De Valmy à Vichy et De Charlemagne à la Grande-Allemagne.

L’émission « Tous en laisse » et son supplément « Le Petit Cloaque ».

7 mai. — Un curieux paradoxe est que les médias se trompent davantage quand ils dramatisent la situation sécuritaire que quand ils lénifient. Les attentats ne sont pas le début de quelque chose mais la fin de quelque chose. Rien n’a changé brutalement (ce fut mon illusion au moment du massacre à Charlie, cette impression d’avoir mis le pied dans un univers parallèle), il n’y a pas eu de révolution, ni de coup d’État, mais un long processus qui touche à son terme. C’est la raison pour laquelle les agents du califat sont prélevés dans la chiourme. Nul besoin d’émir pour parachever la domination musulmane en Europe, il suffit d’une poignée de ghází.

8 mai. — Qui connaît l’état spirituel de ceux qui, dimanche après dimanche, reçoivent la communion ? Peut-être que nous recrucifions le Christ à chaque messe.

10 mai. — Curieuse utilisation du verbe amalgamer dans 20 minutes : « Ils sont éduqués pour tuer, amalgame tranquillement Michel Carrier. » (Propos d’un riverain, à propos de l’installation sous ses fenêtres d’un centre d’accueil pour moudjahidin.)

Alors, en un surcroît d’ingéniosité révolutionnaire, ils eurent l’idée de faire passer leurs victimes à l’abattoir, littéralement ; on vit un professeur de grec ancien accroupi dans la cage de contention, à qui l’on administrait le coup de grâce, avec le pistolet à projectile captif ; on vit une vieille dame suspendue à l’envers à un croc de boucher, et qu’on découpait comme on découpe une carcasse de porc. À l’autre bout de la chaîne, sortaient, sur des plats en polystyrène, des côtelettes de fonctionnaire des impôts, des pieds d’ouvrière du textile, des andouillettes de lycéenne.

11 mai. — « Le recrutement périodique des enfants chrétiens (devs¸irme) » écrivait, dans un article vieux d’un quart de siècle, cet historien complaisant, pour désigner l’abominable cruauté qu’était, en Roumélie, l’impôt de sang, c’est-à-dire les rapts d’enfants chrétiens par les Turcs, qui en faisaient des janissaires. Curieusement, la formulation de l’historien est analogue à celle des nazis pour la disparition des juifs. Ces derniers étaient « conscrits en bloc pour un bon déploiement de la main-d’œuvre », selon le mot de Bormann.

12 mai. — L’habituelle promenade banlieusarde de dix kilomètres avec l’ami Manu me laisse fourbu et à la limite du malaise physique. J’ai eu le tort de réclamer un café avant le départ, dont l’effet vasoconstricteur s’est avéré désastreux. Le temps orageux met le comble à mon inconfort.
Je suis à nouveau en phase d’amaigrissement. Celle-ci, qui m'amène au-dessous de 70 kg, est la troisième. Pas plus que les précédentes, elle ne me semble devoir beaucoup à la volonté. On est plutôt dans une boucle de rétroaction entre le corps et l’intellect, de sorte qu’on se prive sans arrière-pensée de ce que l’organisme ne réclame plus.

L’euphémisme à France Culture. Ne dites pas : « Les terroristes ont des complicités dans l’appareil d’État du régime islamiste », dites : « Le renseignement a beaucoup fait défaut. »

13 mai. — Nouveau vendredi 13, six mois exactement après le vendredi 13 des attentats de Paris. J’ai choisi prudemment de rester chez moi, ne sortant que pour aller acheter un livre chez mon libraire.
Affaires étrangères. L’Unesco, qui a reconnu en 2011 un ectoplasmique État de « Palestine » afin que ce prétendu État adhère à la Convention du patrimoine mondial, a voté le 14 avril dernier une « décision » sur la « Palestine occupée », curieux spécimen de revanchisme islamique, déniant tout droit à « la Puissance Occupante » sur ses propres lieux saints. Entre autres accusations délirantes, je relève celle d’installer de fausses tombes juives dans les cimetières musulmans, et celle de faire passer pour des bains rituels juifs des restes islamiques ou byzantins. La Croix rend compte de ces élucubrations vengeresses avec une certaine mauvaise grâce et même avec une certaine mauvaise foi. Il y avait autre chose à écrire au sujet de ce mobbing islamiste, auquel la France a apporté son concours, que « la décision, portée par sept pays arabo-musulmans, dénonce vertement les agissements d’Israël sur l’esplanade des Mosquées dans la vieille ville de Jérusalem-Est ».
Affaires intérieures. Commémoration de la bataille de Verdun. Le régime, fidèle à sa ligne, a imaginé un concert de clôture par un « rappeur » ennemi des « koufars », un ancien du groupe Sexion d’Assaut, dont les appels au meurtre homophobe avaient défrayé la curiosité publique en 2010 (« Tirer sur autrui c'est ce que t'aimes vas-y fais le/Ça m’a soulé, j’crois qu’il est grand temps que les pédés périssent/Coupe leur pénis/Laisse-les morts, retrouvés sur le périphérique »). Tollé furibond, pétitions, menaces d’action directe, le concert est annulé. Sur les sites des grands journaux, dizaines de messages indignés mentionnant un aïeul tombé à Verdun. Et, chose nouvelle, beaucoup de propos de la veine : « On ne se laissera plus faire. » Un peuple qui a repris conscience de lui-même.

15 mai. — Repris mon étude récréative des romancières métapsychistes britanniques avec The Laird and the Lady (1949) de la médium Joan Grant. Il s’agit d’un roman, non du récit d’une vie antérieure. L’action est contemporaine. L’impression dominante est celle de lire un cinéroman. Le beau laird écossais est Ronald Colman, ou peut-être Robert Donat. L’Américaine qu’il épouse sans connaître sa qualité d’héritière est Irene Dunne. La terrible grand-mère écossaise, que l’héroïne imagine sous les traits d’une victorienne à camée et à crinoline, mais qui se présente en knickebockers, une cigarette à la main, est Gladys Cooper.

16 mai. — Je crois que fantasmatiquement, hallucinatoirement, le concert du « rappeur » Black M. à Verdun symbolisait la réconciliation du régime avec l’ardeur massacreuse de ses protégés. Il faut, pour bien concevoir cela, se figurer Youssouf Fofana, kidnappeur, tortionnaire et assassin du juif Ilan Halimi, Salah Abdeslam, ghází survivant des coups de Paris et de Bruxelles, Sid Ahmed Ghlam, l’homme qui voulait tirer dans les églises, montés sur scène pour ululer et trépigner, célébrant l’avènement d’une France sans juifs, sans chrétiens, d’une France débarrassée des koufars et passée à l’islamisme.

17 mai. — Sur le site des « Nuits de France culture », réentendu, à une distance de quarante ans exactement, la voix aimée de Claude Mettra dans l’émission « Les vivants et les dieux », conversation avec Gitta Mallasz. L’émission provoqua la parution des Dialogues avec l’ange, la station ayant été inondée de demandes d’auditeurs.

18 mai. — Le « rappeur » de Verdun est devenu, par la grâce des « communicants » du régime, un modèle d’intégration et de citoyenneté, exprimant soudain, dans un français impeccable et polysyllabique, son amour de la République et sa fierté d’être français, et déplorant « une polémique incompréhensible et inquiétante » et des « propos haineux ». Black M. s’est même découvert un aïeul tirailleur sénégalais, dont il publie la photographie sur les réseaux sociaux.
Le régime révèle dans les affaires de cette sorte son caractère orwellien. Je n’entends point par là sa nature totalitaire, mais l’importance qu’il attache à l’établissement d’une version des événements « pour l’histoire », démontrant le bien fondé de ses appréciations et de ses décisions (dans le roman d’Orwell, Winston Smith exerce précisément la profession de correcteur d’archives). De fait, si l’on ne retient strictement de cette embarrassante affaire que ce qu’en ont rapporté L’Obs, Le Monde et Libération, plus ce communiqué de l’artiste, et si l’on accepte par conséquent de faire totalement abstraction des faits et du contexte, on peut conclure alors en effet à un mobbing de l’extrême droite contre un chanteur noir programmé aux cérémonies de Verdun, preuve que le combat contre le racisme, base idéologique du régime, n’est jamais gagné. Cependant personne, absolument personne, et pas même l’auteur du communiqué ou le journaliste de L'Obs, ne croit à cette version. Elle est écrite strictement « pour l’histoire ».

19 mai. — Une très large majorité des Français (62 %) est favorable à l’accueil en France ou en Europe des chrétiens d’Orient (sondage IFOP pour le site Atlantico), alors que l’opinion est majoritairement opposée (54 %) à l’arrivée des « migrants » (dans leur quasi-totalité musulmans) qui se pressent par dizaines de milliers à nos frontières (sondage de l’IFOP du mois dernier, pour La Vie). La solidarité avec les chrétiens du Levant est la même à gauche et à droite, à la seule exception des électeurs du Front National (23 % seulement favorables à l’accueil). Chez les catholiques, la pratique religieuse ne fait pas augmenter sensiblement le pourcentage des favorables, ce qui signifie que les non-pratiquants ne se sentent pas moins solidaires, et donc pas moins catholiques, que ceux qui vont à la messe.
Les Français savent qui ils sont, qui leur ressemble et qui ne leur ressemble pas. S’il y avait au fond de l’Afrique une colonie oubliée d’anciens Romains, comme dans les romans d’Edgar Rice Burroughs, et qu’elle fût sur le point d’être exterminée par les troupes d’un émir qui ont pénétré jusque là pour chercher des esclaves, les Français demanderaient qu’on la rapatrie.

20 mai. — Le moindre intérêt des sondages que je citais hier n’est pas de révéler que le paysage politique et idéologique que nous décrivent jour après jour les journalistes relève du fantasme, pour ne pas dire de l’illusion foraine. Mes compatriotes ne sont nullement tentés par le repli, ou par je ne sais quel nouveau fascisme. Dans le sondage sur les chrétiens d’Orient, la singularité vient des électeurs du Front National, seuls à refuser l’accueil, et qui ne reflètent pas du tout l’opinion des Français.
Ce qui embrouille tout, ce qui déforme tout, c’est le militantisme des journalistes, qui, à l’énoncé des faits, préfèrent la formulation de reproches, de sorte que la population est toujours accusée de menées fascistes, et d’autant plus coupable que la situation intérieure s’aggrave.

23 mai. — Réunion internétique pour préparer le salon des ouvrages sur la bande dessinée de décembre. Mais cette fois, le petit miracle tiré de La Vie électrique de Robida d’une liaison entre la campagne alsacienne et le cœur de Paris par le téléphonoscope a bien failli ne pas se produire. Sur Skype, un message m’informe que mon mot de passe n’est plus valable ; j’en choisis un nouveau ; puis, comme il arrive presque toujours, pour me permettre de me reconnecter, le logiciel me redemande mon ancien mot de passe, mon mot de passe non valable, de sorte qu’on tourne en rond. On finit par se connecter quand même, in extremis, en créant un autre compte.

24 mai. — À France Culture ce matin, bizarre exercice de l’actuel président de la République, qui répond aux questions d’Emmanuel Laurentin dans l’émission « L’Histoire en direct ». J’ai repensé en entendant ce nouveau Joseph Prudhomme (« je m’attends à l’inattendu ») à ce que j’écrivais l’autre jour sur l’actuel régime, qui réclame de ses scribes des versions « pour l’histoire », versions que le moins informé de nos contemporains sait fausses, et qui ont pour unique destinataire mam’zelle Clio — dont, comme chacun sait, le mari est somnambule.

26 mai. — Mal fichu. Le médecin m’a dit lundi que je souffrais vraisemblablement d’une insolation, parce que j’a couru cette fin de semaine sous le soleil de seize heures (c’est-à-dire de quatorze heures, heure solaire). Mais il entre peut-être aussi dans l’affaire quelque virus. Mes chats étaient eux aussi désaxés, ces derniers jours, réclamant sans cesse à manger, puis vomissant partout.

29 mai. — À propos des rencontres de Béziers (La Croix, 27 mai 2016, p. 10), organisées par Robert Ménard, votre journaliste écrit au sujet de l’un des invités, l’écrivain Renaud Camus : « Ce dernier a inventé la théorie du “grand remplacement” en Europe des blancs de peau par des immigrés non blancs de peau, estimant que “le mot race est indispensable à la défense de l’identité”. » Renaud Camus a souvent donné la définition du Grand Remplacement dans ses livres ou dans la presse : « Vous avez un peuple et presque d’un seul coup, en une génération, vous avez à sa place un ou plusieurs autres peuples. » Il s’agit là d’une description hyperbolique et polémique de l’intensification des flux migratoires, associée à la vive expression d’une inquiétude culturelle que partage aujourd’hui semble-t-il une grande partie de nos concitoyens. Il est parfaitement légitime de vouloir faire pièce à de pareilles thèses, voire de les trouver pernicieuses. Mais il est injustifiable d’essayer de faire de leur auteur un raciste obsédé par les « non blancs de peau ». Je vous mets au défi de trouver pareille expression, ou toute autre du même type, dans les ouvrages ou dans les déclarations publiques de Renaud Camus.

(Lettre adressée à La Croix, non insérée.)

30 mai. — « Leur mère a été victime ce matin d’une mort violente », dit l’affiche Alerte Enlèvement du ministère de l’Intérieur. « Retrouvée décédée, d'une “mort violente” », paraphrase la brève du Figaro.
On est victime d’un meurtre, on n’est pas victime d’une mort, fût-elle violente. Et on ne décède pas d’une mort violente (la tournure est pléonastique). Seulement il y a un français spécial, une sorte de parodie de français, qu’on emploie quand l’affaire est délicate, c’est-à-dire quand elle implique un ou plusieurs allochtones, comme si, en présence d’étrangers, on poussait la délicatesse jusqu’à parler soi-même comme un étranger. Donc cette dame n’a pas été tuée par son mari ; elle est une victime décédée d’une mort violente. La précaution de langue est d’autant plus remarquable qu’un journaliste écrit très bien de nos jours « deux personnes tuées dans l’incendie d’un bâtiment », en calquant l’anglais (« two killed in fire »).
Le plus fortiche, dans la prose du Figaro, c’est la virgule après décédée. Cette dame a été « retrouvée décédée ». Il faut aller s’aventurer de l’autre côté de cette virgule pour découvrir que le décès a pris la forme d’une « “mort violente” », dont les guillemets indiquent au surplus que le journaliste réserve son jugement, qu’il n’y était pas.

31 mai. — Sur la Toile, nouvelles images tournées clandestinement par l’association L214, dans une usine de poules pondeuses. On y aperçoit des stalactites de fiente, des marigots de déjections où grouillent les asticots, et, serrées dans les cages, au milieu des cadavres momifiés de leurs congénères mortes de stress, des volailles déplumées qui pondent des œufs sur lesquels courent de gros poux. — Ce ne sont pas des hommes, protesteront les belles âmes, toujours promptes à se rebeller contre la comparaison avec le système pénitentiaire nazi.
Autre aspect de l’offuscation. Les images de l’association L214 sont diffusées, plus ou moins remontées et censurées, par les chaînes d’information. La question qu’il faut poser aux médias audiovisuels, et au fond la seule question qui vaille, c’est : Mais qu’est-ce que vous floutez ?

3 juin. — Une journée entière avec mes étudiants hier. Endormi le soir à huit heures et demi, dormi jusqu’à deux heures du matin, donc un cycle complet. Lu et écrit, puis recouché et rendormi pour un cycle complet. Je suis loin d’être my normal self.
À propos de l’usage actuel des accusations de racisme, ces développements fort instructifs. Un joueur de football, par ailleurs maître-chanteur, se venge de n’être pas sélectionné en équipe de France en expliquant qu’en France on est raciste. Seulement, à la grande surprise du sportif, ce qui a si bien marché pour le rappeur Black M. ne marche pas du tout pour lui ; loin de prendre son parti, toute la médiasphère le cloue au pilori, les plus bouillants écrivant que l’individu parle comme un porte-parole de Daesh et qu’il est mûr pour le califat.
Un médiocre comique donne lui aussi, l’habitude aidant, dans ce ton de la dénonciation du racisme, en soutien à son ami le footballeur, puis, apercevant la physionomie nouvelle que prennent les événements, se rétracte avec une hâte burlesque, de sorte que ce cabot aura été drôle, bien involontairement, au moins une fois dans sa carrière.
Il semble donc que l’accusation de racisme n’appartienne plus qu’au prince et à la cour, qui la manient en espérant que leurs mensonges impressionneront la postérité ; elle n’est plus ad usum populi. Une génération de banlieusards, élevée dans la certitude de ce privilège dont elle bénéficiait de pouvoir débiner les Français, doit réviser ses fondements.

4 juin. — Achevé The Laird and the Lady (1949) de Joan Grant. Ce roman souffre d’un surcroît de qualités. Ce n’est pas une bonne histoire de hantise, car les considérations psychologiques sur l’adaptation de l’héroïne à sa vie de châtelaine écossaise empêchent que le suspense soit maintenu. Pourtant ce n’est pas davantage un bon roman psychologique, même si l’auteur a mis beaucoup de soi dans son héroïne. De même encore, la couleur locale est trop appuyée pour qu’on s’intéresse beaucoup aux événements décrits, sans que l’œuvre devienne pour autant un roman régionaliste sur les Highlands.
On craint pendant tout le roman que l’héroïne, qui est psychique, ne s’assimile totalement au fantôme féminin et qu’elle perde la raison, ou la vie. Mais au moment crucial, c’est le mari qui est possédé par le fantôme masculin et qui menace de tuer l’héroïne. Voilà le genre d’effet qu’on ne peut rater. Mais il n’est ici qu’esquissé, l’auteur se souciant bien davantage de montrer qu’un couple peut avoir des rapports orageux et être néanmoins un modèle de tendresse et de passion romantique.

5 juin. — Les maïs qui commencent à émerger font des hachures vertes qui dessinent le relief des collines, comme dans un tableau de John Nash ou d’Eric Ravilious.
À mes yeux, tout arrive trop vite dans les champs et dans les vergers. Impression d’avoir perdu les saisons, comme si la maladie m’abstrayait du calendrier.

6 juin. — Écouté des réductions de Wagner pour le piano, d’abord joués normalement, je veux dire jouées par des interprètes, puis joués par des rouleaux pour piano mécanique (mais il y a un interprète aussi, puisqu’on règle manuellement, au moyen de manettes, le déroulement de la bande perforée, et donc les tempi, ainsi que la force des soufflets, ce qui permet les pianissimi et les fortissimi).
L’inconvénient de telles séances musicales c’est que le leitmotiv wagnérien continue à vous trotter dans la tête pendant des heures, y compris quand on dort.

7 juin. — La dernière trouvaille du régime est peut-être la plus révélatrice de l’imposture idéologique de ce régime. L’article 43 de la loi Sapin 2 supprime sous prétexte de lutte contre le chômage l’obligation d’un CAP pour exercer la profession d’artisan. C’est donc l’officialisation de l’escroquerie. Ce que j’ai subi — chevaliers d’industrie qui m’ont carotté 20 000 euros et qui m’ont tout démoli chez moi, de sorte que, depuis trois ans, je campe au milieu des plâtras et dans les odeurs d’égout —, du moins pouvais-je m’imaginer que c’était un effet de la malchance. Mais cela va devenir la façon normale d’opérer. L’expérience allemande (« libéralisation » de l’artisanat en 2004) est à cet égard tout à fait parlante. Pour ce qui est des emplois créés : zéro. Explosion des litiges liés aux travaux effectués par des artisans non qualifiés ; effondrement du nombre de maîtres artisans (un professionnel compétent n’est pas concurrentiel face à un escroc qui fait des promesses mirobolantes, puis qui disparaît une fois le coup fait et qui recrée ailleurs une autre société au capital social d’un euro) ; effondrement du nombre d’apprentis — dans un pays où l’apprentissage était la voie royale vers l’emploi —, aucun jeune Allemand doté d’un sens moral ne désirant de travailler pour des faisans dont le métier consiste à gruger les pauvres gens.
Comme il est d’usage, ce projet destiné à favoriser la filouterie est présenté dans les éléments de langage du gouvernement comme visant à « lutter contre les inégalités ».

8 juin. — Les premiers péchés de ce régime, ce sont l’hypocrisie et la déloyauté, devenues mécaniques, de sorte que, quel que soit le sujet, on a l’impression d’une conversation avec une vieille parente aigrie, qui interprète tout ce que vous lui dites à votre détriment et ne parle elle-même, sous le fin voile des convenances, que pour vous blâmer. Mais cette cafardise érigée en méthode n’est que l’indice d’une faute antécédente, et plus fondamentale, qui est la compromission avec les radicaux de toutes espèces.
Le premier danger moral auquel s’expose — et nous expose — ce régime, c’est la perpétuelle inversion entre victime et bourreau. L’idéologie victimaire ne se soucie guère des honnêtes gens. Sa sollicitude presque exclusive va aux moins défendables, et aux plus dangereux. La criminalité, le parasitisme, le fanatisme et l’esprit de conquête sont constamment excusés et justifiés. Le prosélytisme pour des causes indignes accouche d’une morale falsifiée.
Cependant un danger plus grave que l’inversion morale est l’épuisement de la morale. Le risque de l’introduction de cette morale fausse, c’est que le public conclue que toute morale est fausse. L’actuelle fraude migratoire est ici l’exemple le plus abouti, puisque les millions de personnes qui font mouvement du monde musulman vers l’Europe ont détourné systématiquement dans une intention de duperie toutes les procédures possibles de l’asile, et ont donc remis en cause la légitimité de ces procédures elles-mêmes.

9 juin. — Galopé toute la journée, à la pharmacie, chez le dentiste, au supermarché, chez le marchand de carrelage, chez ma banquière, pour vider mes comptes d’épargne afin de payer les artisans qui refont ma maison.

10 juin. — Dernière consultation de l’actualité avant une longue diète médiatique pour cause de championnat de football.
Sur France Culture, un ancien ministre explique dans sa chronique, au visible embarras du producteur, que ce sont les puissances chrétiennes qui, en 1915, ont poussé les Arméniens à la révolte, provoquant en réaction le génocide. La théorie de de ce judas socialiste et négationniste prend tout son sel quand on sait que la politique turque consistait justement à provoquer la rébellion des chrétiens, par une multiplication des vexations et des outrages, afin d’avoir un prétexte aux massacres, et que les responsables politiques et religieux arméniens exhortaient leur peuple à supporter avec résignation les plus extrêmes cruautés pour ne pas fournir à l’oppresseur ce prétexte.
Chapitre de la rectification d’archives. Si je déchiffre bien ce qu’écrit la presse danoise, les musées du royaume achèvent la révision des titres des œuvres (sur les cartels, mais pas dans les bases de données), en supprimant les mots « nègre », « mahométan », « lapon », « esquimau » ou « hottentot ». Cette correction des archives semble une doctrine fermement établie. Propos de l’historien et militant de la repentance coloniale Gérard Noiriel dans La Croix : « Il y a toujours deux possibilités par rapport au langage : soit on supprime un mot car il est une insulte, soit on se bat pour lui donner un sens positif et on le revendique. »
Dans La Croix encore, entrevue avec le président de l’Observatoire de la laïcité, l’« officine d’agréable fréquentation pour les salafistes », selon le mot de Jean-François Colosimo, qui remplace le sourcilleux Haut Conseil à l’Intégration. Interrogée sur « l’incompatibilité de l’islam avec nos valeurs », cette âme renégate répond ceci : « On n’a pas à se demander si l’islam en tant que tel est compatible avec nos valeurs. » On serait donc fondé à soutenir que le crucifiement est pour tels de nos contemporains un sort trop doux, ou que tels autres usurpent la qualité d’êtres humains, du moment qu’on ne se livrerait positivement à aucune voie de fait. Cependant, si telle est la doctrine officielle, on se demande pourquoi l’État a manifesté depuis trente ans une telle obsession des attitudes anti-sociales de la population de souche, jusqu’à pratiquer des petites fenêtres dans l’âme des Français et à instaurer une sorte de religion laïque dont l’unique fin était d’extirper les préjugés.
Le soir, cocktail du festival Strasbulles, rubbing shoulders with the beau linge.

11 juin. — Colloque de jeunes chercheurs sur la bande dessinée, au festival Strasbulles, auquel l’ami Manu et moi participons de la salle, en vieux oncles bienveillants. Plaisir de l’immersion dans un colloque, avec cet avantage que, lorsque la journée s’achève, je rentre chez moi.

12 juin. — Fin du colloque. Rentré dans ma campagne après un violent orage, accompagné sur tout le trajet par un bel arc-en-ciel double, avec bande sombre intermédiaire.
Diète médiatique plutôt agréable, en tout cas pas désagréable. Contrôlant mon réflexe d’allumer France Culture à l’heure du journal, j’écoute sur YouTube les compositeurs anglais, Vaughan Williams, Delius, Elgar, Bantock, Bax. Et au lieu de consulter machinalement les titres des dépêches AFP sur le site de La Croix, je vais bouquiner sur archive.org.

13 juin. — C’est une expérience intéressante que cette privation du fil d’actualité. Nous sommes à lundi, c’est-à-dire, en ce qui me concerne, à J+3 en termes de diète et je découvre en voyant le titre du quotidien régional au supermarché que j’ai déjà manqué un massacre djihadiste dans une boîte de nuit gay à Orlando, en Floride, en célébration du ramadan, massacre très sanglant. Mon refus de connaître de ce type d’événements, sous le prétexte futile d’échapper à un tintamarre médiatico-sportif, est-il coupable ? Mais l’incompréhension mêlée de dégoût qu’inspirent ces boucheries, et le fait que la planète entière les suive en direct, est précisément ce qui pousse la mahomerie à les multiplier.

14 juin. — Même observation qu’hier. Je découvre en sortant de chez moi que la France entière bruit d’une frappe terroriste que j’étais seul à ignorer : un islamiste déjà jugé et condamné, qui, dans un État de droit, eût été à l’ombre pour dix ans, mais qui était naturellement libre comme l’air après avoir purgé une peine dérisoire, est allé, pour se venger, égorger chez eux ses voisins, un couple de policiers, avant de partager son exploit avec la planète entière sur les réseaux, en se filmant au domicile de ses victimes. Il semble qu’on marche vers une grande campagne d’assassinats visant des membres de la société civile, comme il s’en produit régulièrement dans le monde islamique, et qui sont destinées, pour ainsi dire, à « resserrer les boulons ». L’originalité de cette campagne de renouvellement de la piété par l’homicide, c’est qu’elle a lieu dans un pays qui n’est pas à majorité musulmane.
J’étais persuadé, au moment d’entreprendre mon sevrage médiatique, que relevait de l’addiction la consultation en ligne, à titre de récréation, du fil de dépêches de l’AFP. Mais je découvre que ce qui était chez moi compulsif, c’était d’allumer France Culture en me levant, puis de rallumer à midi pour les titres du journal de la mi-journée, à midi trente pour ce journal lui-même. Je puis faire des remarques similaires pour la nocivité, c’est-à-dire pour le trouble apporté à ma sérénité par tel ou tel média, un journal parlé représentant une intrusion bien plus grande dans l’espace intime que le simple défilement sur un écran de titres écrits dans un français discutable.

15 juin. — Promenade avec l’ami Manu. Violent orage de grêle, qui laisse les rues couvertes d’un tapis blanc en plein mois de juin.
Rentré chez moi. Et là, inexplicablement, pendant quelques heures, un beau temps anti-cyclonique. J’ai couru (circuit du Waldbruch) dans une campagne somme toute moins détrempée qu’on ne pouvait le craindre après une semaine d’orages incessants.

17 juin. — Toujours de très violents orages. Cette fois, la course légère ou jogging tourne court. Campagne impraticable.
Printemps tout à fait exceptionnel du point de vue pluie. Je suis ainsi constitué que je ne puis m’empêcher de faire le rapprochement avec la grande famine de 1315, qui commença semblablement par des pluies torrentielles.

20 juin. — Circuit du Waldbruch. Effort exagéré dans la longue remontée depuis le petit bois, la fréquence cardiaque monte à 152. Payé mon inconscience par de l’arythmie et des douleurs thoraciques.

21 juin. — J’avais si mal à la poitrine, ce matin, en conduisant pour aller corriger mes copies, que je me suis arrêté dans la forêt pour prendre mon spray de trinitrine.
Cet après-midi, rentrant de mes corrections, j’étais à demi comateux ; je me croyais à mercredi.
Comme ces dames, en papotant entre deux copies, ont parlé de leur progéniture et — à demi-mot — de leurs divorces, j’ai, pendant ma sieste, rêvé d’une dispute violente avec mon ex, qui me reprochait d’impardonnables insultes. L’homme de cinquante ans a déjà l’expérience du purgatoire.

22 juin. — Toujours mal à la poitrine. Arrivée de l’été, après des mois de pluie, comme si la météo se conformait au calendrier.

23 juin. — Bonne course dans les collines, ce matin, qui m’oxygène et m’apaise. Au lieu de prendre la longue montée du Buchwald, j’ai coupé avant le bois, par le raidillon. Autre enseignement de cette séance : l’intérêt de faire de l’exercice le matin, quand je viens d'avaler les béta-bloquants.

24 juin. — Excellente course dans les collines, dès potron-minet.
Découvert en faisant les commissions le résultat du référendum britannique. Le Royaume Uni cesse, quarante-trois ans après son adhésion, de faire partie de l’Europe. Le premier ministre Cameron est démissionnaire. Impression délicieuse de me retrouver dans un roman de Chesterton, d’autant plus forte que les cosmopolites habitants de Londres réclament à présent l’indépendance de leur ville, qui resterait rattachée à l’Union.
Suspendu, vu la gravité de l’heure, ma diète médiatique. Jusqu’en milieu de matinée, le fil des brèves sur les sites des quotidien français s’inspirait des dépêches AFP anti-Brexit, en substituant simplement le futur au conditionnel, de sorte qu’on annonçait la submersion imminente des îles britanniques sous les flots en furie. Puis les journalistes sagaces se sont aperçus que c’était plutôt l’Union européenne qui était en danger de faire naufrage, et le ton a brusquement changé. Cette fébrilité a fait perdre ce qui leur restait de lettres à nos modernes Albert Londres. Que peut signifier une phrase comme celle-ci, tirée du Figaro : « Angela Merkel et François Hollande sont désormais en demeure de discuter au fond les dossiers esquivés depuis cinq ans » ?
À la réflexion, tout, dans le monde qui vient, est à relever, les frontières, la langue, le journalisme.

25 juin. — J’ai mieux dormi cette nuit que depuis bien des mois, au point de ne même pas entendre l’orage.
« Le danger est immense face aux extrémismes et aux populismes », déclare le président français. Si l’on traduit de l’unisabir, la crainte qui s’exprime ici est que les nations européennes n’entrent tour à tour en résistance. Au fond, il n’y a plus, en matière de politique, qu’une question : pendant combien de temps le culte de la violence et de la bêtise, et la remise des populations européennes, pieds et poings liés, à la plus affreuse barbarie, pourront-ils se parer de la rhétorique de la bienveillance ?
Est-ce un signe ? La presse, de gauche comme de droite, avait renoncé ce matin à tout faux-semblant et se répandait en imprécations rageuses contre les « rancœurs » et les « nostalgies » (L’Obs) des « hooligans » et des « Little Englanders » (Gaspard Koenig dans Le Figaro). Je ne sais comment ce désaveu des mal-votants est reçu par le lectorat français. Mes compatriotes n’ont pas oublié la manœuvre de 2005, le référendum français hostile au traité européen, mis au panier sans autre forme de procès, et le contenu du traité adopté insouciamment trois ans plus tard par voie parlementaire.
Quant aux Britanniques, ils sont les mieux placés pour savoir que l’Europe, c’est le dérèglement migratoire, et le mensonge érigé en principe. Dans un pays qui craque aux coutures (immigration nette d’un tiers de millions de personnes en 2015, répartie par moitié entre Européens de l’Est et extra-européens), où le système scolaire, où le système de santé sont débordés de partout par la frénésie migratoire, la classe ouvrière et les classes moyennes ont voté tout simplement pour le maintien des services publics et de l’État-providence.

26 juin. — Je lis — ou alternativement j’écoute en audio-livre, pour épargner mes pauvres yeux — les Tales of the Long Bow de Chesterton. Chesterton est comme Poe. Il faut le prendre par petites doses. On est alors enchanté par l’ingéniosité, la verve satirique, le goût de l’absurde, la justesse de l’allégorie. Du reste, Chesterton vient directement de Poe. J’entends par là que si Poe n’avait pas donné toute la littérature de détection et de ratiocination, en passant par Wilkie Collins, Conan Doyle et toute leur séquelle, il aurait toujours donné Chesterton.
Autre « écoute » littéraire, La Cité de Dieu de Saint Augustin, en traduction anglaise.

29 juin. — Comme, après le référendum britannique, les positions s’éclairent. Les Anglais ne sont nullement sécessionnistes. Ils veulent le marché unique, ils ne veulent pas la marée migratoire. Le gouvernement de Bruxelles leur répond : Vous n’aurez pas le marché unique sans l’immigration de masse ; et, ce disant, il tombe le masque.
Et de même, à la question fondamentale en science politique — qui est le souverain ? — la réponse est on ne peut moins ambiguë : le souverain, c’est le gouvernement de Bruxelles. Le peuple, ici le peuple britannique, mais c’est vrai de tous les peuples européens, est rabaissé au rang d’une plèbe — un assemblage de brutes sous-éduquées, alcoolisées et racistes, à en croire les médias —, dont il faudra bien se résoudre à restreindre les droits civiques. Cette révolution est en parfaite conformité avec l’idéologie victimaire, qui confond la démocratie avec la récrimination de la minorité, de sorte qu’on reproche perpétuellement à la majorité de dénier ses droits à la minorité. C’est précisément ce que font en ce moment les médias, qui reprochent à la population britannique vieillissante d’avoir privé les jeunes générations des bienfaits de l’Union et de l’immigration.
Il y a ici une doctrine constituée, aussi pauvre, aussi étique fût-elle, doctrine fondée sur le pathos médiatique et sur le militantisme, qui a changé la nature même de nos institutions.

La une de Charlie Hebdo du 29 est tout à fait typique du ton général. On y voit un Anglais en melon, lisant le Sun dans un chiotte de jardin, sur un îlot, représentation péjorative de l’Angleterre. Légende : « Les Anglais enfin maîtres chez eux. » Un dessin xénophobe, donc, et plus précisément un dessin vichyssois.

30 juin. — Dans le Times Literary Supplement daté du 17, curieux article testamentaire de Clive James, sur la jeunesse d’un autodidacte, qui découvre chemin faisant qu’il n’est pas le seul à être intelligent, qu’il ne pourra pas apprendre tout ce qu’il souhaiterait d’apprendre, etc. Manque seulement le ressentiment contre les établis, ceux qui suivent une voie tracée et reçoivent les prébendes, l’auteur étant apparemment une âme bénigne.
Je ne sais pas pourquoi il n’y a jamais dans mon journal la moindre allusion aux belles plumes de chroniqueurs que j’ai appréciées parfois pendant des années (elles sont presque toutes anglo-saxonnes), celle d’Adam Gopnik dans le New Yorker, celle de Damian Thompson dans le Daily Telegraph puis le Spectator.

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