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Vers le journal 2014

Extraits du journal de Harry Morgan 2015
DÉVASTATION, TUERIE, EFFROI & SIDÉRATION
Aventures dans une théocratie

La victimerie et la mahomerie. - Blake à Oxford. - Hogarth au British Museum. - On tue les morts. Il vous précède en Galilée. - Les majorités victimes. - Les Tapisseries de Péguy. - Catalyseurs.

2 janvier. — « Farfugliando in arabo frasi del Corano », un Marocain armé d’une barre de fer a tout cassé, autel, statues, bancs, dans une église de la province de Trente. Cet arabe bafouillant des versets du Coran est certainement fou. Mais beaucoup de fous qui frappent ensemble, cela produit le même résultat qu’une armée de conquérants qui mettent à sac les monuments de la civilisation qu’ils viennent de conquérir.

7 janvier. — Il faudra donc retenir de la biographie de Wolinski, de Cabu, de Charb, de Tignous, d’Honoré, qu’ils sont morts sous les balles des tueurs. Cela ressemble à un mauvais roman — par exemple au dernier roman de Houellebecq qu’on lance en ce moment, comme on lance une marque de détergent. La France est une république islamique. Les dessinateurs et les écrivains mal-pensants ont été assassinés par des petits délinquants musulmans passés à l’islamisme radical.
Je me demandais combien de temps il faudrait aux médias pour cette fois encore retourner la réalité comme on retourne un gant, et pour raconter que les musulmans sont les victimes, comme si c’étaient les dessinateurs qui avaient exécuté les moudjahidin. Mais ma question était sans objet, puisque les mises en garde contre « l’amalgame » ont été formulées d’emblée, à l’intérieur (Nicolas Sarkozy) comme à l’extérieur (le dictateur turc Erdogan). Et à mesure que passaient les heures, il n’a plus été question que des « véritables » victimes. — Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman, a parlé d’« un coup porté à l'ensemble des musulmans », et Laurent Joffrin, directeur de la publication de Libération, a noté que les terroristes avaient visé « la gauche “droit-de l’hommiste” », comme si Charlie avait été frappé parce qu’il soutenait le Réseau éducation sans frontière, ou parce qu’il brocardait madame Le Pen, et non parce qu’il publiait des caricatures de Mahomet et des islamistes.
Les journalistes de presse écrite se sont dévoilés d’une autre façon, l’urgence empêchant le judicieux usage du correcteur orthographique. Ces grandes consciences sont à peu près complètement analphabètes. J’ai lu plusieurs fois « l’hebdomadaire satyrique ».

8 janvier. — Depuis vingt quatre heures, impression d’avoir passé une porte et de me retrouver dans un univers parallèle, comme dans un roman d’A. E. Van Vogt ou de P. K. Dick. Dans cet univers, où la France est dominée par l’islam, la prise de pouvoir s’est faite presque sans violence. On a quand même liquidé à la kalachnikov les vieux caricaturistes de Charlie Hebdo parce que, dans un tel monde, il n’y a pas de caricatures, ni d’ailleurs aucune activité littéraire ou artistique, ni même de prise de parole publique autre que la glorification apeurée de l’islam.

9 janvier. — Ce qui me frappe le plus dans les réactions aux assassinats, qu’on soit « pour » ou « contre » Charlie, c’est que personne ne fasse la moindre allusion ni à l’humour, ni au dessin — ni par conséquent à leur combinaison, l’humour graphique. La notion même semble avoir disparu. La désignation la plus courante des productions graphiques de Charlie est celle de « provocations » et chacun interprète ces provocations selon son logiciel, soit pour dire qu’« on a le droit » (la publication de Charlie Hebdo faisant office d’un thermomètre à mesurer le degré de liberté du débat public), soit pour les dénoncer.
Deux réactions remarquables. Premièrement, Libération explique que « l’attentat contre Charlie Hebdo a la sale gueule de Renaud Camus, d’Eric Zemmour et de Marine Le Pen. Il a la sale gueule de leur victoire idéologique. » Ce que la phrase suivante justifie ainsi : « Partout, ce sont leurs mots, leurs images, leurs fantasmes, leurs prédictions, qui résonnent sur l’air goguenard du on-vous-l’avait-bien-dit. » Traduction : ces salauds avaient le toupet d’avoir raison. Et naturellement, l’article est pour dire que les salauds qui ont eu raison sont les véritables adversaires. (« Cette société, si forte et si vulnérable, nous devons la défendre, contre l’islam radical et assassin bien sûr, mais finalement surtout contre ses ennemis les plus pressants et les plus réels. »)
Deuxièmement, sur TF1, Jeannette Bougrab déclare que Charb vivait avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête : « Quand vous recevez des messages de haine sur internet, de manière anonyme bien évidemment. Ou quand sur Twitter... Il faut savoir que tout le monde s’unit autour de Charlie Hebdo mais qu’il y a encore quelques semaines on les accusait d’être islamphobes, on les accusait d’être racistes. Ils étaient obligés de faire appel à la générosité des lecteurs pour pouvoir survivre. On leur a attribué des Ya Bon Awards [le prix citron décerné par l’association de Rokhaya Diallo]. On les a stigmatisés en leur disant que c’étaient eux les racistes, on les a pointés du doigt pour les faire assassiner. »

10 janvier. — D’après des remontées d’enseignants, les petits garçons des collèges pensent qu’il n’y a qu’un dessinateur ayant fait des caricatures de Mahomet, dessinateur qu’ils appellent Charlie, trompés par la consonance avec le nom de Charb, et trompés aussi par les pancartes « je suis Charlie » qu’affichent les bien-pensants. Les plus raisonnables, dans leur logique d'enfants, trouvent qu’on aurait dû tuer le dessinateur Charlie, puisqu’il a offensé le prophète, mais pas les autres personnes présentes au journal.

11 janvier. — Défilé à Strasbourg. Random ripples of applause, la foule s’applaudissant elle-même.
Les médias estiment les manifestants à 45000. Mon propre comptage (parcours de trois kilomètres, foule très clairsemée) n’arrive pas à la moitié de ce nombre. C’est donc la même fine plaisanterie que pour les Manifs pour tous, mais inversée. Comme le régime espère évidemment faire fond sur l’unité nationale, il exagère le nombre de manifestants. En ce qui me concerne, je n’ai aucunement eu l’intention en marchant de soutenir le gouvernement de M. Valls.
La morale de l’affaire, c’est peut-être le terroriste Coulibaly qui la tire, puisque ce monsieur, dont on a pu enregistrer les propos grâce à un téléphone mal raccroché, explique qu’on fait l’amalgame et qu’on traite très injustement les islamistes de terroristes, alors que l’islam est par nature pacifique. Coulibaly tient donc le même discours, mot à mot, que M. Hollande ou que M. Valls. La différence, c’est que Coulibaly explique ces choses-là à ses otages de l’épicerie kasher après qu’il a tué quatre juifs.

12 janvier. — Le pouvoir déploie l’armée sur le territoire.
Tout à l’heure, coupure de courant. Plus de téléphone. Petites réflexions. J’ai un poêle à bois, des bougies, des réserves alimentaires, je vis à la campagne, où la nourriture est abondante et facile à obtenir. J’ai même un onduleur qui doit fournir une dizaine d’heures de courant à mon petit ordinateur, après quoi, naturellement, je repasse au cahier manuscrit.
Ce que nous vivons est sans relation avec ce que décrivent les médias (laïcité vs. communautarisme, islam vs. islamisme, etc.). Il faudrait, pour en rendre compte exactement, un G. K. Chesterton, ou un très bon romancier populaire écrivant pour Argosy ou Adventure. Des bédouins primitifs et pervers, rendus richissimes par la rente pétrolière, ont inoculé à l’Occident une version intégraliste de leur religion, dans le but de devenir les maîtres du monde, quitte à changer la terre en un champ de ruines. Des gouvernements faibles et corrompus les ont laissé faire.
À propos des bédouins primitifs et pervers, réentendu samedi, à l’émission Concordance des temps, les célèbres propos du journaliste André Falk, au micro de Lucien Renaud en 1957  : « J’ai l’impression d’avoir vu des barons d’Hugues Capet qui descendaient de leurs chars à bœufs pour monter dans une cadillac 1957, ou d’avoir vu Clovis qui se préparait à s’en aller à Washington discuter en dollars le statut légal d’une base de bombardiers atomiques, ou un roi fainéant qui commandait par téléphone de couper le poing d’un voleur, tout cela grâce aux derniers progrès d’une technique vraiment très au point, qui est enviable même pour les Américains qui sont sur place et dont les plus modestes n’auraient certainement pas l’occasion aux États-Unis de jouir d’un confort comparable. Mais tout cela greffé, plaqué, absurdement greffé sur une terre de haute barbarie, des pistes du haut moyen-âge dont on soulève la poussière en cadillacs rubicondes et climatisées, mais qui tout de même sont encore les pistes où les potentats actuels lorsqu’ils étaient jeunes couraient le désert sur des chameaux galeux et s’entre-tuaient pour une peau de bique ou une flaque d’eau boueuse. Vous n’ignorez pas que l’Arabie où ne poussaient jusqu’à 1938 que des poux et des dattes et des enfants rachitiques a eu le pactole, la providence du pétrole, qui aux dernières nouvelles lui rapporte 300 millions de dollars par an. »

13 janvier. — La palme du pharisaïsme, sans doute revient-elle au Guardian qui, en date du 8 janvier, justifiait ainsi son refus de reproduire des caricatures de Mahomet : « Other publications can defend – and defend absolutely – the necessary diversity of press voices along with an editor’s right to offend. But the best response is not to be forced to speak in a different voice. The Guardian felt that at the time of the 2005 Danish cartoons controversy, and we feel it now. As Simon Jenkins argued on these pages on Wednesday, terrorists’ chief goal is to make us change our behaviour. It’s best to deny them that victory. » Bref, c’est pour ne pas céder aux terroristes qu’on choisit de ne pas publier les caricatures. Je ne sais pas ce que les lecteurs de cette ancienne feuille travailliste ont pensé de ce raisonnement.
Quant à la palme du courage, elle va au maire de Rotterdam, Ahmed Aboutaleb qui, le 7 janvier 2015, s’adressant à ses coreligionnaires hostiles aux caricatures, déclara : « In hemelsnaam, pak je koffer en vertrek. Er is misschien een plek in de wereld waar je tot je recht kunt komen. Ga niet onschuldige journalisten ombrengen, dat is zo verachtelijk. Verdwijn als je in Nederland je plek niet kunt vinden. (...) Als je het niet ziet zitten dat humoristen een krantje maken, ja... mag ik het zo zeggen: rot toch op! »

14 janvier. — Les blogs recyclent un sondage paru dans Le Monde, il y a tout juste deux ans, et censé démontrer la montée de l’intolérance religieuse chez les affreux Français, incorrigiblement « racistes » et « islamophobes », mais qui, pour un esprit scientifique, prend un tout autre sens. Il faut en effet, dans l’analyse d’un sondage, examiner les aspérités et non considérer les plages colorées comme une vache contemple un paysage. Ainsi, le fait que les électeurs, tous partis confondus, trouvent majoritairement l’islam incompatible avec la société française, n’a pas d’intérêt particulier (et du reste le chiffre des sceptiques n’a pas bougé depuis vingt ans). L’information pertinente est, tout au contraire, l’anomalie des électeurs socialistes et des électeurs du Front de gauche, qui sont une forte minorité à trouver les deux ordres, français et islamique, parfaitement compatibles ; et les socialistes sont plus islamolâtres que leurs voisins d’extrême gauche.
Même aspérité en ce qui concerne le catholicisme, une minorité significative des deux partis de gauche jugeant incompatibles le christianisme et la société qui en est issue ; ici encore, on note que les électeurs socialistes sont plus christianophobes que leurs camarades matérialistes athées.
Quant à la haine de la religion juive, chez les mêmes, elle les rapproche des électeurs du Front National, quoique les électeurs du Front national soient moins antisémites que les électeurs du Parti socialiste, qui le sont eux-mêmes moins que les électeurs du Front de gauche.
L’observation du corps électoral permet donc de vérifier ce que j’ai si souvent noté dans ce journal. Le parti au pouvoir est un parti révolutionnaire, virulemment antichrétien et antisémite, et qui a cru trouver dans l’islam politique l’allié qui lui permettait d’opérer ce qu’il appelle le « changement de civilisation ».

15 janvier. — Écouté sur France Culture les belles voix posées des acteurs, et les voix mouillées et trémulantes de ces autres acteurs, mais dénués, eux, du moindre talent, qui sont officiellement journalistes, politiciens ou universitaires — et tous répétaient d’un ton pénétré qu’il ne fallait surtout pas faire d’amalgame, ce que les internautes ont finement résumé, avec cet humour bien français, par la formule « l’islam n’a rien à voir avec l’islam ».
Ce qui nous a un instant trompés, c’est que les journalistes français ont réagi de façon corporatiste. Les journalistes en réalité se pleuraient eux-mêmes (d’où cet éditorial proprement délirant de Libération, qui expliquait que les terroristes s’en étaient pris aux journalistes droits-de-l’hommistes). On a donc pu croire à un sursaut, à une prise de conscience, mais ce n’était naturellement qu’une illusion.

16 janvier. — Sur France Culture, Caroline Broué, probablement fatiguée par les événements des derniers jours, prononce le nom de Luigi Pirandello avec un accent italien d’opérette — et se trompe, en mettant l’accent sur la deuxième syllabe, au lieu de la troisième. Pourquoi donc ce qui m’amuse tant dans la prose d’un E. F. Benson (les histoires de Mapp et Lucia, où ce dernier personnage prétend par snobisme être fluente en italien, dont elle ne parle pas trois mots) me paraît-il si odieux dans la bouche d’une productrice de France Culture ? C’est que les snobes oisives de Benson ont gardé le culte des arts et des lettres (si Lucia baragouine de l’italien, c’est en référence implicite au Grand Tour, qui menait les classes instruites britanniques en France et en Italie), tandis que la « journaliste culturelle » Caroline Broué n’est qu’une salonnarde inculte, recrutée sur sa docilité idéologique (multiculturalisme, gender, etc.), et qui se donne des airs de grande dame cosmopolite.

17 janvier. — Églises incendiées et centre culturel français mis à sac au Niger ; cinq morts, dont un homme brûlé vif dans une église. Attaque de la représentation diplomatique française à Karachi ; un mort. Émeutes à Dakar et à Nouakchott. On est donc revenu à février 2006, quand le monde arabo-musulman se déchaînait contre des caricatures danoises vieilles alors de quatre mois, après une campagne d’agitation orchestrée par les régimes et par les mosquées.
À Alger, des milliers de jeunes hommes ont hurlé « je suis Kouachi », détournant le slogan « je suis Charlie » pour glorifier les assassins. Cela préfigure peut-être ce qui va se produire en France, où nous disposons, en très grands nombres, des mêmes jeunes gens, grandis dans la haine de ce qui était en théorie leur pays, enhardis par le laxisme, enrichis par les trafics, armés militairement par les réseaux mafieux, armés moralement par les réseaux jihadistes.
On se serait bien passé, en des heures si sombres, des insultes du président Obama (qui nous conseille de mieux intégrer nos musulmans, ce qui arrive à pic).

Une chose drôle. La dernière promotion de l’ENA vient de se baptiser George Orwell. Certes il faut faire la part des cultures nationales et des inévitables problèmes de langue. L’adjectif orwellien (orwellian) n’a pas tout à fait le même sens en français qu’en anglais. Mais on ne peut se départir de la pensée que les futurs cadres de la nation ont commis un lapsus aux dimensions prodigieuses et qu’ils se perçoivent eux-mêmes comme les futurs préposés à la langue de bois (« pas d’amalgame »), au paradoxe (annonce de mesures contre l’« islamophobie », après des attentats islamistes), et au lessivage du passé (« la France a toujours été musulmane »).

18 janvier. — Oublié de noter ceci, entendu hier à France Culture. Christophe Ono-dit-Biot (producteur d’une émission intitulée, cela ne s’invente pas, Le temps des écrivains) fait conspuer par ses trois invitées un député français, coupable d’avoir, à l’Assemblée, appelé madame Sandrine Mazetier, qui présidait la séance, « Madame le président ». Et les trois péronnelles de s’exécuter. C’est à qui aura les mots les plus durs. « C’est un dinosaure qui parle » (Blandine de Caunes) ; « Je suis assez horrifiée par le ton qu’il emploie, c’est d’une insolence incroyable » (Justine Lévy), etc.

19 janvier. — J’aimerais beaucoup continuer ma vie d’avant, et me consacrer à la lecture, à l’écriture, et à ce que le Times Literary Supplement appelle, non sans quelque préciosité, « the ecphrastic passegiata », c’est-à-dire à me promener dans des musées et à me décrire à moi-même des tableaux. Mais je suis comme le passager d’un paquebot qui s’est incliné sur son bord, et dont tout indique qu’il est sur le point de chavirer.
La censure islamique qui vient de frapper — sous la forme, habituelle dans le monde musulman, de l’assassinat par des fanatiques — n’est pas le début de quelque chose, c’est la fin de quelque chose, c’est le parachèvement de quelque chose. Les attentats contre Charlie ont bouleversé le régime imagier occidental, en l’alignant brutalement sur le régime imagier islamique, de sorte qu’il n’y a plus en Occident une image qui soit en sécurité.

20 janvier. — Hier toute la journée, à France Culture, examen de conscience sur le thème : comment en est-on arrivé là ? (Réponse : on a été odieux avec le délinquant de banlieue.) Je me suis fait la réflexion que, du point de vue du pouvoir, ce qui arrivait était inespéré. La popularité des chefs de l’actuel régime est à son zénith. On a chanté la Marseillaise et brandi des panneaux « je suis Charlie » en s’enchantant de son courage et de sa liberté, mais la classe intellectuelle est avertie que la moindre déviance se paie désormais d’une balle. Et on a pu relancer, après le bref intervalle que commandait la décence, la déploration victimaire.

21 janvier. — Il y a dans les récents événements, comme dans toute situation troublante et singulière, une part de sens flottant qui, lorsqu’on essaie de la réduire, aboutit à une sorte de délire pour gens sains d’esprit. Ainsi de la bizarre répétition de ce nom de rue, Nicolas Appert. L’inventeur de la conserve alimentaire a donné son nom à la fois au siège de Charlie et au Quick de Laon, où ont déjeuné les assassins en fuite.
Non moins bizarre, l’irruption, au milieu de ce récit de violence et de fanatisme à la pakistanaise, de l’univers romanesque de François Mauriac, quand la famille de Charb « dément formellement l’engagement relationnel entre Charb et Jeannette Bougrab ».

22 janvier. — J’observe que la droite a complètement perdu les pédales. Du moins la gauche, en expliquant que les victimes des récents événements sont les musulmans, flatte son électorat. Mais la droite ne semble soucieuse que de singer la cagoterie islamique et réclame à cor et à cri des limites à la liberté d’expression pour les caricaturistes, au lieu de réclamer des limites au prosélytisme meurtrier. Comment les chroniqueurs qui enfourchent le dada de « l’injure grossière à la foi des autres » ne se rendent-ils pas compte que cela ne sert rigoureusement à rien, les criminels n’étant par définition jamais à court de prétexte ? (Y a-t-il quelqu’un pour croire réellement que les musulmans de Zinder qui, le seize janvier, ont mis au pillage les églises et les magasins des quelques centaines de chrétiens de la ville, étaient des croyants outragés ?) Nos chroniqueurs n’ont pas l’air de comprendre en outre que ce n’est pas tant la gravure anticléricale qui est visée par les assassins wahhabites que l’iconosphère chrétienne, qui tombe toute entière sous le coup de la prohibition imagière. — Ainsi, à la basilique San Petronio de Bologne, la fresque de L’Enfer, de Giovanni di Pietro Faloppi (Giovanni da Modena), est désormais sous protection policière.
Au surplus, les événements des derniers jours semblent avoir eu un effet désastreux sur des esprits sans doute fragiles. Dans Valeurs actuelles, Éric Brunet voit dans le Charlie post-attentat des dessins de « Mahomet avec une paire de testicules sur la tête » ou « sous la forme d’une crotte enturbannée ». Dans Causeur, Régis de Castelnau écrit : « Était-il nécessaire de reproduire à ce moment-là ce qui à l’évidence est une caricature de Mahomet sous forme de deux bites ? »

27 janvier. — « L’invasion de Paris », c’est ainsi que la Qaeda nomme les événements, désignation grandiose et mensongère, ainsi qu’il convient à des fanatiques. Cependant ces fanatiques ont sur la classe médiatique — et sur la classe politique, serve de la précédente — cette supériorité qu’ils inscrivent leurs opérations dans la catégorie des conflits, alors que, pour le pouvoir et les médias, ce qui s’est passé relève de l’actualité, c’est-à-dire d’un sensationnalisme à court terme. Et personne en France ne semble s’apercevoir que nous resterons devant l’histoire comme ceux qui ont permis cette infamie, qui ont laissé s’installer ce régime de terreur généralisée.

28 janvier. — Ceux qui tuent les caricaturistes et ceux qui tuent les « sionistes », ce sont les mêmes. Et ce sont les mêmes qui volent et qui trafiquent (puisque les moudjahidin sont recrutés dans la petite pègre musulmane).
Terrible simplification. Toutes les distinctions que la pédagogie de la culpabilité nous avait amenés à opérer de façon automatique tombent.

30 janvier. — Festival d’Angoulême. Étonnante exposition consacrée à Alex Barbier. Sur la vidéo, Barbier décrit ses amours (avec des hommes et avec des femmes) dans les salles en ruines d’un casino désaffecté et il explique comment il cherche à restituer cette atmosphère dans ses récits par le moyen de la bande dessinée peinte (Barbier est l’inventeur du procédé dit de la « couleur directe »). À l’enquêteur qui lui fait la remarque que, dans ses bandes, il parle beaucoup de sexe mais peu d’amour, Barbier répond avec un extraordinaire phrasé d’acteur du cinéma français d’avant-guerre : « C’est quoi, l’amour ? » Puis on l’interroge sur l’omniprésence dans ses bandes de monstres (loups-garous, extraterrestres), et Barbier explique alors, avec le même phrasé, que chacun de nous abrite un parasite, une créature qui vit en nous et qui n’est pas amicale. N’est-ce pas ce que les catholiques, à une époque où ils ne craignaient de passer pour obscurantistes, appelaient la possession ?

1er février. — « Il semble évident, écrit le P. Boespflug, interrogé dans L’Obs, que nous allons devoir mettre de l’eau dans notre vin car nos sociétés deviennent de plus en plus multiculturelle et multi-religieuses. C’est peut-être la fin de la tolérance molle qui s’auto-justifie au nom de la liberté d’expression exaltée comme un absolu intouchable. »
Mais telle est précisément l’alternative dans laquelle nous refusons qu’on nous enferme. Pour Boespflug, liberté d’expression signifie licence, droit à l’irresponsabilité, droit d’insulter, ou, comme il l’écrit, « liberté absolutisée » (« La liberté absolutisée qui ne tiendrait plus compte de comment le propos est reçu n’est plus applicable dans une société multi-ethnique et multi-culturelle. On ne peut pas tout dire, partout, tout le temps. Ça me paraît être du bon sens. ») Or cette idée d’une « liberté absolutisée » s’oppose à tout ce que nous savons de la façon dont on fait un dessin, un album, un journal humoristique. J’écoutais un dessinateur au 42e festival d’Angoulême expliquer à un confrère que ce qui « passe », ce qui sera publié, est le résultat d’un arbitrage complexe entre une ligne éditoriale, des considérations d’opportunité, la susceptibilité et le caractère procédurier de la cible (personne ne publie un dessin dont il pense qu’il attirera probablement un procès), la drôlerie même du dessin (on tolèrera mieux un dessin qui fait rire aux éclats). Aucun dessinateur, aucune publication n’a jamais réclamé le droit de « tout dire, partout, tout le temps ».
Symétriquement, la prise en compte de « comment le propos est reçu » cache la soumission pure et simple au fanatisme, puisqu’on invite tout paranoïaque à présenter sa lecture d’une production imagière quelconque, c’est-à-dire la liste de ses griefs, en s’engageant par avance à y faire droit.

2 février. — Il me frappe que dans l’actuel discours sur la nature coupable des images, il ne soit jamais question de l’image télévisuelle. Les assassins de Paris visaient deux cibles principales, les dessinateurs et les juifs. Ces cibles sont identifiées à deux imageries très distinctes, l’une ironique, la caricature, réinterprétée par des êtres frustes et violents comme une « offense », l’autre pathétique, les images d’enfants tués dans les bombardements à Gaza.
Or ce n’est pas l’ironie, c’est le pathos imagier qui est meurtrier. Et nos télévisions ont, après tout, pendant 72 heures, offert aux moudjahidin un film à leur gloire, un film soigneusement monté, et dramatisé selon les meilleures recettes, par exemple par le recours à l’analepse.

4 février. — J’ai souvent critiqué la stratégie consistant à statufier la liberté d’expression. Face à un adversaire qui présente sa propre violence comme procédant d’une offense au sacré, le régime répond en « sacralisant » la norme litigieuse, de sorte qu’il y a dans la défense même une sorte de mauvaise honte.
On me dira que c’est du moins une forme de résistance, que lorsque l’actuel président déclare : « La liberté d’expression ne se négocie pas », il veut dire que nous ne cèderons pas devant les violences et le chantage islamiques. Mais précisément, la stratégie n’est que défensive alors qu’il faudrait porter des estocades à l’ennemi.
Surtout, en procédant de la sorte, on se place ostensiblement sur le plan d’un simple conflit de normes — et d’un conflit spécieux, taillé sur mesure pour une société multiculturelle, opposant la « liberté d’expression » à un prétendu « droit au respect », inspiré par la vindicte et la boursouflure mahométanes —, alors qu’on est en réalité dans le cadre des violences politiques, l’assassinat politique des dessinateurs de Charlie s’inscrivant à côté des frappes terroristes, des émeutes et du meurtre de juifs « à la palestinienne ». — J’ai un peu l’impression que si les fedayin s’en prenaient demain à des musiciens, on inventerait un prétendu « droit au silence », qu’on mettrait en balance avec la « liberté d’harmoniser », norme sacrée, comme on sait.

5 février. — Déguiser la réalité brutale des violences politiques — de telle sorte qu’on puisse au moins se donner l’apparence de continuer à chercher des justifications à la position mahométane — c’est bien à cela que sert l’argument du conflit de normes opposant « liberté d’expression » et prétendu « droit au respect ». Ce travestissement devient évident sitôt qu’on en examine les termes. Pourquoi la liberté d’expression est-elle décrite comme une « norme abstraite » ? Parce que le « droit au respect » représente, lui, une norme on ne peut plus concrète, puisque il recouvre en réalité des affects (colère musulmane, explosions de rage meurtrière), un peu maquillés par l’onction islamique. Mais « norme abstraite » signifie aussi « arbitraire » et « illégitime », raison pour laquelle il est si aisé de décrire la liberté d’expression comme « absolutisée », « sans limites », etc. À cet égard, l’argument de la « norme abstraite » appartient à la sophistique des islamodules. Il permet de réfuter ce qu’on voudra, comme les arguments de la « non-discrimination » et de la « phobie » permettent d’exiger ce qu’on voudra. Ainsi de l’égorgement rituel sans étourdissement préalable. Barbarie, ce meurtre d’un animal conscient, paniqué, qui mettra quinze minutes à crever ? Point ! la norme de la souffrance animale est une « norme abstraite », qu’on ne saurait « absolutiser », alors que la norme mahométane du halal est, elle, tout à fait concrète, puisque le pieux musulman ne peut consommer une viande impure. Et fort logiquement, l’égorgement rituel sera décrit par les égorgeurs comme « respectueux » de l’animal — puisque l’animal a, lui aussi, « droit au respect », et que « respectueux » et « islamique » sont à peu près synonymes.

6 février. — Mes chats se souviennent-ils que j’ai disparu presque une semaine (festival d’Angoulême) ? C’est ce que je ne crois pas. Pourtant il doit bien y avoir quelque chose, un souvenir diffus, associé à l’existence elle-même, qui leur fait éprouver pendant quelque temps qu’il est doux de se lover contre le maître, de jouir de la chaleur de l’âtre, etc.

7 février. — Un mois après les frappes de Paris, je n’ai pas retrouvé mon assiette. Ma dépression prend volontiers la forme d’une question rhétorique : Est-ce qu’on peut me rendre ma civilisation ?
Inversement, tentation de déclarer forfait, de dire « de mon temps » pour désigner l’époque où l’on ne vivait pas sous la menace d’être assassiné mahométiquement, bref de devenir, un peu plus tôt que ne m’y autorise la stricte chronologie, un monsieur d’âge mûr.
Ce qui me fait sortir du marasme, par réaction, ce sont les propos d’autres désillusionnés, tels ceux-ci, d’Imre Kertesz, dans son journal, traduit aux éditions Actes Sud sous le titre L’Ultime Auberge, entrée du 3 février 2006, au moment donc de l’affaire des caricatures danoises (je cite la version allemande, sans doute plus fiable que la française) : « Das tägliche Elend des Verfalls Europas. Europa bittet den Islam um Gnade, zuckt und windet sich vor Ergebenheit. Dieses Schauspiel widert mich an. Feigheit und moralische Debilität werden Europa zerstören, seine Unfähigkeit sich zu verteidigen, und der offenkundige moralische Schlamassel, aus dem es seit Auschwitz nicht herausgefunden hat. Es begann mit einer Erhebung gegen die östliche Tyrannei (Perserkriege) und endet mit einer Kapitulation vor der unwürdigsten östlichen Macht (Palästinenser). Requiem aeternam… »
Sitôt après les événements, je me suis réfugié dans ma pièce à archives, qui est la plus retirée de ma petite maison, et dont les bibliothèques sont disposées en colimaçon. Au centre du labyrinthe est un piano, et sur ce piano je jouais, soir après soir, ce que j’arrive à débrouiller du premier livre du Clavier bien tempéré.
Dans un deuxième temps, j’ai cherché l’oubli en visionnant sur la Toile de vieux Charlie Chan (ceux avec Sidney Toler, que je préfère à ceux avec Warner Oland), et de vieux Mister Wong avec Boris Karloff. Tous ces films, des séries B de la Monogram, sont d’une très grande beauté formelle, beauté qui est rehaussée plutôt que diminuée par leur caractère générique (les détectives sont par définition interchangeables, et leurs idiosyncrasies ne sont là que pour dissimuler cette interchangeabilité) et par leur sérialité (ainsi, les Charlie Chan avec Sidney Toler empruntent volontiers au gothique).

9 février. — Le culte de la transparence. Je lis dans le Guardian qu’un célèbre acteur de théâtre se retire des planches parce qu’il n’arrive plus à apprendre et à retenir ses rôles. A-t-on besoin d’étaler cela dans les journaux ? Combien je préfère la façon dont le même Guardian rendait compte en 1953 de l’interruption des représentations d’Orfeo ed Euridice avec Kathleen Ferrier, la chanteuse souffrant, nous apprenait-on, d’une entorse. L’entorse était une fracture du fémur, la radiothérapie ayant provoqué la destruction osseuse de la tête fémorale ; huit mois plus tard, le cancer emportait la contralto.

12 février. — Vu Tarzan of the Apes, version de 1918 (le roman de Burroughs est de 1912), avec Elmo Lincoln, adaptation assez infidèle, les scénaristes ayant visiblement cherché à réduire l’invraisemblance des situations. L’iconographie du film est singulière. Le Tarzan enfant qu’on nous montre est à mi-chemin d’un enfant sauvage et de Huckleberry Finn. Le sous-entendu racial de sa condition d’enfant trouvé est dévoilé (l’enfant Tarzan considère comme sa mère une hominidée). Tarzan adulte est une sorte d’indien. Le marin Binns, qui n’existe pas dans le roman mais qui tient à peu près le rôle de Darnot, devient, lui, pendant ses dix ans de captivité aux mains des arabes, une sorte de Jean le Baptiste. Le résultat curieux est que le film pourrait très bien passer pour un documentaire sur le « vrai » Tarzan.

14 février. — À Copenhague, attaque contre un café abritant une conférence sur l’islamisme et la liberté d’expression, visant Lars Vilks, le dessinateur suédois qui avait représenté Mahomet en sculpture pour rond-point. Le dessinateur a survécu, mais un documentariste danois a été tué. Si la sécurité avait été aussi mauvaise qu’à Paris, on aurait perdu, entre autres, l’ambassadeur de France au Danemark et la responsable des Femen.

15 février. — La surprise de ce dimanche matin : quelques heures après l’attaque sur le café, le fedayin de Copenhague a attaqué une synagogue et a fait un mort. La chose extraordinaire est que, entre les deux frappes, l’assassin était rentré chez lui, tout simplement. C’est aussi chez lui que les policiers l’ont cueilli et l’ont abattu ce matin.
Dans la presse, il est question d’un « loup solitaire », qui aurait voulu imiter les atrocités de Paris. Quant aux journalistes de France Culture, ils prétendent que le tueur était « danois de souche », ce qui est manifestement faux puisque l’avis de recherche de la police décrit un individu de type arabe. Pourquoi lire ou écouter de pareilles sornettes ? C’est que, comme l’écrivait dans son journal intime Victor Klemperer, « la tension est désormais si grande qu’on doit savoir au moins quels mensonges on propage ».

16 février. — Au dilemme ainsi posé : faut-il continuer à dessiner, sachant qu’un dessin pourrait coûter la vie d’un chrétien en terre musulmane ? la solution est des plus simples. Le temps n’est plus de faire des caricatures. Le temps n’est plus à la plaisanterie. Il faut désormais passer la main aux experts et aux érudits. Il faut soumettre l’islam à un examen critique, il faut réfléchir aux fondements de l’islam et aux développements de l’islam (sachant que l’islam s’est continuellement réformé au cours de son histoire). Et puis, très vite, il faudra laisser le champ libre au politique, il faudra prendre contre la menace les mesures qui s’imposent.

19 février. — Dans ce nouvel Occident afghanisé où nous sommes désormais condamnés à vivre, une chose difficile à comprendre pour nous les Occidentaux — c’est-à-dire pour nous les victimes — est le choix des cibles des shahidan. Pourquoi viser à la fois des dessinateurs et des juifs ou, pour emprunter à la langue de bois, pourquoi cibler « la liberté d’expression et la communauté juive » ? C’est le théoricien de l’image qui détient la réponse : ceux qui tirent sur des dessinateurs s’en prennent dans leur esprit aux croisés, puisqu’ils attaquent l’iconosphère chrétienne, dans ce qui apparaît comme une nouvelle crise iconoclaste — et les assassins remportent par conséquent, en frappant à la fois les juifs et les chrétiens, une double victoire militaire, qui est aussi un double sacrifice religieux, puisque pour le shahid musulman l’assassinat est un acte de piété.

20 février. — Suite à la profanation d’un cimetière juif à Sarre-Union, les médias nationaux rendent compte des profanations de cimetières, ce qu’ils ne faisaient jamais et pour cause : elles concernent à 95 % des cimetières catholiques (un cimetière profané tous les deux jours). D’où des trouvailles d’unisabir réellement stupéfiantes. Des tombes du cimetière de Matoury, en Guyane française, ont été « volontairement vandalisées », selon la Préfecture, par opposition je suppose aux tombes vandalisées par maladresse ou par distraction — mais, comme je l’ai déjà noté ici, on ne lâche pas ainsi le mot de profanation à propos de catholiques. Quant aux croix renversées et aux graffiti nazis dans un cimetière de l’Aude, ces violences n’ont, pour le procureur de la République « aucun caractère religieux ou raciste ; il s'agit d'individus ayant bêtement voulu imiter les profanations dans l'Est de la France ». À ce compte, les attentats de Copenhague n’ont pas de caractère islamiste puisqu’il s’agissait également d’imiter bêtement les attentats de Paris.
Le blog de la réacosphère catholique Le Salon beige montre comment BFMTV rend compte des statistiques sur les profanations. À 8H18, la diapositive indique qu’on a recensé 206 « cimetières chrétiens » vandalisés en 2014.

À 13H09, il n’est plus question que de « cimetières municipaux ».

C’est donc la conformation à la lettre de la loi de 1905 (principe de neutralité des cimetières) qui permet de nier l’évidence. Ici encore, rien n’empêcherait de nier par un sophisme semblable la réalité des assassinats antisémites : la République ne connaît pas des juifs, des chrétiens, des musulmans, mais seulement des citoyens français ; donc Fofana, Merah, Coulibaly, etc. n’ont pas tué des juifs mais seulement des citoyens français ; conclusion : il n’y a pas d’antisémitisme en France.

21 février. — Décidément, c’est bien la fiction populaire qui permet de rendre compte de ce qui nous arrive et il nous faut, pour comprendre la situation dans laquelle nous nous sommes empêtrés, nous persuader que nous vivons l’intrigue d’un pulp magazine.
Des individus d’allure exotique, mais très présentables, répandent sur les ondes mensonges et sophismes, car il importe de dire qu’il ne s’est rien passé, ou que ce qui s’est passé n’a pas le sens que l’on croit. Et ces gens sont eux-mêmes les chefs du complot, ou bien ils sont leurs séides, ou bien ils sont à leur solde.
Chez les délinquants, une sorte d’effervescence insurrectionnelle ; on sort de prison avec la volonté de se venger, et dans l’exaltation du jihad (et on se fait parfois pincer avant même d’être sorti de détention si on s’est trop vanté sur les réseaux sociaux).
Il faudrait parler de la victimerie, comme on parlait de la truanderie. C’est un milieu, un groupe social, avec ses réseaux, ses élites, ses relais d’opinion.

22 février. — Une chose qui semble avoir totalement disparu est le politiquement correct, de sorte que des bien-pensants lâchent à présent, sur les bédouins d’Arabie, sur les imams de l’université d’al-Azhar, sur les tablighi de nos banlieues ou de nos communes rurales, des choses qu’ils n’auraient pas même osé penser avant le massacre de Charlie.
Même remarque sur le plan politique. Soixante-dix députés, à l’initiative du groupe parlementaire d’études sur les chrétiens d’Orient, demandent qu’on clarifie nos rapports avec les pays du Golfe qui financent l’État islamique et le génocide, et qu’on défère les bailleurs de fonds devant la Cour pénale internationale.
Rien ne s’évapore plus vite que ces fausses idéologies, d’apparence compassionnelle, qui se présentent ostensiblement comme des philosophies politiques, mais qui se situent en réalité sur le plan de la bienséance et même sur le plan des manières (au sens où on dit « faire des manières »). Au fond, l’islam avait obtenu précisément ce qu’il ne fallait lui accorder à aucun prix : le droit de n’être critiqué jamais, mais au contraire d'être flatté à l’infini.

23 février. — Menaces de mort contre Zineb El Rhazoui, la scénariste des deux albums dessinés par Charb sur la vie de Mahomet.
C’est ici que l’expertise atteint ses limites car, voyant paraître ces deux albums dans une indifférence totale, j’avais conclu que les régimes musulmans avaient donné ordre aux mosquées de calmer le jeu, compte tenu du désastre de relations publiques qu’avait représenté pour eux l’affaire danoise. Cela n’était peut-être pas inexact du reste, mais ni les régimes ni les mosquées ne contrôlent plus le monstre qu’ils ont créé.

Merveilleux spécimen d’unisabir dans Le Figaro de ce jour qui, notant que « six Français djihadistes présumés ont vu leurs passeports confisqués », précise ensuite : « Ces mesures d'interdiction du territoire font suite au durcissement de la loi anti-terroriste ». Mais l’interdiction est celle du territoire du califat ; en ce qui nous concerne, l’interdiction est celle de sortie de notre territoire, à nous les cibles. Nous sommes enfermés avec les tueurs.

24 février. — Oxford. Vu in extremis l’excellente exposition William Blake, Apprentice and Master, à l’Ashmolean, commissariat d’exposition par le Dr Michael Phillips, de l’université d’York et Mr Colin Harrison, de l’Ashmolean.
Je n’avais jamais compris à quel point Blake est contre son temps, contre l’estampe d’ameublement (le furniture print), contre la gravure au petit point (le stipple engraving), contre le coloris et le chiarroscuro à la Rubens. Cette tension se retrouve au cœur même de l’œuvre. Par exemple dans la gravure pour le Beggar’s Opera, d’après Hogarth (Blake collaborant posthumement avec Hogarth !), au stade de l’engraving (le burin), c’est Blake ; au stade de l’etching (l’eau-forte), c’est l’époque.
À S. Mary the Virgin, vu la chaire d’où prêchait John Henry Newman.

25 février. — Exposition Sherlock Holmes au Museum of London. Les manuscrits, les éditions originales, les affiches de films, plus tout un attirail d’époque, les seringues, les postiches, les ulsters en tweed et les casquettes dites deerstalker.
L’exposition ne cherche pas exactement à nous faire croire que Sherlock Holmes a existé. Cela, c’est la tâche du sherlock Holmes Museum, au 221B Baker Street. On nous montre plutôt à quoi ressemblent les décors, les équipements et les accessoires, en nous disant : c’est cela qu’avaient en tête Conan Doyle et ses lecteurs lorsqu’il était question d’un monsieur portant jaquette et pince-nez, d’un cab, de l’indicateur des chemins de fer Bradshaw. Et comme on est au musée de la ville de Londres, l’exposition en rajoute un peu dans la veine « Holmes et Watson ont dû voir quelque chose comme cela de la fenêtre du train ».
Passé au British Museum pour voir les gravures anti-Bonaparte (Bonaparte and the British, 5 février - 16 août). De tous les caricaturistes exposés, c’est Gillray qui, de très loin, a le plus de talent, et c’est lui aussi qui nous parle toujours. J’ai bien reconnu l’institution de la victimerie dans le très drôle L’Insurrection de l’institut amphibie. Les savants traînés en Égypte par Bonaparte se font dévorer par les crocodiles à qui ils étaient en train d’apprendre à revendiquer leurs droits, tout en espérant les exploiter sur le plan économique (en les utilisant comme montures). On peut dire que notre société aura très bien trouvé ses crocodiles.

L’exposition m’a fait réfléchir aussi au peu de chose qu’est une caricature. Opérant dans le registre le plus bas de la polémique, celui de la moquerie, et dans le registre le plus bas de l’humour (l’imagerie ordurière, l’humour fécal lui sont consubstantiels), la gravure appartient de surcroît aux formes brèves, équivalent graphique de l’épigramme. Brève, elle l’est aussi dans sa durée de vie, puisqu’elle relève de l’actualité (Gillray renvoie explicitement ses lecteurs aux gazettes de la semaine), c’est-à-dire de l’image de circonstance, dont le sens se perd rapidement.
Pour finir, sa réalisation comme sa diffusion rangent la caricature aux marges de l’édition. Il y a là une constante, que le support soit l’estampe, comme chez Cruikshank, Rowlandson ou Gillray, le dessin imprimé en offset (Charlie Hebdo), le croquis diffusé sur internet. Manuscrite au niveau de la réalisation, la caricature reste au niveau de sa réception un papier privé, transmis selon des modalités qui ne sont pas exactement celles de l’industrie du livre ou de la presse. À l’époque de Gillray, les portfolios d’estampes se louaient à la soirée, parce que les invités timides ou empruntés, qui ne participaient ni à la conversation ni à la danse, avaient plaisir à les regarder ensemble. Les gravures font d’ailleurs l’objet d’incessantes interventions de la part du récepteur, qui les encadre, les découpe, les annote, pour identifier le dessinateur, s’il n’a pas signé, ou pour préciser à quoi réfère le dessin.
Fini ma journée à la National Portrait Gallery pour l’exposition consacrée à Sargent portraitiste (12 février - 25 mai).
L’exposition finit sur des images élégiaques de la bohème des artistes, en Italie, dans les Alpes, ou dans la campagne française, tout simplement. Les hommes peignent, les femmes lisent, ou s’ennuient, ou bien ce sont elles qui peignent et c’est leur compagnon qui ne fait rien. J’ai trouvé ces images poignantes, parce que ces gens ont vécu dans et pour la beauté, et aussi parce qu’il n’y a pas d’art véritable qui ne soit payé au prix fort, et qu’il y a dans ces tableaux quelque chose qui n’est pas montré, qu’on devine pourtant, mais qui après tout pourrait se confondre avec la simple nostalgie des jours enfuis.

26 février. — Les Anglais et leur légendaire timidité. Dans le métro, il ne faut pas seulement ranger sa personne. Il faut encore ranger son regard.
Préraphaélites de la collection Perez Simon à la Leighton House (14 novembre - 29 mars). Ce sont Les Roses d’Héliogabale d’Alma-Tadema qui constituent le clou de l’exposition.

Toute cette peinture victorienne est essentiellement moderne, en dépit de la référence quattrocentiste affichée par le préraphaélisme. On retrouve le cadrage savant, qui coupe les figures et organise l’espace, le jeu avec la perspective (en particulier l’aplatissement perspectif, qui respecte néanmoins la perspective avec point de fuite), la représentation du mouvement. Seulement cette modernité est rendue invisible par le réalisme, la théâtralité, le documentarisme.
Cette peinture victorienne, qu’on a vouée aux gémonies, n’est que rarement ridicule (les romains d’Albert Joseph Moore, jouant du violon et du violoncelle !).
Vu in extremis, au Science Museum, Drawn by Light, consacré à la photographie ancienne (collection de la Royal Photographic society).
Promenade nostalgique à S. James Park. Les écureuils complètement familiers qui vous accostent et réclament du pain ou des gâteaux.

27 février. — Rêves londoniens. Je vais sur un petit chemin au bord de l’eau, mais le petit chemin, le canal et le reste du paysage sont dans le style de Samuel Palmer.
Le passage de l’eau. On se prépare à un grand bain et il s’agit de rendre ses bagages étanches. En même temps, on sait que l’immersion sera très brève. (Déformation par le rêve du contrôle à l’aéroport, très renforcé en ce moment, mêlé, je crois, à l’expression « baptême de l’air », d’où le motif du très bref passage dans l’eau.)
C’est la Tate Britain qui est le centre de mon univers pictural, parce qu’elle abrite Hogarth, Blake et les préraphaélites, mais aussi parce qu’elle montre la suite de la peinture anglaise, à travers John Nash et Graham Sutherland.
Curieusement, je ne me suis jamais intéressé à Turner, l’autre grand artiste de la maison. J’y pense chaque fois que je viens, et pourtant ce n’est jamais la bonne saison. Je me le réserve.
Lorsqu’on regarde des paysages de John Nash après être sorti des Victoriens, on s’aperçoit que le modernisme relève d’un sorte d’effet de loupe, à la fois dans la facture (le coup de pinceau visible) et dans le contenu. Mais cela signifie que ce qu’on donne à voir, c’est ce qui est appréhendé, sur le plan cognitif et sur le plan affectif, par l’esprit de l’homme, qui est incapable de contenir un paysage entier, mais qui peut s’approprier le bout de paysage que contient le tableau, tel qu’il est rendu par l’artiste.

Petite exposition Hogarth (27 octobre - 26 avril) pour le 250e anniversaire de la mort.
Décidément, c’est le caricaturiste que je retiens. C’est évidemment moins apparent que pour les images de Rowlandson, Gillray ou Cruikshank, parce que normalement Hogarth grave au petit point et peint à petites touches. Mais Satan, Sin and Death, 1735-40, qui est paraît-il l’une des premières peintures d’après Milton, relève clairement de la caricature. Les chiens de l’enfer (hounds of hell) qui constituent la partie inférieure du corps du Péché sont des toutous autant que des mâtins. Satan est avant la lettre une sorte de super-traître de comic books. Death est un squelette de roman gothique, lui aussi anticipé.

Caricature aussi, le crocodile-basset qui crache contre Moïse enfant dans Moses Brought to the Daughter of Pharaoh (1852-1862).

Caricature, le projet de monument funéraire au boxeur et catcheur George Taylor, reprenant sur ses deux faces l’idée du dyptique, si typique des littératures dessinées (avers : la mort fait une prise de catch à Taylor ; revers : Taylor met au tapis la mort, tandis que sonne la trompette de la résurrection).

Même le tableau Sigismunda Mourning Over the Heart of Guiscardo, 1759, censé rivaliser avec l’intensité dramatique de la grande peinture italienne, est une image grotesque, puisque l’endeuillée met la main sur le cœur frais de son amant, qu’on lui a remis dans une coupe. Loin de féliciter Hogarth pour son sens aigu du drame, la critique fut tellement virulente que l’artiste renonça à la peinture dans les années qui lui restaient à vivre.

28 février. — J’ai, durant cinq jours, pris un bain d’images.
De l’avion, pendant la phase de descente, sous un beau soleil, les agglomérations, sur le fond en camaïeu brun-vert, ressemblent à des décorations en mosaïque, et on a envie d’y lire des formes, un oiseau, un dinosaure au galop, une femme tenant une torche.

1er mars. — Au lieu de nous accabler de reproches injustes (racisme, incapacité de nous ouvrir à l’Autre), mieux vaudrait examiner ce que pense le fameux Autre. Or ce qu’il pense est on ne peut plus clair : intolérance revendiquée, mépris affiché de notre civilisation, sentiment indéracinable de sa supériorité, esprit de conquête.
Inversement, il faudrait nous demander ce que nous pensons, nous, des dessins du prophète, au lieu d’interroger l’interprétation qu’en fait la mahomerie. Une société iconophile comme la nôtre s'avère incapable de gérer la norme iconophobe. La prohibition imagière range le prophète de l’islam parmi les créatures fantastiques, à peine imaginables, encore moins représentables.

2 mars. — Rubrique des faits divers. Les quatre mineurs délinquants qui ont fixé un rendez-vous à un sexagénaire sur un site de rencontres homosexuelles pour le battre et le détrousser insistent — tout comme, du reste, la dépêche de l’AFP — sur l’absence de connotations homophobes de leur acte. C’est qu’en régime victimaire il est infiniment plus grave de se rendre coupable d’une forme quelconque de « racisme » que de corriger quelqu’un à coup de barres de fer avant de partir avec son auto et son portefeuille, et ces faits ne constituent qu’une peccadille tant que ne joue pas la circonstance aggravante d’homophobie.

« Un homme de 36 ans a été abattu ce matin à la kalachnikov à Marignane (Bouches-du-Rhône), ont rapporté des sources policières. L'homme, connu des services de police pour des faits de petite et moyenne délinquance, notamment liés au trafic de stupéfiants, a été pris pour cible alors qu'il se trouvait dans une boulangerie, ont précisé les mêmes sources. » (Le Figaro-AFP de ce jour).
Voici cinq lignes de dépêche qui n’ont l’air de rien mais qui sont en entier de l’unisabir. Pour commencer, l’homme est un voyou, ce qui ne peut être indiqué qu’au moyen d’une longue périphrase (« connu des services de police, etc. »). Ce voyou est issu de l’immigration afro-musulmane, ce qui ne peut pas être dit du tout, et il est victime de ses congénères, dans le cadre d’un règlement de comptes, ce qu’il est également interdit de mentionner. On me dira que personne ne s’y trompe, qu’il suffit de savoir lire, mais précisément, qu’il ne soit possible d’écrire ces choses-là qu’en usant d’une sorte de code en dit long sur notre degré de compromission avec la plus violente et la plus primitive des barbaries.

3 mars. — « Les dessinateurs de presse, qui incarnent la liberté d'opinion » déclarait l’autre jour madame le ministre de la culture, à propos d’un festival du dessin de presse qui vient d’être reporté du fait de la menace terroriste. C’est la thèse médiatique du « baromètre de la liberté d’expression », thèse absurde puisque c’est la publication du dessin qui devient signifiante, et non plus le contenu de ce dessin — et plus absurde encore en ce qui concerne la personne qui incarne (au sens littéral) la fameuse liberté, c’est-à-dire le dessinateur, puisqu’on conclut que règne la liberté d’expression aussi longtemps que ce dessinateur est en vie. Le dessinateur comme canari dans la mine.
Jeté un coup d’œil à Charlie Hebdo, deuxième numéro post-attentat, et premier numéro « normal », renouant avec une parution hebdomadaire. C’est une bande dessinée de Catherine qui, je crois, reflète le mieux l’état d’esprit des dessinateurs : la France entière affiche le slogan « Je suis Charlie », mais les dessinateurs, désormais sous protection policière, se demandent quant à eux : « Qui suis-je ? »
Sur le mahométisme, ce qui frappe est la contradiction du propos, d’une rubrique à l’autre. On tente par exemple une psychanalyse de l’islam (absence de place faite à l’individu, seule existant la communauté, caractère pulsionnel de la réaction, toute insulte ressentie devant se laver dans le sang), mais plus haut, on s’obstine dans la distinction islam/islamisme. Quant au rapport entre islamisation et immigration, il est évacué au moyen d’une pirouette : nos millions de musulmans n’arriveraient pas à s’intégrer du fait d’une assignation identitaire les cantonnant à leur religion. On se maintient par ce biais dans la tonalité anti-religieuse propre à un journal anticlérical, en rompant des lances à la fois avec les racistes, qui ne peuvent détacher un Français provenu de l’immigration de son origine, et avec les bien-pensants islamolâtres, qui enferment les musulmans dans leur condition de victimes.

4 mars. — L’islam ne connaît pas l’individualité mais seulement l’oumma. L’islam ne s’est pas marié avec les idéologies qui le précédaient, comme le christianisme s’est marié avec la philosophie grecque. L’islam n'a que faire de l’histoire. L’islam est incapable de se tourner vers lui-même, et incapable par conséquent d’affronter ses responsabilités. Je n’en finirais pas de citer ces descriptions apophatiques de l’islam, tirées du discours des érudits et des experts, que j’appelais inconsidérément de mes vœux (entrée du 16 février).
Chez Michel Onfray, cela atteint au sublime, puisque l’islam « ignore le libre arbitre augustinien, le sujet cartésien, la séparation kantienne du nouménal et du phénoménal, la raison laïque des Lumières, la philosophie de l’histoire hégélienne, l’athéisme feuerbachien, le positivisme comtien, l’hédonisme freudo-marxiste. Il ignore également l’iconophilie et l’iconodulie (goût et défense des images religieuses) pour lui préférer la mathématique et l’algèbre des formes pures (mosaïques, entrelacs, arabesques, calligraphie) ».

7 mars. — L’impression générale, quand on feuillette la presse, est que la problématique s’est inversée et qu’au lieu de favoriser le fameux « vivre-ensemble », le prétendu « islam de France », etc., il s’agit à présent de prévenir la violence islamique, le départ pour le jihad, le risque d’émeute généralisée, etc.
Quelle est la part de la frousse dans cette tardive prise de conscience ? Les gens de médias identifient les tués de Charlie comme des confrères journalistes. Ils savent forcément sur la menace — sur les effectifs, sur l’armement, sur le degré d’entraînement, sur les dispositions d’esprit de l’adversaire — des choses qu’on ne dit pas à la population. Ils se disent que c’est peut-être bientôt leur tour.

8 mars. — Lu, dans mon butin du village du livre, les souvenirs romancés d’enfance et de jeunesse de Myriam Harry. La Petite Fille de Jérusalem (1914) est assez réussi, dans le genre Pierre Loti. Mais Siona chez les barbares (1918, retitré dans mon édition Siona à Berlin) relève du bourrage de crâne anti-boche, tandis qu’inversement Siona à Paris tombe dans la flagornerie. Ceci n’empêche nullement que cette prose vieille d’un siècle soit très supérieure à ce qui se publie aujourd’hui. Il y a, sur le sujet de la littérature, un déni qui n’est pas moins paradoxal que le déni au sujet de l’islam. L’affirmation que Michel Houellebecq est un romancier paraît extraordinaire à quelqu’un qui s’obstine à lire, je ne dis pas les grands auteurs, mais les auteurs courants, la littérature moyenne du siècle passé.

11 mars. — Charlie Hebdo semble revenu à sa routine. Ses chroniques en font un trac électoral pour le PS. Les dessins répètent les chroniques, en plus vache. C’est le vieux Willem qui détonne, car il fait, lui, des dessins sur des « jeunes » de banlieue à capuches qui ouvrent des services de proximité de « lapidation rapide » au cas où une fille se refuse, ou qui se déclarent des « assassins modérés », qui ne tuent « qu’un juif sur trois ». Mais jamais Willem n’a paru plus étranger dans son propre journal, lui qui doit précisément d’avoir eu la vie sauve au fait qu’il ne participe pas aux conférences de rédaction.

12 mars. — La politologue Nonna Mayer sur France Culture : à partir de l’affaire des caricatures danoises, la perception des chrétiens a changé et, à présent, plus on est croyant, plus on est méfiant vis-à-vis de l’islam. Je crois cela parfaitement exact mais l’interprétation que fait l’universitaire de cette donnée (le message des Évangiles ne protégerait plus contre le vote Front National) est spécieuse et malveillante. Les catholiques ont tout simplement découvert dans l’islam l’image en négatif de leur propre foi. Il est curieux d’observer que c’est par l’affaire danoise que cette découverte s’est faite, comme si cette question de l’image, du régime imagier, résumait à elle seule ce qui oppose les deux religions.

13 mars. — Une Martiniquaise habitant à Villiers-le-Bel a eu la curiosité de consulter la fiche Wikipédia de Charles Richet, grand métapsychiste, grand physiologiste, prix Nobel de médecine et de physiologie en 1913 pour la découverte de l’anaphylaxie, qui donne son nom à l’hôpital du patelin et à la rue. Elle y a découvert une citation de propos pessimistes du prix Nobel, écrits après la grande boucherie de 14, sur l’humanité en général, et sur les nègres en particulier. Elle a demandé et obtenu qu’on débaptise et l’hôpital et la rue.
Une civilisation qu’on renverse, comme on renverse une table. Ce que ni le communisme soviétique, ni le nazisme n’avaient osé imposer à leurs populations — l’éradication complète du passé —, la victimerie l’obtient quotidiennement. Une administration, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, et un conseil municipal rebaptisent un hôpital et une rue, et liquident la mémoire d’un grand savant et d’un grand littérateur, sur simple signalement, comme une espèce d’intervention technique, comme on repeindrait un réverbère. La personne qui demande cette intervention n’a jamais tenu en main un livre de son auteur, elle en ignore tout, elle s’est renseignée sur l’encyclopédie des crétins (rédigée en partie, j’ai honte de l’écrire, par des universitaires, qui s’imaginent faire de l’éducation populaire), de même que les musulmans qui dénonçaient les caricatures de Charlie et appelaient au meurtre n’avaient jamais tenu en main un numéro du journal et s’en tenaient aux caricatures qui circulaient sur les réseaux, dépouillées de leur références à une actualité, et dont par conséquent ils ignoraient le sens.
Et de fait, l’affaire Charles Richet est comme une version rectifiée de l’affaire Charlie Hebdo. C’est l’affaire Charlie Hebdo racontée à l’endroit. Ce qui eût dû nous frapper au moment de l’attentat contre Charlie, c’était sa banalité. Passé le stade initial de l’incrédulité, liée à l’état de choc, c’est d’un « ça ne nous étonne pas » que nous aurions dû accueillir la nouvelle que la petite racaille afro-musulmane liquidait les dessinateurs, exactement comme on liquide aujourd’hui Charles Richet. Le rôle des médias fut précisément de construire le caractère exceptionnel de l’événement, en le couvrant en direct, en le dramatisant à l’excès, par toutes sortes de trucs de métier, en le ressassant indéfiniment.
Si nul ne proteste dans le cas de Charles Richet, c’est parce qu’on tue un mort. Mais si on peut le tuer, c’est précisément parce que la différence entre les morts et les vivants est abolie, ce que résume cette formule du Parisien : « ce médecin a tenu des propos racistes dans un livre paru en 1919 », formule extraordinaire, parce que la première moitié, « ce médecin a tenu des propos racistes », appartient au registre du lynchage médiatique, alors que la seconde renvoie, de façon presque comique, à un passé lointain (« dans un livre paru en 1919 »).
Or dans l’idéologie actuelle, le passé n’est pas seulement lointain, il est devenu — voici encore un paradoxe — intempestif. Ce passé n’est plus le bon, compte tenu de ce que sera notre futur, après la mutation démographique, et il faut donc l’effacer, l’effacer pour lui substituer rien, puisque la civilisation qui vient n’a, paraît-il, pas d’usage pour le passé.
À qui le tour ? À Buffon, mon pauvre et cher Buffon, qui trouve qu’en Laponie et en Tartarie les hommes « paraissent avoir dégénéré de l’espèce humaine » ? Faut-il dynamiter sa statue au Jardin des Plantes ? À Cuvier, qui trouve que « la plus dégradée des races humaine » est « celle des Nègres, dont les formes s’approchent le plus de la brute »  ? Faut-il débaptiser sa rue, devant le même Jardin des Plantes ? (À noter que la notice Wikipédia de Cuvier l’accable, puisque cette notice contient une rubrique sur son « racisme », alors que l’auteur de la rubrique consacrée à Buffon a pris la précaution de le dédouaner (« Par son érudition il fracasse bien des préjugés »).

14 mars. — L’autre jour, causant avec l’ami Manu, nous cherchions le nom du journaliste qui, depuis vingt, ans, est alternativement directeur (ou directeur de la rédaction) du Nouvel Observateur et de Libération. Pas moyen de nous souvenir de ce nom. C’était comme si cet homme, avec tout ce qu’il représente, appartenait déjà à un lointain passé.

15 mars. — Depuis quelques jours sifflements d’oreille très gênants. Le plus fort est qu’on en a honte. On traîne son acouphène comme une guenille, comme un nuage de mouches.
Découvert que si j’écoute des enregistrements de bruit blanc cela disparaît. Pendant l’écoute, le sifflement est noyé dans le bruit blanc. On coupe le bruit blanc, et on se rend compte alors que ce qu’on entendait (ce qu’on croyait entendre), c’était le silence.

16 mars. — Je fais en ce moment une grande cure de lecture, en partie parce que j’ai, au cours des deux derniers mois, perdu sur internet beaucoup plus de temps que je n’eusse voulu, en cherchant, je crois, idiotement, dans la presse internationale et dans les blogs le fin mot de ce qui est advenu en janvier.
Je me suis pris de passion pour Dennis Wheatley, que je n’avais jamais lu. La lecture de Toby Jugg le possédé, dans la collection Marabout Fantastique, fut une expérience fondatrice pour bien des adolescents des années 1970. Comment pouvait-on prendre autant de plaisir à lire quelque chose d’aussi évidemment idiot ? Telle était la question qui se posait à tout lecteur. Et je me la pose à moi-même, avec un retard de quarante ans.

21 mars. — Après le massacre d’un grand nombre de touristes dans un musée en Tunisie, la presse française titre sur « la démocratie tunisienne attaquée » (Le Monde) et tout ce que le monde politique français comporte d’esprits éclairés manifeste en « solidarité avec la Tunisie ». L’habitude est prise désormais, et lorsque des terroristes tunisiens tuent des Occidentaux, il va de soi que les victimes, ce sont la religion des terroristes, les coreligionnaires des terroristes, le régime politico-religieux des terroristes (la Tunisie est islamiste).
Cette bévue dans Le Figaro : « La ministre tunisienne du Tourisme a affirmé sur BFM TV que "les touristes ont voulu frapper l'économie du pays". »

26 mars. — D’après les services secrets, banlieues chauffées à blanc, classes semi-criminelles au comble de l’exaltation et avides d’en découdre. Le plus fort est que, si on a le malheur d’en parler, on passe pour paranoïaque.
Dans la population majoritaire, la désillusion est complète, le ressentiment immense. Ce qui nourrit la rancune, c’est l’incroyable retournement qui a fait des musulmans les victimes des frappes de janvier. Accueillir des massacres à la pakistanaise en plein Paris en dédouanant l’islam (« pas d’amalgame ») était une faute politique qui, en des temps moins bénins, eût entraîné la chute du régime par l’insurrection populaire. Une bévue pareille ne se rattrape pas et l’islam de France ne se relèvera pas plus que le régime de la crise ainsi créée, par impéritie et par aveuglement.
À l’autre bord, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est la comédie de l’unité nationale qui a eu l’effet inverse de celui qu’on recherchait, car les musulmans qui se sentaient insultés par les caricatures de Charlie se se sont sentis plus insultés encore par les « je suis Charlie », qu’ils ont interprété comme une déclaration d’hostilité de la population — chacun en jugeant naturellement en ces sortes d’affaires selon les habitudes de pensée de sa culture.

4 avril. — Pour un titre, pris à l’évangile du jour (Mt 28,7) : Il vous précède en Galilée. (Dicite discipulis eius et Petro quia praecedit vos in Galilaeam.)

5 avril. — Pâques est endeuillée — comme le sont désormais toutes les solennités chrétiennes. Les « shebab », c’est-à-dire les tribunaux islamiques somaliens, ont attaqué une université au Kenya, ont séparé les étudiants chrétiens d’avec les musulmans et ont tué les chrétiens. Les médias, qui assurent un service minimum pendant les fêtes, ont peu parlé de ce nouveau bain de sang, moins encore de la religion des bourreaux, pas du tout de celle des victimes (« 145 personnes tuées », sans autres explications, pour le journaliste de France Culture).
Au reste, comme plus un jour ne se passe sans qu’on ne tue un très grand nombre de gens sur l’un quelconque des théâtres d’opération du jihad, ou sans qu’on découvre un réseau de moudjahidin européens partant ou revenant de Syrie, il y a quelque chose de troublant à voir l’ensemble de la presse traiter comme des faits divers, c’est-à-dire comme des événements séparés, ce qui devrait logiquement faire l’objet d’un communiqué quotidien, comme ceux qu’on publie en temps de guerre.

6 avril. — Comme la RATP a interdit une affiche pour un concert donné « au profit des chrétiens d’Orient », des mains anonymes tracent sur les affiches des bus et du métro le petit smiley face borgne qui est la lettre arabe noun, servant à marquer les maison des chrétiens dans le califat. Cela a un petit air de Résistance qui n’est pas mal venu.

9 avril. — Les différents courants de la mahomerie et de la victimerie font surenchère de récriminations et d’exigences (doublement du nombre des mosquées). J’ai cru d’abord à l’insolence du triomphe puisque, du point de vue des intéressés, on a appliqué, en janvier, une vigoureuse correction aux impertinents roumis. Mais à la réflexion, les islamistes sont encouragés à l’intempérance, au moins verbale, par la doctrine officielle du « pas d’amalgame », puisque l’extrémiste, c’est toujours un autre, encore plus fou et encore plus dangereux, mais qu’on ne pourra pas désigner, lui non plus, sous peine de « faire l’amalgame ».

10 avril. — Relisant ce que j’écrivais hier, je me demande quel régime peut être assez stupide pour s’interdire de désigner son ennemi. L’explication est naturellement à chercher du côté de cette entreprise pleine d’enflure et de mystification qu’est la doctrine victimaire, devenue idéologie d’État. L’expression « faire l’amalgame » est, dans le lexique victimaire, quasi-synonyme de « stigmatiser », et on stigmatise quand on rappelle une évidence gênante. Une officine « antiraciste » que j’appellerai ici, pour ne pas lui faire de réclame, Potes Chambre, s’était fendue ainsi, après le massacre à Charlie, d’un communiqué condamnant tout « amalgame » entre une certaine religion et les événements du 7 janvier — les « potes » poussant dans cette espèce la dissimulation jusqu’au paradoxe.
Seulement, lorsqu’il est employé par l’État, le procédé n’a que des inconvénients. Il empêche toute riposte efficace contre un adversaire qu’il est défendu d'identifier. Il permet aux islamistes d’inverser l’ordre des faits, en prétendant qu’ils se radicalisent parce qu’ils sont stigmatisés. En plaçant l’islam au-dessus de toute critique, il jette un doute sur la défense affichée de la « laïcité » et de la « liberté d’expression ». Enfin, il met en œuvre ce qu’il dénonce, puisqu’il fait peser de façon malveillante sur les Français historiques le soupçon de fomenter des pogroms contre la communauté musulmane.

11 avril. — Article du mensuel féminin Marie Claire sur les gamines de Rotherham réduites en esclavage sexuel par des gangs de Pakistanais, au vu et au su des autorités britanniques. Il est remarquable que cet article paraisse. Il est plus remarquable encore que son ton soit celui de l’indignation devant l’évidente réticence des médias à aborder un sujet doublement épineux, à cause de ce qu’il révèle de la contre-société islamique et à cause de ce qu’il révèle de l’« antiracisme ».

12 avril. — Un film de « série B » consacré aux exploits de Charlie Chan ou de Mister Wong, ou bien deux épisodes d’un vieux movie serial, suivis, à l’heure du bain, d’un ou deux radio shows, c’est mon menu des dimanches et des jours de fête. Et comme il est bien rare que je ne me mette pas au lit avec quelque thriller ou quelque shocker britannique, on peut dire que mon temps libre est entièrement consacré à m’intoxiquer de sensations violentes et d’émotions extrêmes.
Pratique filmique que je crois assez neuve (elle doit dater du développement du magnétoscope, donc des années 1980) : le film d’ameublement, le film qu’on regarde comme on regarde un tableau au mur.

13 avril. — Parce que j’ai, hier soir, essayé d’ôter l’odeur de moisi d’un bouquin en le chauffant à mon poêle, je suis réveillé ce matin par un horrible cauchemar où ma maison brûle. Comme souvent dans mes rêves, la maison est à claire-voie, et j’observe d’un étage à l’autre, à travers le plancher. Dans ce rêve-ci, « ce n’est pas trop grave », parce que cela ne brûle qu’à la cave.
Blocage d’écriture. Mis dix-huit heures à faire un feuillet de 1500 signes. Et encore n’en suis-je guère satisfait.
Visionné Les Maîtres fous (1955) de Jean Rouch, qui filme un rituel au Ghana où des nègres en transe, les yeux exorbités, la bave aux lèvre, sacrifient un chien et se repaissent de son sang. Cela tombait à pic puisque je venais de lire Strange Conflict de Dennis Wheatley, qui décrit en détail une cérémonie vaudoue très similaire.
Le commentaire anticolonialiste de Rouch s’appuie sur le fait que les intrancés incarnent — ou sont possédés par — les figures de la colonisation, à commencer par le gouverneur et toute la hiérarchie militaire, du général au caporal de garde, pour conclure que la cruauté qui est mise en œuvre est elle-même un reflet de notre civilisation, ou du moins qu’elle est partie intégrante de la représentation par les noirs de notre civilisation. Mais le point de vue est également antipsychiatrique puisque le cinéaste filme les possédés le lendemain, vaquant à leurs occupations et ayant retrouvé, grâce au cérémonial, une forme parfaite. (« On ne peut s’empêcher de se demander si ces hommes d’Afrique ne connaissent pas certains remèdes qui leur permettent de ne pas être des anormaux mais d’être parfaitement intégrés à leur milieu. Des remèdes que nous, nous ne connaissons pas encore. »)

14 avril. — La tenue d’un journal intime d’idées et de réflexions procure le douteux privilège quand on le relit de se trouver d’accord avec soi-même. Cependant cette observation depuis la montagne expose aux périls de la vie retirée. « Les idées qu’on y prend, note Fontenelle, sont plus roides et plus inflexibles, faute d’être traversées, pliées par celles des autres, entretenues dans une certaine souplesse : on s’accoutume trop dans la solitude à ne penser que comme soi. » (Éloge de Mery.)

15 avril. — La Résurrection, événement strictement historique (raison pour laquelle l’Évangile insiste tant sur la corporéité du Christ ressuscité), mais événement impossible à digérer par l’Histoire, qui appelle donc le religieux, mais du bas en haut, si l’on peut dire, comme un ultime recours, comme on appelle au secours.
Et précisément parce qu’il n’y a rien à faire d’un événement pareil, qu’on ne peut le caser nulle part, il se retrouve au centre de tout, comme une pliure, comme une déchirure qu’on aurait faite dans l’Histoire.

16 avril. — Saccage d’un cimetière catholique à Castres, 215 tombes profanées, renversement systématique des crucifix. Procureur et médias répètent à l’envi que l’affaire n’a « aucune connotation à caractère religieux ou racial ». On a arrêté le coupable, un jeune homme en djellaba, sorti de la mosquée voisine. Madame le procureur s’exprime ainsi : « A priori mentalement déséquilibré, il a été hospitalisé dans l’après-midi. L’homme répète en boucle des prières musulmanes, il bave et est inaccessible à la communication : son état a été déclaré incompatible avec une garde à vue. »
Ainsi l’acte de profanation, lorsqu’il est commis en état de transe, pour parler comme Jean Rouch, ou lorsqu’il est commis par un possédé, pour parler comme Dennis Wheatley, échappe à la sanction pénale. Seulement il y a un nombre tout à fait extraordinaire de musulmans en transe, et ils font bizarrement ce que font les soudards du califat : ils détruisent les édifices et les symboles chrétiens, « farfugliando in arabo frasi del Corano ». Ou alors ils font ce que font les palestiniens de Jérusalem Est : ils essaient d’écraser les gens en auto au cri de Allahu Akbar.

17 avril. — On a mis le feu à une église à Saint-Martin-le-Beau, dans l’Indre-et-Loire. Comme il n’est pas admissible qu’un édifice dévolu au culte catholique puisse faire l’objet d’un incendie criminel — puisque les catholiques ne peuvent pas être les victimes de quoi que ce soit —, la presse se livre à des exercices d’unisabir qui tiennent de la haute voltige, et qui doivent laisser les journalistes courbaturés, au moins intellectuellement. Pour commencer, l’église —qui a été la proie des flammes et dont la toiture s’est effondrée — n’a pas brûlé. Elle a fait l’objet d’un « acte de vandalisme », elle a peut-être même été « en grande partie dévastée », mais elle n’a toujours pas brûlé. Ensuite, l’église n’a pas été visée, puisque c’est une chose impossible. On a donc nécessairement mis le feu à une benne à ordures, à trois véhicules, et le feu s’est propagé à l’édifice. « Feu de poubelle : une église du XII S. touchée » titre triomphalement Le Figaro.
À noter que plus on se rapproche du lieu du sinistre, plus les informations sont honnêtes puisqu’il ne sert plus à rien de mentir, les populations sachant à quoi s’en tenir. La Nouvelle République explique que l’église a été « en partie détruite par un incendie ». Et c’est l’incendie de l’église qui s’est propagé aux véhicules stationnés et non le contraire.
Je note aussi que le mensonge est à destination de gens pressés. Rien n’est plus aisé que de trouver sur la Toile l’article de La Nouvelle République. Mais le lecteur qui jettera seulement un coup d’œil aux titres du Figaro sur son téléphone portable ou sur sa tablette en restera à la version du feu de poubelle qui a noirci l’église.

18 avril. — Confrontée à la vague de profanations et de destructions, la cathosphère enchérit dans la dénonciation de la « cathophobie », dévorée par la jalousie victimaire, au moment où le régime annonce de nouvelles mesures très coûteuses pour lutter contre le « racisme » et contre l’antisémitisme.
Convoquer l’idéologie victimaire, c’est d’abord, pour les chrétiens, une vilenie, puisque cela revient à se rabaisser au niveau de la victimerie, c’est-à-dire des coquins qui ont imaginé de se poser en « minorité » victime du « racisme » pour se donner un rôle avantageux et pour s’immuniser contre les vérités qui les dérangent. Mais surtout, c’est une erreur, une erreur de fait — puisque les catholiques, sont très loin d’être une minorité dans ce pays (deux tiers de baptisés), les menées de l’État socialiste se faisant par conséquent à l’encontre de sa propre population —, et une erreur de doctrine : le christianisme dispose des outils rationnels et des outils spirituels pour traiter des attaques contre lui, à commencer par la notion de persécution « en haine de la foi » (in odium fidei) et il y a quelque chose d’atterrant à voir des catholiques militants, en théorie les mieux immunisés contre l’esprit du temps, trahir ainsi leur ignorance de la dogmatique chrétienne.
Aussi bien, et c’est un motif d’espérance, l’actuel génocide des chrétiens d’Orient suscite dans la population générale, par fidélité, par sentiment d’appartenance, des mouvements de protestation qui prennent de court le régime et ses médias. Comme toute religion fausse, la religion victimaire était condamnée à être réfutée par une révision de ses fondements historiques. De coupables qu’ils étaient, par association polémique avec le nazisme (thèse de la shoah comme parachèvement de siècles d’anti-judaïsme chrétien), cette révision fait des chrétiens des victimes — j’entends qu’ils se rangent parmi les majorités victimes, parmi les populations victimes —, puisque le premier génocide du XXe siècle, celui qui a permis tous les autres, c’est celui des chrétiens, et que le califat nouvellement établi espère, exactement cent ans après, achever l’annihilation des chrétiens du Levant.

19 avril. — Je rafraichis mon latin dans la grammaire victorienne de Gildersleeve et Lodge, et je potasse le grec ancien dans l’Oxford Grammar of Classical Greek. Découvert avec amusement en consultant mes archives que j’avais sérieusement entamé l’étude du grec il y a vingt ans. Je ne me souvenais que d’une tentative, mais j’étais arrivé apparemment jusqu’à l’aoriste.
Parmi les langues exotiques que j’ai essayé d’apprendre, celles que j’ai le plus poussé étaient le japonais et le copte (cinq années dans chaque cas). Mais j’ai aussi passablement pratiqué l’égyptien, dans la grammaire de Gardiner, j’ai touché à l’hébreu et je découvre en consultant mes liasses que j’ai même effleuré le syriaque.
Précisément, j’apprends par une feuille syndicale qu’on supprime le grec et le latin au collège, en le remplaçant par une initiation, c’est-à-dire par rien, un professeur quelconque, mettons le professeur d’histoire, étant censé montrer par exemple comment trois mots latins ont donné trois mots français. C’est ce que la ministre de l’Éducation appelle « ouvrir le latin et le grec au plus grand nombre ».

22 avril. — J’ignorais l’histoire de la découverte des papyri d’Oxyrhynque, dont un numéro vieux d’un mois du Times Literary Supplement donne une synthèse. C’est une chose fascinante que cette civilisation installée en Égypte, qui nous a laissé ses archives, ses correspondances commerciales, ses déclarations de revenus, ses romans populaires, ses évangiles et ses livres de magie, parce qu’on pratiquait le tri sélectif et que tous les vieux papyri ont été enterrés au même endroit.
C’est même, au fond, ce que nous aurons eu de plus proche de la découverte d’une civilisation extraterrestre. Et la chose véritablement extraordinaire, c’est que cette civilisation, c’est la nôtre.

23 avril. — Projet d’attentat dimanche 19 avril, contre les églises Saint-Cyr et Sainte-Thérèse, à Villejuif, qui a échoué par miracle, le terroriste s’étant — littéralement — tiré une balle dans le pied, en luttant avec la conductrice qu’il a tuée pour lui voler son auto.
Ainsi, ce qui est à craindre désormais, c’est la fusillade pendant la messe dominicale, comme en Orient.
Curieux comme en cas de coup dur parlent les voix ancestrales. Le premier ministre lui-même lâche tout à trac : « C'est l'essence même de la France qu'on a sans doute voulu viser. » Et il faut l’outrecuidance et l’absence de sens politique d’un élu remplaciste dont le nom n’a pas d’importance pour protester qu’appliquer « une grille de lecture qui consisterait à dire il y a une religion qui est liée à notre histoire davantage que d’autres, c’est tomber dans une grille de lecture qui est précisément celle de certains du côté des jihadistes ».
Quant à la mahomerie, on ne peut plus rien pour elle, les digues médiatiques se sont rompues. La dépêche de l’AFP elle-même parle d’un terroriste qui a « voulu attaquer au moins une église du Val-de-Marne au nom de l'islam le plus radical ». C’en est donc fait des tortionnaires, assassins et meurtriers de masse qui « n’ont rien à voir avec l’islam ». (Je sais bien que demain, quand l’excitation aura fait place au collapsus, on reviendra aux sornettes, mais, dans un journal de crise comme celui que je tiens ici, il faut noter les progrès, même passagers.)
Au surplus on retrouve ici une vérité de guerre qui est que les mots sont peu de chose au prix des faits. Il est de nulle importance que l’on dise, à propos de l’individu qui s’apprêtait à tirer dans des églises, « un islamiste », comme le font les médias, ou « un prosélyte mahumetiste », comme l’aurait fait un auteur du XVIe siècle. Chacun comprend de qui il s’agit, et au nom de quoi il agit.

25 avril. — L’activisme de l’actuelle ministre de la Justice en faveur des taulards a eu pour résultat que deux mille personnes qui devraient être en prison n’y sont plus, à cause des remises de peine automatiques ou d’autres dispositifs. Ces gens tueront, voleront. Comment le régime peut-il imaginer que leurs crimes ne retombent pas sur lui ?

26 avril. — Cependant, s’il ne faut plus dessiner le prophète, puisqu’il paraît que c’est inadmissible, que c’est un affront aux yeux des musulmans, cela signifie que nous n’avons plus les atténuements de l’humour pour expliquer ce qui, dans l’islam, nous pose problème — et que nous sommes condamnés par conséquent à l’énoncer sans ambages ni détours, peut-être à la façon des Tapisseries de Péguy :

Les armes de Satan, c’est la mahomerie
Et c’est la momerie, et la victimerie,
Le grief incessant des âmes rabougries ;

Et c’est la vilenie et la bédouinerie
Qui s’en prend aux images ; et c’est la voilerie,
C’est l’enfoularderie ; et c’est l’enfermerie ;

Les armes de Satan, c’est la crétinerie
D’arguments spécieux en longue théorie ;
Et c’est des clercs menteurs l’éternelle duperie

Et c’est des menteresses la mandarinerie ;
C’est la rafale dans la chapelle où l’on prie,
C’est d’avoir profané la statue de Marie,

C’est de pauvres artistes l’affreuse boucherie,
C’est l’exaltation qui suit la tuerie
Et tout le chahut de la ramadanerie ;

Et c’est la saoulerie et la crapulerie ;
C’est la méchanceté et la canaillerie ;
C’est le vol et le bris, et c’est l’idolâtrie ;

27 avril. — Le soir, vu en diagonale The Passion of Christ de Mel Gibson (2004). Le film avait beaucoup choqué en son temps, à cause de sa violence et de supposées connotations antisémites. Avec le recul, il est surtout remarquable par sa bizarrerie et son incohérence. Si les scènes de torture en occupent la majeure partie, The Passion n’a pourtant pas grand chose à voir avec les grands films reposant sur la montée de la pulsion sadique, du genre Cool Hand Luke, car cette violence est étale, et le cinéaste, avec son insistance sur les fluides, les humeurs, les chairs déchirées, le sang dont tout le monde se tartine, semble tâtonner du côté de l’actionnisme viennois. La représentation des sévices est esthétisée par des ralentis, d’incessants flash-backs sur les épisodes heureux (qui sont, eux, franchement sulpiciens). Des notations allégoriques, façon Les Martyrs de chateaubriand, des visions démoniaques plus ou moins fugitives entrent en collision avec le propos documentariste. Mais ce qui domine est le mauvais goût. Une Vierge Marie et une Marie-Madeleine qui ont l’air d’avoir pris de la coco observent en rampant le long des murs la flagellation puis viennent essuyer le sang sur le dallage avec leur châles (ce détail, comme de nombreux autres, est emprunté aux visions d’Anne-Catherine Emmerich).

29 avril. — Le journaliste d’investigation Paul Moreira, dans un documentaire consacré en théorie au Front National (Danse avec le FN, Canal+, 20 avril), tâchant de prouver que le Coran n’a pas l’exclusivité des appels au meurtre : « Et même Jésus, qu’on prend toujours un peu pour un hippie : “ Ceux qui ont refusé que je devienne leur roi, amenez-les moi ici et égorgez-les devant moi.” » Le Christ n’a évidemment jamais donné l’ordre qu’on égorge quelqu’un devant lui. La phrase est extraite de la parabole des mines (Luc 19), l’une des plus connues pourtant. Ce journaliste est-il fou ? Est-il d’une inculture telle qu’il s’imagine qu’on puisse produire spontanément de l’exégèse, en prenant un Nouveau Testament et en le feuilletant au hasard (ou, plus vraisemblablement, en faisant sur un moteur de recherche une requête sur les mots « nouveau testament égorger ») ? Et qu’essaie-t-on de démontrer ? Que Mahomet n’a pas le privilège d’avoir fait égorger ses ennemis devant lui ? Que le Christ en faisait de même ? Mais c’est doublement improductif, parce qu’on rappelle sur le prophète de l’islam une vérité qu’on s’efforce aujourd’hui de gommer, et parce qu’on fait sur le Christ une imputation que même un spectateur de Canal+ sait fausse.

30 avril. — Le dessinateur Luz, de Charlie Hebdo, annonce dans Les Inrockuptibles qu’il ne dessinera plus Mahomet. Cette reddition est rendue plus humiliante par l’affectation de détachement du caricaturiste, qui déclare qu’il s’est « lassé du personnage » et qu’il ne va pas « passer sa vie » à le dessiner. Au surplus, c’est le journal même qu’il faudrait laisser tomber, ce Charlie Hebdo qui est pour notre société, désormais sous surveillance islamique, ce que le Krokodil était à la Russie soviétique, Charlie post-attentat brocardant madame Le Pen et les odieux catholiques intégristes, comme Krokodil brocardait les bureaucrates abusifs et l’alcoolisme.
Pendant ce temps, on rejoue l’affaire Rushdie à propos d’un prix que le Pen Club des États-Unis veut donner à Charlie Hebdo, le monde des lettres anglophones se déchirant et s’invectivant. On peut se demander dans quelle mesure les écrivains qui s’opposent à la distinction et déclinent d’assister à la cérémonie cachent leur propre frousse en arguant que le journal satirique avait blessé une communauté « stigmatisée » (victimised) et « exclue » (disenfranchised). Comme l’a fait remarquer Salman Rushdie lui-même, les fanatiques, loin d’être de malheureux exclus, sont « extrêmement bien organisés, généreusement financés, et leur but est d’imposer la terreur ».
Une singulière contribution au débat est l’article d’une Nesrine Malik dans le Guardian (29 avril), dont la thèse, affichée en sous-titre du papier, est que Charlie a publié des dessins injurieux, mais qu’il a mérité son prix. J’ai dû lire cette prose à deux reprises pour comprendre que son véritable objet était d’établir comme une évidence que les caricatures étaient racistes, que Charlie était un journal raciste, affirmation répétée avec une régularité métronomique, après quoi la journaliste conclut avec une feinte hauteur de vue que publier les caricatures était malgré tout courageux (on peut être raciste et courageux, ce sont des choses différentes) et que cela méritait un prix. Cette bizarre stratégie de brouillage ne semble pas remporter grand succès, les commentaires des internautes faisant tous remarquer que Charlie est au contraire un journal antiraciste et immigrationniste.

1er mai. — Les actualités, en ce jour de fête, achèvent de me persuader que je vis dans un pays de fous. Bruno Gollnisch, vieil élu frontiste, donne des coups de parapluie à l’équipe d’une émission de télé-poubelle venue le narguer pendant le traditionnel défilé du Front National. Les Femen font les pitres au balcon d’une chambre d’hôtel, empêchant Mme Le Pen de prononcer son discours. Tout le monde se retire très fâché et en s’entre-menaçant de procès ruineux. La politique, désormais, ce sont ces honteuses exhibitions.

3 mai. — Journée de la liberté de la presse. Que dire à tous ces rédacteurs qui glapissent contre la « censure » ? Croient-ils vivre dans les années 1970, où le pire de ce qui était à craindre était un arrêté d’interdiction à la vente aux mineurs d’un pocket de bandes dessinées érotiques ? Ou bien s’imaginent-ils que Le Monde, Libération, Le Figaro, L’Obs, etc., présenteraient un contenu différent s’ils paraissaient munis, comme Le Mercure de France de l’Ancien Régime, du visa du censeur ? « Approbation — J’ai lu par ordre de Mgr. le Garde des Sceaux le numéro du tant. Je n’y ai rien trouvé qui puisse en empêcher l’impression. »

4 mai. — Nouvelle attaque terroriste, contre un concours de dessins de Mahomet, dans la banlieue de Dallas. Il n’y a pas eu de victimes, hormis un gardien blessé à la cheville, les deux moudjahidin ayant été immédiatement abattus. Mais ceci rend plus embarrassant pour notre régime l’assassinat des dessinateurs de Charlie, car avec Copenhague puis Garland on a la démonstration que des consignes de sécurité strictement appliquées permettent de sauver des vies.
L’attentat donne-t-il raison à ceux qui répétaient qu’il ne fallait pas « provoquer », dans la certitude où l’on était d’une réaction violente ? Mais la certitude de l’attentat est exprimée post factum. Et inversement, il est naïf de penser que les terroristes n’auraient pas frappé sans la « provocation » du concours de dessins. Le contexte est plutôt celle de moudjahidin qui cherchaient une cible et on pourrait argumenter non moins valablement qu’en organisant le concours de dessins on a évité un attentat contre une synagogue ou une église. Et si, du plan politique, on passe au plan esthétique, condamner la « provocation » revient à peu près à condamner la démarche artistique elle-même, fût-on, comme ici, dans le domaine du cartoon et des comics. (Un modeste fanzine, récemment publié en volume, est présenté ainsi par le dessinateur Stephen Bissette : « Fukitor is calculated to offend and determined to outrage and infuriate. That radiates from every cover and every page... »)
Une critique secondaire portée contre l’initiative de Pamela Geller, organisatrice du concours, consiste à « contextualiser » les dessins, c’est-à-dire en clair à repérer les positions politiques de ceux qui les commandent. Mais c’est là un débat à usage exclusif des bien-pensants occidentaux, qui défendent les « bonnes » caricatures de Charlie, journal de gauche, mais condamnent les « mauvaises » caricatures commanditées par des néoconservateurs américains, disciples d’Ayn Rand. L’affaire danoise a fait la démonstration que les images se détachent des intentions de leurs auteurs et du contexte dans lequel elles sont publiées et, dès lors, ce débat paraît tout à fait vain.
Je crois la position de Pamela Geller mal étayée, mais pour une toute autre raison que celles qu’on a invoquées. La question telle qu’elle est formulée par Geller (« Nous laisserons-nous dicter notre conduite par des terroristes ? ») est dénuée de sens. Certes la meilleure leçon que nous puissions donner à ceux qui commettent des massacres au cœur de nos villes est de ne rien changer à nos existences. Mais d’un autre côté, l’assassinat politique par des fanatiques musulmans, destiné à « venger le prophète », est devenu une condition normale de nos sociétés, et par conséquent les représentations de Mahomet ont changé de sens. Elles ont changé de sens pour nous, les victimes de cette barbarie (nous n’avons par définition aucune influence sur le sens qu’ont, que n’ont pas ou que pourraient avoir ces dessins pour l’Islam). En tout état de cause, les dessins ne sont plus, à nos propres yeux, une façon plaisante et distanciée de dire ce qui nous pose problème dans le mahométisme.
Il est singulier qu’aucun des articles de la presse internationale que j’ai consultés depuis vingt-quatre heures ne fasse la moindre référence aux œuvres qui ont concouru au prix proposé (on les trouve pourtant sur la Toile en quelques clics), comme s’il était admis une fois pour toutes que ce qui compte est le fait de la représentation (et, subsidiairement, je l’ai dit, le « contexte »), mais non cette représentation même, qui devrait pourtant être l’unique objet de notre attention. Ces images de Mahomet avec des serpents dans la barbe, ou brandissant un grand sabre en disant dans un ballon : « il est interdit de me dessiner », ne sont pas une provocation au sens artistique du terme ; elles ne cherchent pas à briser des conventions (lesquelles ?). Elles ne sont pas davantage un acte de résistance à un ordre perçu comme tyrannique (nous autres Occidentaux vivons sous la menace islamique, nous ne vivons pas dans un régime de droit musulman). Elles n’opèrent nullement dans le registre de l’impertinence, de l’insolence (pour reprendre les codes culturels de la caricature). Loin d’être inouï ou hors du commun, ce répertoire imagier de Mahomet représenté en diable, en pédophile, en égorgeur, est extrêmement stéréotypé. On en trouve des dizaines d’exemples sur la Toile en tapant des mots-clés dans un moteur de recherche, et le concours de dessins de Garland apparaît à cet égard comme une irruption, comme un épanchement dans le monde réel des parages les moins convenables de la Toile.
Par un singulier retour des choses, la mahomerie aura donc réussi à faire naître une chose qui n’existait pas, et qu’elle dénonçait de façon frauduleuse. Dans les cas des caricatures danoises de 2005, les régimes et les réseaux musulmans avaient porté une imputation (« ils ont insulté le prophète »), de façon gratuite et malveillante, dans le but d’exciter au meurtre et à l’émeute. Or les représentations litigieuses n’étaient chargées en réalité d’aucune intention — ni Dieu, ni diable, ni beau, ni laid —, pour l’excellente raison que le personnage de référence est totalement étranger à notre civilisation. C’est précisément cette neutralité énigmatique de la figure de Mahomet qui permettait à Kurt Westergaard de dessiner un prophète impassible avec une bombe dans le turban, pour signifier (ce sont les propres mots du dessinateur) que « l’islam est la munition spirituelle des terroristes ».
À considérer les choses strictement du point de vue de l’humour graphique, insulter l’ennemi est de bonne guerre, et au surplus nous n’avons pas à prendre de gants avec des fanatiques génocidaires (l’argument des médias selon lequel il est discourtois de brocarder une figure qui est révérée aussi par des millions de musulmans qui, eux, sont parfaitement pacifiques m’a toujours paru très étrange, car assurément ce n’est pas à nous de faire le ménage dans les représentations, les fondements ou les valeurs de l’islam ou du monde islamique). Cependant même des images insultantes devraient être insultantes de notre point de vue. C’est toujours le même exemple qui me revient lorsque je cherche un dessin de presse qui soit réellement outrageant et qui exprime de façon exemplaire la sensibilité du journal qui le publie. C’est le dessin de presse du Dr Seuss dans le quotidien new yorkais PM en date du 15 avril 1942, représentant Laval littéralement comme « quelque chose que le chat a ramené ».

Le paradoxe est que les participants au concours de Garland ont fait un effort pour entrer dans la vision de l’Autre (même si c’était dans l’espoir de l’outrager), et qu’ils ont fait de leur mieux pour produire des images qui fussent « blasphématoires » aux yeux des musulmans, selon l’idée qu’ils pouvaient se faire, eux, dessinateurs occidentaux, de telles images. C’est précisément ce qui donne à ces dessins leur côté convenu ou artificiel, comme s'ils restaient « théoriques ».

6 mai. — Cette incroyable nouvelle dans un article du Parisien : « L’été dernier, des hommes en djellaba ont arpenté le service de psychiatrie de l’hôpital de Meaux pour y recruter des candidats au jihad. »

7 mai. — Le journaliste Stéphane Robert, au journal de France Culture, à propos de la suppression du latin et du grec au collège : « On voit bien la volonté de remonter le niveau des plus faibles en ne proposant plus des enseignements auxquels ils ne s’intéressent pas et ne comprennent rien. » Le journaliste veut dire, je suppose, qu’on cherche à relever les notes, les résultats des élèves faibles, à qui on ne proposera plus les matières auxquelles ils n’entendent rien. Mais il vaudrait mieux dire qu’on veut relever le moral, et même qu’on veut flatter l’orgueil de gamins.
Les school stories britanniques dont je m’empiffre témoignent d’une conception du savoir — d’un savoir assez étendu : la dynastie des Tudor, la géographie de l’Afrique, les espèces de fougères, les déclinaisons allemandes — comme un massif qui domine la vallée, et qu’on voit de partout, dont on finit, à force d’opiniâtres incursions, par connaître passablement au moins les principaux traits et dont on se promet, si la vie nous en donne le loisir, d’explorer un jour les pentes les plus reculées. On a appris au passage la modestie et la ténacité car aussi agile que l’on soit, il y a toujours des endroits où l’on achoppe (et on achoppe toujours aux mêmes endroits).
Toute la néo-pédagogie compassionnelle (« l’élève au centre ») se ramène à une sorte de tentation douceureuse. Un diable susurre à l’oreille de l’enfant : « L’important ce n’est pas ce fatras auquel tu n’entends rien, l’important c’est toi. »
Cela concourt à l’installation d’une contre-société qui fait fond sur la bêtise et sur la violence — une société dont les héros sont les crétins et les fous.

11 mai. — Je lis avec effarement le rapport de Jérôme Fourquet et d’Alain Mergier titré Janvier 2015 : le catalyseur, et sous-titré La cristallisation d’une idéologie, rapport commandé par la Fondation Jean-Jaurès, très proche du régime.
Il me frappe que ce qui passe désormais pour de la science (de la science politique en l’occurrence) repose sur un style oraculaire, et sur un fouillis d’images et de métaphores, la scientificité de l’analyse étant attestée précisément par le caractère ésotérique du propos, qui échappe à l’intelligibilité ordinaire, au sens commun, et même à toute signification assignable. « Avec cet essai, nous voulons décrire comment la machinerie populiste commence à tourner à plein régime ; comment elle se nourrit goulûment des événements qui la font progresser en consistance, en capacité de contagion, comme un feu de forêt qui se développe d’autant mieux que la végétation est sèche, et se propage sous l’effet de vents porteurs. » La machinerie qui se nourrit goulûment, et qui progresse en consistance comme un feu de forêt, c’est du Roland Barthes récrit par le maire de Champignac.

12 mai. — Je suis toujours dans le rapport de Jérôme Fourquet et d’Alain Mergier, Janvier 2015 : le catalyseur. Il n’est pourtant pas bien long, mais cette lecture est tellement stupéfiante que je m’arrête toutes les deux phrases pour relever des citations.
Ce qui, dans ce fatras, ne relève pas de la sémiologie relève de la sociologie. Mais c’est encore un triomphe du style, de la démonstration par le style, la prose ampoulée des auteurs tranchant avec les citations des entretiens semi-directifs, retranscrites, elles, dans l’authenticité savoureuse du parler populaire (« Non mais c’est fou, quoi. Bon, et en même temps finalement ça ne m’étonne pas »), le contraste des deux établissant les auteurs dans leurs prérogatives de « sachants », par opposition au populo interrogé, qui ne peut exprimer que son ignorance et dont, au surplus, la prétention à avoir des aperçus est accueillie avec causticité (« En effet, lorsqu’une personne affirme que ces attentats étaient dans l’ordre des choses, elle affirme dans le même temps connaître cet ordre des choses. Ainsi, celui qui énonce la relation de nécessité se construit lui-même en tant que personne détenant un savoir. »)
Les auteurs font le meilleur usage de la vieille catégorie sociologique de la « représentation ». La représentation (la « perception », l’« interprétation », l’« image-symbole », etc.), par définition, n’est pas le fait ; on ne peut donc rien conclure des attentats de janvier 2015, outre qu’ils « créent une circulation possible entre des ensembles de signes ». Quand il faut malgré tout concéder que les personnes interrogées — qui pensent que l’islam conquérant fait désormais chez nous à peu près ce qu’il veut, et que ce n’est pas réellement une surprise — sont dans le vrai, c’est au moyen de périphrases embarrassées (« certains développements récents... viennent conforter par les faits le diagnostic précocement formulé par une majorité de Français »).
Je relève pourtant une exception : l’antisémitisme de la population musulmane de France n’est pas nié au moyen des procédés habituels (accusation de rétorsion, ergotage sur les mots), mais au contraire fermement établi, statistiques à l’appui. C’est d’autant plus remarquable que cette unique concession est tout à fait contre-productive. Le type de prose auquel se rattache ce rapport fonctionne après tout au bluff, le lecteur médusé se disant : « Mais si, après tout, ils avaient raison » ; de sorte qu’en cédant sur un seul point on met fin à l’illusion.
Je dois préciser qu’il apparaît très clairement à la lecture des citations (mais, justement, ce n’est pas clair du tout pour les auteurs) que les personnes interrogées ne sont ni racistes, ni bigotes, ni xénophobes. Elles distinguent l’épicier arabe, parfaitement inoffensif (« je suis certain qu’il est pas du genre à faire des conneries »), son fils, devenu salafiste (« Je l’ai connu, il était tout gamin, il faisait ses devoirs dans l’épicerie. Mais l’autre jour, je l’ai croisé, il a dans les vingt-cinq ans. Il porte la barbe et il est en djellaba »), et les nouveaux amis de son fils, qui sont clairement dangereux (« Il était avec des mecs qui regardaient par en dessous. Pas clean »). Distinguo que les auteurs du rapport assortissent de ce chef-d’œuvre d’interprétation malveillante : « Autrement dit, toute la communauté musulmane est suspecte. »
Quant à la « machinerie idéologique » populiste, nos auteurs se paient de mots en décrivant ce monstre interprétatif en style sémio-structuraliste : « Banlieues en crise, immigration, terrorisme islamiste, dimension géopolitique. Ces séries se trament et forment une structure où tout est lié à tout, où tout renvoie à tout, où tout explique tout. » Le dernier exemple que citent Fourquet et Mergier est le projet d’attentat contre des églises de Villejuif de Sid Ahmed Ghlam, qui renvoie aux « séries » de l’immigration, de l’islam prosélyte et du terrorisme de basse intensité, et qui présente donc de façon condensée le fameux réseau interprétatif qu’on peut parcourir en tout sens, et la fameuse « machinerie idéologique diabolique ». Mais il se trouve que Ghlam est réellement le parfait échantillon de l’étranger non-communautaire qui alterne de façon discrétionnaire sa résidence entre le Maghreb et la France, en mentant et en trichant (faux étudiant, mais vrai boursier et logé en cité U) ; qu’il est réellement le parfait spécimen du musulman prosélyte (épouse convertie, portant le voile intégral et vivant recluse avec ses deux jeunes enfants) ; qu’il est le type même du fifth columnist, vivant discrètement — sinon honnêtement — en France, et attendant de recevoir du Califat l’ordre de porter dans notre pays la guerre contre la croix et d’ouvrir le feu pendant la messe du dimanche, comme en Irak ou en Égypte, en espérant faire 300 morts. Ce sont là des faits, non des fantasmes. Fourquet et Mergier diraient que ce sont des faits isolés qui confortent des fantasmes.

15 mai. — J’ai dit mon dernier mot sur les querelles imagières en rédigeant la prière d’insérer du petit ouvrage que j’ai publié sur mon site : « [Dans les crises imagières,] une partie des médias, des penseurs et des publics occidentaux en arrive à incriminer les caricatures et ceux qui les produisent. Des analyses imagières biaisées et des sémiologies spontanées permettent de lire dans les caricatures ce que l'on voudra, et à valider post factum le grief islamique, en invoquant la tolérance et le respect. »
Mais j’ai dit le dernier mot comme le général Fairfield a dit le dernier mot dans The Sun Shines Bright (1953) de John Ford. J’ai dit mon dernier mot sur une guerre dans laquelle je suis du côté des perdants.
Ce à quoi l’on assiste désormais, et qui suscite chez moi une curiosité détachée, c’est l’autodestruction de l’actuel pouvoir. Car le bouleversement du régime imagier occidental, par l’introduction de cette institution si typique des sociétés musulmanes qu’est l’assassinat par des fanatiques, entraîne aussi le bouleversement de notre régime politique, et ceux qui croyaient jouer à coup sûr en jouant la carte communautaire, tout en déguisant leur cynisme sous l’onction victimaire, se retrouvent dans une position intenable.

16 mai. — Illustration parfaite de ce que j’écrivais hier sur la déroute intellectuelle du régime, la prose de Daniel Cohn-Bendit et de deux autres dont les noms ne me disent rien, dans Le Monde : « Au lendemain des attentats de janvier, la France a ouvert les yeux sur l’un des plus grands défis auxquels elle est confrontée : sa cohésion nationale. Bien vivre ensemble ne va pas de soi. On ne bâtit pas une nation en divisant son peuple. Les discours politiques qui ont suivi ces attentats ont fait naître un espoir vite déçu. L’ambivalence des sentiments qu’inspirent l’Islam et la “communauté musulmane” est revenue à son plus haut niveau. »
Voilà cinq phrases — couchées dans ce style bébête si caractéristique (« Bien vivre ensemble ne va pas de soi ») — dont le thème unique est le malheur des pauvres musulmans.

17 mai. — Pourquoi cette atmosphère de fin de régime m’inspire-t-elle de si abondants développements dans ce journal ? C’est que j’y retrouve une thématique qui m’a toujours fasciné, celle du « royaume vide », de l’institution qui n’existe plus que par la structure. J’avais découvert cela dans ma jeunesse, avec la fin du communisme, au moment où je produisais des dessins de presse pour L’Humanité-Alsace-Lorraine, et j’avais été intrigué aussi, à l’époque où j’étudiais l’histoire des institutions, par ces couvents de l’Ancien Régime, disposant de revenus très importants, mais qui ne comptaient plus que trois moines. Le motif du « royaume vide » est le motif principal de Saint-Ours ou le village invisible, mais je me demande s’il ne figure pas peu ou prou dans toutes mes fictions.

18 mai. — Tout article de la presse française, de droite ou de gauche, consacré au président égyptien déchu Mohamed Morsi, que la justice de son pays vient de condamner à mort pour son rôle dans les massacres de 2011, mentionne obligatoirement que l’intéressé était le « seul président élu démocratiquement » de l’Égypte. Je n’ai pas trouvé un seul article consacré à ce monsieur où cette mention ne figurât pas. À l’inverse, je n’ai pas découvert d’article qui indiquât que le candidat démocratiquement élu était un évadé (évadé de la prison de Wadi Natroun, au moment de la révolution, en même temps que les terroristes du Hamas), qu’il projetait de faire la guerre en Syrie du côté du califat, qu’il fut balayé par une insurrection populaire sans précédent dans l’histoire du pays (17 millions de manifestants).

19 mai. — Manifesté devant le rectorat contre la suppression du latin et du grec au collège. Foule nombreuse.
Signe très encourageant, ce soir au journal de France Culture, on ment froidement, bêtement : la grève a été très peu suivie, et d’ailleurs le latin et le grec ne sont pas supprimés, mais seront enseignés aux petits enfants dans le cadre de « projets interdisciplinaires » (et pourquoi pas de colloques internationaux ?).
De fait, la suppression du latin et du grec au collège suscite un fort mouvement d’opinion (une majorité de la population est favorable à la grève des enseignants, du jamais vu dans un pays qui « bouffe du prof », par anti-intellectualisme et par ressentiment de classe). On se dirige vers une révolte qui rappelle celle du « mariage pour tous », et le régime a donc fourni une nouvelle arme contre lui.
La « nouvelle manière de », modalité pratique du « changement de civilisation ». La « nouvelle manière d’enseigner le latin » (qui consiste à ne plus l’enseigner du tout). La « nouvelle manière de faire des enfants » de la sociologue militante Théry (qui consiste à acheter des enfants qu’on a fait fabriquer par d'autres).

20 mai. — Dans Le Figaro, révélations d’une dame membre du Conseil supérieur des programmes, créé en 2013 par le ministre Peillon, et dont les membres sont recrutés dans l’élite remplaciste. Cette dame raconte à quoi l’on a échappé, les experts s’étant rendus compte in extremis qu’ils allaient trop loin : « apprentissage des langues de l’immigration dès la maternelle », « parité dans le choix des auteurs de littérature » (cette formule peu rassurante — qu’est-ce qu’un « auteur de littérature » ? — signifie, je suppose, qu’on avait imaginé d’imposer un quota de cinquante pour cent d’auteurs femmes dans les fragments de textes littéraires qu’on donne encore à étudier aux enfants), ou bien la mise « sur le même plan historique des invasions barbares, de la colonisation ou de l’immigration de travail au XXe siècle, pour accréditer l’idée que tous les Français seraient les produits de mouvements migratoires » (sic).

21 mai. — Horrible jeu de mot du premier ministre Valls, qui fustige le « conservatisme » des enseignants, en agrégeant le sens du mot conservatisme (état d’esprit d’une personne qui s’oppose aux changements) et le sens du mot conserver (préserver de la destruction), ou plutôt en déduisant l’un de l’autre. Le conservatisme, c’est le fait de vouloir conserver le grec et le latin. On pourrait en ce sens parler du conservatisme du corps des conservateurs de musées, veillant jalousement sur leurs vieilleries.

23 mai. — Le proverbial « fort en thème » (c’est-à-dire le « fort en thème latin », contrepartie littéraire du « bon en maths »), autrefois, était regardé par ses pairs avec une crainte mêlée d’envie et d’un peu de mépris. Puis, le progrès aidant, il n’y eut plus que le ressentiment envers l’intellectuel (le boloss) et les démocratiques cassages de gueule à la récréation. Et à présent l’institution s’en mêle, qui promet à la meute : « On va vous en débarrasser, du fort en thème » ; on est arrivé à l’euthanasie du fort en thème.
« J’ai senti, confie dans Marianne Jacques Grosperrin, sénateur UMP, démissionnaire du Conseil supérieur des programmes, une bienveillance appuyée à l’égard des élèves en difficulté, qu’il fallait absolument apaiser d’une manière ou d’une autre. »

Lecture en diagonale : Le Bouclier de l’Europe (1686) du brave soldat et moine Jean Coppin, « stratège tardif de la croisade contre l’empire turc », comme l’écrit le Dictionnaire des orientalistes. Le plan de Coppin était de créer une flotte chrétienne en Méditerranée pour faire barrage aux incursions ottomanes. On ne l’écouta pas.
Lu ensuite le précieux cahier du P. Rhétoré o. p., témoin oculaire du génocide arménien, à Mardin, dans le Vilayet de Diarbékir. (Jacques Rhétoré, Les chrétiens aux bêtes. Souvenirs de la guerre sainte proclamée par les Turcs contre les chrétiens en 1915, Cerf, 2005).

25 mai. — Dans L’Express, extraits de la charte de Ni maîtres, ni dieux, l’ancienne loge maçonnique de l’actuel premier ministre, sorte de manifeste très anticipé du « changement de civilisation » :

« L'homme sans maîtres ni dieux, disponible pour toutes les remises en cause, doit mettre ses énergies au service de la construction des utopies qui assureront le progrès social de l'Humanité. 
« Résolument tournée vers l'avenir de l'Homme, confiante dans sa liberté créatrice, la franc-maçonnerie progressiste, fidèle à ses principes, doit être l'un des lieux privilégiés où s'élaborent les nouvelles utopies constructives qui féconderont les sociétés futures
. »

Vers la suite du journal 2015