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Un plagiat de Out of the Silent Planet de C. S. Lewis

Mars ne veut pas la guerre

de Louis de Wohl


Louis de Wohl (1903-1961), Allemand puis Britannique, écrivit des romans d'aventure, des "policiers" et des vies de saints. Il a publié, sous le titre Die Erde liegt hinter uns (Mars ne veut pas la guerre, 1954) un roman martien à thème théologique qui pastiche plus ou moins habilement Out Of The Silent Planet (Le Silence de la Terre) de C. S. Lewis.

Le savant matérialiste Brandeis, le pilote d'essai catholique Christopher Cary et la fille d'industriel Maximienne Armitage prennent place dans l'Argo, un vaisseau spatial construit dans les usines de papa Armitage et fonctionnant grâce à un carburant extraterrestre récupéré par un individu suspect du nom de Marmon, dans une soucoupe volante qui s'est écrasée. Le trio va dans Mars et y rencontre deux humanités martiennes qui vivent dans la paix céleste.

 

Les ressemblances, petites et grandes, entre Mars ne veut pas la guerre et Out Of The Silent Planet, sont nombreuses.

Les personnages, d'abord. Le créateur de l'astronef, et chef de l'expédition, Brandeis, est froid et d'abord difficile ; sous le coup des rayons cosmiques, Brandeis parle remarquablement comme Weston, le physicien mégalomane de Out Of The Silent Planet.

 

"Tout à coup Brandeis se mit à hurler. «On a aussi tenté d'arrêter Christophe Colomb. Il y a toujours une mutinerie, quand quelque chose de vraiment grand se prépare. Cela vous gêne, pauvre nain ; vous voudriez ramener toute chose à votre niveau, à votre lamentable manière de penser. Mais cette fois, vous ne réussirez pas, je vous le dis.»

Christopher, le regarda, bouche bée. Ce n'était plus le Brandeis qu'il avait connu."

 

Christopher, le pilote d'essai catholique est évidemment la contrepartie de Ransom, l'honnête homme chrétien du roman de Lewis. Mais Ransom est kidnappé et emmené sur Mars contre son gré, tandis que Christopher est le chauffeur de l'expédition.

Le troisième larron est la fille de l'industriel constructeur du vaisseau, qui s'est introduite à bord clandestinement, comme dans une bande dessinée de William Ritt et Clarence Gray.

Le voyage est décrit de façon similaire dans les deux romans, avec les différences provenant des talents respectifs des romanciers. L'espace est un lieu littéralement baigné du fluide divin pour Lewis. Pour Wohl, les étoiles sont comme des joyaux se mouvant (sic) sur du velours.

Autre emprunt, quand il a franchi la ligne invisible où l'attraction de la Terre et de Mars s'équilibrent, l'astronef donne le mal de mer à ses occupants.

Lewis écrit :

 

"At the same time their sense of direction - never very confident on the spaceship - became continuously confused ; From any room on board, the next room's floor had always looked downhill and felt level ; now it looked downhill and felt a little, a very little, downhill as well... All of them grew afflicted with vomiting, headache and palpitation of the heart."

 

Chez Wohl, cela devient :

 

"L'argo semblait prendre une position de plus en plus oblique. Ou était-ce seulement le fruit de son imagination ? Non, c'était bien cela ; il devenait difficile de passer d'un côté de la cabine à l'autre, tout déplacement ressemblait à une ascension. Au-dedans d'elle-même aussi elle se sentait de plus en plus chavirée. Par moments, l'appareil semblait monter avec une rapidité vertigineuse, puis il paraissait s'enfoncer dans le vide ; et elle ne trouvait rien à quoi se cramponner."

 

Le vaisseau de Lewis est une planète en miniature, une sphère contenant une sphère plus petite, qui constitue le centre de gravité et le plancher du vaisseau, ce qui explique que la pièce d'à-côté soit de guingois pour l'oeil mais droite quand on y met le pied. Par contre, dans le vaisseau de Wohl, dont le plan est apparemment plus traditionnel, rien ne justifie ces sens dessus-dessous - sinon les reminiscences du roman de Lewis.

Sur Mars, qui s'appelle Malacandra pour Lewis et Tri-Fanu pour Wohl, tout est curieusement allongé, sans doute à cause de la moindre pesanteur. Wohl n'arrive à nous fournir, en botanique martienne, que de la bruyère pourpre et un arbre qui tient de la fougère géante et au feuillage semblable à du cristal (sic).

Les humanités martiennes, ou Fanu-du, sont au nombre de deux, selon Wohl, au lieu de trois pour les hnau (ou humanités) de Lewis.

Les diwus de Wohl ressemblent beaucoup aux séroni de C. S. Lewis. Des géants de quatre mètres de haut, blancs, couverts de plumes, avec des visages inexpressifs, mais Wohl leur attribue aussi de très larges yeux rouges et trois doigts à chaque main.

Les druls ressemblent aux hrossa de Lewis, des manières de phoques, mais dotés des attributs des Pfifltriggi de Lewis (ils sont d'excellents bricoleurs).

Cependant - comme le remarquent les personnages eux-mêmes ! - sur la Mars de Wohl, les humanités ont l'air non seulement différentes mais inégales, les diwus étant nettement les maîtres (ou les cols blancs) et les druls les exécutants.

Les gloses linguistiques, inévitables en science-fiction, prennnent dans Mars ne veut pas la guerre une importance particulière, sous l'influence de Out Of The Silent Planet dont le héros est philologue.

Lewis écrit :

 

"The Hross, with a wealth of gesticulation - its arms or fore-limbs were more flexible than his and in quick motion almost whip-like - made it clear that it supposed him to be asking about the high ground in general. It named this harandra. The low, watered country, the gorge or canyon, appeared to be handramit. Ransom grasped the implications, handra earth, harandra high earth, moutain, handramit, low earth, valley. High land and low land, in fact. The peculiar importance of the distinction in Malacandrian geography he learned later."

 

Voici, chez Wohl, une scène équivalente :

 

"«Tri-Barka», dit le géant.

La figure de Brandeis s'illumina. «Tri est le mot générique pour indiquer un astre ou une planète.» Il montra du geste le géant et dit «Fanu». Puis, touchant sa propre poitrine : «Barka». Une autre idée lui vint. Il montra le soleil en demandant : «Tri ?

-Am-tri», répondit le géant.

A présent les choses se compliquaient de nouveau.Peut-être «Am» était-il aussi un nom collectif. «Am-du» avait été le premier salut du géant.

«Am signifie Dieu, dit tout à coup Christopher, sur un ton de certitude.

-Qu'est-ce qui vous fait penser à cela ?»"

 

Dans la suite du roman de Wohl, Maximienne prépare un dictionnaire, ce qui est inutile puisque la race martienne diwu, ayant appris sa langue en lisant ses pensée, lui propose de lui en fournir un.

Ce qui nous vaut le passage suivant :

 

"«Je ferais mieux de travailler», se dit-elle. Travailler signifiait rédiger un dictionnaire martien-anglais. Brandeis pensait qu'il valait mieux ne pas laisser cette tâche aux Fanu-dus."

 

Ce souci lexicographique est plus logique dans l'original de C. S. Lewis, puisque Ransom est philologue et que personne sur Mars ne parle de langue humaine.

 

"The love of knowledge is a kind of madness. In the fraction of a second which it took Ransom to decide that the creature was really talking, and while he still knew that he might be facing instant death, his imagination had leaped over every fear and hope and probability of his situation to follow the dazzling project of making a Malacandrian grammar. An Introduction to the Malacandrian Language - The Lunar Verb - A Concise Martian-English Dictionnary... the titles flashed through his mind."

 

Cependant la ressemblance la plus frappante entre les deux romans porte sur la théologie. Dans le roman de Wohl, on comprend, d'après les premières conversations avec les diwus, que, sur Mars, on vit dans une joie mystique, en contact direct avec la divinité. Les martiens constatent avec surprise la perte de grâce des terriens. Christopher est proche de l'intuition divine, mais son esprit est encombré d'images enfantines de Dieu père-noël. Brandeis, quant à lui, est rempli d'idées matérialistes qui font court-circuit et "empêchent le contact". (La scène rappelle directement l'épisode magnifique où le démiurge martien du roman de C. S. Lewis prononce sur les états d'âmes de Weston et Devine, les cupides terriens.)

Comme dans Out Of The Silent Planet, les martiens voient les anges - appelés eldila chez Lewis et am-ba chez Wohl - qui pullulent, y compris dans l'espace interplanétaire, qu'ils remplissent au point de freiner la progression de l'astronef. Cependant, dans le roman de Louis de Wohl, ces anges omniprésents se servent à rien.

Tout cela est très intrigant pour le lecteur qui a apprécié Out Of The Silent Planet, quoiqu'on se demande ce que de Wohl, visiblement perplexe, va faire de sa cité céleste martienne.

Il n'en fera rien du tout.

Le roman bifurque, l'auteur se dégageant probablement de l'influence de sa lecture à mesure qu'il écrit. C'est alors une autre influence qui prend le dessus, celle de Kurd Lasswitz (Auf Zwei Planeten, 1897).

Le problème du roman devient soudain : les martiens envahiront-ils la Terre ?

Cela nécessite évidemment quelques adaptations. Pour commencer, les martiens ne sont pas si parfaits que cela. Simplement, ils n'ont pas encore commis le péché originel. D'autre part, s'ils sont en communication avec Dieu, c'est par l'intermédiaire d'une sorte de yogi, flottant en apesanteur dans un réduit obscur.

Le yogi meurt. Les martiens sont donc mûrs pour être tentés par le Terrien Marmon, qu'ils vont chercher, et qui leur murmure que les habitants de la troisième planète surarment et qu'il faut les envahir préventivement.

Ils ne les envahiront pas. Le tentateur Marmon est démasqué in extremis par saint Christopher Cary, le pilote d'essai, et les martiens ne commettront jamais le péché originel.

Le thème de la planète qui n'aurait pas connu le péché originel a été traité par James Blish dans A Case of conscience (1953) et, de manière superbe, par C. S. Lewis lui-même, dans le deuxième volume de sa trilogie spatiale, Perelandra (1944), que Wohl a peut-être lu également. Malheureusement, dans Mars ne veut pas la guerre, il est incompatible avec tout ce qui a été dit jusque là et vide le roman de son sens. Ayant proposé à notre admiration des martiens en état de grâce et vivant dans la communion des saints, l'auteur nous les représente, quelques chapitres plus loin, faillibles et prêts à succomber à la tentation d'un Satanas. L'invention du yogi martien, oracle de Dieu, et sa disparition, n'expliquent rien si les martiens sont en contact immédiat avec leur divinité ce qui a été nettement suggéré. (L'auteur précise d'ailleurs que les dirigeants martiens n'avaient recours à l'oracle que très rarement.) Enfin, la "tentation" et le "péché originel" des martiens sont peu probants. Les martiens, abusés par le menteur Marmon, commettent, en voulant envahir la Terre pour empêcher une guerre atomique entre les planètes, une erreur de jugement plutôt qu'un péché. Même si l'auteur prend soin de préciser que le tentateur s'appelle aussi le trompeur et que le péché originel consiste à désobéir à la loi divine (qui, bien entendu, dans sa version martienne, précise : n'allez pas sur la Terre), il semble, théologiquement parlant, que l'auteur se soit inextricablement fourvoyé et patauge tristement du côté du discernement, alors qu'il voulait aborder la grâce et la chute.

Tout finit par une messe. Ayant assisté à l'office de banlieue d'un vieux prêtre bègue, les martiens constatent que les terriens ont droit à chaque messe à la manifestation de Dieu lui-même, que leurs excellents yeux leur ont permis d'apercevoir au-dessus de l'autel, et il repartent en regrettant de ne pas en avoir autant sur Mars, ce qui est en parfaite contradiction avec ce qui a été dit plus tôt dans le roman, quand l'auteur plagiait C. S. Lewis.

 

Louis de Wohl lit le journal et il sait quantité de choses sur la fabrication du tritium, les essais nucléaires américains à Los Alamos (qu'il appelle El Alamo), le laboratoire de parapsychologie créé par Rhine à l'université Duke en 1930, et les barrages hydroélectriques soviétiques. Il commet quelques erreurs, croyant, par exemple, qu'en apesanteur les mouvements sont très exagérés et deviennent violents. Ainsi, le geste de lever le bras a pour résultat qu'on s'administre sur le nez un soufflet.

Notre auteur écrit mal et à grand renfort de poncifs - pas suffisamment mal, cependant, pour devenir illisible. Comme il est passablement confus, et incapable d'amener ses péripéties par des voies naturelles, ses personnages se trouvent le plus souvent en posture de s'expliquer mutuellement ce qui se passe, ou d'éclaircir un point du passé. L'un d'eux, le catholique, prêche, ce qui alourdit encore le récit. Mais de temps à autre, une remarque amusante d'un personnage, une observation bien venue de l'auteur, rendent quelque espoir au lecteur.

Wohl pourrait très bien être lui-même un martien. A en juger par la façon dont il fait agir ses héros, il ignore à peu près tout de la nature humaine ; mais il est convaincu, à tort ou à raison, que la foi dans le christianisme l'améliore considérablement.

Son christianisme est orthodoxe, et on retire, outre le décousu du roman, la fâcheuse impression qu'il l'a composé en partie dans le dessein d'écrire une version de Out Of The Silent Planet qui fût plus conforme au canon.

Certaines des réflexions de Wohl sont déconcertantes : Une preuve que les martiens sont en état de grâce est que leurs enfants marchent dès onze jours, alors que notre nature déchue apparaît dans le fait que "l'enfant innocent, comme nous disons, est déjà un petit faisceau de cupidité et d'égoïsme" et que "pendant des semaines et des mois, nous ne sommes que de petits êtres chétifs, pleurards et égoïstes, tout différents d'un poulain ou même d'un poussin" (Les poussins et les poulains ont apparemment en commun partage avec les martiens d'avoir échappé au péché originel).

D'autre part, la superstition pointe parfois, chez notre auteur, le bout de son nez plein de cire de bougie ; ainsi, son méchant possédé du démon, Marmon, se repère aisément... au fait qu'il est épileptique.

Mars ne veut pas la guerre, avec ses réminiscences de Out Of The Silent Planet, bizarrement déformées et présentées de façon arbitraire et confuse, est un exemple curieux et instructif de ce que peut devenir un chef-d'oeuvre lorsqu'il est plagié par un crétin.

 

Mars ne veut pas la guerre, de Louis de Wohl

Editions Salvator, Mulhouse, s. d. (1954)

 

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