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Extraits du journal de Harry Morgan 2015
Voyage à Cretinia suivi de Tonnerre sur Cretinia

5 octobre. — Dans Le Figaro en ligne, ce titre sibyllin : « Le braqueur décédé était en cavale. » L’explication c’est que « décédé », en unisabir, ne signifie pas : « qui est mort », mais : « qui vient de se tuer ou de se faire tuer. » L’évadé a été tué à l’issue d’un braquage, au cours d’un échange de tir avec les policiers.

10 octobre. — Journée de manifestation à Paris contre la suppression du grec et du latin, suppression que le régime juge indispensable au « changement de civilisation ». Sur une banderole : Virgile vs. Vallaud-Belkacem (par une erreur de jugement colossale — ou bien est-ce pour que les choses soient bien claires ? — on a pris la ministre de l’Éducation chargée d’extirper nos racines gréco-latines dans la nomenklatura franco-marocaine). Devant la librairie Budé, petite manifestation statique de pédagogues habillées en Marianne.

Les derniers lettrés du pays manifestant contre l’abolition par décret des humanités : voilà des scènes qu’on croirait sorties d’un roman de Chesterton, ou bien d’une satire, d’une contre-utopie à la mode du XVIIIe siècle, qui pourrait s’intituler Voyage à Cretinia.
Tandis que la manifestation se dispersait, je suis allé prier le chapelet rue du Bac. Rebroussant ensuite vers la librairie Album, je me suis trouvé au milieu de l’essaim des professeurs, qui, tous, se plaignaient de l’inattention de leurs élèves, et c’était comme si mon métier me suivait jusqu’en ces parages littéraires. La réalité banale, quotidienne, du métier d’enseignant, c’est qu’il faut lutter contre l’indolence et l’indocilité des élèves, exactement comme le médecin lutte contre la maladie ou comme le policier lutte contre les gangsters. Mais la grande nouveauté, c’est que le régime est aujourd’hui du côté des indociles, qu’au « à quoi ça sert d’apprendre tout ça ? » des jeunes sophistes, le ministère répond : « Tu as raison, ça ne sert à rien. »

11 octobre. — En ce lendemain de manifestation des professeurs contre la suppression du grec et du latin, la journaliste de France Culture, qui ne manque pas d’un certain humour, ouvre son bulletin sur une manifestation... de végétariens. Au fond, ce n’est pas si mal vu, car on remplacera certainement le grec et le latin au collège par des actions citoyennes de la veine « ensemble pour la valorisation des épluchures », en partenariat avec l’association Épluchure-Internationale, dans une perspective de développement durable et pour lutter contre toutes les discriminations.

12 octobre. — On ne supprime pas que le latin, au collège, mais aussi l’allemand. Cela m’a fait souvenir que le premier livre européen spécifiquement destiné aux enfants, l’Orbis Sensualium Pictus (1658) du Tchèque Comenius, était en latin et en allemand. Si j’étais paranoïque, je trouverais que le régime s’attaque avec une intuition infaillible à tout ce à quoi je suis attaché, comme s’il menait contre moi une guerre personnelle. Mon illusion provient de ce que le régime s’impose tout simplement de détruire tout art et toute culture, afin de réaliser sa révolution par la bêtise.

19 octobre. — Sur France Culture, émission de Caroline Broué, propagande pour le suicide des vieillards (« une mort choisie dans la sérénité »).
Dans une brève de l’AFP, à propos d’une nouvelle affaire de persécution d’un chrétien : « Le blasphème contre l'islam est un sujet ultrasensible au Pakistan, république islamique de 200 millions d'habitants, où de simples accusations peuvent conduire une foule à lyncher des suspects. » On pourrait paraphraser cela à propos de la France : « Le blasphème contre l'islam est un sujet ultrasensible en France, où de simples accusations peuvent conduire des extrémistes à massacrer des journalistes et des dessinateurs de presse. »

24 octobre. — Dans la chambre d’hôpital, l’appareil à oxygène glougloute et je suis donc à demi dans l’idée qu’il tombe au dehors une pluie battante. Mais le ciel est clair et cette météorologie est celle de mon rêve.
Toute la nuit, afflux d’images, peut-être en partie parce qu’on m’a donné pendant l’angioplastie quatre milligrammes de morphine. Ce qui me revenait, c’était les images que j’avais le plus regardées dans les derniers temps. Passaient ainsi devant mes yeux des cartographies très détaillées de la planète Mars, anciennes (les continents et les canaux de Schiaparelli) et modernes (l’imagerie des orbiteurs). À un autre étage de la somnolence, je lisais des brèves sur la Toile, plus absurdes les unes que les autres.

27 octobre. — L’hôpital comme pénitencier des âmes, chacun expiant ici péchés ou peccadilles. « Ça vient d’avoir fumé ? » demande un patient à un voisin de chambre insuffisant respiratoire.
De fait, il y a dans l’hospitalisation deux éléments « correctionnels » : les traitements douloureux (prise de sang, pose de perfusion, piqûre dans le ventre) et l’impossibilité de quitter la chambre. Cela m’a fait ressentir de façon très vive l’absurdité de la peine pénale. En particulier, il me paraissait soudain complètement idiot d’enfermer un type dans une cellule vingt heures sur vingt-quatre. Réaction paradoxale car je suis précisément partisan d’une très grande sévérité en matière pénale.
Dans la nuit, une vieille dame démente, qui pense qu’on la séquestre, appelle au secours sa famille et ses proches. Le plus fort est qu’elle fait cet appel par ordre alphabétique.

28 octobre. — Lisant trop vite, j’ai cru déchiffrer ce titre dans Le Figaro en ligne : « Dix minutes après les émeutes, une marche contre le racisme. » En réalité on marque les dix ans, et non les dix minutes, des émeutes de 2005, que les médias bien-pensants nous présentent volontiers comme une sorte de mai 68 musulman. Parmi les porte-parole des « quartiers », les plus raisonnables expliquent que les émeutiers nous ont à peu près pardonné le fait qu’ils ont saccagé le pays et que si nous nous montrons dans l’avenir particulièrement généreux, ils sont résolus à passer l’éponge. Cependant les têtes chaudes avouent à demi-mot qu’on n’attend qu’un prétexte, c’est-à-dire une nouvelle mort accidentelle d’un petit délinquant, pour recommencer.
Quant à l’ingénieur de recherche Emmanuel Todd, la bouche éternellement tordue par l’amertume et le mépris envers les « catholiques zombies », qui « agressent la banlieue et les jeunes », il conclut avec une joie maligne que la solution réside dans la démographie des populations nouvelles et que « nous allons disparaître ».

1er novembre. — On a fauché les bas-côtés de la route dans la forêt, qui ressemble ainsi à un parc. On cherche le château.
Dans les brouillards de la Toussaint, les voitures qui circulent en tout sens vers les cimetières ont l’air de chuchoter en se croisant : « Nous sommes incognito. »

2 novembre. — Je me sens plus las que pendant les jours où j’étais en observation à l’hôpital, peut-être parce que je fais mon ménage et ma cuisine, que je sors, au moins pour faire les courses, alors que, à l’hôpital, j’allais du lit au fauteuil où à la petite table où j’écrivais.
Jeté un peu d’eau bénite sur la tombe paternelle et sur le colombarium qui contient l’urne cinéraire maternelle. Comme à chaque fois que je fais cette visite, je me félicite que mes parents reposent à part. C’est la fin du mensonge qui est rassérénante, et ce recouvrement de la vérité, d’une vérité qui est, pour ainsi dire, posée dans le paysage, a pour moi valeur d’absolution.

5 novembre. — Sur France Culture, cette expression nouvelle pour moi, à propos des attaques de janvier : « les moments terroristes ».
Mort de René Girard. On nous explique non sans un peu d’embarras qu’il a été ostracisé par l’université française à cause de son christianisme et aussi parce qu’il avait un système, à une époque où, en sciences humaines, il convenait de n’en avoir pas. Mais Jean Birnbaum, dans sa nécrologie du Monde, donne raison aux critiques, traite Girard de « prédicateur chrétien » et, à demi-mot, de maboul (« il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux »).

6 novembre. — On évacue les touristes russes, dans le Sinaï, après que les islamistes ont fait sauter un avion. La nouveauté vient de la réticence des Russes, et de la réticence plus grande des Égyptiens, à reconnaître la réalité de l’attentat. Dans l’espèce, il s’agit très littéralement de se montrer mauvais joueur, de contester à l’ennemi le point qu’il a marqué, puisque, aussi bien, ces guerres asymétriques, menées à coup d’atrocités contre des civils, constituent une sorte de match arbitré par les grands médias.
Autre exemple de cette stratégie d'endiguement de l'information : les palestiniens qui attaquent en ce moment des Israéliens au couteau ou à la voiture bélier sont, dans le communiqué israélien, « neutralisés ». Ont-ils été tués ou seulement blessés ? C’est précisément ce qu’il importe de laisser dans le vague, puisque, si l’on lâche qu’on les a éliminés, la presse occidentale titrera : « Un palestinien/une palestinienne tuée », alors que si l’on reste imprécis elle titrera : « Un Israélien attaqué. »

7 novembre. — Unités de mesure en usage dans les médias. Le biftèque ou l’équivalent biftèque (« ça vaut un biftèque »), qui n’est pas une unité de mesure de calories ou de protéines, mais une unité de mesure de valeur, d’utilité, au sens que les économistes donnent à ce mot. Cinq minutes de rire, un petit footing, c’est l’équivalent d’un biftèque.
Le terrain de football (unité de surface) : la planète Mars, c’est l’équivalent de vingt milliards de terrains de football.

12 novembre. — Nouvelle campagne de l’Éducation nationale et de France Culture contre les « passe-droits » utilisés par les familles de la classe moyenne pour « contourner la carte scolaire ». Les « passe-droits », c’est le fait pour les braves gens de mettre leurs enfants dans l’enseignement privé, dans l’espoir de les faire échapper à la loi des petites crapules qui tiennent les collèges publics. Et inversement, cette kapoïsation des collèges — où les petits caïds entraînent le troupeau à massacrer le « bon en classe », l’« intellectuel », le « boloss » — est décrite dans une terminologie « progressiste » : « lutter contre la ségrégation », « assurer la mixité sociale », « permettre la réussite de tous », etc.
Naturellement, comme à chaque fois qu’on raisonne par slogans, on travaille contre l’intérêt de ceux-là mêmes qu’on prétend favoriser. Au lieu de les faire bénéficier d’une formation adaptée, ce qui supposerait d’abord qu’on les mît à part, il s’agit de se désoler sur leur sort, de les mêler aux autres, qu’ils persécuteront, et puis, comme il est impossible de dissimuler leur échec, de baisser infiniment les exigences, jusqu’à donner des « cours de rien » comme disent drôlement les Belges.
Du reste, à considérer les choses à distance, la destruction de l’école était une obligation pour le régime. Par définition l’école est d’abord un conservatoire d’elle-même, puisqu’on y enseigne grosso modo ce qu’on y a toujours enseigné : du latin, des lettres, des langues vivantes, de l’histoire, etc. Voilà qui ne fait évidemment pas les affaires des partisans du « changement de civilisation ».

14 novembre. — Hier soir, impressionnant « moment terroriste » co-organisé par les moudjahidin et par les médias français — fusillades dans des restaurants parisiens, prise d’otages dans une salle de spectacle, à quoi il faut ajouter un attentat au stade de France, où se trouvait le président de la République, attentat manqué, les bombes humaines s’étant fait sauter trop tôt. J’ai suivi cela en direct sur la Toile et à la radio, de onze heures trente à minuit vingt à peu près, après quoi je suis allé me coucher, soucieux de ménager mes artères, et en me disant que les morts seraient tout aussi morts ce matin. Mais l’un des effets de cette actualité livrée au fur et à mesure est précisément qu’« on s’y voit », pour ainsi dire, et qu’on s’imagine déserter si d’aventure l’on coupe le fil d’informations. L’autre effet, bizarrement, puisque tout est répété en boucle tout le temps, c’est qu’on a l’impression qu’il s’agit d’une leçon que les médias ont à nous faire apprendre et à nous faire réciter (et de fait, on se l’entre-récite au téléphone).
Ce matin, à France Culture, propos intéressants d’un spécialiste de rhétorique, Philippe Joseph Salazar. Corrections lexicales (les bombes humaines ne sont pas des « kamikaze »), préconisations terminologiques (du mot « califat », du mot « partisans », du qualificatif « convertis » de préférence à « radicalisés »). Cet homme m’a rappelé le France Culture d’avant. Car c’est tout un. France Culture, qui était une extraordinaire université populaire, est devenu en très peu d’années, entre 1995 et 2005, une radio de propagande, et est passé ensemble à l’antichristianisme, à la langue de bois vivre-ensembliste et à l’abrutissement généralisé, ces trois termes — déchristianisation, islamisation, crétinisation — n’étant que trois aspects d’un même phénomène.
Il y a dans ces affaires de terrorisme un côté querelle de village, d’un village étendu, en l’occurrence, à la taille du pays. On est offensé que les antennes reprennent leur programme normal, qu’elles se permettent de nous parler d’autre chose que de ce qui occupe tous les esprits.
Midi : début de la catéchèse sur France Culture. C’est le fait que le massacre n’ait pas de cible particulière, contrairement à ceux de janvier, qu’on ait tiré dans le tas, qui sert d’« angle ». Ceux qui sont morts aux terrasses des cafés, nous explique-t-on, sont noirs, sont musulmans. Ce qu’on a voulu tuer, c’est précisément le vivre-ensemble. Ergo, c’est encore un coup porté à l’islam. CQFD. Il n’est évidemment question de rien de tel dans le communiqué du califat, qui vient de tomber, qui parle seulement de porter le fer contre la croix. Même les spectateurs du Bataclan sont des « idolâtres », autrement dit des mushrikun, des « associateurs », c’est-à-dire des chrétiens.

15 novembre. — Exemplème : L’un au moins des terroristes est, comme tout le monde le redoutait, passé en Europe dans le flot des migrants, avec un faux passeport syrien. Le fameux « amalgame », tant dénoncé, existe donc bel et bien, et même sous une forme physique, mais pas du tout à l’endroit où on l’attendait. Le flux ininterrompu de migrants est un amalgame de véritables réfugiés de guerre, de terroristes et de simples opportunistes, à la recherche d’une vie confortable en Europe, que Mme Merkel appelle des migrants économiques. On a choisi de secourir tout le monde, ce qui revient donc à doubler cet amalgame physique d’un amalgame qu’on fait cette fois sur le plan idéologique.
Mais exemplème au carré, le fait que les « moments terroristes » fonctionnent pour la sphère politico-médiatique précisément comme des exemplèmes, de sorte que, passé le temps des rodomontades et des coups de menton, on traite l’événement comme un pur symbole, nonobstant le fait que les assassins sont parmi nous, qu’ils continueront à tuer. C’est un dessin aperçu sur Facebook qui résume le mieux la perception générale. On voit Cabu sur un nuage, symbolisant le massacre de janvier, et qui dit : « Putain, ça recommence... » Les attentats de janvier étaient « une atteinte à la liberté d’expression », ceux de novembre deviendront dans le discours officiel une « atteinte au vivre-ensemble », les deux notions étant du reste substituables, puisque la liberté d’expression n’est que le multiculturalisme dans sa version langagière, le multiculturalisme la liberté d’expression dans sa version ethnique.

Messe du dimanche soir à Heiligenhain. On allume des cierges devant la pietà qui est sur l’un des tombeaux dans l’abbatiale, en remettant symboliquement les victimes des attentats à la Mère universelle et en les associant donc à la Passion de N. S. À la fin de la cérémonie, on a chanté le Salve Regina, devant la même Pietà. Dans son homélie, le prêtre a parlé très simplement du devoir du chrétien de surmonter la haine. Cela m’a profondément ému et aussi profondément rassuré. Une civilisation qui porte un idéal aussi élevé ne peut disparaître sous les coups de boutoir d’un death cult fondé sur le ressentiment. En dépit des apparences, la différence était éclatante avec le discours des médias, qui certes parodient le discours religieux, qui font église, mais qui ne peuvent évidemment conceptualiser la loi d’amour et de pardon, et qui sont obligés de passer précisément par le ressentiment, de prétendre que les musulmans sont les victimes, au moment même où les moudjahidin sèment la désolation dans Paris.

16 novembre. — Examens toute la journée à l’hôpital d’Heiligenhain. Je ne puis m’empêcher d’associer toutes ces techniques d’imagerie à l’imagerie scientifique de ma chère planète Mars et aussi à celle des tableaux de maîtres, qui permettent d’en voir les secrètes blessures.
En parlant à la psychologue de l'hôpital, j’ai peut-être compris pourquoi je suis tellement soulagé que mon père et ma mère reposent à part dans le petit cimetière de Katzental : mes frères et moi avons enfin réussi à les séparer.
Il n’y a pas eu de manifestations collectives hier dimanche, comme il y en avait eu pour Charlie. La foule qui s’était rassemblée place de la République a été saisie d’un mouvement de panique, croyant à de nouveaux attentats. Quant au deuil national décidé par le président de la République, il reprend le rituel de janvier et lasse déjà la population, qui redoute qu’un appareil d’État impuissant assiste en spectateur à une série de massacres en répondant à chaque fois par le même cérémonial funèbre.
Le député-maire de Nice, le très droitier Christian Estrosi, a révélé qu’un titre sur le site de France Inter : « Réfugiés, le fantasme de l’infiltration terroriste » (relevé le 14 septembre), a été subrepticement modifié et est devenu, à présent qu’on sait que des terroristes du 13 novembre sont passés dans le flot de réfugiés : « Des terroristes parmi les migrants ? » La chaîne a donc essayé de gommer de façon orwellienne sa propre propagande quand celle-ci est devenue compromettante pour elle.
Le mensonge sur les attentats passés se retourne également contre le régime. Les experts ont un peu trop vite traité de « Pieds-Nickelés » les auteurs des attentats ratés contre les églises de Villejuif et contre le Thalys. Or il apparaît que les Pieds-Nickelés sont des membres du réseau qui vient, avec une indéniable efficacité, d’opérer à Paris. Du soulagement après un attentat manqué on passe facilement à la forfanterie et de là à la négation du danger.

17 novembre. — Si l’on fait la statistique des victimes du 13 novembre, ce n’est pas la France multiculturelle qui a été attaquée, comme ont osé le prétendre, toute honte bue, les médias bien-pensants, mais la jeunesse estudiantine et intellectuelle. Voilà évidemment qui ne fait pas l’affaire du pouvoir, car, dans ce monde où tout devient symbole, il y a là un symbole extrêmement fort, d’autant que les terroristes sont eux-mêmes jeunes et parfois très jeunes.

18 novembre. — Ce matin, à France Culture, la directrice d’antenne, venue se vanter des records d’audience de la station, explique qu’on continuera à choisir les mots avec soin, autrement dit qu’on continuera à faire de la propagande vivre-ensembliste. Au moment même où elle parlait, la police donnait l’assaut à une cellule jihadiste à Saint-Denis.
La panique des journalistes de radio s’entend dans leur voix. Mais il faut noter que les officiels, les importants, comme cette directrice d’antenne, vivent sous protection policière, et qu’on les « exfiltre » si d’aventure ils se trouvent dans un lieu public pendant les « moments terroristes ». Le bobard des « frappes aveugles visant le vivre-ensemble » ne correspond donc pas du tout à l’expérience de la classe dirigeante, qui vit les événements comme si elle était, elle, la cible, mais qui, en revanche, bénéficie d’une protection spéciale.
Suspicion et méfiance généralisées vis-à-vis de l’appareil d’État. Si les forces spéciales liquident les cellules terroristes, comme on fait en ce moment de celle de Saint-Denis, c’est qu'elles n’étaient pas difficiles à trouver, qu’on les connaissait et qu’on avait pour elles de la complaisance. Inversement, si d’aventure les terroristes disparaissent dans la nature, c’est la preuve de l’impuissance de l’État. Les deux accusations peuvent naturellement coexister.

19 novembre. — Les petits truands doivent se demander ce qui leur arrive. Les forces de l’ordre multiplient les perquisitions « sans liens avec les attentats », saisissent les armes et les stupéfiants. Et le ministre de l’Intérieur explique que ce n’est qu’un début, qu’on n’a encore rien vu. Le fameux « état d’urgence » qu’on vient d’instaurer correspond paradoxalement à un rétablissement temporaire de la légalité républicaine, face à l’anarchie des « quartiers ». Mais cette soudaine autorité du régime fait apparaître par contraste l’immensité du laxisme.

20 novembre. — J’ai été surpris de l’importance qu’on donnait aux frappes parisiennes, et de la vigueur de la réaction publique, vigueur que le chiffre des victimes n’explique pas entièrement. Je crois que le pouvoir redoute, dix ans après les « émeutes » de 2005, un soulèvement insurrectionnel de la pègre armée, à coup de bombes et de fusillades aveugles, absolument comme dans un pulp magazine. Tout porte à croire que les églises sont particulièrement ciblées, puisque l’ennemi, loin de s’en prendre au « vivre-ensemble » ou à la « jeunesse multiculturelle » comme le prétend le bourrage de crâne, vise explicitement la croix.
Je n’ai pu m’empêcher de rire en voyant, sur la Toile, la tête que faisaient les membres du gouvernement, ministre de la Justice en tête. Eux qui ont été élus pour parachever le « changement de civilisation » se retrouvent à défendre nolens volens la civilisation ancienne contre les coups de boutoir impatients de la nouvelle. Mes compatriotes ne semblent pas leur accorder une confiance excessive.
Cependant la principale perdante, dans ces temps difficiles, est sans conteste l’Union européenne. C’est une banalité d’observer que cette institution était fondée sur la théorie qu’il n’y aurait plus jamais de guerre, à telle enseigne que l’exécutif européen considérait la suppression des frontières comme sa principale réalisation et son principal titre de fierté. Corrélativement, la doctrine victimaire proclamait qu’il n’existait pas d’ennemi, mais seulement des victimes, ce qui refermait la boucle, puisque voir en qui nous menaçait un ennemi, c’était se dénoncer soi-même comme l’unique ennemi. La dernière application de ces excellents principes était aussi la plus spectaculaire, puisqu’on avait résolu de nous faire accepter sur la base d’un rituel improvisé, de nature politico-humanitaire (le fait de traverser un bras de mer en canot pneumatique), un choc migratoire dont l’issue était l’irruption en Europe, en l’espace de quelques mois, d’une masse humaine de plusieurs millions d’individus, presque tous jeunes et de sexe masculin. Et voici que les frontières se ferment. Voici qu’il y a un ennemi. Voici que nous sommes en guerre.

21 novembre. — Sitôt que le sentiment du danger baisse, et nonobstant ce que je notais hier, on revient aux sornettes culpabilisantes, comme un chien revient à son vomi. Le ministre de l’Économie explique les attentats par le fait que « quelqu’un sous prétexte qu’il a une barbe ou un nom à consonance qu’on pourrait croire musulmane, a quatre fois moins de chances d’avoir un entretien d’embauche qu’un autre ». Faut-il instaurer une priorité à l’embauche au profit des salafistes, en particulier quand ils sont en concurrence avec ces « de souche » de culture chrétienne, dont on n’a jamais fini d’énumérer les turpitudes ? Et tous les ministres ont-ils l’intention de défiler, pour nous répéter que nous sommes les responsables de ce qui nous arrive ? Après tout, si on nous attaque, c’est peut-être bien parce que nous humilions les musulmans avec notre fatras hérité de la Grèce et de Rome, autrement dit des Rûm haïs et méprisés. Ou bien c’est parce que, au temps où les terroristes vivaient du trafic de stupéfiants, nous avions trop souvent procédé à des contrôles d’identité « au faciès », aussi « racistes » que « discriminatoires ».

26 novembre. — Exposition Wilhelm Busch, vue l’autre jour au musée Tomi Ungerer. J’ai été frappé par la différence des crayonnés et des maquettes de Busch avec les versions imprimées modernes (je pense à mon Wilhelm Busch des familles, en deux volumes parus en 1959, concocté par le stalinien Rolf Hochhuth, le futur auteur de la pièce Le Vicaire). Dans ces versions imprimées, on reproduit toujours les dessins en grand, le texte en petit. Chez Busch, c’est exactement le contraire. On est même devant un cas d’école, puisqu’on est face à un récit dessiné où le texte d’accompagnement, dans le projet même de l’auteur, occupe une surface supérieure à celle du dessin.
Ce qui me fascine chez Busch, c’est le côté schématique et profondément allemand des personnages, qui paraissent échappés d’une gravure au dos d’une chaise rustique, ou d’une peinture sous verre. Ou bien, alternativement, tout le monde a l’air d’être fait en pâte à bretzel, ce qui justifie du reste les transformations corporelles (Max et Moritz se voient à un moment changés en brioches vivants et ils sont, à la fin du récit, moulus par le meunier).

28 novembre. — Sur le site de L’Obs, sous la plume de Jacques Drillon, cet excellent résumé de la situation morale de l’Occident : « Désormais, nous serons gouvernés par la peur et les bons sentiments. »

29 novembre. — Temps épouvantable. Tempête. Il fait nuit en plein jour. Pas sorti, j’ai préféré écouter à la radio la messe de ce premier dimanche de l’Avent.
Dans Servitude et grandeur littéraires (1922), Camille Mauclair résume admirablement les défauts de Zola romancier : « son style de feuilleton, la puérile prétention de faire de la théorie de l’hérédité la base nécessaire et suffisante d’un cycle social, la superficialité de son vérisme, sa faible analyse des consciences, ses caractères indiqués par des leitmotivs grossiers et monotones. »

3 décembre. — Y a-t-il eu un moment charnière ? Les attentats de janvier, ou bien l’attentat de novembre, diront les esprits paresseux. Je n’en suis pas si sûr. Cependant bascule il y a eu. Il faut peut-être conclure, comme Chateaubriand à la fin des Mémoires d’Outre-Tombe, aux « étranges bonds et écarts » de l’esprit français. Le point essentiel est que l’idéologie vivre-ensembliste fait désormais l’unanimité contre lui. Et l’on se demande avec consternation comment on a pu constituer en doctrine la plus basse flagornerie face à toute pensée, toute manière, toute réclamation étrangère, et corrélativement le continuel abaissement de ce qui est de souche européenne, jusqu’à imposer dans le discours public, comme une sorte de préalable, un reniement abject de soi-même, de son origine, de sa culture. La plus brutale, la plus punisseuse des dictatures n’aurait pas osé traiter de la sorte son propre peuple, en suspect ou en ennemi.

4 décembre. — Ce matin, au journal de France Culture, le chroniqueur expliquait que les auteurs des attentats de novembre n’étaient plus des « loups solitaires », que, cette fois-ci, c’était bien une guerre. Quoique ce journaliste cherchât banalement à se mettre à jour de propagande, il était impossible de rien imaginer de plus imprudent ni de plus compromettant. Pour commencer, le « loup solitaire », le péquin « radicalisé sur internet », n’a jamais existé. (Et le plus fort, c’est qu’on s’aperçoit à présent que personne n’y a jamais cru. On faisait mine d’y croire parce que c’était commode, parce que cela permettait d’écarter l’épineuse question de l’islam.) Mais plus irréfléchi que ce mensonge maintenu sur le passé était l’aveu impromptu de la vérité. Admettre la réalité de la guerre sainte prêchée par le califat c’est courir au désastre, puisqu’il faut expliquer alors la complète inaction de l’État face à l’ennemi. La logique élémentaire commandait qu’on traitât les attentats de novembre comme on avait traité tous les précédents, par le pathos, le déni (« cela n’a rien à voir avec l’islam ») et l’inversion victimaire (« les musulmans premières victimes »). Ce revirement du régime, si soudain qu’il laisse à demi-incrédule, a toutes les chances de hâter sa fin, parce que l’adversaire sera conduit aux solutions extrêmes, et parce que la population découvrant qu’on lui a menti, finira par se révolter.

5 décembre. — Curieux comme les images, quand on leur fait trahir leur nature d’images, se rebiffent et se vengent. L’utilisation par la propagande occidentale, il y a trois mois, de l’icône du petit noyé kurde représentait une sorte de catastrophe sémiotique, car on prétendait substituer purement et simplement l’image à la réalité, jusqu’à étayer sur cette seule photographie une décision politique d’importance capitale (l’ouverture sans condition des frontières européennes, face à la déferlante migratoire). D’où ces éditoriaux se félicitant qu’on abandonnât toute réflexion et qu’on se laissât désormais guider uniquement par l’émotion, c’est-à-dire par l’image. Les vidéos des attentats parisiens imposent à l’affaire un autre dénouement. Une image — justement — employée par le président dans son discours aux Invalides en hommage aux victimes du 13 novembre  — « une horde d’assassins » — représente à cet égard un involontaire aveu, car la « horde », ce ne peut être la douzaine de renégats musulmans qui ont ensanglanté Paris ; la « horde », c’est le million et demi d’hommes dans la force de l’âge, provenus de tout l’arc islamique, de la Mauritanie à la Tchétchénie, qui ont, en 2015, forcé les portes de l’Europe.

6 décembre. — Salon des ouvrages sur la bande dessinée, à Paris, socializing with the gratin.

9 décembre. — Le régime fait célébrer dans les écoles les 110 ans de la loi de séparation, dans l’indifférence totale, les enseignants se préoccupant surtout de sécuriser leurs établissements, puisque le califat a appelé les élèves à tuer leurs professeurs.
Sondage publié dans Le Figaro : « 38% l'estiment [le texte de la loi de 1905] dépassé. Parmi ces sondés, 43%, justifient leur réponse en affirmant qu'“il y a de plus en plus de personnes qui portent des signes religieux ostensibles” et 34% “parce que certains veulent que l'État subventionne la construction de mosquées”. »

10 décembre. — Lu Mademoiselle Giraud, ma femme (1870), d’Adolphe Belot, sensationnel roman populaire consacré au lesbianisme, fort apprécié de Zola, qui se félicitait que l’auteur eût mis le doigt sur « une des plaies de l’éducation des jeunes filles dans les couvents » (le fait que les grandes filles séduisaient les plus jeunes).

Spécimen d’unisabir : « Un rassemblement émaillé de violences » (une émeute).

Titre : La Pierre d’ancre.

Titre : The Secret Doctrine of the Way to Power.

11 décembre. — Les médias parlent toujours d’une « guerre ». Je me suis fait la réflexion que c’était accorder beaucoup d’honneur à « l’ennemi », qui est constitué après tout de quelques voyous de bas étage, retour de Syrie, aidés par leurs familles et par leurs copains. Il est vrai qu’ils parviennent, par des frappes coordonnées, à se rendre maîtres durant quelques heures de nos villes, et à y accomplir de grands massacres, mais cela s’explique par la défaillance de nos institutions vermoulues.

14 décembre. — Élections régionales. Un exemple classique de misdirection, digne de grands magiciens. Les sortants ont, pour être réélus, mené une campagne électorale de temps de guerre : « Tremblez, Français, les émissaires du califat viendront vous égorger au fond de vos lits. » Et puis, comme, à l’issue du premier tour, le Front National était en passe de remporter une demi-douzaine de régions, les émissaires du califat se sont soudain confondus avec les candidats frontistes, à croire que c’étaient eux qui avaient, il y a un mois, ensanglanté Paris.

15 décembre. — Dans le Guardian, ce titre dont on se dit que, en dépit des apparences, il n’annonce rien de bon : « Far fewer people entering Germany with fake Syrian passports than thought. »

16 décembre. — Thèse rebattue par la réacosphère, et qui commence à passer dans les médias officiels : nos États, ainsi que le super-État européen, seraient impuissants face au terrorisme arabo-musulman à cause des ménagements, des reculades, des transigeances face à un ennemi que, hier encore, il était interdit de désigner. Je suis fort aise que l’on prenne acte de la lâcheté qui a présidé à nos relations avec le monde musulman. Cependant, si la pédagogie islamique délivrée à l’Occident, à travers l’« antiracisme » institutionnel et à travers l’émeute, avait en effet pour fin la prohibition de toute critique, il n’est nullement démontré que l’interdiction de dire, l’interdiction de montrer, l’interdiction de conclure imposées par l’idéologie victimaire soient la cause de nos défaites. Pour commencer, l’interdiction de dire n’est pas l’interdiction d’agir, et dans un régime politique travaillé comme l’est le nôtre par des tentations antidémocratiques, et où le discours public s’assimile à la propagande pure, le dire et l’agir sont souvent antagonistes. Ensuite, dans cette sycophanterie, ce n’était pas nécessairement le discours lénitif qui dominait. J’ai toujours été frappé quant à moi par la fascination des bien-pensants pour les aspects les plus violents du monde islamique, sous prétexte de respect des différences et de défense des opprimés. Il me semble, tout compte fait, que, loin de nous désarmer en nous interdisant de voir la violence qui lui est inhérente, l’islam nous a plutôt aiguillés vers la justification de cette violence, avant de nous surprendre en déchaînant contre nous, sur notre sol, une fureur sanguinaire qu’il réservait jusque là à des cibles dont le sort nous indifférait (israéliens, chrétiens d’Orient).

17 décembre. — En feuilletant le journal de Michel Winock sur les années 1958-1981, qui vient de paraître (Journal politique: La république gaullienne 1958-1981), je suis frappé par l’importance pour toute la classe intellectuelle, pendant les décennies 1960 et 1970, qui furent celles de mon enfance et de mon adolescence, de la question du communisme (on sait bien que c’est un totalitarisme, mais il faut compter avec lui puisqu’on est « de gauche »). Cela m’a donné à penser que la comparaison qu’on fait parfois entre le communisme et l’« antiracisme » — ou ce que j’appelle l’idéologie victimaire — est quelque peu forcée. Personne aujourd’hui, en dehors de quelques exaltés d’extrême gauche, ne s’imagine qu’il y ait rien de bon à attendre de l’islam ou de l’islamisme. D’où précisément le discours paternaliste qui réduit tout musulman à sa condition de victime. Certes, dans le marxisme, le prolétaire aussi était victime, mais le communisme représentait pour ses tenants une solution, un idéal, et même une utopie (je n’insiste pas sur l’erreur de jugement que cela impliquait). Au lieu que, dans l’idéologie victimaire, il s’agit seulement de fournir à bon marché des excuses aux intéressés.

18 décembre. — Sémiologie de la « crise des migrants ». Les « réfugiés ». Les « apatrides » (les migrants jettent leurs papiers dans les toilettes des centres d’accueil pour déjouer toute tentative d’identification et d’enregistrement). Le « mur » (les États d’Europe de l’est tentent d’édifier des barrières à leurs frontières). Les « bombes humaines » (attentat de Saint-Denis, commis par des terroristes passés dans le flux des prétendus réfugiés). Une sémiologie palestinienne. De fait, comment pourrait-on ignorer que ce qui survient, 67 ans après l’exode de la population arabe de Palestine, c’est un nouveau déplacement de plusieurs millions d’arabes ?

19 décembre. — Si l’on interroge la population, on s’aperçoit qu’elle a fort bien compris que, sur la question de l’islam, on prêchait sciemment le faux. L’important ici, n’était pas la forme que prenait le paradoxe (« l’islam religion de paix », « l’islam parfaitement compatible avec la démocratie », etc.) ; l’important, c’était le paradoxe lui-même. La base de tout ordre politique, c’est qu’il y a des vérité officielles. Et s’il faut les rendre officielles, c’est précisément parce qu’elles contredisent flagramment ce que tout un chacun peut observer.
Voilà en tout cas une façon de lénifier (voir l’entrée du 16) qui est tout sauf lénifiante. On découvre une population apeurée, qui sait que certaines choses ne se disent pas, et qu’il y a même des choses qu’il est prudent de ne pas voir, une population qui, lorsqu’on l’interroge, commence par réciter les slogans officiels (« pas d’amalgame », « ne pas stigmatiser »). On découvre des élites politiques et médiatiques qui ont opté délibérément pour cette stratégie de l’intimidation. Des choix ont été faits. La naïveté n’y avait aucune part.

20 décembre. — Tombé sur l’émission des enseignants sur France Culture, dont j’ignorais qu’elle existât encore (elle est reléguée le dimanche après-midi, en attendant, je suppose, sa discrète abolition). Ces pédagogues ne sont pas si différents de ceux de Dickens, Miss Peecher ou Bradley Headstone, dans Our Mutual Friend. Même démagogie (tous les élèves sont des petits anges), même souci de faire fructifier le très petit bagage intellectuel obtenu à grand effort. Quant au progressisme affiché par nos magisters radiodiffusés, celui des « initiatives pédagogiques » originales, rigolotes et inventives, il cache la frousse de l’inspecteur, le souci de marcher au pas, l’amour de la bureaucratie et de la paperasserie — du remplissage des petites cases sur le bordereau d’évaluation, de la disputaillerie sur tel alinéa du « référentiel ». Ce qu’il y a de pire dans l’ordre intellectuel, l’enrégimentement, ce qu’il y a de pire dans l’ordre technocratique, la normalisation, s’affublant des oripeaux de la liberté et de la fantaisie. Et la finalité ? Il s’agit « d’ouvrir à la connaissance », bref, de « faire trouver cela intéressant ». Mais contrairement aux entreprises, qui font de la publicité parce qu’elles espèrent placer leurs produits, dans le cas de l’école, la finalité est le message publicitaire lui-même, et l’institution estime qu’elle a parfaitement rempli son rôle quand elle a réussi à capter un instant l’attention du moutard, avant qu’il ne replonge dans le bavardage avec ses voisins.

21 décembre. — Regardé sur le site de l’INA la télévision de mon enfance. Comme ces images, qui après tout ne nous appartiennent pas, nous rendent nostalgique. Cela ressuscite presque aussitôt la chaleur et la sécurité du foyer. Cependant, pour ce qui concerne ma famille, précisément, il me semble que nous ne l’ayons jamais beaucoup regardée, la télévision. Par contre, nous achetions Télé-Poche et le lisions avec passion, de sorte que mes souvenirs télévisuels sont peut-être surtout des souvenirs littéraires, et que je ne suis jamais sûr de ne pas voir pour la première fois des images que je ne connaissais en réalité que par la rubrique qui leur était consacrée dans le programme.
La grande illusion de la télévision, pour des enfants, c’est la grande illusion du monde, c’est l’illusion que le monde est fait pour eux, que des adultes bienveillants n’ont pas d’autre activité que de produire ces images à leur intention, de même que leurs maîtres n’existent que pour leur faire la classe (la véritable scène primitive, c’est la découverte par un enfant que son instituteur existe aussi en dehors de l’école).

22 décembre. — Le onze septembre annoncé dans les pulp magazines : « “They’re going to — destroy an office building — take scores of lives — as the start of a terrorism campaign,” said Gettian. »
(Kenneth Robeson, Doc Savage n° 37 : The Metal Master, Street & Smith, mars 1936.)

23 décembre. — Contrôle du poids. Arrivé à un minimum le 18 (73,5 kg). Mais dès le lendemain, j’ai regrossi, et j’ai regrossi tous les jours suivants, pris de fringales irrépressibles. Le corps sait parfaitement combien il veut peser et il retrouve ce poids de façon infaillible. Tout au plus peut-on le distraire temporairement — quelques jours, quelques semaines, peut-être, pour des gens véritablement héroïques —, en se persuadant qu’on n’a « pas faim ».
Je retourne donc à l’usage qui consiste à peser chaque aliment et à noter tout ce que je mange, façon de faire qui n’est pas sans procurer quelque satisfaction amère, liée au sentiment de sa vertu et au plaisir du contrôle.

26 décembre. — Nous aurons bien raté notre fin de siècle. À la place de la pourriture noble du décadentisme, le nihilisme d’une auto-accusation narcissique. À la place des anarchistes poseurs de machines infernales et des « bandits en auto » (la bande à Bonnot), les hordes crasseuses et violentes de la mahomerie. Les arts, les lettres, le débat intellectuel, depuis vingt ans, aux mains d’imbéciles, servant la propagande d’une sorte de RDA ectoplasmique. Nous étouffons sous l’islamisme et sous le journalisme.

29 décembre. — Découvert un film de science-fiction de 1918, racontant un voyage dans la planète Mars, Himmelskibet (« vaisseau spatial ») du Danois Holger-Madsen. Pour la partie terrienne, on a l’impression de voir des gravures de Roux pour des romans tardifs de Jules Verne (foule en liesse devant un engin spatial qui ressemble à un croisement entre un dirigeable et un avion, traître qui menace et gesticule au sommet de la falaise, sous la tempête, et finit foudroyé).
Pour la partie martienne, on découvre une planète baignant dans la religiosité, peuplée de sages astronomes, vêtus comme des prêtres égyptiens, et de femmes en toges dont l’activité principale consiste à danser au clair de lune en tenant des rameaux fleuris. Tout le monde est végétarien et pacifiste (le film fut apparemment tourné en 1917, donc en pleine guerre mondiale). On convertit les astronautes — qui sont plutôt décrits comme un mélange d’aviateurs et de matelots — à la religion universelle.

31 décembre. — Il n’y a plus qu’une émission de France Culture, qui commence le matin et ne s’achève que le soir venu, et qui pourrait s’intituler : Ce qui nous arrive. Dépression généralisée, déploration collective, auto-flagellation lui donnent sa tonalité. Surprise : j’y entends aujourd’hui le psychanalyste Michel Schneider qui explique, comme en psychanalyse enfantine, que le traumatisme dont nous redoutons qu’il nous brise s’est déjà produit, il y a un an, avec le massacre de Charlie, mais que nous n’étions psychiquement pas assez forts pour en prendre conscience. L’attentat contre Charlie ne visait donc pas uniquement des journalistes, il ne se réduisait pas à un coup porté à la « liberté d’expression » comme l’ont stupidement répété tous les médias.
Schneider parle aussi de régression masochiste et s’exaspère qu’à la cérémonie aux Invalides, en hommage aux victimes du 13 novembre, on ait interprété la chanson de Brel Quand on n’a que l’amour. « J’espère, dit le psychanalyste, que la France n’a pas que l’amour à opposer aux canons et aux égorgeurs. » Selon Schneider, il aurait fallu chanter La Marseillaise et rien d’autre.
Je finis l’année en lisant Dennis Wheatley. Que cette prose ne tienne qu’à un fil, rien ne l’indique mieux que ce dialogue (le personnage féminin vient de surprendre une messe noire) :
« There, there, my sweet. To have witnessed such a scene must have upset you terribly. But at least we now know where we stand. Stefan was right. Malacou really is a disciple of the devil.
— But incest ! Erika sobbed. The sight of them locked together naked on that altar almost made me sick. It was revolting — utterly horrible.
— Dearest, I can imagine how you must have felt. But I suppose satanists stick at nothing
. »
(They Used Dark Forces, 1964.)
Je note aussi que cet auteur ne m’amuse que si ses romans contiennent des éléments de magie noire. Quand il s’agit simplement d’aventures héroïques, je ne marche plus. Bref, j’ai besoin que le roman relève explicitement et complètement de l’invention et de la chimère. Mais alors, les constants croisements d’intrigues — les dangers potentiels ouvrant sur des intrigues elles aussi potentielles —, les retournements de situation subits, les arrivées et départs tout aussi subits des personnages, le deus ex machina des moyens occultes, l’absurdité même de l’intrigue, tout concourt à l’impression que l’auteur a la faculté de nous faire pénétrer dans ses fantasmes.

Vers le Journal 2016