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Le siècle martien

notes pour servir à l'histoire du roman planétaire

(suite)

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III. LES VISITEURS DES MONDES

CONQUETE DE MARS ET CONQUETE DE LA TERRE DANS LE ROMAN SCIENTIFIQUE

 

Venons-en à la littérature martienne basée sur la communication personnelle, c'est-à-dire aux martiens rencontrés en chair et en os, soit sur Terre (ce qui suppose une visite ou une invasion) soit sur Mars (cas de l'exploration ou de la conquête).

Dans sa phase initiale, victorienne, la littérature interplanétaire est fille du roman d'aventures fantastiques. Ce courant perdurera tard dans notre siècle, grâce notamment au succès d'E. R. Burroughs.

La conquête de la planète Mars, entamée dans les toutes dernières années du 19ème siècle, bat son plein au début du 20ème siècle. Romanciers et spirites se disputent alors le plaisir de fouler les sables de la planète rouge.

Les victoriens sont les premiers à fouler le sol martien. Ils y trouvent un mélange bizarre de civilisation ultra-technologique et de merveilleux teinté d'orientalisme.

A son âge d'or, après 1900, le roman martien est rempli de préoccupations colonialistes, ainsi qu'en témoignent les œuvres de Galopin (Le Docteur Oméga), de Lasswitz (Auf Zwei Planeten) et de Wells (The War of the worlds) (section 3.1.).

Cependant, à la même époque, martiens et spiritisme font bon ménage, en particulier dans le roman populaire français, illustré par Le Rouge, Gayar et La Hire (3.2.), où on se rend dans les planètes grâce à l'énergie mentale des fakirs.

Vingt ou trente ans plus tard, Rosny, Stapledon et C. S. Lewis (3.3.) déclinent l'idée que les habitants du monde voisin sont plus spirituels que nous. Chez Rosny, les martiens à symétrie triple sont abstèmes, chastes, frugaux et si purs qu'ils n'ont presque plus rien d'humains. Leurs amours, quoique absolument platoniques, portent des fruits, mais les bébés sont des ectoplasmes qui se condensent progressivement près du corps de la mère ! Quant à la vie martienne, elle présente toutes les gradations entre des animaux de chair et de sang et de véritables et purs esprits que Rosny appelle des Ethéraux. C. S. Lewis, tout en nous peignant trois humanités martiennes de chair et de sang (encore que très différentes de nous), peuple Mars d'anges et règle l'existence de ce monde sous la férule d'un démiurge, faisant de Mars une cité céleste.

La section suivante (3.4.) nous ramène à notre leitmotiv spirite : les martiens sont-ils les morts ? Une partie du roman scientifique répond par l'affirmative, par un biais occultiste, celui des civilisations disparues. Les terriens sont souvent donnés comme les ancêtres antédiluviens des martiens, et les martiens des terriens.

 

3. 1. LES VICTORIENS DANS MARS

 

La science fiction victorienne des années 1880 et 1890 subit les influences à la fois du roman d'aventures, dont c'est l'âge d'or, et du merveilleux, fortement teinté de préraphaélisme et de réminiscences des Mille et une nuits. D'où des romans martiens comme Across the Zodiac de Percy Greg (1880), Mr Stranger's Sealed Packet (1889) de Hugh McColl, Journey to Mars (1894) de Gustavus W. Pope, ou encore Lieut Gulliver Jones : His Vacation (1905), d'Edwin Lester Arnold.

Across the Zodiac, The Story of a Wrecked Record (1880), de Percy Greg, appartient à la littérature savante et ressortit au roman philosophique.

Le récit-cadre relate la découverte d'un manuscrit dans un cratère. L'auteur du manuscrit a inventé une force anti-gravifique, l'apergie, et il part seul, aux commandes d'un vaisseau spatial, l'Astronaute, dans la planète Mars. La civilisation qu'il y découvre emprunte pour moitié à une science extrapolée et pour l'autre moitié à un islam des mille et une nuits. Le voyageur épouse une martienne, Eveena. Les péripéties du roman se partagent entre la visite de la planète, des intrigues de sérail et des escarmouches militaires. Finalement, Eveena est tuée au cours d'une bataille et le voyageur rentre chez lui.

En tant que roman philosophique, Across the Zodiac est en particulier un roman ethnographique conjectural. Des chapitres sont titrés « Language, Laws and Life », « Manners and Customs », « Life, Social and Domestic », et décrivent par le menu les mœurs martiennes. Ceci confère au roman une grande importance historique, car la science-fiction du 20e siècle n'a abordé les sciences de l'homme que tardivement (on pense à l'école de The Magazine of Fantasy and Science Fiction), après en avoir fini en quelque sorte avec les technosciences, à commencer par l'astronautique. Eveena est un excellent portrait de femme issue d'une culture répressive (elle refoule en permanence ses sentiments qui réapparaissent de façon explosive sous forme de crises de nerfs, elle pratique une dissimulation constante parce qu'elle se sent perpétuellement coupable, ce que son mari terrien considère avec un mélange d'agacement et de pitié).

A un autre niveau, le roman est une satire, où l'on retrouve fréquemment les accents d'un Swift et d'un Holberg, et une anti-utopie. Il n'y a guère de doute que le message global (en dépit de leurs prouesses technologiques les martiens sont une société rétograde notamment du fait de la condition faite aux femmes), s'adresse à la propre société de l'auteur, caractérisée elle aussi par des prouesses d'ingénieur et un indéniable retard social. Sous la description de sa société martienne pseudo-islamique (polygamie, réclusion des femmes), l'auteur a clairement voulu dissimuler un message sur la condition des femmes dans la société victorienne.

Journey to Mars, The Wonderful World, Its Beauty and Splendor, Its Mighty Races and Kingdoms, Its Final Doom (1894) de Gustavus W. Pope, M. D., appartient quant à lui à la veine du roman d'aventures traditionnel. Le roman, paru chez G. W. Dillingham, est le premier titre de la série Romances of the Planets et l'auteur explique en préface que selon lui le roman à sensation ou sensation novel (qu'il appelle sensational novel), a fait son temps et que sa suite logique est le roman scientifique. (Cette assertion peut surprendre puisque le roman à sensation des Wilkie Collins, Mrs Braddon et autres Mrs Wood se situe dans un cadre réaliste. Mais il s'agit en réalité de romans remplis d'éléments fantasmatiques et c'est évidemment dans cette liberté laissée à l'imagination que l'auteur voit la caractéristique commune du roman à sensation et du roman scientifique.)

 

¶ Le récit-cadre nous présente une fois encore la réception d'un manuscrit. Celui-ci est remis en mains propres au narrateur par un marin, qui l'a reçu d'un vaisseau aérien. Le manuscrit raconte ceci : le lieutenant de l'US Navy Hamilton, accompagné de son faire-valoir comique, le néo-zélandais John, sont les survivants d'un navire échoué dans l'Antarctique. Ils sont recueillis par des individus jaunes, rouges et bleus, résidant sur une île, au milieu d'une mer libre au pôle sud. Hamilton fait l'hypothèse que ces gens sont des sous-terriens, en se souvenant des Vril-ya de Bulwer, du géant préhistorique de Voyage au centre de la Terre de Verne, et de la théorie de Symmes d'une ouverture polaire et d'un monde intérieur. Mais ces gens sont en réalité des martiens, et c'est sur Mars qu'ils emmènent leurs hôtes dans un vaisseau en forme de poire, souvenir probable de l'obus creux de Verne, propulsé par la force cosmo-magnétique, dont le mode d'action repose à la fois sur la magnétosphère et l'antigravité (?)

La trajectoire du vaisseau l'amène à s'approcher de la Lune et de Vénus, et ce sont autant de prétextes à des leçons d'astronomie. On atterrit finalement sur Mars dans la région polaire, qui ressemble à s'y méprendre à l'Antarctique que l'on vient de quitter. Les voyageurs voient comment des vaisseaux armés de canons creusent des canaux de la mer libre jusqu'au pôle martien.

La visite de régions subtropicales est l'occasion de visiter les mers martiennes, et de se battre contre les monstres qu'elles renferment.

Enfin, on arrive aux régions tempérées, et il se découvre alors que les fameux canaux martiens sont en réalité des villes-rubans, abritant les 8 milliards d'âmes qu'une planète de haute technologie peut nourrir. (Rappelons qu'à l'époque du roman la population de la Terre ne dépassait pas le milliard et demi d'habitants, la plupart loqueteux et mal nourris.)

Les martiens ont atteint un développement technologique extrême et ils ont remodelé leur planète, bouleversant mers et continents. Ils sont ultra-civilisés (tout le monde est végétarien, à l'exception de certains primitifs). Ils pratiquent un strict eugénisme scientifique. Enfin, du fait qu'il y a deux fois plus d'oxygène dans l'atmosphère martienne que dans la terrestre, tout le monde possède une force physique double de celle des terriens.

D'un autre côté, Mars emprunte autant à un univers des mille et une nuits qu'à une civilisation super-scientifique. Hamilton assiste ainsi à l'exhibition d'un magicien.

Suit pour nos voyageurs, dans des royaumes de contes de fée, une suite de réjouissances, banquets, jeux d'eaux et fêtes champêtres. Au cours d'une fête aquatique, Hamilton a l'occasion de sauver la belle princesse Suhlamia de la noyade dans un Niagara martien.

Le roman s'oriente ensuite vers des intrigues de palais. Diavojahr, un Pluto-martien, dégénéré de race mêlée, mi-martien mi-originaire de la centured'astéroïdes, provoque Hamilton en duel et se fait battre. Pour se venger, il accuse Hamilton de haute trahison et le fait condamner à mort. Un couple d'amis de la princesse Suhlamia le font évader, l'homme prenant sa place. De ce fait, le chantage de Diavojahr à la princesse Suhlamia (« épousez-moi ou je le tue ») échoue lamentablement.

On visite après cela les astéroïdes. Le roman prend ici un nouveau tournant car il apparaît que Mars est menacée par une pluie d'astéroïdes. Hamilton et ses amis retournent sur Terre et cherchent un endroit où loger les martiens, qui, grâce à leur technologie, peuvent subvenir à leurs besoins sur un petit espace : on pense à l'Australie. Mais les explorateurs reçoivent des nouvelles alarmantes. L'affreux Diavojahr prépare une nouvelle révolution de palais : il veut envahir le royaume de la princesse Suhlamia et épouser celle-ci, en profitant du chaos consécutif à la pluie de météores. Il ordonne aux voyageurs de se rendre et, en cas de refus, menace de couper la station émettrice de force cosmo-magnétique, les empêchant de revenir sur Mars. Au moment où le roman se termine, l'expédition prépare un retour en catastrophe sur Mars et c'est à ce moment que Hamilton remet son manuscrit au marin.

 

On a parfois (Lupoff, Moskowitz) vu dans Journey to Mars une influence déterminante sur les histoires martiennes d'E. R. Burroughs. Mais les arguments présentés ne paraissent au total guère pertinents. Les similitudes entre les œuvres de Pope et de Burroughs inclueraient des fonds océaniques asséchés (mais la Mars de Pope regorge d'eau !), des races de plusieurs couleurs, martiens rouges, jaunes et bleus (mais c'est un poncif), plus des brutes primitives (mais c'est un autre poncif et Burroughs ne partage pas du tout les thèses racialistes de Pope sur le métissage comme cause de dégénérescence !). Le motif de la vie quasi-éternelle, sans vieillissement visible, des martiens s'explique chez Pope par une fontaine de jouvence, alors que chez Burroughs c'est une caractéristique physiologique des martiens. Enfin, la belle princesse et les intrigues palais appartiennent à un imaginaire féérique et orientaliste qui informe toute la littérature martienne victorienne. (Au surplus, si les romans martiens de Burroughs empruntent au genre « cape et épée », leur univers de référence est plutôt antique ; cela apparaît de façon flagrante dans l'iconographie des romans par Frank E. Schoonover ou Allen St. John pour l'édition McClurg de Chicago.) Même remarque enfin pour la description d'un monde à la fois ultra-technologique et féodal : c'est une constante de la littérature planétaire victorienne, qui informera la littérature planétaire du 20e siècle (notamment chez Burroughs et ses imitateurs, et y compris dans la littérature dessinée, Buck Rogers, Flash Gordon, Brick Bradford, Don Dixon, etc.).

Le tardif Lieut Gulliver Jones : his vacation (1905), par Edwin Lester Arnold, appartient à la même veine que les romans que nous venons de citer, mais la référence orientaliste est présente dès le moyen de transport interplanétaire.

 

¶ Le lieutenant de l'U.S. Navy Gulliver Jones est transporté par un tapis magique de New-York à la planète Mars. Mars ne diffère pas de la Terre du point de vue de la gravité, de la température, etc., mais notre marin y rencontre des peuples étranges.

Il découvre d'abord le peuple d'en-deçà, décadant et efféminé, vivant dans la ville de Seth, aux nombreux canaux. Son/sa guide, An, est un/une esclave, d'une race de neutres.

Des émissaires du peuple d'au-delà, de grosses brutes, viennent réclamer la princesse Heru en tribut annuel à leur roi, Ar-Hap. Gulliver Jones, qui vient de nouer avec la princesse une amourette, au cours du tirage au sort annuel des mariages, suit les brutes pour récupérer la belle princesse.

Il arrive d'abord, en suivant le Styx martien, dans une vallée glaciaire où reposent depuis des millénaires, les gens d'en-deçà, naturellement momifiés par le froid. Il emprunte distraitement à un roi sa couronne. Plus loin, il découvre la ville fantôme de la reine Yang (qui s'est tuée en compagnie d'un millier d'enfants), et ici encore, il dérobe sa couronne à la momie royale.

Pendant ce voyage, Gulliver Jones est pris par les gens d'au-delà, sans beaucoup de logique, pour un esprit.

Il parvient enfin à la ville du roi Ar-Hap ("un village africain à grande échelle") et lui réclame Heru, toujours en se faisant passer pour un esprit. Le roi lui impose, par un extraordinaire hasard, pour attester sa qualité, d'aller chercher, sur les ailes du vent, les deux couronnes qu'il a dans son sac.

Le passage d'une comète manque de faire passer tous les gens d'au-delà de vie à trépas ; Gulliver Jones et sa princesse en profitent pour s'enfuir. Mais comme ils arrivent à Seth, le roi Ar-Hap et ses troupes arrivent et c'est le massacre général de la race condamnée. Le tapis magique ramène sur Terre un marin pas spécialement affecté.

 

Gulliver Jones se lirait agréablement, en dépit d'une intrigue très artificielle, si l'auteur n'usait lui-même - comme les gens d'en-deçà - d'un style précieux et efféminé, qui fatigue le lecteur sans le charmer.

Son inspiration principale est The Time Machine de Wells. Les gens d'en-deçà et d'au-delà étant naturellement les Eloï et les Morlock. A l'inverse, il est possible - sinon probable - que la scène du styx martien dans Gulliver Jones ait inspiré la vallée Dor dans Gods of Mars d'E. R. Burroughs.

 

L'indigène

 

"Take up the White Man's burden -

Send forth the best ye breed -

Go bind your son to exile

To serve your captive's need."

Kipling, The White Man's Burden

 

"Il faut frapper l'indigène de terreur."

Un ministre de la Troisième * 

* République

 

Considérée dans son âge d'or, le tournant du siècle, et son lieu de prédilection, l'Europe, la conquête de Mars nous frappe par ses évidentes connotations colonialistes. La rencontre des deux humanités, terrienne et martienne, renvoie à celle des Européens et des habitants des autres continents, qu'on appelle alors les indigènes (mot délicieux rappelant que ceux qui sont nés sur ce sol n'en sont pas les propriétaires).

Une autre constante est le racisme. Mars comporte toujours des races inférieures et supérieures, qui sont évidemment les équivalents des primitifs et des blancs. Les auteurs s'en sont donnés à coeur joie et les « nègres » sont fantasmés comme des gnomes, des sortes de pingouins, de chauve-souris, etc. On peut appliquer à ces « humanités martiennes » grotesques et misérables, la réflexion de Darwin sur les Fuégiens (The Voyage of the Beagle) : « Quand on voit ces hommes, c'est à peine si l'on peut croire que ce soient des créatures humaines, des habitants du même monde que le nôtre ».

Enfin, dans le roman martien se décèle constamment le refoulé du discours de la colonisation, la rançon de la prétendue mission civilisatrice - autrement dit l'intention homicide, voilée par cet euphémisme commode de pacification (qui désigne le massacre général et le vol des terres).

Faut-il s'étonner, dès lors, de voir les martiens de Wells détruire la Terre pour l'occuper ? C'était, comme l'écrit Isaac Asimov, "une pensée assez naturelle à cette époque puisque c'était ce que les Européens étaient en train de faire en Afrique." *

 

* Before The Golden Age, vol. 2.

 

Le Docteur Oméga, Aventures fantastiques de trois Français dans la planète Mars (1906) d'Arnould Galopin, est une bonne illustration de ce refoulé colonial.

 

¶ Borel, un rentier, est voisin du docteur Oméga, inventeur génial. Oméga a découvert la répulsite, un métal qui est « repoussé par la pesanteur » et s'élève au lieu de tomber. Borel accompagne Oméga et son factotum, Fred, dans la planète Mars, à bord du Cosmos, vaisseau spatial qui est un croisement entre l'obus creux de Jules Verne (De la Terre à la Lune, Autour de la Lune) et de la sphère de Cavor dans The First Men in the Moon de Wells (le Cosmos est couvert de répulsite comme la sphère de Cavor est couverte de cavorite). Le Cosmos a aussi la faculté de se transformer en sous-marin ou en auto. Les voyageurs plongent dans une mer polaire martienne peuplée de monstres, y compris des hommes à écailles. Arrivés sur la terre ferme, ils rencontrent des nabots d'une quarantaine de centimètres, à grosses têtes, avec une petite trompe à la place du nez, des tentacules à la place des bras et des jambes de sauterelles. A mesure qu'ils s'approchent des zones tempérées, les nabots présentent des signes de civilisation (ils ressemblent à des vampires parce qu'ils se sont fabriqués des ailes, la faible pesanteur martienne permettant le vol, ils ont des villages dans des arbres, ils fument la pipe). Enfin, dans la Terre de Laplace, ils sont tout à fait civilisés et ils ont inventé une société technologique, souvenir évident de celle des Lunaires de Wells. Les Français sont des hôtes forcés du Grand Martien à peu près comme Cavor l'est du Grand Lunaire et Gulliver des souverains de Lilliput. Néanmoins, Oméga arrive à télégraphier à la Terre et à communiquer les plans du Cosmos et une deuxième expédition vient sauver les prisonniers et, nous suggère l'auteur, ouvrir la colonisation de Mars.

 

Le Docteur Oméga est entièrement fait avec des souvenirs de Swift (peuple de nains, ligotage des héros, séquestration dans la capitale), de Verne (obus creux) et de Wells (astronef mû par une substance antigravifique, végétation à croissance hyper-rapide, société hypertechnicienne et proche de celle des insectes sociaux). Mais le principal défaut de l'auteur est son ignorance de lois physiques élémentaires. Si la répulsite subit la gravitation à l'envers, elle devrait s'éloigner du sol de plus en plus lentement, puisque l'intensité de la gravité est inversement proportionnelle au carré de la distance au centre de la Terre, mais Galopin s'est contenté de retourner la formule de l'accélération (E égale un demi de gT carré) et explique que la répulsite est repoussé par la Terre par un mouvement uniformément accéléré ( !) Les martiens sont fragiles comme du verre parce que la « densité » martienne est plus faible que la « densité » terrienne, l'auteur confondant manifestement l'intensité de la pesanteur au sol et la pression atmosphérique au sol. Et ne parlons pas des incohérences. (On nous explique que la répulsite est repoussée par les corps au lieu d'être attirés par eux, mais dans l'espace le Cosmos croise une comète et subit son attraction !)

Encore une fois, l'intérêt du Docteur Oméga est sa vision racialiste et colonialiste de Mars. Le degré de développement augmente à mesure qu'on descend en latitude, comme si les étapes de l'évolution martienne étaient inscrites non dans le temps mais sur le terrain. Les martiens qui capturent les Français en les attachant par des filins, comme les Lilliputiens le font à Gulliver, sont décrits comme ceci : « Bien qu'ils fussent petits et malingres, ils étaient cependant beaucoup mieux conformés que leurs frères polaires. (...) On devinait toutefois que ces êtres grotesques ne devaient pas être dépourvus d'intelligence ; leur front était vaste, très bien conformé et leur regard avait quelque chose d'ironique... »

Enfin, intelligents ou pas, les martiens restent en dessous de l'humanité. Ceux du pôle sont carrément regardés comme une vermine. Ils font en se déplaçant le même bruit d'élytres que les hannetons. Leur contact est répugnant comme celui d'insectes ou de rats. Alors même que les martiens de la Terre de Laplace sont une civilisation d'ingénieurs, l'auteur les considère comme des petits animaux, envisage comme une cruauté nécessaire le kidnapping de quelques spécimens à fin d'exhibition au Muséum d'histoire naturelle, et, rentré sur Terre, voit dépérir sans beaucoup de remords celui qu'il a gardé auprès de lui.

 

Le vol d'un monde

 

Outre la rencontre des peuples, c'est la nature martienne elle-même qui, en littérature, renvoie à l'imagerie coloniale.

En lisant les explications de Flammarion sur l'inclinaison de la Terre sur son orbite, on distingue assez bien l'implicite comparaison entre Mars et les zones de colonisation sur Terre (ces territoires, tant martiens que terriens, étant désignés comme des terres vierges). Seule une partie de la Terre est réellement habitable ; ce sont les zones tempérées. Ailleurs, la vie est rendue difficile, voire précaire, soit par excès de chaleur (zones tropicales), soit par excès de froid (zones polaires). Le raisonnement ne vaut évidemment que pour l'homme blanc, l'autochtone étant supposé vacciné contre son climat.

Flammarion en tire la conséquence que les planètes ne sont ni plus ni moins favorisées. Mars reçoit moins de lumière du soleil que notre planète, mais, moins inclinée sur son plan de rotation, elle présente en revanche des zones tempérées plus larges.

Mais derrière la conclusion tirée par Flammarion (toutes les planètes se valent, donc toutes abritent la vie), les romanciers ont cru deviner cette autre : puisque l'homme blanc peut vivre (quoique difficilement) sous les tropiques ou au-delà des cercles arctiques ou antarctiques, il pourrait vivre aussi dans les planètes.*

 

* Conclusion qui, évidemment, trahit la pensée du grand astronome. Nous avons déjà signalé la prudence de celui-ci quant à la composition chimique des gaz et des fluides extra-terrestres, peut-être inassimilables pour nous. D'autre part, que nous allions un jour dans les planètes, pour Flammarion, est inconcevable, parce qu'il est incapable d'imaginer un moyen de transport qui nous y mène.

 

Le roman d'aventure scientifique décrit volontiers les planètes comme des pays exotiques un peu colorés par le merveilleux. Les efforts d'imagination des auteurs masquent mal le fait fondamental que la description emprunte invariablement au cliché, c'est-à-dire à un paysage terrestre facilement identifiable, suggéré par les données cosmologiques.

Par ce moyen s'installeront rapidement des poncifs que véhiculeront, jusque tard dans le 20e siècle, la littérature de science-fiction et, après elle, la bande dessinée et le cinéma. Vénus est une jungle touffue, un pays de l'éternelle pluie, Mars un monde mourant, à l'atmosphère ténue, une sorte de désert ou de haut plateau à l'air raréfié. (A partir de la "découverte" des canaux par Schiaparelli en 1877 et surtout des travaux de Lowell, en 1894, l'idée s'installe fermement que la planète manque d'eau.)

A l'inverse, pour les auteurs populaires du tournant du siècle, des lieux exotiques de la Terre sont fréquemment peints avec un tel mépris du vraisemblable qu'ils perdent tout caractère terrestre. L'Australie de Paul d'Ivoi (Corsaire Triplex, 1898), avec ses volcans de souffre et ce roc brûlant et nu qui change de forme sous vos pieds et dépose votre cabane au milieu des solfatares, est parent de Mercure, tel que le décrit La Hire, et ressemble à Mars vu par Gayar.

Certains poncifs de la littérature d'aventures coloniales sont, telles quelles, des données cosmologiques (par exemple la brièveté des crépuscules sous les tropiques), comme s'il suffisait du déplacement en longitude et en latitude pour rendre à notre monde sa nature planétaire et passer mentalement du planisphère au globe. Aux crépuscules tropicaux brefs, et à l'absence de muguet en mai à Sydney, répondent tout naturellement, en science-fiction, les longs crépuscules de Vénus (à cause de l'atmosphère dense) ou le froid polaire de l'été martien (à cause de l'éloignement du soleil).

Les récits d'exploration comme les récits planétaires trouvent souvent les humanités les plus primitives dans l'hémisphère austral. Araucans et Patagons, et leurs équivalents martiens, sont découverts aux antipodes, c'est-à-dire sur l'envers du monde. La planète Mars toute entière, avec ses primitifs habitants, peut apparaître comme une transposition de cet envers du monde, qui est aussi un « monde à l'envers », où les hommes vivent comme des bêtes (mais où, éventuellement, les animaux parlent).

On sait enfin qu'en science-fiction classique, les vieux astronautes ronchonnent qu'il n'y a que la Terre d'habitable dans le système solaire - décalque du discours des vieux coloniaux, d'autant plus incongrus que les auteurs s'ingénient à présenter des planètes aux conditions invraisemblablement proches des nôtres.

Ce système d'équivalences implicites explique aussi que le roman martien visite fréquemment les colonies. C'est en Afrique du nord que les héros de Au Pays des touaregs, de Léo Dex, construisent leur télégraphe optique destiné à appeler la planète rouge, comme s'il s'agissait d'inscrire les martiens dans le paysage colonial. Et on s'extasie au passage sur le réseau d'irrigation des ingénieurs martiens (les fameux canaux) au milieu d'un paysage (chott Djerid) où les ingénieurs français rêvent de créer une mer artificielle.

 

Auf zwei Planeten

 

Auf Zwei Planeten (1897), de Kurd Lasswitz (1848-1910), est à ranger dans le roman martien belliqueux et colonial.

 

¶ Un ballon avec à bord trois Allemands arrive au pôle nord (toute ressemblance avec le début de l'Ile mystérieuse de Jules Verne (1874) est évidemment à mettre au compte de l'absence d'imagination de l'auteur). Au point précis du pôle, l'expédition découvre une île artificielle.

Le ballon est pris dans le courant antigravifique d'une île volante (ou d'une station spatiale, on est entre les deux) sur une orbite géostationnaire à la verticale de l'île polaire (sic). Nos héros survivront parce que les plis du ballon en retombant sur eux les protègent. Et les voici aux mains des martiens (car ce sont eux, les occupants de l'île polaire et de la station spatiale).

Nos martiens sont, comme l'auteur, des disciples de Kant, ce qui, pour dire toute la vérité, rend la lecture de Auf zwei Planeten un tantinet ardue.

Une escarmouche contre l'amirauté britannique (battue à plate couture) et le régime martien s'installe sur Terre. Belle illustration de Kant, paraît-il. Mais les martiens deviennent despotiques. Les terriens se révoltent (de façon tout à fait kantienne, on peut faire confiance à l'auteur) et tout s'arrange de façon satisfaisante pour Kant, pour l'auteur et pour les habitants des deux mondes. Moins pour le lecteur, car il s'ennuie beaucoup.

 

Auf zwei Planeten est à peine un roman et, même dans la version américaine brève (Two planets, 1971) - faite d'après la révision allemande de 1948, par le propre fils de l'auteur, elle-même terriblement abrégée - reste très peu lisible.

Notons que les martiens ont la tête de tout le monde, mais qu'ils sont plutôt beaux et supérieurement intelligents.

 

The War of the worlds

 

La Guerre des mondes de Wells est parue dans le Pearson's Magazine en 1897, en volume en 1898. Les martiens de Wells sont horribles, tout en tête, gros comme des ours et tentaculaires.

 

"They were huge round bodies - or, rather, heads - about four feet in diameter, each body having in front of it a face. This face had no nostril - indeed the Martians do not seem to have had any sense of smell - but it had a pair of very large, dark-coloured eyes, and just below this a kind of fleshy beak. In the back of this head or body - I scarcely know how to speak of it - was the single tight tympanic surface, since known to be anatomically an ear, though it must have been almost useless in our denser air. In a group round the mouth were sixteen slender, almost whip-like tentacles, arranged in two bunches of eight each. These bunches have since been named rather aptly, by that distinguished anatomist Professeur Howes, the HANDS.

Even as I saw these Martians for the first time, they seemed to be endeavouring to raise themselves on these hands, but of course, with the increased weight of terrestrial conditions, this was impossible. There is reason to suppose that on Mars they may have progressed upon them with some facility."

 

Ces monstres pilotent des tripodes et projettent des rayons ardents.

Le même Wells, dans The Crystal Egg (1898), avait observé deux types de martiens, les uns plutôt papillonnaires, les autres plutôt scarabéiformes, mais au fond on peut fort bien admettre un dymorphisme (racial ? sexuel ?) chez les martiens, voire la coexistence de plusieurs races dominantes. Après tout, la vie sur notre propre planète emprunte des formes plus variées que celles imaginées par aucun romancier de science-fiction.

Il revient à Wells d'avoir lancé l'extraterrestre, c'est-à-dire la créature à la biologie extrapolée. Mais nous y reviendrons dans la section IV et nous n'abordons ici que l'aspect colonial de son roman.

Wells a trouvé son thème dans ses études de biologie et une conversation avec son frère. Il s'est inspiré des organismes qui succombent par défaut immunitaire, et spécifiquement des sauvages d'Océanie, pratiquement éteints à cause de la variole des blancs.

C'est finalement la légendaire malpropreté des terriens qui les sauvera, puisque les martiens, provenus d'une planète sans bactéries, succomberont aux miasmes, ayant conquis, sans beaucoup de peine, le bassin de Londres.

Cependant, ayant trouvé son thème dans l'épidémiologie, Wells choisit judicieusement d'écrire.... un récit de guerre. * On suit donc le destin de quelques hommes dans la tourmente, dans cette vallée de la Tamise où notre auteur situa presque toutes ses fictions.

Wells avait inventé, en passant, le roman catastrophe. **

 

* Wells, au moment de chercher non plus le thème mais la nature de son récit, s'inspire de la Bataille de Dorking (1871) de George Chesney et se décide pour le style "correspondant de guerre". La catastrophe vue par un témoin.

** Le roman catastrophe provient de Wells par John Wyndham interposé. C'est Wyndham qui lança le genre, probablement à son insu, à la moitié du siècle.

Ses maîtres-ouvrages dans le genre catastrophique, publiés à partir de 1951, The Day of the Triffids, The Kraken wakes, The Midwich Cuckoos, sont du plus pur Wells. Ils sont, en quelque sorte, un supplément de Wells pour le wellsien qui aurait tout lu. Cas unique d'un auteur qui continua non les livres mais le destin d'un autre écrivain. Ainsi, les Triffids découlent de The Flowering of the strange orchid (1894) et l'invasion venue des profondeurs marines (et, en réalité, de l'espace) dans The Kraken wakes rappelle The Sea raiders (1896), avec ses Haploteuthis ferox, céphalopodes géants et destructeurs.

La bizarrerie de ces deux figures d'écrivains est augmentée par leur évolution en sens inverse. Wells est un rare exemple de romancier qui ait cessé d'être un génie, pour une raison éminemment biologique, qu'il n'eût pas désavouée : par adaptation à son milieu, c'est-à-dire à son lecteur. Ayant découvert que son lecteur était un Anglais moyen, nécessairement limité dans ses moyens intellectuels, et désireux de le convertir au socialisme, Wells choisit de tout expliquer très soigneusement, au détriment de la qualité de ses romans. Il écrivit par conséquent de plus mauvais romans qui furent mieux compris.

John Wyndham (né en 1903), fit une première carrière littéraire alimentaire, sur laquelle les nomenclatures britanniques restent curieusement évasives. Il débita, à partir des années 1930, sous différents noms découpés dans son patronyme à rallonge, des romans de science-fiction - la science-fiction de l'époque étant d'ailleurs essentiellement, nous aurons l'occasion d'y revenir, un démarquages de Wells. Puis une métamorphose d'écrivain l'amena à étudier les conséquences d'une modification des conditions d'existence de l'humanité. Cette "forme modifiée de la science-fiction" donna les Triffids - et du Wells de qualité pure. Il est touchant de constater que Wyndham attendit le décès du vieux maître pour écrire de meilleurs romans que celui-ci n'en faisait.

 

Postérité de Wells

 

L'idée de l'espèce extraterrestre venue liquider la planète flatte agréablement l'intellect et Wells a, avec son habituelle et horripilante façon de ne pas y toucher, créé un mythe moderne.

Outre sa nature de métaphore des questions coloniales (dans l'esprit de Wells, les martiens font aux Anglais ce que les Anglais font aux Tasmaniens), cette guerre des mondes annonce, à l'an zéro du 20e siècle, la guerre mondiale, en prévision de laquelle on commençait à armer sérieusement les corps et les esprits - invention neuve d'une planète en conflit avec elle-même et où la paix n'aurait plus de place.

Wells inspira une riche littérature.

Edison's Conquest of Mars, de Garrett P. Serviss, paru en feuilleton dans le New York Evening Journal, du 12 janv. au 10 février 1898, et devenu en volume Pursuit to Mars, est une suite de la Guerre des Mondes, qui avait paru en feuilleton en 1897 dans le Cosmopolitan Magazine américain. Cependant, chez Serviss, les martiens ne sont pas les têtes géantes à tentacules de Wells. Ce sont des gnomes médiévaux d'une taille gigantesque. Après l'échec de l'invasion martienne, Edison et les meilleurs éléments de la communauté scientifique internationale (au rang desquels figure lord Kelvin) utilisent des cigares volants fonctionnant par polarisation électrique pour faire un tour sur la Lune, où ils trouvent les ruines d'une humanité posthume et une empreinte de pas fossile appartenant à un géant, explorent un astéroïde (qui est en or, comme chez Jules Verne), sur lequel ils livrent combat et capturent un martien, et se rendent sur Mars où ils sont défaits dans des combats aériens. Ils sauvent une humaine, unique survivante d'esclaves pris par les martiens sur terre il y a cinq mille ans. (Les martiens ont profité de leur visite pour construire les pyramides et le sphinx.) Finalement, Edison se débarrasse définitivement des martiens en inondant la planète mars et, pour ce faire, il ferme les écluses destinées à réguler les flots provenus de la fonte des glaces polaires pendant l'été martien.

Le feuilleton de Serviss n'entretient guère de rapports avec le roman de Wells, à part la situation initiale : la terre vient d'être ravagée par les martiens et les terriens n'ont dû leur salut qu'à l'épidémie qui a frappé les martiens. La planète Mars de Serviss est un résumé des théories astronomiques du temps, une planète parfaitement plate et sillonnée de canaux. Mais chez Serviss, Mars souffrirait plutôt d'un excès d'eau que de son contraire, et la raison d'être des canaux est d'éviter des crues torrentielles au moment du dégel des pôles. Pour le reste, la description de la planète mélange imaginaire technologique (Mars est une planète d'ingénieurs, entièrement vouée à une guerre moderne, c'est-à-dire une guerre aérienne) et références à un univers à la fois antiquisant et féerique. Le topos caractéristique est un palais au bord d'un canal. (C'est à l'intérieur d'un tel palais que le corps expéditionnaire terrien découvre l'esclave humaine des géants martiens.) Les martiens sont des gnomes difformes, qui sortent du fairy tale victorien, mais ces gnomes sont d'une taille gigantesque, jusqu'à seize pieds, apparemment en application de la théorie qui veut que, plus la gravité est faible, plus les êtres sont grands. (Une femme de l'astéroïde Cérès, captive des Martiens, mesure quant à elle quarante pieds de haut.) Si les martiennes sont harmonieuses, les martiens sont monstrueux du fait qu'on leur a moulé le crâne en application des théories phrénologiques, pour les spécialiser dans leurs tâches. Le processus les rend méchants, ce qui explique la difformité de leurs traits.

Le roman de Serviss souffre de sa qualité de feuilleton dans la presse quotidienne. Le récit est déguisé en article de journal, et utilise des titres de paragraphes qui gênent la lecture de ce qui reste un récit romanesque. Les livraisons sont illustrées et le récit est placé au service de ces illustrations, maints trouvailles mirobolantes n'étant manifestement ajoutées que pour l'effet qu'elles produiront en image. (Les martiens construisant le sphinx, les flotilles de cigares volants fondus par les rayons ardents martiens, ou d'avions martiens hachés par le rayon désintégrant d'Edison.)

La nature de fausse actualité du roman de Serviss explique aussi que les têtes couronnées de la planète y fassent de la figuration, à commencer par la reine Victoria. Enfin, l'engin vedette du roman, le cigare volant d'Edison, qui assure la conquête de la planète rouge, est manifestement une version du dirigeable-fantôme, qui survole alors les campagnes américaines, à en croire l'Evening Journal et le reste de la presse Hearst.

Il est à noter que The Second Deluge (1912), du même Garrett P. Serviss, mettra lui aussi en scène les souverains de la planète (mais ce seront des souverains imaginaires, l'action se situant dans un futur proche), racontera lui aussi un déluge, mais sur terre, et reposera lui aussi sur un vaisseau extrapolé, mais il s'agira d'une version scientifique de l'arche de Noé. Mais The Second Deluge se lit très agréablement, contrairement à Edison's Conquest of Mars.

Nous avons déjà rencontré l'anticipateur britannique George Griffith, spécialiste du plus lourd que l'air. En 1901, il donne en feuilleton dans le Pearson's Magazine, qui avait publié quatre ans plus tôt la Guerre des mondes de Wells, Stories of Other Worlds, qui deviendra l'année suivante, dans une version revue et augmenté, le roman A Honeymoon in Space. Lord Redgrave a inventé une sorte de sous-marin céleste, mû par un antigravifique. Il emmène sa jeune épouse Zaidie dans un tour du système solaire. La Lune est une espèce d'Egypte, jonchée des millions d'ossements des Lunaires (morts de quoi ?), mais on trouve encore des Lunaires dégénérés dans des marigots putrides. Mars est une planète peuplée de géants trop évolués, qui ont par voie de conséquence perdu tout sentiment. Du coup, la vue de la belle Zaidie suffit à leur retourner les sangs et nos héros les fauchent à la mitrailleuse sans l'ombre d'un remord. Vénus est au contraire peuplé par de véritables anges, et le couple de touristes spatiaux quitte la planète, non sans regrets, parce qu'il se sent indigne d'un tel paradis. Ganymède est une planète qui se refroidit, les gens vivent dans des serres chaudes et s'habillent à la grecque. Saturne est une planète préhistorique, aux océans peuplés de monstres marins et aux terres ravagées par des mastodontes. Tout cela est fait de souvenirs de Flammarion (les serres chaudes de Ganymède viennent de La Mort de la Terre), d'emprunts à Wells (antigravité) et d'une symbologie planétaire classique (les martiens sont belliqueux parce que Mars est le dieu de la guerre, les vénusiens sont angéliques parce que Vénus est la déesse de l'amour).

Les martiens de Wells apparaîtront en personne sous la plume de Jean de La Hire, dans le Mystère des XV (1911), amputé en un Secret des XII dans la réédition aux éditions André Jaeger, en 1954, et, avant cela, de La Hire toujours, dans les Aventures de Trois Boy scouts, notre auteur recyclant, à la faveur d'un auto-plagiat des péripéties peut-être pas immortelles.

La Hire déambule sur Mars avec de gros sabots, rebaptise les martiens les képhales (parce qu'ils sont tout en tête) et n'en finit pas de mentionner avec des trémolos "l'historien Wells", pour expliquer que, dans son histoire à lui, la guerre des mondes s'est réellement produite. Vains efforts ; on ne voit pas l'intérêt de montrer des martiens de Wells si on ne les fait pas envahir la terre.

Achevons cette énumération avec The Space Machine (La Machine à explorer l'espace), 1976, de Christopher Priest, très agréable pastiche de Wells, sans prétention aucune, qui nous raconte La Guerre des mondes dans les coulisses, c'est-à-dire sur la planète Mars, où l'auteur a trimbalé ses héros avec... la machine à voyager dans le temps !

Wells a aussi inspiré des auteurs qui, sans reprendre son univers, ont repris le principe d'une guerre entre les mondes, déclenchée par les martiens. Un curieux spécimen de cette littérature est le dyptique d'Octave Joncquel et Théo Varlet (qui fut le traducteur de Stevenson et de Kipling), L'Epopée martienne, dont le premier volume, Les Titans du ciel, est daté de 1921 (Librairie Edgar Malfère, Amiens) et le second, L'Agonie de la terre, date de 1922.

¶ Au début des Titans du ciel, nous sommes en 1978. Une dictature scientifique mondiale s'est établie après la guerre de 1914-1918, qui fut effectivement la der des der, du moins avant les événements relatés dans le roman. Le monde scientifique et l'opinion sont en ébullition, car on a repris la question de la pluralité des mondes habités en traçant la nuit de grands messages lumineux sur le Sahara ; et voici, Jupiter nous répond par signaux optiques. Les jupitériens sont des modèles de vertu et de civilisation. Les martiens, dont la planète est entre la nôtre et Jupiter, captent les messages et émettent à leur tour. Ils en profitent pour siphonner tous les secrets scientifiques des naïfs terriens. La surprise ne se fait pas attendre. Mars bombarde la Terre de torpilles géantes téléguidées et raye de la carte la plupart des grandes villes. La civilisation s'écroule.

Le récit est raconté à la première personne par le publiciste Léon Rudeaux. Au début des Titans du ciel, il sauve avec l'aide de son ami le pilote Sylvain Leduc la fiancée de celui-ci, Gaby, dans Paris en flammes. Ils se joignent à Gédéon Botram, l'unique membre survivant de la dictature scientifique mondiale, qui s'est réfugié à Marseille où il essaie de rétablir un semblant d'ordre. Mais la société sombre sous les coups de boutoir conjoints de fanatiques religieux et d'anarchistes. A son nouveau poste de directeur des informations, Léon ne peut que constater la désagrégation de la société sur la planète entière. Léon s'éprend de la dactylographe Raymonde. Un congé de fin de semaine leur permet de se promener dans un Marseille en proie à l'émeute et à l'orgie, puis à Cassis où la populace vient de former un soviet et d'instituer le putanat universel. Léon parvient à sauver la vertu de Raymonde et le couple est recueillipar le juif Isaac Schlemihl qui les transporte aux Saintes-Maries-de-la-Mer où ils retrouvent Gédéon Botram et ce qui reste du gouvernement mondial après les émeutes de Marseille suivies de la destruction de la ville par un obus martien. L'aviateur Sylvain Leduc fait un tour d'Europe et d'Afrique du nord et narre des scènes dantesques, y compris la crucifixion d'un nouveau Christ, sur le lac de Garde.

Seule lueur d'espoir dans le chaos universel, Jupiter communique par télégraphe optique que les martiens, ayant contrevenu à la loi d'amour interastral, seront châtiés de façon radicale. Mais voici que le savant Ladislas Wronsky trouve le moyen de détourner les torpilles martiennes téléguidées. Les dernières torpilles explosent en mer, Mars s'éloigne sur son orbite, la Terre respire. Fin de la première époque.

La civilisation ne se rétablit par pour autant et l'affairiste Isaac Schlémihl, qui vient de s'allier aux soviets (entre coquins, on se comprend toujours) et qui séquestre le pape en Avignon, vient même proposer un pacte au gouvernement mondial, qui le reçoit comme il le mérite. Hélas ! les martiens envoient en flèche de Parthe trois torpilles de rupture. La croûte terrestre se fissure, de nouveaux volcans apparaissent et les poussières déclenchent un hiver nucléaire (il n'y aura pas de récolte l'année suivante). Le savant Wronsky ne voit qu'une façon de sauver l'humanité, qui est de réunir l'élite des scientifiques. Léon Rudeaux et sa femme, travestie en garçon pour échapper au putanat universel, font le tour des universités européennes et sont mal accueillis partout. Une panne les force d'atterrir dans un asile de fous où un interné, un criminel hypnotiseur à la Mabuse, tient en son pouvoir personnel médical et malades, et même les paysans du cru, en leur faisant croire qu'ils bouffent du caviar et boivent du champagne, alors qu'ils dévorent des patates bouillies et boivent de l'eau claire. Amiens, qui est devenue une colonie d'artistes, résiste plusieurs mois au chaos général, avant d'être envahie par une humanité retombée à l'anthropophagie.

La colonie des Saints-Maries a été liquidée elle aussi. Gédéon Botram est mort. Les survivants, autour du savant Wronsky, se réfugient à l'observatoire du Mont-Blanc, dirigé par l'abbé Romeux (qui est évidemment une version romancée de l'abbé Moreux de l'observatoire de Bourges). La civilisation ne subsiste plus que dans de petites poches de quelques dizaines de personnes, dispersées aux quatre coins du monde.

Mais voici que les planètes sont de nouveau en opposition. L'abbé Romeux montre à ses ouailles le châtiment de la planète Mars, dont la surface est réduite en cendre par les jupitériens armés d'un laser. Coup de théâtre final : les martiens ont lancé un dernier obus, qui atterrit au Caire, entre les pattes du Sphinx. Léon Rudeaux, sa femme Raymonde, l'aviateur Sylvain Leduc s'y rendent. Et voici que les martiens sortis de l'obus, des mages humanoïdes à ailes de chauve-souris, hypnotisent tout le monde. Nous apprenons alors que la Terre est le paradis des martiens et que les jupitériens, en détruisant Mars, ont seulement amené le résultat que les martiens vont se réincarner dans (ou plus exactement vont posséder) les terriens, qu'ils vont désâmer à cette fin. Fin de la deuxième époque et des Titans du ciel.

Dans L'Agonie de la Terre, le roman change de nature, puisqu'au lieu d'une guerre des mondes on lit désormais un roman théosophique. Toute l'humanité survivante, du moins celle du vieux monde, est hypnotisée, désâmée et possédée par des martiens. Les singes même ont mis à contribution et constituent une deuxième humanité martienne. Les Derniers-Hommes du Mont-Blanc arrivent cependant à s'échapper, traversant la France en autobus, puis l'Atlantique en sous-marin et finissant du côté du canal de Panama. Léon et Raymonde sont eux aussi désâmés et se promènent en esprit dans Vénus, où un mage leur apprend la manière de reprendre possession de leur corps. Ils le font et deviennent dès lors des espions terriens - et non des moindres, puisque le martien qui occupait le corps de Léon était l'empereur des martiens et que Léon continue à jouer son rôle. Quant à l'aviateur Sylvain Leduc, occupé par un authentique martien, quant à lui, il est devenu le chef des techniciens de Mars, qui exerce le pouvoir véritable, derrière la théocratie incarnée par les mages à aile de chauve-souris et par l'empereur. Fin de la troisième époque.

Sylvain Leduc a des vues grandioses, puisqu'il a l'intention de faire sauter la Terre en creusant un Tunnel central et en le bourrant d'explosifs, ce qui est sa manière de se venger des jupitériens, car, la Terre détruite, ceux-ci ne pourront jamais se réincarner en terriens et seront bloqués dans leur évolution cosmique. Simultanément, Sylvain a l'intention de faire émigrer les martiens vers Vénus dans le corps des terriens, de façon à leur faire gagner une étape supplémentaire sur le cycle des réincarnations (après la Terre, Vénus). Entre-temps un ouistiti martianisé a dénoncé les fugitifs du Mont-Blanc. L'impératrice Raymonde, à la tête de ses amazones, va faire la guerilla contre les gens de l'abbé Romeux, est capturée et se fait reconnaître comme terrienne. La troupe échappe à ses poursuivants dans le cratère du Cotopaxi et une éruption fait croire aux martiens que les Derniers-Hommes sont morts. L'empereur Léon croirait lui aussi à la mort de l'impératrice Raymonde, mais elle lui apparaît sous forme d'hallucination télépathique et lui fait un apport spirite, celui d'une fleur. Léon a ses propres soucis, car Sylvain le soupçonne d'être un terrien mal désâmé. Cependant, le programme vénusien est mis en route, tous les martiens réincarnés en terriens, en singes, et même dans la vermine, rats, souris, mouches, montent à bord de fusées. L'empereur Léon est censé mettre le feu aux poudres, à la fois pour faire décoller les fusées et pour faire sauter la Terre. Il se bat avec Sylvain, qui a deviné sa traîtrise, et le tue, envoie les fusées dans le soleil, et la bombe, qu'il amorce dans un moment de sidération, ne saute pas. La Terre est sauvée. Léon va retrouver Raymonde et les gens de l'abbé Romeux du côté du Cotopaxi.

La première chose qui frappe le lecteur de Joncquel et Varlet est leur peu de foi dans l'humanité, et dans le peuple en particulier, qui selon eux n'attend qu'un prétexte pour sombrer dans la barbarie et la folie homicide. Le savant Wronsky, qui est clairement le porte-parole des auteurs, explique dans le premier volume qu'il n'y a qu'un très petit nombre de civilisés, les « visités de l'Esprit », et que la plèbe se contente de jouir de la civilisation, qu'elle aurait été bien en peine d'inventer, tout en guettant la première occasion pour retourner à l'état sauvage. Le narrateur, qui est journaliste, serait assez enclin à donner raison à Wronsky, à ce détail près qu'il sauve aussi les artistes et qu'aux « visités de l'Esprit » il ajoute les « visités de l'Intuition ». Dans le deuxième volet, les singes possédés par des martiens, qui ont leurs manières particulières, mélange de comportements simiesques et martiens, et leur propre langage, sont visiblement une nouvelle représentation du prolétariat, pas plus flatteuse que celle du premier volet.

Les préjugés de classe des auteurs se doublent de préjugés ethniques et Les Titans du ciel sont entre autres un roman antisémite. Le juif Schlémihl profite largement de l'écroulement de la civilisation, obtient des soviets le monopole de l'exploitation des ruines des grandes villes, veut bien tenir le rôle de Judas dans la crucifixion du nouveau Christ, contre espèces sonnantes et trébuchantes, et revient plus loin dans le volume comme un mendiant loqueteux, lorsque la planète entière n'est plus que décombres, mais toujours affairiste, toujours triomphant.

La seconde caractéristique du roman de Joncquel et Varlet est la haine du machinisme et de la technique. La méfiance de la technique est une constante des auteurs d'anticipation française du début du siècle, mais, dans le cas de nos auteurs, la Grande Guerre a visiblement exacerbé cette méfiance au point de la rendre quasi paranoïaque. Le gouvernement de savants, artisan de la paix universelle, présenté dans les premières pages du roman, est en réalité un gouvernement de techniciens, une technocratie, et, même si l'on voit mal, compte tenu des prémices du roman, comment le meilleur des gouvernement (mettons le cabinet Clémenceau) aurait pu éviter le délitement de la société, l'une des intentions des auteurs est clairement de montrer qu'une technocratie est le plus mauvais des garde-fous contre le retour à la barbarie.

Les dangers de la technologie sont naturellement associés aux progrès des moyens de destruction. Dans une anticipation hélas très exacte de la guerre totale, les auteurs imaginent un front qui engloberait la planète entière, idée dans laquelle on peut lire également le remords d'une société qui avait somme toute traversé la Grande Guerre comme si de rien n'était pendant que les hommes entre 20 et 40 ans allaient se faire pulvériser par les obus allemands, et, simultanément, le soulagement de cette même société, qui était parfaitement consciente que si les poilus n'avaient pas tenu, elle se serait écroulée en quelques jours.

C'est le personnage de l'aviateur Sylvain Leduc qui incarne le technicien pour Joncquel et Varlet. De façon prévisible, il devient de plus en plus antipathique dans le premier roman. Dans le second volume, il semble n'attendre que de se faire posséder par le chef technicien de Mars. Chez lui, la personnalité terrienne et la martienne s'allient plus qu'elles ne se combattent, et c'est précisément ce qui le rend si méchant.

Enfin, les deux thèmes de la mysanthropie et de la haine du machinisme culminent à la fin du dyptique dans ce que les auteurs nous présentent comme un happy end. La Terre est vide, puisque les corps des terriens possédés par les martiens ont été expédiés dans le soleil. On a définitivement mis fin au machinisme puisqu'il n'y a plus de civilisation. Les auteurs en concluent que nos héros vont pouvoir jouir de l'existence en paix !

Si Wells est crédité par les auteurs comme ayant inspiré l'idée d'une guerre des mondes, le roman de Joncquel et Varlet est riche lui aussi de toutes les associations littéraires relatives aux planètes, depuis la mythologie jusqu'au spiritisme. Jupiter est la planète pacifique et évoluée que la littérature médiumnique a souvent décrite, mais elle représente aussi la planète paternelle, parce que, dans la mythologie, Jupiter est le père des dieux, et Jupiter rasant la surface de Mars de son rayon ardent est décrit comme lançant son foudre. La même association mythologique explique que Mars soit la planète belliqueuse.

L'idée théosophique du cycle des réincarnations menant de planète en planète jusqu'à l'annihilation dans le soleil et l'accès au « nirvana » est doublée de souvenirs du spiritisme et de la métapsychique. La possession des terriens par les martiens fonctionne à peu près comme l'émergence des « personnalités secondaires » des névrosées et des médiums. Les personnalités des martiens utilisent l'esprit des terriens dont ils ont seulement chassé l'âme, comme les personnalités secondaires des grandes névrosées utilisent leurs facultés mentales et puisent dans leurs souvenirs. Chez Joncquel et Varlet, l'être final est un hybride, que les auteurs appellent un Terromartien, un martien parlant et agissant comme un terrien.

Quant à l'apparition de Raymonde à Léon, destinée à lui dire qu'elle n'est pas morte, elle est, elle aussi, un souvenir de métapsychique, une réminiscence de Phantasms of the Living de Gurney, Myers et Podomore. Les Titans du ciel contiennent également une référence blagueuse à Helena Blavatsky (devenue Mme Blagatzky), qui exhibe le médium Eusapia Palladino (rebaptisée Zébia Baradino).

Le problème principal des auteurs de L'Epopée martienne est la difficulté de faire tenir ensemble toutes ces idées et toutes ces références, et le récit souffre d'illogismes. En particulier, la partie wellsienne semble incompatible avec la partie théosophique. S'il y a un cycle de réincarnations de planète en planète en direction du soleil, comment expliquer que les jupitériens soient plus sages que les martiens (qui représentent une étape supérieure dans le cycle) ? Le dessein des martiens devient incompréhensible si l'on considère ensemble les deux romans. Voulaient-ils dès l'origine posséder les terriens ? Dans ce cas, pourquoi éclaircir leurs rangs, ce qui les oblige ensuite à s'incarner dans des singes et des mouches ? Voulaient-ils initialement venir en fusée sur la Terre conquise ? Mais, dans ce cas, leur stratégie de la terre brûlée rend la planète peu habitable ! Pourquoi les jupitériens rasent-ils la surface de Mars ? Ils devraient se douter que les martiens, brutalement désincarnés, vont se lancer à la conquête psychique de la Terre ! De plus, en supprimant toute vie sur Mars, les jupitériens se privent pour des millions d'années peut-être de la réincarnation sur cette planète !

 

3. 2. A LA BELLE EPOQUE DANS MARS

 

La conquête de Mars commença vraiment en 1908, sous la plume d'auteurs français. (Pierre Versins, avec son humour habituel, la fait partir de 1656 et du père Kircher - allusion à l'Iter extaticum, dans lequel notre érudit feint de voir une conjecture rationnelle.)

Cette fameuse conquête est décrite par deux auteurs, la même année, H. Gayar (1937), dans les Aventures merveilleuses de Serge Myrandhal (1908, en deux volumes : Sur La Planète Mars et Les Robinsons de la planète Mars) et Gustave Le Rouge, (1867-1938) auteur des deux volumes : Le Prisonnier de la planète Mars (1908) et La Guerre des vampires (1909).

Dans les deux cas, on va dans Mars grâce à l'énergie psychique des yogi.

Si l'on rajoute, toujours la même année, Jean de La Hire (La Roue fulgurante, parue dans Le Matin, du 10 avril au 23 mai 1908), qui, lui, envoie ses héros dans Mercure, mais utilise également l'énergie psychique, cela fait trois romans contemporains où on se promène dans les planètes via la puissance mentale et la science des fakirs.

On a beaucoup cherché qui, de Gayar et de Le Rouge, a plagié l'autre (voir, par exemple, P. Versins, revue Ailleurs et préface au Prisonnier de la planète Mars, Jérome Martineau éditeur, 1966) mais la question n'a pas beaucoup de sens, 1908 représentant en quelque sorte l'apogée des martiens et celle de la métapsychique.

Quant au yogisme, il y a exactement cinquante ans que le spiritisme multiplie les élucubrations sur le bouddhisme, l'hindouisme et le fakirisme - n'étant lui-même, selon l'heureux titre du docteur Gibier qu'un Fakirisme occidental.*

Il n'est donc pas très étonnant que ce courant spirite, oriental et astronomique se cristallise à peu près à la même époque sous la forme de romans planétaires et fakiristes.

 

* Le Progrès Spirite (organe de propagande spirite, fondé par Allan Kardec, paraît du 5 au 10 et du 20 au 25 de chaque mois) en date du 5 octobre 1897 signale la tenue, ou la reconstitution, au musée Guimet, d'un "office bouddhique".

Le "culte" consiste pour les assistants à tenir dans la main des fleurs qu'on déposera sur l'autel, devant l'idole, puis à se relier par une cordelette safran, qu'on se partage ensuite en souvenir et dont on se fait des bracelets. Il n'y a point de prières écrites, point de célébrant et point d'autre rituel que celui que nous venons de décrire, mais chacun des présents est censé se trouver dans une disposition morale élevée.

Ces élucubrations orientalisantes et infantiles n'ont évidemment de bouddhiques que le nom, mais comment ne pas reconnaître les offres de fleurs, les distributions de cheveux et de voile, du fantôme Katie King, accroupi à la mode orientale devant son auditoire, pendant l'hiver et le printemps de 1874, lors des séances organisées par William Crookes avec le médium Florence Cook ?

 

Il n'y a, pour finir, que peu de rapports profonds entre les romans. Gayar n'est d'ailleurs, littérairement, qu'un amateur et ses Aventures merveilleuses de Serge Myrandhal, avec ses réminiscences de Jules Verne, de Paul d'Ivoi et de H. G. Wells, sont passablement décousues.

 

¶ Serge Myrandhal est l' inventeur du Velox, un psychoscaphe, c'est-à-dire un vaisseau spatial mû par l'énergie psychique. Le rajah d'Almowrat lui offre le courant mental de ses fakirs, permettant de propulser l'ingénieur et sa fiancée Annabella sur Mars. Mais, à la suite d'une félonie, l'ingénieur part seul. Heureusement, il existe un second psychoscaphe, plus petit, l'Annabella, à bord duquel la jeune madame Myrandhal, son tuteur, le sportsman anglais Pickman, dit l'Excentric, et le chien Stop, rejoignent Myrandhal dans Mars.

On répare le Velox, tombé dans un geyser et qui a coulé à pic avant d'être rendu par les flots, tout en explorant une région arctique et volcanique, à la recherche des martiens. Pickman est capturé par un parti de nabots rougeâtres à grands pieds, les Houâ, qui vivent sous le sol, dans des cavernes à la chaleur étouffante, car Mars est un gruyère (souvenir à la fois des Morlocks de Wells et de ses lunaires). L'Excentric s'échappe avec un Houâ qu'il a baptisé Tao et dont il fait naturellement son boy.

Tout le monde part sur l'océan, dans les psychoscaphes devenus bateaux, vers les régions tempérées, à la recherche de martiens plus civilisés.Tao croit en effet à l'existence des Zoa, sortes d'anges, représentant la race martienne supérieure.

On traverse une mer des Sargasses, on lutte contre un kraken dans une grotte sous-marine, puis c'est l'arrivée dans un jardin d'Eden, où on s'installe dans les ruines d'une cité fabuleuse. Y reposent, dans des oeufs de cristal, depuis des temps immémoriaux, les momies des Zoa, race exquise, devenue de plus en plus diaphane et asexuée, jusqu'à l'extinction. « Ils ont dépassé le summum d'intelligence permis aux créatures : ils sont devenus savants comme des dieux ; ils n'avaient plus raison [sic] d'exister ». Un dernier couple de Zoa repose sur un lit. Nos voyageurs les appellent les Elohim. Au moment où l'ingénieur a enfin établi la communication avec la Terre, grâce à un transmetteur télépathique, pour la reperdre aussitôt, l'Excentric accourt en s'écriant : « Les Elohim sont réveillés !... »

Et le roman s'arrête !

 

Gayar a refondu ses deux volumes en 1927, en concluant. (Les Robinsons de la planète Mars, bibliothèque des grandes aventures), sous le pseudonyme de Cyrius. Mais il abandonne l'apparat psychique et la force motrice est désormais l'attraction planétaire ( !)

Quant à la fin, les martiens, apprenons-nous, attendaient patiemment que les terriens devinssent adultes ! Quand c'est fait, il est trop tard. Le dernier martien meurt tandis que le Velox ramène les terrestres.

 

Le Prisonnier de la planète Mars

 

Arrivons à Le Rouge et à son récit, Le Prisonnier de la planète Mars, suivi de La Guerre des vampires, 1908 et 1909, [réédités sous le titre Le Naufragé de l'espace et L'Astre d'épouvante.]

 

¶ Robert Darvel, pionnier de la communication optique avec les mondes, se fait embaucher par un mystérieux hindou, Ardavena. Dans le recueillement du monastère de Chelambrum, ils mettent au point une "olive" de métal, qui permettra à l'homme d'aller dans les planètes. Le carburant consiste dans les "énergies psychiques" déployées par les fakirs du monastère, longuement concentrées dans un accumulateur de l'invention de Darvel.

Le détestable Ardavena assomme Darvel par la force psychique, le place dans l'olive et l'expédie sur Mars en libérant brusquement la puissance psychique du "condensateur des énergies", mettant du coup le feu au monastère.

A partir de là, notre courageux explorateur est évidemment sans possibilité de correspondre avec notre planète. Il en trouvera sans peine, puisqu'il est spécialiste de communication interplanétaire - ce qui nous vaut la suite du premier volume.

Mars, selon Le Rouge, est un endroit bas et marécageux, peuplé de petits hommes lagunaires, falots et bedonnants, engoncés dans des robes et des manteaux en plumes de canard. Les malheureux servent de pâture à une race de chauve-souris humaines, les Erloor, (tout le roman baigne dans une véritable haine des chéiroptères) et à une espèce de taupe géante qui les capture par dessous, au moyen de mines et de sapes.

Darvel fait découvrir le feu aux lacustres et renverse la tyrannie ( ?) de leurs prédateurs.

Notre homme a sauvé du massacre un petit vampire Erloor, qui le conduit dans un antre de vampires, où le terrien est fait captif. Ses sujets, les martiens de la lagune, le sauvent.

Ensuite, Darvel découvre une race de vampires encore plus affreux que les Erloor. Ils sont invisibles, (mais Darvel trouve un casque d'opale grâce auquel il peut les voir), tout en tête et en palpes, comme les martiens de Wells, mais avec, en plus, des ailes de libellule. Plus intelligents que les autres martiens, ils habitent des tours de cristal qu'ils ont remplies de leurs merveilles.

En se promenant à la base des tours de cristal, sous le niveau de la mer, Darvel aperçoit une autre race de martiens, aquatiques, ceux-là, et qui doivent avoir à peu près le niveau de développement des martiens des marais.

Les malheureux vampires invisibles sont sacrifiés en holocauste à un cerveau géant, habitant une montagne de cristal et qui commande à la planète entière.

Darvel coupe l'alimentation électrique du cerveau géant et récupère les poteaux électriques (sic) pour émettre vers la Terre, par télégraphe optique, le début de ses aventures.

Cependant, le cerveau reprend du poil de la bête, le fait capturer par les vampires invisibles, enfermer dans une sorte de cocon de pierre et réexpédier sur Terre en le faisant décocher dans l'espace par un volcan martien.

Darvel s'écrase précisément sur la villa de sa fiancée terrienne (qui, tout au long des deux volumes, a réuni autour d'elle des savants pour interpréter les communications venues de Mars, trouver le moyen d'aller chercher Robert dans Mars et, de façon générale, multiplier les chapitres inutiles et les inventions mirobolantes).

Mais d'affreux vampires invisibles ont fait le voyage en même temps que Darvel et sont arrivés un peu avant (sic). Ils veulent le remmener sur Mars, pour qu'il les débarrasse définitivement du cerveau géant et, pour le contraindre, enlèvent sa fiancée. Au terme d'une brève escarmouche, on les tue tous sauf un qui continuerait, paraît-il, à roder, mélancolique et invisible, dans la campagne tunisienne.

 

Le Rouge écrit avec considérablement plus de talent et de style que les autres romanciers populaires dont nous parlons dans cette section.

Disposant de quelques lettres, il cite Balzac (qui croyait que la volonté était une substance), le livre de Flammarion sur la télépathie ( ?), Baraduc et la photographie des passions, quand ce n'est pas Hérodote. En lecteur sérieux de Flammarion, il sait que l'inventeur de la communication (optique) avec les planètes est Charles Cros.

Si la description de Mars sort de Flammarion (mers réduites à des méditerranées et parties basses marécageuses), si la description des martiens lagunaires est aussi puérile que les visions d'Hélène Smith ou de Mrs Smead (gens bedonnants vêtus de manteaux de plumes*), Le Rouge sème des idées qui connaîtront une belle postérité.

Son cerveau géant hantera la science-fiction moderne. Il contrôle les Oiseaux du Maître dans la bande dessinée du même nom (Valérian, par P. Christin et J.C. Mézières). Il figure dans les aventures de Bob Morane (L'Archipel de l'épouvante), qui lui ont emprunté aussi les tours de cristal (dans le volume du même nom). Et Mars, nous y reviendrons à propos de Stapledon, sera souvent sous le contrôle d'une "intelligence maîtresse".

 

* Ces bedonnants sont peut-être des anges. Les anges sont figurés en manteaux de plumes au XVe et au XVIe siècles. Les ailes de cygnes vinrent plus tard.

 

Les vampires invisibles, les êtres X, reviendront sous la plume de Maurice Renard, deux ans après, dans le Péril bleu (où ils sont des sortes d'araignées habitant la stratosphère et pêchant les hommes).

Le principal défaut de Le Rouge est sa tendance à la digression (ou, si l'on préfère sa manie de gaspiller des idées à chaque chapitre), qui donne à son texte un aspect décousu. Par exemple, un chapitre du Prisonnier de la planète Mars montre Robert Darvel découvrant, dans une montagne de cristal, une jungle géante ou un jardin des supplices, qui diffère radicalement de la planète décrite jusque là. Le héros reconnaît les dangers de cette selve, évite sagement d'y pénétrer et quitte "cette montagne de cristal dont il n'avait pu arracher le secret". Le chapitre est séparé du reste du récit par deux notes signalant des "lacunes importantes" dans la narration.

Par ailleurs, notre auteur prend son bien où il le trouve, en particulier chez Wells (idée des bolides traversant l'espace entre les mondes, morphologie des vampires invisibles), mais aussi chez Bram Stoker (Dracula : scène finale de l'enlèvement nocturne de la fiancée de Darvel).

Cependant, les inventions du roman s'articulent autour de quelques idées principales et la communication visuelle, en particulier, ou - plus simplement - la science de l'optique, sert de leitmotiv. C'est comme inventeur d'un télégraphe optique interplanétaire qu'est présenté Darvel, et c'est par ce moyen qu'il fera parvenir la première partie de ses aventures à la Terre.

Le condensateur d'énergie psychique d'Ardavena n'est lui-même qu'une chambre noire, un oeil géant, et c'est par les yeux de l'opérateur aux commandes que jaillit la volonté concentrée capable d'agir sur la matière.

Si Darvel est pionnier de la communication scientifique avec les mondes, Ardavena le yogi hindou utilise la bonne vieille cristallomancie pour lui faire voir sa douce fiancée à Londres.

Quant à ses amis terriens, ils ont inventé un appareil qui rend visibles les rayons X et leur permet de découvrir des êtres X, c'est-à-dire des invisibles.

Et nous passons sur l'invention des rayon Z qui permettent de voir le minerai sous le sol, du téléphote, version moderne du miroir magique qui permet de voir en même temps qu'on se parle, etc.

L'autre thème du roman, la puissance de la force psychique, présente chez les yogis hindoux et rationnalisée par les inventions des savants occidentaux, est illustré par l'histoire naturelle martienne qui, des martiens lacustres et des chauves-souris humaines, jusqu'aux vampires invisibles et au cerveau géant, va dans le sens d'un abandon progressif du corps et de "la victoire de la pensée sur la matière", conformément à la vulgate spiritualiste, importée en bloc par le roman scientifique.

 

La Roue fulgurante

 

Arrivons à la Roue Fulgurante de Jean de La Hire.

 

¶ Un mystérieux vaisseau spatial en forme de roue de feu, peuplé de saturniens ( ?) qui sont à peu près des esprits désincarnés, capture cinq terriens, un Français fringant, une vierge espagnole et son vieux serviteur, deux Américains. Les Américains sont largués dans Vénus, les autres dans Mercure, où ils affrontent d'affreux monopèdes noirs, monobras et monoculaires, cannibales de surcroît.

Sur Terre, le docteur Ahmed Bey - qui a hérité des anciens Brahmes le pouvoir d'extraire à volonté les âmes des corps et de les y réinjecter - alerté par un message optique des deux Américains restés dans Vénus, sur les dangers que courent les naufragés de Mercure, se désincarne, se réincarne sur Mercure dans le corps d'un monopède, sauve tout le monde et finit par ramener le Français, la demoiselle ibérique et son factotum sur Terre, sous forme d'âmes, avant de les réincarner dans des corps acceptables, trouvés à la morgue.

Dans la dernière partie, les deux Américains annoncent par radiophonotélégraphe interplanétaire leur retour sur Terre dans un vaisseau vénusien. Mais les six savants vénusiens se décomposent dès leur arrivée sur Terre et le vaisseau spatial explose, tuant Ahmed Bey et les Américains.

 

Le roman de La Hire est une illustration de tous les thèmes à la mode du temps, spirites, orientalistes et planétaires. Comme nous l'écrivions dans une précédente étude (Zeitungswut ; Cliquez ici) La Roue fulgurante "fait la conjonction de la pluralité des mondes habités et de la religion spirite, sous l'influence de Camille Flammarion" (qui fait de la figuration intelligente dans la Roue fulgurante, sous le nom de Constantin Brularion. Son observatoire de Juvisy est situé "au bois de Verrières").

On retrouve dans cet aimable pot-pourri : le voyage dans les planètes (par la Roue Fulgurante, puis le vaisseau vénusien), la communication optique entre les planètes (par le radiophonotélégraphe), les planètes plus ou moins avancées (Mercure est une sorte de brousse, Vénus, une planète de savants et l'Europe des planètes), la désincarnation et la réincarnation des âmes, les êtres désincarnés devenus de "purs fluides" (saturniens de la Roue fulgurante), la science mystérieuse des hindoux.

Et ne citons que pour mémoire les thèmes mineurs, ou laissés en plan : fin du monde (dévastations initiales causées par la Roue fulgurante), chirurgie plastique (androplastie, destinée à donner aux corps d'emprunt des rescapés de Mercure les traits de leurs propriétaires), et, pour finir, le péril jaune, puisque la fin du roman voit une guerre entre les blancs et les jaunes, celle sans doute que le capitaine Danrit avait décrite en trois volumes, trois ans plus tôt (l'Invasion jaune).

Enfin, à côté des thèmes précités, Wells représente, ici encore, une influence autonome et parasite sur le feuilleton, qui concourt à l'impression que La Roue fulgurante contient plusieurs romans.

La peinture des dévastations initiales, par arrachement, causées par la Roue Fulgurante, qui se souvient évidemment d'Hector Servadac de Jules Verne et anticipe sur les thèmes fétiches d'un Charles Fort, sent aussi sa Guerre des mondes (la catastrophe étant décrite par le petit bout de la lorgnette, du point de vue de nos héros) - même si ce thème avorte, puisque la Roue repart sitôt qu'elle a cueilli des terriens. (On n'a d'ailleurs jamais de renseignement sur le sort des centaines de personnes capturées par le disque de feu, ce qui laisse la place à - au moins - un autre roman dans le système solaire, roman qu'on n'écrira jamais.)

Les vénusiens de La Hire empruntent certains de leurs traits aux martiens de Wells (oeil énorme, tentacules, corps amorphe), nonobstant quelques ajouts ou retraits (ailes de chauve-souris, oeil unique).

Et, bien entendu, toute la fin paraît sortie de la Guerre des mondes. La scène de l'arrivée du "cylindre" vénusien sur Terre ("une cloche à gaz fracassée", contenant "une cuve"), semble inspirée de la scène initiale du roman de Wells et bifurquer à partir de là. On se souvient en effet que, dans Wells, à l'arrivée du cylindre martien, les spectateurs n'ont souci que de porter assistance à l'être qu'ils supposent en difficulté à l'intérieur de l'appareil. C'est précisément ce que font les témoins de l'atterrissage du vaisseau vénusien.

La corruption spontanée des vénusiens sur Terre provient elle aussi de la Guerre des mondes (on se souvient que les martiens succombent aux bactéries terriennes et se décomposent rapidement).

Notons pour finir que la science-fiction de La Hire est farcie de stupidités sidérales. La plus énorme : l'astronome Brularion voit le rayon lumineux émis par le radiophonotélégraphe vénusien traverser lentement l'espace en direction de la terre, ce qui est une parfaite ânerie et une contradiction. (Le rayon se déplace à la vitesse de la lumière ; par définition, on ne peut pas le voir avant qu'il ne soit arrivé ! De toute façon, le trajet vénus-terre à la vitesse de la lumière prend des minutes, pas des jours !). On la retrouvera chez Joncquel et Varlet, qui voient depuis la Terre le rayon jupitérien avancer dans l'espace vers la planète Mars qu'il grillera.

 

3. 3. ROSNY, STAPLEDON

ET C. S. LEWIS : ANGES ET ELEMENTAUX DE MARS

 

Venons-en à une autre variété de martiens, plus angéliques ou plus spirituels que nous. Ces êtres d'une pureté ravissante voisinent fréquemment avec des formations éthérées, provenues de conceptions scientifique du dix-neuvième siècle.

La physique a, en effet, supposé, jusqu'aux victoriens, que la lumière et les autres rayonnements ne pouvaient se propager dans le vide. D'où le postulat d'un fluide hypothétique, très ténu, très élastique, invisible et impondérable, qu'on nomma éther.

Ce fut pain béni pour les romancier et les rêveurs qui supposèrent aussitôt des êtres tissus de ce fluide léger - renouvelant du coup les inventions de l'angélologie et de l'occultisme.

Quant aux spirites, ils reconnurent dans ces formations éthérées le moyen terme entre le corps et l'âme qui est, sous le nom de fluide ou périsprit, l'assise de leur doctrine. Ces formes éthériques furent naturellement associées avec l'idée d'un progrès spirituel.

Nous examinerons successivement les martiens de Rosny, ceux de Stapledon et ceux de C. S. Lewis.

 

3. 3. 1. POTICHES ET ETHERAUX CHEZ J. H. ROSNY AINE

 

Notre pérégrination martienne nous conduit à présent en 1925, date à laquelle J. H. Rosny Aîné envoie ses Navigateurs de l'infini dans la planète rouge. (La suite, titrée Les Astronautes, ne paraîtra qu'en 1960, aux éditions Rencontre, couplée avec la première partie.)

 

¶ Une groupe de terriens, à bord du Stellarium, aborde la planète Mars. Ils y trouvent des êtres de lumière, insaisissables, qu'ils nomment des étheraux, et des formations applaties, qui imitent la vie végétale ou animale et qu'ils baptisent zoomorphes. Ces formes flexibles captent l'énergie vitale de leurs proies pour se nourrir et menacent : la faune locale (aquatique, terrienne et aérienne), composée de créatures à multiples yeux et pattes, la flore, constituée de mousses et de lychens géants, - et, finalement, la survie des martiens de chair et de sang, très ancienne race, et moribonde.

 

Voici la description des martiens de Rosny :

 

"Dressées sur trois pattes, le torse vertical, elles avaient positivement quelque chose d'humain. Leurs visages mêmes, malgré leurs six yeux et l'absence de nez, leurs visages, dont la peau était nue, suggéraient je ne sais quoi d'homologue à notre espèce...

"Mais comment décrire ces visages ? Comment faire concevoir leur forme rythmique, comparable à celle des plus beaux vases héllènes, les nuances ravissantes de leur peau, qui évoquaient ensemble les fleurs, les nuages crépusculaires, les émaux égyptiens ? Aucun de ces grossiers appendices de chair que sont nos nez, nos oreilles, nos lèvres, mais six yeux merveilleux, devant lesquels nos plus beaux yeux terrestres ne sont plus que des élytres de hannetons ou de carabes, des yeux où passaient toutes les lueurs des aurores, des prairies matinales, des fleuves au soleil couchant, des lacs orientaux, des océans, des orages, des nuées...

"Ces êtres marchaient étrangement, chacune des trois pattes se dressant à son tour. Quand ils s'arrêtaient, les pieds formaient un triangle étroit, le pied du milieu un peu à gauche du pied d'arrière et du pied d'avant. Quant à leur taille, elle était sensiblement égale à la taille des Espagnols ou des Italiens du Sud (sic)."

 

Les martiens ne possèdent pas d'organe de la reproduction et les martiennes n'ont pas de seins.

Le narrateur, Jacques Laverande, nonobstant l'étrangeté de sa forme, tombe amoureux d'une belle dame martienne, compromis entre une potiche et un tabouret, et elle, de son côté, s'habitue à la plus simple expression du Terrien.

Nous apprenons au passage que, sur Mars, les amours sont plus chastes que celles des fleurs, que les enfants "poussent" à côté de leur mère sous la forme d'un ectoplasme qui se condense et qu'ils sont nourris d'abord fluidiquement.

Les "rayons Bussault" parviennent à repousser les zoomorphes, et nos terriens, en établissant une ligne Maginot sur Mars, préservent l'intégrité du territoire de leurs homologues martiens.

Dans la suite, Les Astronautes (posthume, 1960), nos héros consolident les défenses des amphores vivantes, parviennent à communiquer avec les étheraux, comme l'avaient fait les martiens dans le vieux temps - par morse, mais en accélérant infiniment les signaux.

Pour finir, le narrateur épouse sa belle martienne, qu'il ramène sur terre, et en a un enfant, sans préjudice pour la grossesse de son épouse terrestre, et sans éveiller sa jalousie, tant l'union est pure, mystique et quasi-théorique.

 

Conversation avec un tabouret

 

Le moindre intérêt de Rosny n'est pas l'étrange et résolue constance de sa plume, la fatalité de son inspiration qui répond à l'incantatoire de son style et qui l'a poussé à récrire inlassablement les mêmes romans, les mêmes nouvelles et, si l'on veut, un roman unique, une nouvelle unique, contenue dans un texte de jeunesse de ton prophétique, La Légende sceptique (1889) qui, rétrospectivement, vaut programme.

Il est juste de dire que cette constance est parfois une obstination.

On peut tracer, de façon idéale, un roman d'aventure de Rosny, qui commencerait par exemple par cette phrase : "Cette terre se décèle étrange, rit-il en pénétrant dans les profondeurs sous-palustres" (ou toute autre aussi marquetée, car la phrase de Rosny, c'est du meuble), continuerait par la découverte au fond d'un trou d'une race humanoïde étrangère à notre phyllum et de plusieurs autres carrément étrangères à notre humanité et presque toujours déclinantes ; aussi de magdaléniens vivant sous la houlette d'un aimable et très sage mammouth, avant le retour glorieux vers la clarté et des phrases moins étouffantes.

Quant au roman scientifique à la Rosny, il véhicule des êtres étranges, aplatis, qui vivent par une sorte de vampirisme psychique en captant l'énergie de leurs proies, des races moribondes (comme les néanderthaliens de ses romans préhistoriques ou les êtres étranges de ses romans d'aventures), et des créatures supérieures, Ethéraux ou "Grands Transparents" avec lesquels il sera possible, éventuellement, d'entrer en communication.

Nous avons donné ailleurs le paradigme complet des thèmes rosnyens (La littérature espritée, mise en ligne ici même prochainement), et nous nous contenterons donc d'examiner la place de cet auteur dans la martianologie.

 

Des poteries vivantes...

 

La planète Mars de Rosny est dans la droite ligne de celle des spirites.

Tout ici dénote un degré supérieur de l'évolution, des martiens en forme de poterie T'ang, tripèdes et aux yeux sextuples, aux Ethéraux, créatures rayonnantes, communiquant avec les terriens sur les fréquences les plus élevées du spectre électromagnétique (c'est-à-dire les micro-ondes), en passant par les zoomorphes, dont l'organisation même, bi-dimensionnelle, repose sur une subtile économie de fluides impondérables.

Les tripèdes martiennes, avec leur absence d'organes saillants (ni nez ni oreilles) sont l'incarnation même de la pureté, de la chasteté et de l'angélisme. Cette incomplétude est compensée par une paradoxale surabondance, à commencer par la triplicité de leurs pieds et de leurs paires d'yeux. De sorte que ces potiches vivantes deviennent les seules vraies femmes, les seules femmes digne d'être aimées, procurant par leur contact même une jouissance qui ne doit plus rien à la sexualité et qui paraît une métaphore de celle que peut éprouver un amateur de céramique devant des pots chinois. Martiennes qui - littéralement - se donnent à voir. Cousines donc des belles fantômatiques incarnées par les médiums, des Katie King et des Yolanda, dont l'angélique séduction, comme ont sait, passe uniquement par la vue, conformément à ce "pas touche" qui est le maître mot du spiritisme à incarnations.

Il faut certes tout le talent littéraire d'un Rosny, et toute la ferveur d'un homme qui donne non son credo, ni même son système philosophique, mais, plus intimement, son mythe privé, le contenu de son inconscient, pour faire passer au lecteur, même habitué, les étreintes fluidiques d'un terrien et d'une martienne.

Car cette union des contraires est caractéristique de notre auteur. Pour n'en donner qu'un exemple, le narrateur de l'admirable Un Autre Monde, lui-même créature à demi-humaine, résultat, semble-t-il, d'une mutation spontanée, épouse à la fin de ce court récit une pauvre folle, une hystérique, une sensitive (au sens de Reichenbach) capable de voir la phosphorescence d'un aimant - autrement dit : un médium naturel. Du médium et du mutant naîtront d'autres mutants.

 

... Aux Ethéraux

 

Les Ethéraux de Rosny évoquent, nous l'avons dit, les Grands Transparents, êtres insoupçonnés, évoluant au milieu de nous ou peut-être, au-dessus de nous *, version moderne des êtres fantastiques qu'on nomme élémentaux - esprits raisonnables revêtus de la susbtance des éléments.

Ils ont été relativement peu traités par la science-fiction, ce qui se comprend aisément. S'il n'y a pas, a priori, de communication ni de rapports possibles (de supériorité ou au moins d'interdépendance) entre eux et nous, un romancier aura du mal à en tirer parti.

Cependant, ils apparaissent dans le roman scientifique sous une version corrompue, comme des créatures ayant atteint un suffisant niveau d'évolution psychique pour dépouiller leur vêtement de chair et devenir purs esprits. Les saturniens de la Roue Fulgurante de Jean de La Hire. Les Zoa de Gayar, les vampires invisibles de Le Rouge sont tous sur la voie de cet abandon progressif de la chair.

Ces dévêtus, qui seront fréquents dans la science-fiction américaine, ont peut-être été inspirés aux auteurs par un point de la doctrine chrétienne (abandon du corps de chair et obtention post-mortem d'un corps glorieux). Mais le christianisme est ici fortement teinté de spiritisme, les doctrines spirites, avec leur troisième terme (le corps de l'âme), ayant popularisé un point de la doctrine chrétienne qui fût sans elles demeuré très obscur. Et la perspective même de nos auteurs, il va sans dire qu'elle appartient à un christianisme ésotérique, proccupée d'une "évolution" continue à travers des incarnations successives dans les planètes.

On peut relier encore les Ethéraux aux "tétards" crépusculaires de "The Plattner story" de Wells, qui partagent eux aussi leur espace avec le nôtre (les deux espaces étant superposés dans la "quatrième dimension"), êtres dont nous savons déjà qu'ils sont les morts.

Ainsi posé, le double problème de communication auquel Rosny confronte ses Astronautes est celui, canonique, que nous avons décrit tout au long de ces pages : il s'agit de communiquer avec une humanité extraterrestre d'une part (les martiens -jarres), et d'autre part avec des êtres ayant atteint un "plus haut degré d'évolution" (les Ethéraux), c'est-à-dire avec ceux que les spirites appeleraient les désincarnés.

 

* On les retrouve sous la plume d'André Breton (Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, 1942), reprenant une pensée de William James. Notre poète, apparemment un peu las du surréalisme, se propose de les décrire, c'est-à-dire de les rêver ou de les découvrir.

 

3. 3. 2. LES MARTIENS D'OLAF STAPLEDON

 

Olaf Stapledon a consacré aux martiens deux chapitres de Last And First Men (1930).

L'ouvrage n'est pas un roman à proprement parler, mais se présente comme une brève histoire du futur et, à ce titre, contient suffisamment de faits et d'idées pour rédiger une bibliothèque entière de romans de science-fiction. Cette "histoire du futur proche et lointain" nous mène approximativement jusqu'à l'année deux milliards et l'extinction des "derniers hommes", c'est-à-dire de la dix-huitième race humaine, réfugiée sur Neptune après que l'humanité a longtemps occupé Vénus.

Mais les invasions martiennes sont considérablement moins éloignées dans le temps, puisqu'elles interviennent autour de l'année dix millions, à l'époque des "deuxièmes hommes". L'irruption martienne amenera d'ailleurs dans un premier temps la ruine de deux mondes.

Last And First Men est certainement l'un des ouvrages les plus troublants, non seulement de ce qu'on nomme actuellement science-fiction, mais de la littérature universelle. Il semble d'abord au lecteur que l'auteur se soit engagé à soutenir une impossible gageure, en une sorte de version superlative de concours de menteurs. Mais on est emporté rapidement par la force de conviction de Stapledon et l'on ne songe plus à se rebiffer contre une entreprise qui se réfère implicitement aux révélations occultistes à la madame Blavatsky sur les différentes races humaines du passé, mais qui, en tournant son interrogation vers l'avenir, perd son caractère fantasmatique et prend une coloration quasi-scientifique - occasion pour l'auteur de mettre en application certains principes philosophiques qui lui sont chers et un évolutionnisme devenu la moindre des choses et le modus operandi de l'histoire.

Stapledon a beau jeu, en effet, de nous rappeler qu'il y a cinquante mille ans "seulement", un autre rameau de l'espèce humaine partageait la Terre avec nous (l'homme de Neanderthal). Compte tenu des laps de temps prodigieux qu'embrasse l'ouvrage, il n'est pas étonnant que la race humaine se transforme radicalement au moins dix-sept fois. Le territoire lui-même, vu l'incroyable accélération du récit, est extrêmement mouvant, et on voit pousser les montagnes et naître des continents, avant que le système solaire tout entier ne connaisse des bouleversements où s'engloutiront les planètes solaires.

 

¶ Les martiens de Stapledon débarquent dans des montagnes alpines qui occupent la place de l'actuel Hindu Kush. Ils se présentent sous la forme de nuages verdâtres extrêmement ténus, mais capables de se compacter, ce qui leur permet d'écraser sous leur masse immeubles et êtres vivants.

L'individu martien est issu d'une souche qui s'est adaptée à la raréfaction de l'air et de l'eau sur la planète rouge. Si l'unité individuelle est bien plus ténue que les bactéries terriennes, ou même que les virus, elle est capable de s'agréger en formations géantes en utilisant son champ magnétique, chaque "cellule" étant en relation avec les autres par un procédé de vibrations éthériques. De la sorte, le martien possède simultanément une conscience individuelle et une conscience collective.

Les premiers martiens sont très sensibles aux émissions radio terriennes, qui détruisent la cohésion de leurs formations nuageuses, mais les vagues d'invasion postérieures trouveront une parade.

Les martiens, étant essentiellement ténus et nébuleux, adorent tout ce qui est dur et vénèrent le diamant. Les invasions de la Terre qui se succèdent à travers les âges, outre le pillage de l'eau et de la végétation, insuffisants sur Mars, sont motivées par une croisade pour mettre les gemmes terrestres hors d'atteinte des profanateurs humains.

Notons au passage que terriens aussi bien que martiens ignorent pendant longtemps qui est leur véritable adversaire. Les terriens comprennent que les nuages meurtriers sont intelligents en découvrant les diamants "sauvés" qu'ils ont pieusement disposés sur une montagne. Les martiens quant à eux croient longtemps que la forme de vie supérieure sur Terre est la station d'émission radiophonique et se désolent de la découvrir si primitive. L'être humain, ils le prennent pour une sorte de bétail.

Les invasions martiennes de la Terre s'étendront sur une durée de plus de 50 000 ans. Les martiens sont défaits régulièrement, mais non sans avoir privé la Terre de masses prodigieuses d'eau et de végétation, causant la famine. Par ailleurs, lorsqu'un nuage martien est détruit, ses individus s'introduisent dans l'organisme humain et sont cause d'une maladie pulmonaire meurtrière.

Au bout de 50000 ans, les martiens parviennent à occuper de façon permanente une partie de la Terre. Ces colonies tentent à plusieurs reprises d'instaurer une paix séparée avec l'homme mais sont détruites à chaque fois par l'intelligence centrale martienne.

Au cours d'un dernier conflit, un bactériologiste terrien invente un virus qui détruit les martiens, mais qui est fatal à l'être humain lui-même. La colonie martienne sur Terre succombe, et le virus contamine la planète rouge, mais la Terre elle-même connaît un long déclin, dû au virus et à la maladie pulmonaire propagée par l'individu martien microscopique. Certaines espèces disparaissent, d'autres se développent au cours des âges, tandis que les continents sont remodelés par l'orogenèse.

Au bout de quelques millions d'années, le "virus martien" s'associe avec ses organismes hôtes, y compris l'homme, en une symbiose parfaite, et leur est bénéfique. Ainsi, la guerre qui a ruiné et dépeuplé deux mondes est responsable de l'émergence de formes de vies nouvelles.

 

On voit que, chez Stapledon, le vieux thème victorien des êtres éthérés communiquant par un procédé vibratoire est rationalisé par le recours à la microbiologie. Les nuages martiens ne sont pas faits de la matière des songes mais sont des micro-organismes agrégés par leurs champs magnétiques. Il est vrai par ailleurs que quand l'auteur en arrive à leur personnalité collective, il a recours aux vibrations éthérées, sans autre explication.

La description d'une planète peuplée d'éthéraux agglutinés amène naturellement l'hypothèse d'une intelligence collective ou d'un cerveau planétaire, rappelant le "cerveau géant" décrit par Le Rouge.

Cette intelligence centrale, ou ce cerveau public, règne de façon plus ou moins obscure sur la planète rouge, dans toute la littérature martienne. Nous le retrouverons dans un instant sous la plume de C. S. Lewis et il est un lieu commun de la science-fiction classique.

Nous soupçonnons que ce solitaire et monstrueux cerveau n'est autre que celui de la planète elle-même, palpitant au fond des consciences et des téléscopes.

 

3. 3. 3. C. S. LEWIS ET MALACANDRA

 

Avec C. S. Lewis, nous revenons à l'illuminisme, déjà illustré, dans le roman scientifique, par Flammarion. Mais, loin d'être un retour au passé, la trilogie planétaire de Lewis - Out Of The Silent Planet (1938), Perelandra (1939) et That Hideous Strength (1945) - représente, comme l'oeuvre de Stapledon, dont elle est à maints égards l'opposé, une forme parfaite, quoique isolée, du roman scientifique. Out Of The Silent Planet, le plus réussi des trois romans, fait partie du nombre réduit de romans scientifiques qui sont à ranger dans les grandes oeuvres de la littérature.*

 

* C. S. Lewis s'est cru tenu à l'avertissement suivant : "Certain slighting references to earlier stories of this type which will be found in the following pages have been put there for purely dramatic purposes. The author would be sorry if any reader supposed he was too stupid to have enjoyed Mr. H. G. Wells's fantasies or too ungrateful to acknowledge his debt to them." Cette mise au point quelque peu sybilline signifieapparemment que C. S. Lewis n'a mélangé dans le texte des allusions (slighting, c'est-à-dire dédaigneuses) aux pulps magazines de science-fiction à celles qu'il fait aux romans scientifiques de Wells que parce que son héros un anglais moderne et cultivé, réagirait de façon moins vraisemblable si le fantastique voyage qu'il accomplit ne lui évoquait pas, outre La Guerre des mondes et Les Premiers Hommes dans la Lune, qu'il a probablement lus, une masse indistincte de magazines populaires (les pulps de science-fiction), dont il a aperçu les couvertures bariolées. D'où les slighting references - à "la mythologie qui suit dans le sillage de la science", à "l'espace" et à ses monstres, à "H.G. Wells et d'autres".

 

¶ Le narrateur, Ransom, un philologue de Cambridge, est kidnappé - alors qu'en vacances il parcourt à pied un coin perdu d'Angleterre - par le cynique et cupide Devine, son ancien camarade d'école, et Weston, un physicien mégalomane, qui a inventé un vaisseau spatial capable d'aller dans Mars.

En réalité, Ransom fait partie du second voyage des deux canailles. Celles-ci ont imaginé de le livrer à une race indigène, les Sorns, pour qu'il soit sacrifié, espérant obtenir en échange leurs trésors. Ransom - justifiant son nom (Ransom = rançon) - a l'honneur de remplacer un pauvre gamin légèrement arriéré, qui était la victime choisie initialement par le duo.

A l'arrivée sur Malacandra (tel est le nom indigène de Mars), Ransom échappe aux Séroni (Séroni est le véritable pluriel de Sorn), des créatures hautes comme deux ou trois hommes, blanches ou couleur crème, couvertes de sortes de plumes et avec des jambes immenses, une démarche caractéristique, un torse proéminent, une face très allongée, une expression entre la gravité et l'idiotie.

Dans sa fuite, Ransom découvre un spécimen d'une autre race et est accueilli par son peuple. Les Hrossa (le singulier est Hross), sont des manières de pingouins, ou de loutres, ou de phoques, avec quelque chose, en plus, de castors, d'environ deux mètres de haut, et trop maigres pour leur taille - comme tous les habitants d'une planète à faible gravité - couverts d'un poil noir brillant, avec une tête moustachue et des pattes palmées. Les Hrossa sont cryptogammes (nous voulons dire que leurs organes de la reproduction sont cachés). Ce que le héros prend pour les gonades du premier Hross qu'il rencontre est en fait une gourde à alcool, l'équivalent du tonnelet que portent au cou les Saint-Bernard, dans les histoires de montagne.

Comme toutes les humanités martiennes, les Hrossa communiquent avec des créatures angéliques, ou eldila (le singulier est eldil) presque invisibles pour Ransom.

Il se découvre que les Séroni n'ont jamais eu aucune intention de sacrifier Ransom, ni qui que ce soit, et que celui-ci a perdu beaucoup de temps à les fuir. Les anges, via les Hrossa, lui intiment l'ordre de rejoindre sans tarder un endroit appelé Meldilorn.

Ransom fait le voyage, en compagnie de Hrossa d'abord, d'un Sorn ensuite.

Il comprend à cette occasion la véritable nature de Mars.

L'astronef s'est posé au milieu d'un titanesque canyon, ou handramit, qui n'est autre qu'un des "canaux" de la planète. (L'auteur s'est évidemment rendu compte que les fameux canaux, pour être visibles de la Terre, ne pouvaient pas être de simples cours d'eaux, ni même de larges fleuves, mais devaient être de gigantesques entailles dans la croûte planétaire.) Ces profondeurs, larges comme la plaine d'Alsace et artificiellement creusées, contiennent la précieuse atmosphère respirable et l'eau, et abritent la végétation locale.

Pour atteindre Meldilorn, Ransom passe d'un canyon - d'un handramit - à l'autre, en passant par les harandra, les Hautes Terres, c'est-à-dire la surface de la planète, où habitent de préférence les Séroni.

Arrivé à bon port, il découvre une troisième hnau, c'est-à-dire une troisième humanité martienne. Les Pfifltriggi sont grenouillesques, excellents manufacturiers et dominés par leurs femmes.

L'île où il a abordé abrite aussi un nombre indeterminé (mais forcément très élevé) d'eldila ou anges, qui sont présents partout dans l'univers, mais qui, sur Malacandra, vu la pureté générale des âmes et la transparence des intentions, deviennent quasi tangibles.

L'auteur se fend à cet endroit d'une angélologie, qui, toute mystique qu'elle soit, change agréablement des thèses des spirites ou des métapsychistes et nous ramène plutôt vers Jacob Boehme.

L'île abrite aussi une divinité, Oyarsa. Celui-ci n'est pas Dieu le créateur (désigné par le terme de Maleldil), mais un simple démiurge, administrateur de sa planète.

Toutes les planètes disposent de semblables démiurges et "parlent" entre elles. Seule la Terre est silencieuse, d'où son nom de Thulcandra - thul signifiant silencieux - et d'où aussi le titre du roman (La Planète silencieuse), parce que son démiurge est devenu fou.

Les affreux terriens,Weston et Devine, piétinent à leur tour, de leurs gros pieds bottés, le sol de Meldilorn, et entreprennent avec aplomb de "parlementer" en petit nègre martien.

Weston, le savant mégalomane, est spirituellement si peu dévelopé qu'il est incapable de voir Oyarsa, quoiqu'il l'entende. Il croit tout du long être le jouet d'un tour de ventriloquie d'un vieillard Hross, d'ailleurs endormi, qu'il prend pour le grand sorcier. Le physicien sort sa verroterie, qu'il agite au grand amusement de son auditoire martien.

Dans une scène burlesque et brillante, Weston tâche de justifier son point de vue, et défend la colonisation de Mars par la Terre, au nom de l'intérêt supérieur de l'espèce, soulevant, chez ses auditeurs martiens, la consternation et l'incrédulité.

Ce discours anthropocentriste, colonialiste et transformiste du savant (Weston entend féconder les étoiles, quand bien même la race humaine devrait changer totalement de forme pour s'adapter à son milieu), Ransom, le philologue, qui, chez les Hrossa a convenablement appris le martien, entreprend péniblement de le traduire et produit, selon les notions martiennes, un épouvantable non-sens.

Le démiurge Oyarsa rend sa sentence. Le cynique et cupide Devine, dévoré de la soif de l'or, il le détruirait s'il était une de ses créatures, car il ne reste déjà rien d'humain en lui. Weston pose un problème plus difficile, car la nature humaine n'a pas été détruite en lui. Mais l'intérêt de son espèce est devenu pour lui une idole.

Si, en tant qu'homme, Devine a été brisé, Weston a été tordu par le démiurge terrestre (le diable), ce qui le rend infiniment plus dangereux.

Finalement, Oyarsa renvoie tous les terriens chez eux, en donnant une escorte d'anges à Ransom pour éviter que ses charmants compagnons ne l'assassinent pendant le voyage dans l'intention d'économiser l'air (car l'astronef ne contient pas assez d'oxygène pour un voyage considérablement allongé, les planètes n'étant plus en opposition). Les terriens atteignent la Terre de justesse et Ransom fera publier son histoire sous la forme d'un roman.

 

Out Of The Silent Planet est un roman étrange. L'une de ses bizarreries est qu'on s'en souvient comme étant écrit à la première personne. Est-ce parce que les grands romans martiens (Wells, Burroughs, Rosny) sont à la première personne ? Est-ce parce que tout nous est donné du point de vue de Ransom, le héros (nous avons failli écrire le narrateur) ? Est-ce un effet de la précision et du caractère convaincant de la description ? On garde l'impression d'un roman qui a été d'abord écrit à la première personne puis récrit à la troisième.

C'est aussi un roman qui viole toutes les règles, puisque le héros, amené sur Mars pour servir de monnaie d'échange, et qui passe le tiers du roman à courir, n'a jamais été menacé par les martiens, tous gens de bien, tandis qu'il était écrit que les deux méchants devraient comparaître devant le démiurge de la planète, pour une pesée des âmes.

C. S. Lewis a clairement voulu donner une fable théologique. (Dans le dernier chapitre, l'auteur découvre une référence à Oyarsa dans un itinéraire spirituel néo-platonicien du 12e siècle.) Cependant, Out Of The Silent Planet n'est en rien un sermon déguisé en science-fiction. C'est, tout au contraire, sa parfaite réussite en tant que roman scientifique wellsien qui fait sa puissance et son intérêt.

Le roman présente quelques délicieuses naïvetés. L'astronef de Weston fait beaucoup penser à la sphère dont Wells dote Cavor dans Les Premiers Hommes dans la lune et les effets de l'apesanteur sont expliqués de façon parfaitement absurde du point de vue de la physique, quoique cauchemardesques et intriguants. Mais le voyage dans l'espace est décrit surtout comme une expérience mystique, un bain dans le fluide divin.

Si la description de la flore martienne (qui évoque les plantes sous-marines terrestres, mais géantes et rouges) est relativement banale, l'invention des handramits et des harandra est une vision grandiose et bouleversante.

Du reste, l'aspect saisissant de l'environnement martien ne tient pas aux traits que l'auteur donne aux êtres et aux plantes, si singuliers fussent-ils, mais à un caractère commun subtilement indiqué, celui d'un extrême élongation des corps (du fait de la faible gravité). Ces créatures-tiges sur fond de perspectives vertigineuses constituent un tableau peint avec des mots, stylisé, moderniste et profondément troublant.

Une autre stylisation qui donne sa couleur particulière au récit est le point de vue philologique. Le héros étant linguiste, sa découverte de la planète est décrite presque entièrement du point de vue de la langue. Le lexique martien, mémorisé studieusement par le héros - ce qui contribue, par ailleurs, à affermir son image d'enfant de choeur et de bon garçon - permet au lecteur de partager les concepts martiens et, littéralement, de penser en martien.

Dans la scène-clé du roman, le bon niveau en martien de Ransom est brillamment opposé au petit-nègre ridicule et vaniteux des traîtres, qui se comportent comme s'ils étaient aux îles Fidji.

Si Olaf Stapledon n'est pas cité, contrairement à Wells*, il est possible que C. S. Lewis l'ait lu, et prenne sciemment son contrepied, en plaçant l'idée centrale de Last And First Men (le destin de la race humaine est d'essaimer dans le système solaire en se transformant progressivement pour s'adapter à son habitat), dans la bouche du principal de ses méchants. Selon Humphrey Carpenter, un biographe de C. S. Lewis, c'est dans le dernier chapitre de Possible Worlds de J. B. S. Haldane que l'auteur aurait trouvé la thèse du destin cosmique de la race humaine, qui l'aurait frappé comme impie.

La thèse d'Oyarsa, qui est évidemment celle de l'auteur, c'est que l'homme fera son temps, comme toute créature et que l'ambition de perdurer, fût-ce au travers de ses descendants, et ceux-ci fussent-ils devenus des êtres étranges sur une lointaine planète, manifeste un véritable mépris des desseins célestes.

 

* Au-delà de son admiration pour Wells, Lewis aurait été inspiré aussi par A Voyage to Arcturus (1920) de David Lindsay.

 

L'ordre martien est théocratique. Il en découle à la fois une extrême vertu générale (Les Hross, par exemple, se marient tard, ne font l'amour que jusqu'à la naissance de leur unique enfant et restent chastes après !), une bienheureuse soumission de chacun aux lois divines (manifeste dans la chasse des Hrossa, qui tuent "avec amour" leur prédateur, le monstre aquatique hnakra, auquel ils s'identifient et qui est leur totem) et, il faut bien le dire, une grande pudibonderie, mais si naturelle à l'auteur qu'on ne songe nullement à s'en dépiter ou à s'en irriter. Ainsi, la rencontre de Ransom avec son ami hross amène la métaphore inattendue du premier commerce charnel entre un homme et une femme, et du peu de réticence et de répugnance qu'il leur faut surmonter.

Si l'idée fondamentale de Out Of The Silent Planet est gnostique, ou néoplatonicienne, ou swedenborgienne (la planète silencieuse du titre est la nôtre ; la Terre ne participe pas au concert des mondes habités parce que son démiurge est fou ou pervers), la coexistence des trois humanités martiennes avec les hordes angéliques, sous la tutelle du démiurge Oyarsa, est évidemment une application de l'idée chrétienne de communion des saints. Dans cette mesure, l'oeuvre de C. S. Lewis dépasse le spiritualisme naïf et enfantin que nous avons si souvent pu associer aux romans martiens, et donne l'exemple d'une fiction planétaire réussie qui roulerait sur des questions théologiques, quand même la doctrine exposée est hétérodoxe.

Mais, encore une fois, Out Of The Silent Planet est tout sauf une leçon de catéchisme habillée en roman. L'axiome fondamental de la conception littéraire de C. S. Lewis (qui est aussi celle de son ami Tolkien) est qu'une histoire se suffit à elle-même, qu'elle constitue en elle-même son propre message, en particulier lorsqu'elle appartient à la veine mythologique. L'auteur appliquera ce principe dans ses deux autres romans planétaires (Perelandra raconte la tentation d'Eve sur Vénus) et dans les sept romans pour enfants du cycle de Narnia (écrits de 1950 à 1956). Il n'est jamais question pour C. S. Lewis de cacher le « médicament » pastoral dans la « confiture » romanesque, car l'important est précisément le romanesque, c'est-à-dire, en l'occurrence, la reprise du mythe chrétien. A la limite, le fait que les jeunes lecteurs du cycle de Narnia ne se rendent pas compte que le lion Aslan est le Christ du monde enchanté inventé par C. S. Lewis est sans importance. Ce qui compte est le motif romanesque lui-même : le lion Aslan est mis à mort par ses ennemis et il ressuscite. C'est ce motif qui constitue la base de la doctrine chrétienne et non telle interprétation qu'on lui donne. Pour C. S. Lewis, le christianisme est la religion où Dieu meurt pour ses créatures et ressuscite. Le fait qu'il meurt pour « laver le péché originel » est déjà une fioriture.

La théorie littéraire de C. S. Lewis est servie par un talent romanesque considérable. En un rare tour de force, C. S. Lewis parvient, dans Out Of The Silent Planet, à décrire l'évolution spirituelle de son personnage, Ransom, sans en faire une marionnette, l'équivalent pour le théologien du mannequin articulé en bois de noyer des dessinateurs, et sans le faire patauger dans les flaques d'un itinéraire mystique, à la façon du Pilgrim's Progress. Les figures obligées de notre romancier chrétien deviennent chez son personnage des éléments de psychologie, de sorte que, ici encore, on ait affaire à un vrai roman et non à une leçon de catéchisme déguisée en fiction.

Il est donc tout à fait possible de lire Out Of The Silent Planet en ignorant les implications morales ou religieuses du comportement de notre héros dans les diverses situations anormales où il est involontairement plongé. Pour ne donner qu'un exemple, Ransom, passager involontaire pour Mars, a une peur bleue de ce qu'il trouvera sur cette planète, et imagine les monstres décrits par Wells - ou pire.

"No insect-like, vermiculate or crustacean Abominable, no twitching feelers, rasping wings, slimy coils, curling tentacles, no monstrous union of superhuman intelligence and insatiable cruelty seemed to him anything but likely on an alien world."

Du point de vue de l'auteur, Ransom pèche par manque de foi. Jusqu'à plus ample informé, il devrait avoir confiance dans son créateur, au lieu de donner libre cours à ses terreurs. Mais pour le lecteur, ce trait de psychologie d'un humain ordinaire, associée au jeu sur les conventions du genre (les monstres à la Wells) contribuent simplement à augmenter le réalisme et l'intérêt du récit. Ransom découvrira finalement qu'il n'a peur que de sa peur (Le point de vue de la morale chrétienne n'est pas très différent, en l'occurrence, de celui de l'hygiène mentale).

Les critiques sont souvent convenus de la double nature de roman scientifique et de fable théologique de Out Of The Silent Planet, pour rejeter ses suites hors du domaine de la science-fiction - et les déclarer décevantes. "Les deux autres volets de la trilogie... toutefois, ne valent pas le premier et, surtout, font de plus en plus appel au fantastique et au merveilleux", écrit Pierre Versins (Encyclopédie de l'utopie et de la science-fiction). "C. S. Lewis évite le préchi précha dans son premier volume... Il n'en est malheureusement pas de même pour le second titre, où Ransom est cette fois transporté sur Vénus, et dont l'action traîne terriblement en longueur. Le pire étant nettement le troisième, That Hideous Strength, où les forces diaboliques et les puissances divines s'affrontent dans des collèges britanniques dans une atmosphère grand-guignolesque", écrit J. Sadoul (Histoire de la science-fiction moderne).

La sévérité de M. Sadoul pour That Hideous Strength, elle est d'autant moins compréhensible qu'il louange sans arrière-pensée des histoires de Pohl et Kornbluth à la thématique similaire et infiniment moins bien écrites. Sa réticence devant les questions théologiques laisse perplexe quand on songe que les auteurs de science-fiction ont souvent abordé cette thématique, avec en général, il est vrai, plus de pétulance que d'esprit. *

 

* On peut citer les nouvelles ou courts romans de P. J. Farmer mettant en scène le prêtre catholique Carmody, invariablement confronté à de "pauvres dieux" aux pouvoirs indéniables mais qui n'ont rien de la divinité du monothéisme (Attitude,1953 ; La Planète du dieu, 1955 ; Night of light,1957, etc.) Ces fictions ne dépassent jamais le niveau d'un honnête récit d'aventure très moyennement écrit ; elles n'ont pas - contrairement à ce que croit l'auteur - d'implications théologiques, et on se demande pourquoi le romancier a cru devoir les emmêler de notions "religieuses" à demi-digérées. Farmer a également décrit des cosmogonies infantiles dans Inside Out (1964 ; l'enfer est réellement à l'intérieur de notre monde), The Maker of universes (1965) et ses suites (1966-70 ; décrivant une série de mondes concentriques et empilés en forme de ziggourat) et dans son cycle du fleuve (1966-71 pour l'essentiel ; l'humanité, réincarnée sur une planète où coule un fleuve majestueux, est nourrie par des distributeurs automatiques).

Citons encore la nouvelle d'A. C. Clarke, L'Etoile,1955, (l'étoile de Béthléem - une nova ! - a rayé de l'univers une civilisation florissante qui habitait l'une de ses planètes. Nous avons lieu de craindre que l'auteur ne prenne cette mauvaise plaisanterie pour un problème métaphysique !), ou le roman de James Blish, (le seul des auteurs cités jusqu'à présent qui ait apparemment quelques lectures sur le sujet) A Case of conscience (1953), où une planète abritée du péché originel héberge peut-être le diable. L'Etat ou la planète théocratique reviennent fréquemment sous la plume d'auteurs mus par une juste indignation (John Brunner, Farmer, encore) ou bizarrement ambivalents (l'un des romans les plus embrouillés sur ce thème, irrémédiablement malaxé avec celui de la génétique, est The Eleventh Commandment de Lester Del Rey, 1970).

Il existe un petit nombre d'auteurs favorables à la religion (chrétienne en général). Citons Cordwainer Smith du côté épiscopalien et, chez les catholiques romains, Walter Miller Jr, auteur de l'excellent A Canticle for Leibowitz, 1960, (d'après trois contes des années 1955-57), et de nombreuses nouvelles, dont Dark Benediction, 1951, qui, outre l'étrangeté apparente de son thème (le genre humain sauvé par une maladie de peau ?) déborde d'humanité et de compassion. Quant au courant de la religion "romantique" (c'est à dire vague et mal définie, et d'ailleurs dépourvue de credo), si étroitement associée aux sciences psychiques, il a vu sa meilleure représentation dans les pages de la revue Fantasy & Science fiction, avec les gentilles histoires du Peuple par Zennah Henderson. Le Peuple est constitué de descendants d'extraterrestres dont la planète a explosé et qui ont atterri dans l'Ouest américain. Ils disposent tous de facultés E.S.P., qu'ils dissimulent à leur environnement terrestre, et parlent de leur planète comme d'une Terre Promise à jamais perdue. L'histoire type de Zennah Henderson montre une institutrice, envoyée par un inspecteur primaire sans coeur dans la brousse, pour alphabétiser les petits extraterrestres déguisés en humains. L'institutrice découvre leurs pouvoirs et, le plus souvent, qu'elle est l'une d'eux.

L'itinéraire spirituel s'est pratiqué à l'époque moderne, en général pour la grande confusion du lecteur. Nous avons déjà cité une probable inspiration de C. S. Lewis, A Voyage to Arcturus de David Lindsay (1920). Souffrant de l'amateurisme du romancier, le livre ressemble, sous couvert de symbolisme ésotérique, à un travesti rempli des bizarreries d'une sexualité mal vécue. Enfin, Louis Wohl a pastiché, en 1954, sous le titre Mars ne veut pas la guerre, le premier titre de la trilogie planétaire de C. S. Lewis.

Quant au premier reproche (C. S. Lewis aurait versé dans le fantastique), il illustre bien le flou dans les définitions qui règne chez les historiens du roman scientifique. Le critérium de la science-fiction (mais aussi de l'utopie et du voyage extraordinaire !), pour Pierre Versins, est la "conjecture romanesque rationnelle". Quoique fleurant agréablement l'université, cette notion est aberrante. Pour emprunter un argument à Louis Vax (La Séduction de l'étrange), affirmer que les soucoupes volantes sont un mythe ou que la Terre est la seule planète habitée, ce serait également se livrer à des conjectures rationnelles ! Il est constant d'autre part que Versins retient les ouvrages ou les exclut de son encyclopédie selon son caprice. The Purple Cloud de M. P. Shiel est rangé dans la conjecture rationnelle, mais The Land of Mist de Conan Doyle est passé sous silence, probablement à cause de la vieille haine de Versins envers la parapsychologie. Fitz-James O'Brien est rationnel, ainsi que l'occultiste Machen (Le Grand Dieu Pan) ! Lovecraft est emphatiquement réclamé pour la conjecture rationnelle parce que ses dieux anciens sont "venus de l'espace", mais C. S. Lewis, dont les démiurges, et Dieu lui-même, sont bien plus nettement fixés (dans le système solaire), est supposé, on vient de le voir, emprunter "au fantastique ou au merveilleux". Le comble est l'acceptation par Versins dans la conjecture romanesque rationnelle d'oeuvres pré-scientifiques - à commencer par l'épopée de Gilgamesh. On est ici dans la facétie.

Chez Sadoul, la définition de la science-fiction n'embrasse, semble-t-il, que la littérature populaire américaine des pulps et des paperbacks (le reste de la littérature et le reste du monde ne figurent que par acquit de conscience), et il fait commencer la "science-fiction moderne" (c'est-à-dire la science fiction américaine) en 1911, avec le feuilleton de Hugo Gernsback Ralph 124C41+, dans Modern Electrics, au mépris de toute logique et de toute chronologie.

La trilogie planétaire de C. S. Lewis appartient sans conteste au roman scientifique (elle est rationnelle, au sens de Versins), parce qu'elle contient une vision unifiée de l'univers. On y chercherait en vain la contradiction logique ou l'ambiguïté du fantastique et il n'est jamais question que les lois de l'univers soient "suspendues". Chez C. S. Lewis, le surnaturel (qui a évidemment ses lois, quoiqu'elles nous soient inconnaissables) embrasse le naturel. Les lois de la physique sont constantes et invariables, mais elles ne constituent que la surface des choses - plus exactement, elles ne s'appliquent qu'à l'intérieur du temps. Les créatures angéliques, étant hors du temps (en fait, elles doivent se déplacer très rapidement, dans le temps et l'espace, pour être physiquement présentes en un point qui nous paraît fixe), aperçoivent, elles, dans l'éternité, l'acte de création.

L'auteur écrit, dans That Hideous Strength :

 

"In their eyes, the normal Tellurian modes of being - engendering and birth and death and decay - which are to us the framework of thought, were no less wonderful than the countless other patterns of being which were continually present to their unsleeping minds. To those high creatures whose activity builds what we call Nature, nothing is "natural". From their station the essential arbitrariness (so to call it) of every actual creation is ceaselessly visible ; for them there are no basic assumptions : all springs with the willful beauty of a jest or a tune from that miraculous moment of self-limitation wherein the Infinite, rejecting a myriad possibilities, throws out of Himself the positive and elected invention."

 

La position de C. S. Lewis, qui surnaturalise la nature, constitue, comme on le voit, le négatif de celle de Rosny, dont le postulat implicite est que si une chose existe, elle entre dans les lois de la nature - et qui par conséquent naturalise le surnaturel.

Il en découle qu'il n'y a point, pour Lewis, d'opposition entre la théologie et l'astronomie. Une fois admis que la planète Vénus est un nouvel Eden, il est normal que, dans le roman Perelandra, Ransom y soit transporté par les anges, y rencontre l'Eve locale et y lutte contre le serpent, incarné dans le corps du physicien Weston. Il est hors de doute que l'amateur de littérature planétaire préfèrera Out Of The Silent Planet à sa suite, parce que la description planétaire y est au premier rang (le roman est aussi bien meilleur !) - mais Perelandra n'est pas moins de la science-fiction que le premier titre.

C. S. Lewis a sous-titré That Hideous Strength : "Un conte de fées moderne pour les grandes personnes", parce qu'il y fait intervenir une bureaucratie infernale, Merlin l'enchanteur et la confusion des langues. Mais si le roman emprunte effectivement au merveilleux et au cauchemardesque (il ressemble plus au cycle de Narnia que les deux premiers volumes de la trilogie planétaire), il n'est jamais fantastique : tout au contraire, C. S. Lewis a merveilleusement tiré parti de la parenté du merveilleux pur et du merveilleux scientifique.

 

3. 4. Une archéologie martienne : races antédiluviennes et races mourantes

 

Il nous faut à présent isoler un autre thème de la littérature martienne, que nous appellerons le thème de la race antédiluvienne. Ce thème repose sous une forme différente le problème planétaro-spirite, puisqu'on conserve l'égalité

 

les martiens = les morts

 

mais que ces morts sont d'anciens habitants de la planète Mars et qu'ils sont révélés par une archéologie martienne.

A l'instar des mystérieuses civilisations découvertes, en littérature, dans les entrailles de la Terre, les martiens du roman scientifique appartiennent presque toujours à des races incroyablement anciennes. Nous en avonsvu maints exemples chez Lasswitz, Pope, Arnold, Wells, Gayar, Le Rouge, Rosny, etc. Comme les auteurs sont le plus souvent partisans de l'évolutionnisme, ces martiens de vieille race sont supérieurement intelligents, et en général d'une beauté éthérée. La science-fiction américaine des pulps conservera le poncif victorien d'une race de superscientifiques aux corps atrophiés.

Il est donc fatal que, dans certains cas du moins, ces races martiennes soient éteintes au moment où commence le roman. La planète rouge est dans ce cas un cimetière ou un champ de ruines, parfois peuplé de rejetons dégénérés des êtres admirables du passé. On trouve ce motif chez Arnold, Gayar et Le Rouge. On le retrouvera chez Burroughs à qui nous consacrerons la section suivante. Elle est devenue, elle aussi, une constante de la science-fiction, ainsi qu'en témoignent la nouvelle de John Wyndham, Time to Rest, et cette autre qui semble lui faire pendant, Dumb Martian. Les martiens sont exsangues, et ont un faux air antique, sous leurs masque d'or, chez Bradbury (Chroniques martiennes, 1950). Mais il faudrait citer aussi les jolies Martiennes adeptes de danses sacrées au fond du temple saint, dans la nouvelle de Roger Zelazny, A Rose for Ecclesiaste (1963) - nonobstant le fait que l'auteur écrit comme un porc et cite plus de mauvais japonais que de martien - ce qui explique probablement que Jacques Sadoul le présente comme un "écrivain, un styliste", en le comparants à une autre pittoresque nullité littéraire, Abraham Merritt.

Les martiens sont, dans certains cas, les surgeons des races terrestres antédiluviennes, qui ont franchi les espaces. Leur vernis d'antiquité gréco-latine s'explique alors naturellement. Un exemple canonique est celui des martiens atlantes du roman Aelita, d'Alexis Tolstoï (1923). Il est habituel que les terriens se souviennent d'eux comme des dieux de quelque mythologie. Ces martiens-atlantes et ces Martiennes-cariatides, provenus de la Terre, sont très représentés dans les corniches de l'anticipation victorienne.*

 

* Toute cette littérature, basée sur la figure d'ancêtres mystérieux, de prodigieuse stature, est proche parente du courant occultiste à la Blavatsky.

 

Parfois, au rebours, l'origine de la vie sur Terre est attribuée aux martiens finissants et qui ont essaimé. (Par exemple dans le daily strip Jeff Hawke, épisode titré Les Vents de Mars.)

Enfin, les martiens furent parfois de simples, quoique très anciens, visiteurs de notre monde. Un exemple ancien est fourni par le roman d'Henri de Parville, Un Habitant de la planète Mars (Hetzel, 1865).

 

¶ On découvre un aérolithe enfoui en Amérique, au pays des Arrapahys (sic). On le creuse. On trouve à l'intérieur une momie fossilisée de martien dans un excellent état de conservation, si l'on excepte quelques traces de calcination. L'individu est de couleur jaune-rougeâtre, de petite taille, grêle, avec de longs bras (on croit d'abord qu'il a de petits pieds, mais on découvre ensuite qu'ils sont très grands aussi), un visage en lame de couteau muni d'une trompe, avec une petite bouche ne contenant que quelques dents. On a retiré les yeux au moment de l'inhumation. La momie est entourée d'artefacts et repose sous une plaque de métal gravée.

Le roman est prétexte à de copieuses explications sur la science de l'époque, puisqu'il consiste pour l'essentiel en un compte rendu d'un colloque. Finalement, l'hypothèse la plus probable est que le martien, qui a voyagé sur Terre avec sa tombe, était enseveli sur sa planète natale (peut-être au sommet d'une montagne) et qu'une chute de météorite l'a projeté dans l'espace, d'où il est retombé sur Terre.

Le roman, écrit sous forme de lettres, finit de façon maladroite mais habituelle pour l'époque, sur l'hypothèse qu'il ne s'agissait que d'un rêve, le scripteur ayant composé lui-mêmes les lettres par écriture automatique.

 

Un Habitant de la planète Mars est essentiellement un roman didactique, dont les paquets d'explications scientifiques font pâlir un Jules Verne. Mais les résumés scientifiques sont prétextes à toute sorte d'extrapolations. Le martien de Parville appartient visiblement à une race de primitifs (il n'est pas anodin que la momie interplanétaire ait été retrouvée au pays des Indiens, l'aérolithe reflétant de manière spéculaire son environnement) et parmi les thèmes de Parville figure une sorte de racisme géologique. « M. Trémaux, dans une suite de mémoires très remarquables et très remarqués, a posé cette loi : c'est le milieu géologique et physique qui fait l'espèce. » (Parville, p. 184, note.) En d'autres termes, le degré de développement des populations, et le destin des races, dépend de l'état du sol. « Allez habiter les terrains modernes, perfectionnement. Restez sur place, fixité. Gagnez les régions primitives, dégénérescence. »

Le thème de la race mourante s'éclaire du rapprochement avec le thème de la race antédiluvienne. Que les ultimes martiens soient des primitifs demeurés en l'état ou les représentants exsangues de races ultra-raffinées, leur fin est inéluctable. Primitifs, ils ont fait leur temps, ils sont des fossiles vivants, comme les néanderthaliens des romans préhistoriques de Rosny. Ultra-développés, ils sont arrivés au terme de leur évolution naturelle et sont devenus trop délicats pour survivre. Ce double fantasme, celui de la brute primitive d'une part et, d'autre part, celui un être éthéré et phtysique, qu'on admire comme une œuvre d'art mais qui est fragile comme elle, situe l'européen dans un juste milieu : il est civilisé mais pas trop. Sa supériorité sur la brute primitive est évidente. D'un autre côté, il a conservé un caractère suffisamment viril pour conquérir de nouveaux territoires, tenir en respect leurs indigènes et leur imposer, par la manière forte, les progrès de la civilisation. Comme on l'a vu, chez les victoriens, cette colonisation de la planète Mars va jusqu'au fantasme d'un remodelage complet de ce monde, symbolisé par le creusement des canaux (Pope, 1894, Fonvielle, 1901). A la même époque, Jules Verne écrit L'Invasion de la mer (publié en 1905), qui décrit la création de la mer saharienne par l'inondation des chott.

 

Harry Morgan

 

Nous adressons nos plus vifs remerciements à la Maison d'ailleurs (Yverdon) pour nous avoir ouvert ses collections de victoriana.

 

Le début

La fin

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