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Le siècle martien

notes pour servir à l'histoire du roman planétaire


in memoriam C. Villa

 

Le spiritisme s'est, dès l'origine, intéressé aux planètes, les ébats des médiums dans les mondes prenant naturellement la suite d'une riche littérature mystique qui promenait le badaud dans les sphères célestes.

La conception fondamentale des spirites était celle de la transmigration des âmes dans des planètes plus ou moins avancées sur le plan spirituel, la Terre étant prise comme point de référence. Il s'agissait, on le voit, d'un simple décalque des anciens itinéraires mystiques, appliqué à la pluralité des mondes habités.

On a un exemple de ce premier courant mystico-planétaire chez le médium genevois Hélène Smith. Mars tel qu'elle le décrit est un peu plus avancé que la Terre. Un parfait exemple de planète rétrograde est son ultra-Mars, monde particulièrement bas de plafond auquel pourraient s'appliquer ces vers de Jules Romain :

 

« Le ciel est si bas, si crasseux

Que les hommes de haute taille

Ont presque peur de s'y cogner

Et d'en faire tomber sur eux. »

 

Deux humanités cachées

 

Cependant, à la fin du 19e siècle, la nature du problème se modifia sensiblement.

Les astronomes, à cette époque, en tenaient pour l'existence d'une humanité martienne, et envisageaient des moyens de communication (en particulier par télégraphe optique) avec la planète soeur. Les spirites et les occultistes découvrirent du coup que le problème spirite et le problème astronomique présentaient une curieuse similitude. Il s'agissait, dans l'un et l'autre cas, de communiquer avec deux humanités cachées - ou deux humanités inaccessibles - les martiens d'une part, et d'autre part les morts.

Or, le moyen de communication que les scientifiques cherchaient de façon théorique, les spirites le possédaient (ou croyaient le posséder). Il passait, selon leur doctrine, par les désincarnés, le fluide ou l'astral.

Le spiritisme planétaire franchit donc une nouvelle étape, moins mystique et plus astronomique.

Il est cependant hors de doute que le parallèle entre le problème astronomique et le problème spirite se fût fait moins bien si la tradition n'avait, de tous temps, peuplé les planètes d'esprits - ce qui, dans le premier spiritisme, nous valut la doctrine de la transmigration des âmes dans les planètes. Ainsi, à l'équivalence que nous venons de poser (les martiens et les morts sont deux humanités cachées), le spiritisme tendit naturellement à en substituer une autre (les martiens SONT les morts).

Comme il était naturel, le roman scientifique du tournant du siècle mélangea régulièrement communication avec les planètes et fluidisme. Ce roman martien spiritoïde connut un âge d'or relativement bref, mais il laissa de nombreuses traces dans la littérature postérieure.

S'il est un homme qui ait fait la jonction entre les deux périodes du spiritisme que nous venons de décrire, c'est l'astronome, métapsychiste et romancier Camille Flammarion.

Flammarion fut le témoin et se fit l'historiographe du premier spiritisme planétaire ; il demeura attaché, du moins sentimentalement, à la doctrine de la transmigration dans les étoiles.

Il fut l'artisan de ce qu'on pourrait appeler le spiritisme astronomique, ou le spiritisme de la communication, par sa préoccupation pour les mondes habités, même si, sur ce point encore, il faut distinguer l'enthousiasme du romancier et la prudence du savant. Ses ouvrages de vulgarisation propagèrent la notion d'une humanité martienne et il fut, à ce titre, le déclencheur direct des visions martiennes d'Hélène Smith.

Les pages qui suivent sont consacrées à Camille Flammarion et à la communication avec la planète Mars, selon le double point de vue astronomique et spirite.

Nous traiterons successivement :

• De Flammarion lui-même, partagé entre astronomie et spiritisme. (Section I)

• Reprenant les travaux du savant, nous brosserons un tableau de la littérature planétaire, depuis ses prémices allégoriques, mystiques ou occultistes, jusqu'à la littérature spirite et aux premiers romans scientifiques. L'oeuvre romanesque de Flammarion nous mettra au confluent de ces deux types récents de littérature planétaire, spirite et scientifique.

• Puis, nous nous pencherons sur les martiens de Flammarion, à titre d'exemple des conceptions scientifiques du temps quant à l'humanité martienne.

• De la communication à distance avec les planètes dans le roman scientifique. (Section II)

• Nous examinerons les communications par voie optique et radiophonique.

• Puis nous aborderons les procédés issus du spiritisme, plus ou moins rationalisés dans le roman scientifique. Ceci nous conduira en particulier à examiner les contes de Wells basés sur la quatrième dimension.

• De la communication personnelle, autrement dit de l'exploration (ou de la colonisation) de Mars, dans le roman scientifique, c'est-à-dire de la description de visu des martiens dans leur environnement. (Section III)

• Nous montrons que le récit d'exploration martienne est informé d'une part par l'héritage spirite (les martiens restent des êtres « spirituels », ce qui explique en particulier qu'ils soient télépathes) et d'autre part par un refoulé colonial (Mars est une planète « inhabitable », comme l'est la Terre sous les latitudes autres que tempérées, et les martiens sont des « nègres »). Notre exploration nous mènera des romans martiens victoriens (Across the Zodiac de Percy Greg, Journey to Mars de Gustavus W. Pope, etc.) aux guerres des mondes de Lasswitz, Wells, et de leurs successeurs, puis aux romanciers populaires français de la Belle-Epoque, Le Rouge, La Hire et Gayar, farcis de fakirisme, de spiritisme et de communication avec les planètes.

• Puis nous pousserons jusqu'à Rosny Aîné, Olaf Stapledon et C. S. Lewis qui, tard dans le 20e siècle, réunissent le roman scientifique et les enjeux spiritualistes ou théologiques dans une synthèse nouvelle.

• De la biologie de la planète Mars, c'est-à-dire de la description d'un être organisé conjectural. (Section IV)

• Nous verrons que la perspective biologique (autrement dit l'invention de l'extraterrestre) repose le problème martien sur des bases entièrement différentes, celles qu'appelait de ses vœux l'inventeur des canaux, l'astronome Schiaparelli, qui penchait pour l'explication biologique (autrement dit qui croyait que le les canaux étaient des artefacts), mais qui déplorait que la question dût rester irrésolue, précisément faute de données sur la biologique martienne. Est-il besoin de dire que, ce manque de données tangibles, le roman scientifique le suppléa avec délectation par une débauche d'imagination.

• Nous verrons cependant que l'héritage spirito-planétaire ne fut jamais perdu et que les martiens conservèrent jusqu'au bout des traits spiritoïdes (par exemple la télépathie).

• Pour finir, nous tracerons sur le mode anecdotique la carrière des martiens dans la fiction populaire du 20 ème siècle avant de prendre congé de l'humanité voisine.

 

I. "QUE NUL COLOMB N'ATTEINDRA"

CAMILLE FLAMMARION ET L'ASTRONOMIE SPIRITE

 

1.1. ENTRE ILLUMINISME ET ASTRONOMIE

 

Camille Flammarion (1842-1925) est resté surtout comme vulgarisateur de l'astronomie (son Astronomie populaire fut un best-seller et - soit dit pour la petite histoire - fut à l'origine des éditions Flammarion.)

Cependant, sa vie entière, Flammarion la consacra à tâcher de répondre à ces deux questions : "Y a-t-il de la vie après la mort ?" et : "Y a-t-il de la vie dans l'univers ?" Version religieuse et version spatiale d'une même inquiétude.

Flammarion fut d'abord spirite. Il raconte lui-même dans plusieurs livres comment, tout jeune homme, il fut voir Allan Kardec et comment il remplit des pages d'écriture automatique émanant... de Galilée. Du reste, le romanesque jeune homme n'était pas dupe de l'authenticité supposée de ces messages, qui préfiguraient cependant son astronomie spiritoïde.

Par la suite, Flammarion collectionna les fantômes et les phénomènes de hantise, s'efforçant de répondre à la question de la survie, tout en se livrant à l'étude de médiums à effets physiques (à commencer par la grande Eusapia), pour découvrir les "Forces naturelles inconnues" (titre de son ouvrage daté de 1907).

Flammarion fit donc simultanément une carrière d'astronome, de vulgarisateur scientifique et de chercheur psychique. Sa notule dans Les Pouvoirs secrets de l'homme de Robert Toquet est du reste un modèle du style tombal, dont l'intention est évidemment de signaler quels grands hommes furent les métapsychistes.

 

Spiritisme et transmigration sur les autres planètes

 

Son étude de l'habitabilité du ciel, Flammarion la conduit, dans La Pluralité des mondes habités (1862), dans Les Mondes imaginaires et les mondes réels (1865), dans Les Terres du ciel (1877). Dans Les Mondes imaginaires et les mondes réels, il retrace de plus les théories planétaires des civilisations terrestres successives, « de l'âge des cavernes à celui de casernes », comme il l'écrit drôlement Flammarion brosse le tableau des religions et des philosophies préhistoriques attirées par les planètes. Il fait soigneusement le lien entre Athanase Kircher, l'illuminisme de Swedenborg ou de Saint-Martin, la philosophie de Fontenelle (Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686), le spiritisme et l'astronomie (encore cette astronomie n'a-t-elle pas grand rapport avec la nôtre, car elle suppose les planètes du système solaire habitées).

Ce serait une erreur de prendre notre astronome pour un illuministe de stricte obédience. S'il mentionne, dans Les Mondes imaginaires et les mondes réels, les Arcanes célestes de Swedenborg, c'est avec embarras, en lui reconnaissant d'indéniables qualités de médium, mais pour conclure que l'illuminé de Stockholm "ne s'est pas élevé au-delà de la sphère Terrestre".

Quant à Saint-Martin, il est cité en passant, avec des noms aussi oubliés que ceux de Delormel, Charles Bonnet ou Dupont de Nemanes.

Plus ambiguë est la relation de Flammarion avec le spiritisme. Si, dans ses ouvrages scientifiques, il en récuse les visions - et jusqu'à la doctrine de la transmigration des âmes dans les étoiles - comme des spéculations incontrôlables, il en est cependant très proche affectivement et les utilise dans son oeuvre visionaire et romanesque.

Ainsi, si certains métapsychistes ont pu nous frapper comme faisant le lien entre l'ancien et le nouveau monde (celui des esprits et celui de l'inconscient) Flammarion, se lançant à l'assaut des mondes, nous paraît au contraire résolument ancré dans le passé - ce qui lui valut, croyons-nous, son extraordinaire succès.

 

Les morts du colonel en retraite

 

Il n'y a pas grand chose, à vrai dire, à tirer des ouvrages de métapsychique de Flammarion. Si Les Forces naturelles inconnues sont une honnête introduction à la métapsychique (entendons : une introduction écrite par un homme honnête, car, pour les cas décrits, certains mettent en scène des compères ou des coquins), L'Inconnu et les problèmes psychiques, La Mort et son mystère (3 volumes), Les Maisons hantées sont des recueils de cas authentiques transmis par des lecteurs, parfois à la suite d'appels d'offres de notre astronome, via les gazettes. Les exemples sont entrelardés de sagaces et philosophiques réflexions de notre astronome.

Il semble donc que Flammarion ait voulu refaire pour son compte le travail de la Society for Psychical Research britannique - en commençant par Phantasms of the living. Notre astronome-philosophe remplit d'ailleurs ses livres en empruntant leurs meilleurs cas aux ouvrages de ladite société.

Cependant, les quelques précautions prises par la S.P.R. (et leurs branlants calculs de probabilités) disparaissent chez Flammarion, qui postule que le poids des témoignages suffit à démontrer surabondamment les faits de survivance, de perception à distance, etc.

Le lecteur moderne ne peut qu'être frappé de l'hypothèse sous-jacente que la valeur des témoignages est certifiée par la condition bourgeoise de leurs auteurs. Du moment que la personne qui écrit est un colonel en retraite, un vieil agrégé de philosophie ou une veuve de guerre à la moralité irréprochable, il n'est plus question d'émettre un doute non seulement sur la valeur du témoignage (un bourgeois ne ment pas) mais aussi sur sa précision (un bourgeois ne se trompe pas).

 

Mondes et âmes

 

Flammarion fit, dès 16 ans, un Voyage extatique aux régions lunaires, qui demeura inédit. Il en parle dans ses mémoires comme d'un poème en prose, d'un rêve éveillé, mêlé de préoccupations sentimentale anticipées ("Je racontais des situations dont je n'avais pas du tout l'expérience, à peu près comme un narrateur qui parlerait de la mer sans l'avoir jamais vue.")

Ces Juvenilia sont à peu près l'équivalent de La Légende sceptique de J. H. Rosny aîné, une préfiguration et un programme de l'oeuvre à venir, un concentré des thèmes qui seraient ultérieurement exploités.

Suivront, dans le genre conjectural, Les Récits de l'infini (1877, réédités en 1887 sous le titre Lumen), que Pierre Versins mettra au rang des Posthumes de Restif et du Star Maker de Stapledon, ce qui n'est pas rien, Les Terres du ciel (1877, remaniées et rééditées en 1884), Rêves étoilés (1888) et, dans un genre moins extrapolé, Mars et ses conditions d'habitabilité (1892). On retourne au merveilleux avec la parution de La Fin du monde (1894). Stella (1897) et Uranie (1897) complètent l'oeuvre conjecturale de Flammarion.

 

La Fin du monde, Stella et Uranie

 

La Fin du monde (1894), échantillon pur de la veine métapsychico-astronomique de Flammarion, renferme deux livres, comme souvent chez notre auteur.

 

¶ La première partie, consacrée à la menace de la fin du monde via la rencontre d'une comète (thème qui sera souvent copié), est l'occasion d'exposer les différentes théories de la mort de la Terre, par le déluge, par l'assèchement, par le feu, par le froid et par l'asphyxie.

La seconde partie, située à l'extrémité des temps, raconte la toute fin de l'humanité, comme La Mort de la Terre de Rosny (1910).

La fin du monde proviendra finalement d'un mélange de tous les facteurs précités. L'érosion a amené un nivellement général, de sorte que les mers n'ont presque plus de profondeur. La chaleur primitive de la planète se perd dans l'espace. Du coup, les eaux s'infiltrent graduellement dans l'intérieur du globe.

Au total, conclut Flammarion, la situation de la Terre est celle de Mars actuellement, "où nous voyons les grands océans disparus, les mers réduites à d'étroites méditerranées, peu profondes, les continents aplanis, l'évaporation facile, la vapeur d'eau encore en quantité considérable dans l'atmosphère, les pluies rares, les neiges abondantes dans les régions polaires de condensation, et leur fusion presque totale pendant les étés de chaque année, monde encore habitable par des êtres analogues à ceux qui peuplent la Terre."

L'homme, à ce temps-là, a développé, à côté de ses six sens, la vue, l'ouïe, l'odorat, le toucher, le goût et le sens génésique (sic), un septième sens ou sens électrique qui est la faculté d'exercer une attraction ou une répulsion sur les corps soit vivants soit inertes, et un huitième sens, ou sens psychique qui fait communiquer entre elles les âmes à distance. On aura reconnu, promues au rang de sens supplémentaires, et attribuées au commun des mortels, les deux pseudo-révélations de la métapsychique et des sciences-psychiques anglo-saxonnes. Le septième sens est la "force naturelle inconnue" à l'oeuvre dans les phénomènes physiques du spiritisme, le "levier psychique" qui soulève les guéridons et fait accourir les armoires. Le huitième sens est la télépathie via les "ondes éthérées".

Le sens psychique est utilisé, dans le roman, pour évoquer à distance les êtres chers. "Parfois même, écrit Flammarion, la communication était si complète que l'image devenait tangible et audible, tant les vibrations de deux cerveaux étaient unifiées. Toute sensation est dans le cerveau, non ailleurs."

Les hommes communiquent aussi, par le sens psychique, avec des êtres "invisibles qui existent autour de nous, dépourvus de corps matériel".

Enfin, la communication s'établit d'un monde à un autre. "La première communication interastrale avait été faite avec la planète Mars, la seconde avec la planète Vénus, et elle dura jusqu'à la fin de la Terre ; mais celle de Mars s'arrêta par la mort de l'humanité martienne, tandis que les communications avec Jupiter commencèrent seulement, et pour quelques rares initiés, vers la fin de l'humanité."

Lorsqu'après ces révélations, le récit reprend, il ne reste qu'un couple, Eva et Omégar, sortes d'Adam et Eve à l'envers, dans deux palais qui sont d'immenses serres chaudes. La mère d'Eva, revenue un moment du sommeil de la mort, leur a montré, en une vision, Jupiter, aux mers immenses couvertes de navires, au ciel sillonné de flotilles aériennes et à l'humanité grouillante, dont on devine, pourtant, qu'elle est différente de nous, vivant dans une nature autre et possèdant d'autres organes et d'autres sens.

"Voilà où nous serons demain, fit la morte, et où nous retrouverons toute l'ancienne humanité terrestre, perfectionnée et transformée. Jupiter a reçu l'héritage de la Terre. Notre monde a accompli son oeuvre."

Avant de mourir pour se réincarner dans Jupiter, le dernier couple a encore une petite conversation avec l'esprit de Khéops qui, lorsque son âme eut mérité l'immortalité, habita Neptune, Ganymède, Rhéa, Titan, Saturne, Mars, d'autres mondes actuellement inconnus, et qui réside actuellement dans Jupiter.

 

Flammarion mélange donc des données astronomiques (ou ultramondaines, comme il l'écrit drôlement) à la mode de son temps (Mars, planète moribonde), les acquis d'une métapsychique naissante pour laquelle notre astronome se passionne (membres fluidiques et télépathie) et un vieux fonds occulto-illuministe, réveillé par le spiritisme, sur la métempsycose dans les planètes, et la hiérarchie des mondes dans l'ordre spirituel.

La prééminence qu'il accorde à Jupiter comme prochaine étape de notre humanité est une référence directe au spiritisme des origines, très imbu de la planète géante (on se souvient des eaux fortes automatiques de Victorien Sardou sur les habitations d'âmes illustres dans Jupiter). Les élucubrations du médium américain Mrs. Smead feront entrer cette prédilection pour Jupiter jusque dans le 20ème siècle. On peut, en s'efforçant, distinguer une toute dernière vaguelette de ce jupitérisme dans les romans d'un A. C. Clarke, 2001, A Space Odyssey ; 2010 : Odyssey two ; 2061 : Odyssey three, où Japet, le satellite de Jupiter, est le lieu d'émergence d'une nouvelle humanité, sous la mystérieuse surveillance de grands monolithes noirs. Les deux derniers romans, tout comme celui titré Childhood's end, témoigne d'ailleurs, chez Clarke, d'un spiritualisme assez victorien, même s'il croit, dans Childhood's end, imiter Stapledon.

Il est curieux que l'astronomie, au début du 21e siècle, à la recherche de vie extraterrestre, délaisse les planètes telluriques et se penche sur les lunes de Jupiter (Europe en particulier), renouant avec les débuts du spiritisme.

Stella (1897) ressemble beaucoup à La Fin du monde, en mettant également en scène une sorte de couple ultime, mais à notre époque.

¶ La première partie nous montre la jeune Stella d'Ossian, sortie de son couvent, faisant ses premiers pas dans le grand monde, où elle n'est pas insensible aux avances du beau duc de Jumièges. Mais elle lit les ouvragesde vulgarisation scientifique d'un philosophe et astronome anonyme qui signe UN SOLITAIRE, qu'elle trouve dans la bibliothèque de son oncle et tuteur, et comprend la frivolité de son milieu parisien.

Un voyage pyrénéen lui fait découvrir le SOLITAIRE, qui n'est pas du tout un vieillard, mais un astronome de trente ans, Raphaël, qui vit retiré du monde dans son observatoire et tire ses revenus de chroniques scientifiques dans les grands journaux d'Europe. Stella en tombe amoureuse et renonce à son mariage avec le duc pour partager la pauvreté de Raphaël, en consacrant sa vie à l'astronomie. Le couple reçoit des amis et leur explique le secret de l'univers : l'astronomie remplacera la religion parce qu'elle situe la place de l'homme dans l'univers et parce qu'elle indique les fins finales (nous nous réincarnerons dans les planètes). Des lettres d'anciennes camarades du couvent montrent à Stella qu'elle n'a rien perdu en renonçant au monde et en n'épousant pas son duc, qui est un débauché.

Finalement, Raphaël et Stella, en vacances, assistent à une pluie de météorites dans les Alpes. Ils sont balayés par une comète, en meurent, sans qu'on comprenne clairement pourquoi, et se réincarnent dans Mars où ils sont parfaitement heureux.

Stella est un roman assez enlevé, en particulier dans sa première partie, où Flammarion fait un portrait-charge du « grand monde », dont les membres sont décrits comme des parasites et des crétins, dissimulant leur bêtise sous un vernis de culture, ce qui les pousse à admirer les inepties du symbolisme (Flammarion nous donne un amusant pastiche de Mallarmé) et les malpropretés du naturalisme et de la littérature « fin de siècle ».

La seconde partie du roman prêche beaucoup, mais Flammarion parvient à la sauver par une sorte de sincérité naïve. Raphaël est évidemment une version romancée de l'auteur lui-même et l'amour de Raphaël et de Stella emprunte tour à tour au roman à l'eau de rose et au genre sublime.

Uranie (1897) creuse la même veine, mais c'est moins un roman que Stella.

 ¶ Le narrateur, qui est Flammarion lui-même, se souvient qu'adolescent il voyait dans le cabinet de son maître, le grand astronome Le Verrier, une pendulette représentant Uranie, la muse de l'astronomie, et qu'ilétait très amoureux de la statuette. La muse lui apparaît la nuit et l'entraîne dans un voyage spatial, d'abord dans les planètes, puis sur un système d'étoile triple, puis dans une autre galaxie. En regardant la Terre depuis ce lieu éloigné, le rêveur voit des scènes de l'histoire (puisque la lumière qu'il reçoit est vieille de deux mille ans). Quand Flammarion se réveille, la pendulette n'est plus dans le cabinet de Le Verrier. Il la retrouve chez lui. Son ami l'astronome Georges Spero l'a rachetée pour la lui offrir.

La suite du roman est consacrée précisément à Georges Spero et au grand amour de sa vie, la jeune norvégienne Icléa. Spero est tout à fait le personnage de Raphaël dans Stella. Il publie des ouvrages scientifico-métaphysiques qui chamboulent sa petite Norvégienne, qui se déclare prêtre à consacrer sa vie à ces nobles élucubrations. Spéro fait alors sa GRANDE DECOUVERTE : le monde sensible n'est qu'une apparence ; tout est vibration.

L'idylle de Georges et d'Icléa prend fin lorsqu'ils font une ascension en ballon, en Norvège, pour assister à une aurore boréale. Le ballon tombe, Icléa saute pour l'alléger et sauver Georges et tombe dans le lac. Il saute pour la repêcher et s'écrase sur le rivage. Icléa ne lui survit pas. On les enterre dans la même tombe.

Plus tard, au cours d'une séance de recherches psychiques à Nancy, un sensitif en état d'hypnose donne à Flammarion des nouvelles du couple, qui est réincarné dans Mars. Mais Georges et Icléa ont échangé leur sexe, ce qui se fait paraît-il dans les planètes : c'est lui dorénavant la femme et elle l'homme.

Dans la dernière partie du livre, le narrateur examine les phénomènes de la métapsychique et fournit des dizaines de cas authentiques d'hallucinations télépathiques (c'est-à-dire de fantômes de vivants). Il revient ensuite à la planète Mars, sur laquelle il fait un voyage en songe. Les Martiens ont six membres et sont ailés et ils se nourrissent en respirant. A peu de temps de là, Flammarion voit dans une hallucination télépathique Spero, qui lui raconte sa réincarnation dans Mars.

Le roman s'achève sur des considérations philosophiques et l'auteur trouve pour finir le testament philosophique de Georges Spero, au dos de son portrait : en résumé : vibration, force psychique, progrès par la réincarnation ultra-terrestre.

 

1.2. LES MARTIENS DE FLAMMARION

 

L'a priori de Flammarion est que les planètes sont habitées puisque la Terre l'est. Ce raisonnement par analogie, tout droit sorti de Fontenelle ("Il serait bien étrange que la Terre fût aussi habitée qu'elle l'est et que les autres planètes ne le fussent point du tout..."), conduit parfois notre astronome, à court d'argument, à inverser la charge de la preuve - ou bien, ayant décrit la bizarrerie des conditions à la surface des planètes, à s'exclamer avec une feinte candeur que leurs habitants doivent être bien étranges... puisque habitants il y a.

Dans La Pluralité des mondes habités (1862), Flammarion démontre que la Terre est, dans le système solaire, du point de vue de ses caractéristiques physiques, une planète moyenne, sans rien de remarquable. De cette absence de prééminence, il tire que notre monde n'a aucun titre particulier à abriter la vie et, partant, que celle-ci doit s'être épanouie partout.

A rebours, notre astronome s'autorise des ressemblances entre la Terre et Mars pour y supposer des habitants "dont l'organisation doit offrir plus d'un caractère d'analogie" avec la nôtre.

Cependant, il ne faut pas s'exagérer ces ressemblances, et Flammarion refuse sagement d'écrire eau et air parce que les liquides et les fluides planétaires selon lui diffèrent essentiellement des nôtres, ayant été formés dans un environnement différent. C'est probablement en se souvenant de Flammarion que Jean de la Hire, dans La Roue fulgurante, fait couler sur Mercure un liquide jaune, assez semblable au mercure métal, et qui est "l'eau" de cette planète.

Après la mécanique céleste, Flammarion appelle à son secours la physiologie, qui montre que la vie existe dans les conditions les plus diverses sur Terre et se rit du chaud ou du froid, ou de la pression. Pour paraphraser notre auteur : le microscope nous montre une vie débordante et le téléscope nous montre où elle déborde.

 

Les Mondes imaginaires et les mondes réels

 

Les Mondes imaginaires et les mondes réels (1865) est un traité d'ouranologie, avec, dans sa deuxième partie, une recension complète des théories de la pluralité des mondes, depuis l'origine. On voit le ciel d'abord peuplé de dieux et d'être surnaturels par les civilisations qui nous ont précédés, puis christianisé et abritant le paradis, enfin, les planètes reconnues des globes semblables au nôtre, et ces mondes remplis d'humanités singulières.

Notons avec Pierre Versins qu'après un siècle le livre n'a pas été dépassé et qu'il demeure un ouvrage de référence pour qui s'intéresse à la pluralité des mondes. (On se demande, soit dit en passant, ce qu'on attend pour le rééditer.)

Comme il peut malaisément nous décrire la condition à la surface des mondes sans tomber dans la pure spéculation, Flammarion, dans sa première partie, a recours à un habile procédé qui consiste à donner l'astronomie selon les planètes. C'est une façon de nous placer à la surface des mondes en ne disant pourtant que des choses incontestables.

Le procédé suffit d'ailleurs à nous plonger dans l'étrange et ce ciel vu par des yeux martiens, ce ciel où nous figurons comme étoile du soir de troisième grandeur, nous donne l'illusion de mieux connaître les martiens eux-mêmes, l'identification reposant sur un candide : "voici ce qu'ils voient".

Dans la science-fiction à naître, ces données cosmologiques seront le meilleur et le plus convaincant. Il est relativement aisé à un romancier, au fil des pages, de nous habituer à l'idée d'un monde où l'un au moins des soleils ne se coucherait jamais et où l'on pèserait un tiers de son poids. Ces détails réveillent en nous une mémoire potentielle et nous nous découvrons de possibles natifs de Mars, Vénus, Titan, ou peut-être d'une planète d'alpha du Centaure ou d'une géante rouge. Le phénomène peut être assimilé à un type transcendant d'hypnose. Il rappelle les tentatives faites par des mesméristes pour évoquer chez leurs sujets des réminiscences d'une vie antérieure.

A l'inverse, les descriptions d'extra-terrestres sont presque toujours décevantes. Dans le meilleur des cas, ils sont très différents de nous, c'est-à-dire très ennuyeux, comme les paramécie, les ophiures ou les dendrophides.

En vient-on à l'organisation de leur société, la déception ne fait que croître.

Les auteurs classiques de romans d'aventures scientifiques s'en souviendront, dont la grosse moitié des descriptions planétaires consiste en données cosmologiques, gravité, durée du jour, températures extrêmes, etc. Après quoi, on rajoute timidement quelques spécimens zoologiques, compromis entre le scolopendre et la drosophile, et toutes espèces de légumes, et le tour est joué !

 

La tête des martiens

 

Revenons aux Mondes réels. Crainte de décevoir son public, Flammarion disserte doctement et prudemment sur la forme des habitants des planètes, en tirant le meilleur parti de ce qu'il sait, c'est-à-dire des données cosmologiques, y compris la force centrifuge résultant de la vitesse de rotation des planètes. *

Ici encore, Flammarion ne manque pas, pour écarter le reproche d'une débauche d'imagination, de nous rappeler la diversité des formes qu'a pu prendre la vie sur notre propre planète.

Leçon fort mal comprise des auteurs de romans scientifiques qui ont eu l'habitude de simplifier à outrance les écologies de leurs planètes, les auteurs les plus insuffisants étant précisément ceux qui s'efforçaient davantage, tels Frank Herbert [Dune], tâchant de mettre en orbite une planète "désertique" ou "arabique".

 

* La meilleure utilisation de cette donnée en science-fiction est certainement Question de poids de Hal Clement, roman situé sur une planète géante (d'où une gravité énorme) mais tournant très vite sur elle-même (d'où une énorme baisse du poids des indigènes quand ils s'approchent de l'équateur, une énorme augmentation quand ils vont vers les pôles). Comme il fallait s'y attendre, dans le roman, les terriens ont perdu un appareil près d'un pôle (où tout et tous pèsent très lourd) et persuadent des autochtones d'aller le récupérer au péril de leur vie.

 

Les mondes imaginaires

 

Après quelques spéculations sur le mouvement dans l'univers, et le commencement et la fin des mondes, c'est le tour des mondes imaginaires.

Il y a peu à tirer des anciens, qui n'ont pas la notion de planète et peuplent les cieux de leurs dieux et démons. Non plus des chrétiens mystiques qui refont, après Dante, la nomenclature des sphères célestes.

Lorsque l'idée émerge, chez les libertins, puis les philosophes des Lumières, de la pluralité des mondes habités, ces descriptions empruntent encore autant à l'allégorie qu'à l'astronomie.

L'idée se dégage lentement au cours du dix-huitième siècle de décrire les humanités extraterrestres. Pour nous en tenir aux martiens (ou aux Marsiens, la graphie n'est pas fixée), outre maintes idées bizarres, on constate une tendance générale à les faire nos cousins, par la vertu de la ressemblance de leur planète avec la nôtre. Selon Cuvier, ils ressembleraient assez à nos nègres.

Arrivant à l'apport des communications spirites à l'astronomie, Flammarion note avec perplexité que, dans le spiritisme (dont les phénomènes ne lui paraissent pas niables), on demande aux êtres inconnus avec qui on est en communication, des précisions sur les planètes - qu'ils donnent bien volontiers, et jusqu'à plus soif, à grand renfort de classifications de mondes plus ou moins avancés ; il y a là, fait remarquer l'astronome, un complet manque de méthode et même de logique.

S'étant gaussé des visions saturniennes du médium Mme Roze, Flammarion reconnaît de la beauté aux vues de Jupiter de Victorien Sardou avant de conclure que le spiritisme ne remplacera pas l'astronomie.

Enfin, aux vision procurées par le mysticisme et le spiritisme, il associe curieusement celles que le sentiment à inspirées. Et de citer Les Horizons célestes de madame de Gasparin, fondant dans l'espérance d'une nouvelle Terre une sorte de néo-christianisme.

Telle est la doctrine de Flammarion sur l'astronomie et le spiritisme.

On pourra trouver curieux que les ouvrages de vulgarisation de Flammarion aient fait naître tant de médiums à planètes, puisque notre auteur lui-même, tout spirite qu'il est, dissocie les deux domaines spirite et astronomique. Mais les tenants de la nouvelle foi n'ont pas distingué ici le savant du romancier ou du rêveur.

Dans les Terres du ciel (1877), ayant décrit les conditions à la surface de Mars, Flammarion suppose les martiens plus grands que nous et ailés (ce que permet la pesanteur moindre).

Puis, ce sera Mars et ses conditions d'habitabilité (1892). Mais à ce stade, Flammarion est tout entier rendu à sa foi dans la possibilité de la communication interplanétaire. "Nous osons espérer que le jour viendra où des moyens inconnus de notre science actuelle nous apporteront des témoignages directs de l'existence des habitants des autres mondes, et même, sans doute, nous mettront en communication avec ces frères de l'espace." *

Voici qui nous mène à notre second sujet, la communication à distance avec Mars.

 

* Cité par Th. Flournoy, Des indes à la planète Mars.

 

 

II. A LA SURFACE DE MARS

ou

DE LA COMMUNICATION PLANETAIRE

 

Les spirites et les astronomes font cause commune, nous l'avons dit, parce qu'ils se trouvent devant un problème de même nature.

Ils supposent, ils croient tenir des preuves de l'existence d'une humanité autre, d'une humanité retranchée, d'une humanité inaccessible. Ce sont les morts dans un cas, les martiens dans l'autre.

De plus, ils croient possible la communication avec cette humanité. Cette idée culmine au tournant du siècle, âge d'or du spiritisme et de la martianité.

Ceci explique qu'à côté des moyens scientifiques de communication interplanétaire (télégraphe optique et radio), on trouve dans la littérature spirite et dans le roman scientifique des formules en apparence absurdes, passant par la télépathie ou "l'énergie psychique".

Pourquoi Mars eut-elle la préférence entre toutes les planète ?

Au-delà de toutes les spéculations sur "notre planète soeur" (et même grande soeur et, souvent, grande soeur à l'agonie), le choix découle des conditions d'observation. Mars est une planète extérieure, ce qui signifie que nous la voyons autrement qu'au lever ou au coucher du soleil, comme Vénus. Elle se rapproche régulièrement à moins de cinquante millions de kilomètres de la Terre, ce qui facilite l'observation. (Une simple lunette d'amateur permet d'observer une planète qui a la taille apparente d'une pièce de dix cents éloignée de quatre ou cinq mètres.) Enfin, son atmosphère ne nous dérobe pas sa surface, sauf quand les grandes tempêtes de poussière la masquent toute entière. La quatrième planète est donc le meilleur candidat à une communication optique parce qu'elle offre les meilleures conditions d'observation réciproques.

Assez proche pour être visible, assez lointaine pour rester floue, Mars est, enfin, une fantastique machine à rêve, où on peut voir ce qu'on souhaite, par exemple des canaux. *

 

* On nous pardonnera de ne faire dans ces feuillets, faute de place, que des allusions furtives à la question des canaux de Mars, c'est-à-dire aux travaux de Schiaparelli et surtout de Percival Lowell, qui ont tant fait pour populariser l'idée d'une humanité martienne. Pour la même raison, le manque de place, nous ne ferons que de brèves mentions, à leur place, des messages reçus de Mars par les pionniers de la radio.

En ce qui concerne les canaux et Schiaparelli, contenterons ici de relever un mythe indéfiniment recyclé, en particulier dans la littérature anglo-saxonne, qu'elle soit de vulgarisation astronomique ou consacrée au roman scientifique, selon lequel Schiaparelli aurait été lu à contresens, le mot canali signifiant chenaux et non canaux, et l'Italien n'ayant pas d'opinion particulière sur l'origine naturelle ou artificielle de ces monuments. (Dans cette hypothèse, il reviendrait à Lowell d'avoir le premier postulé une humanité martienne d'ingénieurs.)

On est ici dans de la mauvaise érudition martienne, appuyée de plus sur un sens du vraisemblable (un astronome sérieux ne pourrait sérieusement croire aux martiens) totalement anachronique. Pour commencer, la consultation du dictionnaire Garzanti révèle que canali signifie bien canaux. Ensuite, la lecture attentive de Schiaparelli montre que, si l'astronome garde une prudence scientifique, l'explication biologique est pour lui la meilleure. Certes le tracé rectiligne des canaux n'est pas une preuve absolue de leur caractère artificiel, puisqu'on connaît des structures géométriques naturelles (cristaux, etc.). Mais le dédoublement périodique des canaux, coïncidant avec les saisons martienne, est un indice troublant. Ce dédoublement s'expliquerait pour Schiaparelli par des travaux d'irrigation. On verrait donc en réalité la double ligne des terres cultivées, de part et d'autre d'une espèce de Nil martien. Cette image disparaîtrait après la moisson. Schiaparelli conclut on ne peut plus raisonnablement que l'hypothèse de canaux creusés et de travaux d'irrigation est la meilleure mais qu'on ne peut l'étayer, en l'absence de données sur la biologie martienne.

Il faut noter encore qu'on ne comprend rien à l'affaire des canaux si l'on se contente d'inférer à partir d'une carte du réseau de canalisation martien tirée de Schiaparelli ou de Lowell. Aucun astronome n'a jamais observé un tel réseau dans son télescope. Les cartes des canaux sont des composites tracés à partir de milliers d'observations partielles. (Exactement comme les modernes images planétaires fournies par le Jet Propulsion Laboratory sont des mosaïques de photographies). Il est donc parfaitement vain de se demander comment une moitié des astronomes a pu confirmer les observations de Schiaparelli ou de Lowell alors que nous savons maintenant que les canaux martiens n'ont jamais existé.

 

 

2.1. COMMUNICATION OPTIQUE

 

Pour communiquer avec Mars, le meilleur canal (sans jeu de mot) est la lumière. Reste à définir la nature du message.

Capté, dans la science-fiction américaine, sous forme d'éclats intermittents, via un gros téléscope braqué sur la planète émettrice, il pose le problème du décodage.

Il est vrai, les savants des deux planètes sont terriblement intelligents et ils arrivent à tirer un sens de ce code télégraphique sans connaître au préalable la langue de l'utilisateur, en partant souvent de la série des nombres entiers et de quelques opérations arithmétiques simples puis en developpant de façon "logique" du côté de la syntaxe et du lexique - procédé qui alarmerait probablement un cogniticien, fût-il tentaculaire.

Du côté du roman scientifique français, et vingt ans plus tôt, on penchait plutôt pour la transmission lumineuse, par des talents gélatineux, de pictogrammes, ou alors de messages écrits - ceci dans le cas où on aurait déjà envoyé un terrien dans la planète.

Avantage : le décodage du pictogramme se fait aisément. Le plus bouché des terriens reconnaît la représentation schématique de Mars telle qu'il la voit dans son téléscope et identifie le petit dessin de sa propre planète. Mettez entre les deux des zébras suggérant des rayons ; cela donne avec un peu de bonne volonté et sur toutes les planètes : "Mars appelle la Terre".

Le seul inconvénient, mineur, est que le procédé suppose une lumière elle aussi canalisée, le laser, pas encore inventé, malheureusement, et qu'on attendra longtemps.

C'est la communication optique que choisit, en 1869, le véritable inventeur de la communication avec les mondes, Charles Cros, dans sa classique Etude sur les moyens de communication avec les planètes.

Dans La Fin du monde (1894) de Camille Flammarion, les martiens utilisent un "téléphonoscope", qui n'est autre qu'un procédé de transmission des images par la lumière (notre auteur s'est apparemment quelque peu embrouillé dans son grec). Par son intermédiaire, ils envoient une série de pictogrammes, captés par l'observatoire himalayen du mont Gaorisankar, avertissant les terriens qu'une comète se précipitant vers la Terre provoquera incendie et orage magnétique et que le point d'impact sera l'Italie, à la latitude de Rome. (On croira même à un moment que le Saint-Siège et la totalité des cardinaux réunis en conclave sont au fond du cratère d'impact, c'est-à-dire en enfer, mais il apparaîtra par la suite que ce n'était qu'un faux bruit.)

Saluons au passage George Griffith, anticipateur anglais, spécialiste du plus lourd que l'air, un peu tombé dans l'oubli quand les engins volants sont devenus choses communes. Dans Olga Romanoff or the Siren of the Sky (1894), suite de The Angel of the Revolution, A Tale of the Coming Terror (1894), les socialistes d'Aeria reçoivent de Mars, par télégraphe optique, la nouvelle qu'une comète va effleurer la Terre. Une fraction scientifiquement sélectionnée de nos guesdistes ailés s'enterre et survit. A vrai dire, on ne comprend pas trop ce que les martiens viennent faire dans cette épopée aérienne dont le premier volume raconte comment des terroristes munis de navires aériens alliés aux Anglo-Saxons défont la ligue Franco-Slavonne et établissent le désarmement universel, et le second comment les mêmes affrontent la Tsarine Olga Romanoff alliée au Sultan. On n'avait d'ailleurs nul besoin des martiens. La menace cosmique a déjà été perçue par le fondateur du nouvel ordre planétaire, le juif Natas, et il était de surcroît annoncé par une ancienne prophétie. Il semble en somme que George Griffith n'ait pu résister à l'envie de mettre des martiens télégraphistes dans son roman.

Une histoire désopilante écrite sur le sujet fut celle de Tristan Bernard, reproduite dans Contes de Pantruche et d'ailleurs, (1897). Sous le titre Qu'est-ce qu'ils peuvent bien nous dire ?

Citons Pierre Versins :

"Les savants décèlent sur Mars des signaux lumineux. On va répondre aux martiens. On étale au Sahara une immense feuille de papier et avec beaucoup d'encre on écrit : "Plaît-il ?" Les martiens répondent : "Rien." Etonnés, les savants agrandissent leur feuille de papier et s'enquièrent : "Alors pourquoi nous faites-vous des signes ?" A quoi ils répondent, les martiens : "Ce n'est pas à vous que nous parlons, c'est à des gens de la planète Saturne"."

Nous avons déjà rencontré la singulière olla podrida publiée par Paul Vibert en 1901 sous le titre Pour lire en auto. Il y est, notamment, question de "photographie entre les planètes" (dans son sens étymologique, c'est-à-dire la transmission d'écriture par la lumière).

Support théorique de notre fantaisiste, les rayons X.

"Crookes et Roentgen ont prouvé que dans le vide, l'étincelle électrique donnait naissance à des rayons lumineux insaisissables à la vue, pouvant traverser certains corps, réputés opaques, permettant de projeter la silhouette du squelette humain malgré les chairs qui le recouvrent."

Et l'auteur de manifester un enthousiasme supplémentaire pour le polonium et le radium découvert par les Curie et qui ne peuvent que faciliter la photographie interplanétaire.

Toujours en 1901, il y eut, à New-York, une marche de Raymond Taylor arrangée pour le piano à quatre mains par E. T. Paull, sous le titre : A signal from Mars. (Editions E. T. Paull). On voit sur la couverture de la partition un astronome martien suivant dans sa lunette les progrès de son rayon lumineux qui vient (lentement !) frapper la Terre.

Chez Emilio Salgari (Le Meraviglie del duemila, 1907 ?), on a construit une tour de 400 mètres pour mieux répondre aux signaux optiques des martiens.

Gustave Le Rouge (Le Prisonnier de la planète Mars 1908, suivi de La Guerre des vampires, 1909) n'osa pas, outre quelques figures géométriques élémentaires, aller au delà d'un morse télégraphique, suite de points et de traits lumineux tracés au sol. *

 

* On lira un résumé de ces attachants romans dans la section 3. 2.

 

A vrai dire, les idées de Le Rouge sur la communication optique sont un peu floues, probablement parce qu'enthousiasmé par la lecture de Flammarion et de Wilfrid de Fonvielle, il s'est jeté dans son roman tête baissée.

Le plan initial de l'ingénieur Robert Darvel est de tracer sur de vastes étendues de la Sibérie des figures géométriques. Quand les martiens auront répondu, il se propose de donner, à côté de ces figures, leur nom en morse. "Il y avait là le rudiment d'un alphabet qu'il était facile de compléter à l'aide de dessins très simples, toujours accompagnés de leur nom. Après quelques mois de travail, il eût été certainement facile de correspondre couramment."

Darvel se propose donc d'alphabétiser les martiens, solution absurde, pour commencer, puisque le procédé est incapable de transmettre la valeur phonétique des lettres, et, de plus, illogique - les martiens ne seraient pas plus avancés d'avoir reccueilli, en morse, les lettres d'une langue terrienne qu'ils ignorent. Dans le meilleur des cas, ils obtiendraient un équivalent codé des pictogrammes (sous forme de mots, c'est-à-dire d'une succession arbitraire de signes), complication inutile et qui n'est certainement pas un moyen de "correspondre couramment".

L'idée de la communication par icônes est d'ailleurs si prégnante dans l'esprit de l'auteur que les signaux en morse ne sont pas obtenus comme on pourrait s'y attendre, par clignotement, mais tracés sur le sol à une échelle gigantesque et - c'est le comble ! - photographiés par les observateurs planétaires à travers un téléscope, dispositif malcommode, lent, peu sûr et coûteux (des dizaines de milliers de plaques photographiques) et d'ailleurs impraticable en l'absence d'un mécanisme qui adapte la prise de vue à la vitesse de défilement des mots martiens.

Le lecteur de Le Rouge aura l'occasion de voir fonctionner le dispositif. Les messages sont émis de Mars par Robert Darvel lui-même qui, à la suite d'un concours de circonstances, a échoué dans la planète rouge et captés par les amis de sa douce fiancée, restés sur Terre.

Les fax optiques reparaîtront sous la plume de La Hire (La Roue fulgurante, 1908) *, mais dans ce dernier cas, c'est de Vénus qu'on émet, vers Mercure, via un projecteur de lumière solaire, appelé radiotéléphonographe interplanétaire. Iil s'établit aussi une correspondance entre la Terre et Vénus.

 

* On lira un résumé de ce roman délicieux ci-dessous dans la section 3. 2.

 

Voici le premier usage du radiotéléphonographe interplanétaire.

"Paul et Francisco virent la projection s'approcher de la plateforme, l'atteindre, l'inonder de lumière ; ils en furent éblouis ; mais déjà elle passait, jetant la panique dans la foule des monopèdes, qui pourtant ne la reçurent pas sur eux-mêmes, puisqu'ils étaient en pleine clarté mercurienne...

Paul et Francisco la suivaient anxieusement des yeux, et ils pensaient aux projecteurs d'un cuirassé terrestre fouillant une rade, la nuit....

Avec une surprise intense, Paul et Francisco virent ce rayon prodigieux, qui venait des lointaines ténèbres mystérieures, ils virent ce rayon s'amincir jusqu'à n'avoir plus, immédiatement devant eux, qu'un diamètre de 1,50 mètre environ... Et ce rayon, s'abaissant, modifia sa forme et dessina presque aussitôt à leurs pieds, sur l'ardoise noire du plateau, un losange allongé de lumière blanche....

Et de leurs yeux hypnotisés ils regardaient ce losange lumineux, lorsqu'ils poussèrent ensemble un cri rauque..."

Eh oui ! des lettres ! Les amis tombés dans Vénus ont envoyé une lettre par projection lumineuse à leurs camarades naufragés dans Mercure.

Aussi tard qu'en 1911, l'abbé Moreux, astronome et vulgarisateur scientifique à a la Flammarion, dans Le Miroir sombre, sous-titré L'Enigme martienne, fait les martiens communiquer avec la Terre au moyen dudit miroir sombre (sorte de radio-téléscope avant la lettre, nous dit Versins) pour les avertir contre les tremblements de Terre.

Quant aux Navigateurs de l'infini de J. H. Rosny Aîné (1925), parvenus sur la planète rouge, ils se hâtent d'établir "dans une vaste plaine, un organisme lumineux si ample et si intense qu'il devait être aperçu de la Terre", et utilisent le code Morse, invention mirobolante, "qui peut s'adresser, écrit Rosny, à la vue, à l'ouïe, au tact, même à l'odorat et au goût, qui peut utiliser tous nos mouvements, employer presque toutes les énergies perceptibles".

Tout de même, le système de longues et de brèves encensé par le génial auteur belge paraît tant soit peu en retrait des merveilles optiques du début du siècle.

La plus spirituelle des histoires de communication interplanétaire est celle de Lord Dunsany The Rebuff (la rébuffade) dans the Fourth book of Jorkens (1948), que nous rappelle Versins. Les terriens envoient aux martiens un message graphique compréhensible par tous, représentant le théorème de pythagore, et vulgairement appelé le pont aux ânes.

Les martiens envoient en retour un autre dessin basé sur un triangle : le dessin d'une potence. Traduction : allez-vous faire pendre.

Il faut dire qu'en 1948, les martiens, populaires et rebattus, sont mieux acclimatés, peut-être dans les histoires drôles que dans le roman scientifique. *

 

* Nous avons souvenir d'une vague d'histoires de martiens (équivalent des histoires de Toto, des histoires de fous et, plus tard, des histoires de belges) dans notre enfance. Ce devait être à la fin des années 1960. Il en est resté l'attendrissant "rébus au pied de la lettre" de Gotlib, mettant en scène Gh le martien.

 

Scientifiction et télégraphe optique

 

Le thème de la communication interstellaire optique servira dans la "scientifiction" américaine dès que celle-ci sera inventée. (Le premier pulp spécialisé, Amazing Stories, est lancé en 1926, mais les histoires ont commencé bien avant, en particulier dans les magazines de Frank Munsey.)

Foin ici de "photographie" interplanétaire, radiotéléphonographe et autre téléphonoscope, perfectionnés par le roman scientifique français. Mais de simples signaux lumineux, le plus souvent en morse, comme chez Rosny, et qui, dans les années 30, paraissent un peu vieillots Mais comme le genre même baptisé par Hugo Gernsback est supposé pasticher Poe, Verne et surtout H. G. Wells, il est tout naturel que cette littérature d'anticipation progresse à reculons.

Dans les premiers temps, les martiens de la science-fiction américaine sont hostiles, Guerre des mondes oblige, et leur envoyer des messages lumineux ne vous vaut que des ennuis.

Un bon exemple nous est fourni par Jack Williamson, dans l'histoire titrée The Doom from planet 4 (Astounding Stories, juillet 1931).

 

¶ Le capitaine d'une goélette découvre sur une île une étrange machine surmontée d'une espèce d'antenne, laquelle pointe vers Mars, la planète rouge, qui est suspendue, "vive et immobile, bas sur l'horizon de l'ouest, miroitant d'un sombre éclat rouge sang."

Notre capitaine voit son bateau incendié par des robots, nage jusqu'à l'île et y découvre la fille d'un astronome qui s'y cache avec son petit chat.

Le papa astronome avait eu la funeste idée de communiquer par message optique avec la planète rouge. Sur les instructions du "maître cerveau" de Mars, il a construit une station réceptrice d'énergie martienne et un premier robot, qui s'est mis sur le champ à fabriquer d'autres machines destinées à conquérir l'île d'abord, le monde ensuite.

Heureusement, notre héros détruit la délicate antenne alimentant les mécaniques en énergie provenue de Mars, et sauve le monde.

 

Dans un genre un peu moins conventionnel, saluons la mémoire du cher Vieux Fidèle (Old Faithful) de Raymond Z. Gallun (Astounding Stories, décembre 1934).

 

¶ Le vieux fidèle est un savant martien qui ressemble à une pile de vieux sacs, communiquant par un télégraphe lumineux avec la Terre, jusqu'au jour où le grand conseil martien lui intime l'ordre de se suicider, n'y ayant pas de place pour les vieux croûtons sur une planète sévèrement rationnée, et l'emeritus n'ayant pas fait la preuve que ses petits téléphonages interastraux sont indispensables à la race.

Notre martien réussit à s'échapper, quoique grièvement blessé par les siens, happe une comète et s'écrase sur Terre, pour expirer, heureux, dans les bras de son correspondant terrien.

Une bonne partie de la nouvelle est consacrée au raisonnement inductif qui permet au martien (évidemment beaucoup plus intelligent que nous) d'apprendre le code morse et quelques mots d'anglais, à partir de la table de multiplication.

 

Le vieux fidèle possède un fils dans quelque froide et inconfortable pouponnière martienne. Celui-ci débarquera dans The Son of Old Faithful, en juillet 1935.

 

2.2. COMMUNICATION RADIOPHONIQUE

 

La radio interplanétaire a moins servi en fiction, somme toute, que le télégraphe optique.

On peut s'étonner de ce relatif désintérêt.

D'abord parce que la radio fut étroitement associée, dans le vrai monde, à la communication avec les planètes. Nikola Tesla, inventeur croato-américain de la radio, avait cru capter en 1899 la première communication venue de Mars et publia une annonce tonitruante. Marconi lui-même, dans les années 1910, croira avoir capté des communications d'autres mondes. On imagine l'impact de ces annonces en pleine vogue martienne.

Ensuite parce que la radio est associée à l'histoire du spiritisme par sa nature même (elle transmet des voix "désincarnées") et par son histoire (C'est le psychiste anglais Lodge qui la mit au point dans son pays).

Jusqu'à nos jours, les histoires abondent de phrases de décédés captées au hasard d'un réglage de longueur d'onde. Il n'est pas jusqu'à la télépathie qui ne soit métaphorisée comme une Radio mentale (c'est le titre d'un ouvrage d'Upton Sinclair).

Il serait donc très naturel de destiner la radio à la communication interplanétaire, au moins en fiction, où tout est plus facile.

De fait, dans Les Premiers hommes dans la lune de Wells (1901), c'est par la radio que l'inventeur Cavor raconte la suite de ses aventures à son acolyte revenu sur Terre. Wells ne manque pas, pour présenter Julius Wendigee, l'ingénieur qui a capté les communication par télégraphe sans fil de Cavor, de rappeler l'épisode de Tesla. "Le lecteur se rappelera, sans aucun doute, l'émotion provoquée au début du siècle par l'annonce que M. Nikola Tesla, le célèbre électricien américain, avait reçu un message de la planète Mars."

Wells ouvre donc théoriquement la voie à une riche littérature planétaire radiodiffusée. Mais cette littérature ne parut pas.

Un exception est The Certainty of A Future Life in Mars : Being the Posthumous Papers of Bradford Torrey Dodd, edited by L. P. Gratacap, Brentano's 1903. Sous ce titre digne d'un ouvrage de catéchisme spirite se cache un petit roman martien dans la tradition wellsienne.

 

¶ Le Pr. Dodd est astronome. L'ouvrage commence par un exposé de la question du télégraphe interplanétaire par ondes électromagnétiques, autrement dit par radio, et des problèmes du déchiffrage d'un code martien. Il apparaît que le professeur Dodd, qui travaille sur une telle radio interplanétaire, a reçu un message de Mars et le lecteur devine que ce message émane de sa femme morte.

Le professeur meurt aussi. C'est son fils qui prend la relève à l'observatoire, et il ne tarde pas à recevoir de Mars des messages émanant manifestement de son père défunt. Le roman transcrit dès lors le manuscrit fragmentaire de ce dernier.

Toutes les âmes des défunts se condensent sur Mars, dans une ville édifiée à cette fin, aidées par une musique chorale et orchestrale spécialement étudiée. Lorsque quelqu'un est suffisamment condensé, c'est-à-dire qu'il est à nouveau doté d'un corps de chair et de sang, il peut reprendre une activité normale sur la planète rouge, dont il apprend la langue (musicale) et il oublie alors plus ou moins rapidement sa langue et son passé terriens.

Les Martiens sont socialistes et frugivores, ils se déplacent sur leurs canaux et n'ont ni autos ni voies ferrées. Leurs activités artistiques de prédilection sont la musique et la poésie lyrique, mais il n'existe par contre ni presse ni édition. Les Martiens éliminent leurs déchets par la transpiration et ne vont donc pas à la selle. De même, la reproduction est inconnue, puisque la façon normale de « naître » sur Mars est de s'y « condenser » post-mortem. (Cependant, à côté des réincarnés, il a des naturels martiens, les Dendas, qui eux sont beaucoup moins avancés, mangent de la viande, font caca, etc.)

Le Pr. Dodd retrouve un vieil ami, visite Mars, perd son ami dans un accident (les réincarnés sont mortels), subit une pluie de météorites. Finalement, il retrouve sa femme sur Mars et comme son fils, sur Terre, meurt, la petite famille va se réunir sur la planète rouge.

 

Les souvenirs du Wells des Premiers Hommes dans la Lune sont évidents dans The Certainty of A Future Life. Le Pr. Dodd émet par radio depuis Mars, exactement comme Cavor le fait depuis la Lune et Gratacap a repris jusqu'au procédé consistant à donner un manuscrit fragmentaire. D'un autre côté, le roman creuse une veine mystique, puisque Mars est en réalité le paradis selon la conception chrétienne. On constate ainsi que les grands physiciens ou les grands chimistes de l'histoire déjeunent tous ensemble à la même table et qu'ils poursuivent leurs travaux en chœur. Enfin, Gratacap sait une foule de choses sur l'histoire des canaux et sur la littérature martienne (il résume notamment Mr. Stranger's Sealed Packet de Hugh McColl), ce qui place son ouvrage à à la croisée du roman didactique, du roman d'aventure planétaire et de l'ouvrage spiritoïde.

Une autre utilisation notable de la radio dans la communication interplanétaire est américaine et date des années 1920, période où la radio se répandait en Amérique, suscitant un véritable engouement, qui nous rappelle la vogue de l'internet à la fin du 20e siècle : ce sont les aventures du radio man de Ralph Milne Farley, un opérateur radio, transferé (par radio !) et vivant des aventures surtout sur Vénus, (The Radio Man, 1924, The Radio Beasts, 1925, The Radio Planet, 1926, The Radio Man Returns, 1939, The Radio Minds of Mars, 1955).

Citons aussi la radio intergalactique dans World D (1935) de Hal. P. Trevarthen.

Pourquoi la radio a-t-elle été si lontemps délaissée comme médium des communications extra-terrestres ?

Peut-être le médium fut-il mis au point trop difficilement. Jusqu'à la Grande Guerre (et la production de lampes à bon marché), le principe de la TSF est mal compris. Son rayon d'action est méconnu, dans l'ignorance où on est de l'ionosphère. Dans les années 1920 et 1930, où l'ustensile se répand soudain, peut-être son caractère domestique et familier empêcha-t-il son utilisation - déjà anachronique - en anticipation.

D'un autre côté, la radio fut le médium par lequel la science-fiction arriva en Amérique, ainsi qu'en témoignent les feuilletons à la Buck Rogers. La panique déclenchée par Orson Welles, en 1938, grâce à son adaptation radiophonique de la Guerre des mondes de Wells, est devenue légendaire.

Mais sans doute la principale raison du faible succès de la radio interplanétaire est-elle astronomique. L'astronomie, jusqu'aux années trente, n'utilise que l'optique. Les romanciers ont tout naturellement emprunté leur moyen de communication à la matière d'oeuvre des astronomes, la lumière. D'où le télégramme optique (lisible dans les téléscopes) et le durable désintérêt pour le reste du spectre électro-magnétique. Qui, du reste, s'intéresse spontanément à un phénomène que nos sens ne captent pas ? Par une revanche de l'histoire, l'astronomie a délaissé le spectre visible - et tout particulièrement dans la recherche de l'intelligence extraterrestre, où il est remplacé par la fructueuse radiation de 21 cm de longueur d'onde de l'hydrogène, avant que le téléscope Hubble ne confère de nouveaux charmes aux filtres bleus, rouges et verts. Force fut au roman scientifique moderne d'emboiter le pas à la radio-astronomie, tandis que l'idée de communication optique avec les planètes fut, juste revanche, définitivement rangée avec les vieilles lunes.

Pour une application en science-fiction du récent programme SETI (Search for Extra Terrestrial Intelligence, une "veille" de l'univers dans le but de capter un message intelligent), mis en oeuvre contre vents et marées, avant une "suspension" sans gloire (rien n'agace plus un politicien que l'idée qu'il pourrait exister de la vie hors de sa circonscription) et une reprise par des intérêts privés, on pourra se reporter au roman Contact (1985), par le regretté Carl Sagan, lui-même apôtre et pionnier du projet.

 

¶ La théorie de la communication avec des êtres inconnus a fait quelques progrès depuis l'époque où le Vieux Fidèle de Raymond Gallun clignotait extatiquement "Earth planet three, Mars planet four, yes, yes, yes" avec son lampion géant.

La nature intelligente du message capté par la pétulante radio-astronome, héroïne du roman de Sagan, se décèle par le fait qu'il est fait de nombres premiers (en base deux).

D'autre part, le message possède "plusieurs couches" et donne, lorsqu'on le place point par point sur un écran dont les dimensions sont indiquées par le produit de trois nombres premiers *, soit un film, soit une représentation à trois dimensions (un hologramme).

A partir de là, on peut imaginer, prodige de la didactique, un cours complet de langue et de technologie extra-terrestre destiné à une forme de vie inconnue (mais intelligente) : la nôtre. Les extra-terrestres de Carl Sagan parviennent de la sorte à faire construire par les terriens la machine qui leur permettra de les rejoindre, via les trous noirs de la galaxie, tunnels ou raccourcis commodes, comme on sait.

 

* Un nombre entier se décompose d'une seule façon comme produit de puissances de nombres premiers.

 

2.3. COMMUNICATION MENTALE ET QUATRIEME DIMENSION

 

La communication psychique avec Mars nous ramène directement au spiritisme et à ses applications en littérature.

Il nous faut ici justifier derechef notre exclusif engouement pour la quatrième planète.

En effet, la précellence de la planète rouge en ce qui concerne les communications optiques ne joue plus quand on en vient à la communication mentale. Il s'ensuit que, plus encore que pour la communication lumineuse, on a été en contact psychique avec les autres planètes. (Nous avons signalé le touchant jupitérisme du spiritisme français de la fin du 19ème siècle.)

Néanmoins, nous sommes autorisés à concentrer notre étude sur la planète rouge, en négligeant les autres mondes, sans passer pour capricieux, ni paraître traiter notre sujet à moitié, car, la communication psychique étant à la confluence des courants scientifiques et spirites, Mars, objet d'intérêt des astronomes a été, par un phénomène d'entrainement, ou de décalque, la principale cible des tentatives de communication des psychistes.

D'autre part, la communication mentale (ou télépathique, ou fluidique, ou par "radio mentale", ou par E.S.P.) est par nature à la croisée des chemins - entre la communication proprement dite et le contact immédiat.

Du père Kircher à Huysmans (la petite promenade martienne d'En Rade), on s'est toujours promené sur Mars "en esprit", sans qu'on puisse parfaitement distinguer si l'esprit est "en relation" avec une planète (relation infiniment plus parfaite, il va sans dire, que celles que procurent nos sens) ou si une portion immatérielle de l'être est (on n'ose écrire "réellement") dans la planète.

Lorsque le médium Hélène Smith se promène dans Mars, et en décrit les traits remarquables par l'intermédiaire d'un mort actuellement réincarné sur cette planète, s'y trouve-t-elle, au moins en âme, ou, mieux, dans un corps intermédiaire entre le corps physique et l'âme - corps fluidique ou astral, ou périsprit ? Reçoit-elle seulement, d'esprit à esprit, une série d'images transmises par un émetteur martien ?

On ne sait. Et la distinction même entre contact et communication, les spirites et les occultistes, par leurs inventions mirobolantes, semblent s'être ingéniés à la vider de son sens.

Puisque nous sommes dans la fantaisie, même si celle-ci est recouverte de notions pseudo-scientifiques ou pseudo-religieuses, et puisque nous sommes parfois, tout de bon, dans l'allégorie, il est bien vain de vouloir trancher cette nouvelle querelle de la "présence réelle".

Mais nous courons sérieusement le risque de nous égarer et force nous est de n'accepter ici que des cas de communication indiscutables, en renvoyant les cas douteux dans la section des contacts effectifs avec les martiens.

 

Télépathie victorienne

 

The Martian (La martienne) de George Du Maurier, paru en 1897 chez Harper & Co, est un bon cas de communication planétaire et télépathique. L'auteur de Peter Ibbetson (1891) et de Trilby (1894) nous décrit un homme en communication mentale avec une martienne et qui écrit sur Terre ce qu'elle voit dans l'espace.

 

¶ Barty Josselin, le seul élève britannique, avec le narrateur, d'une pension parisienne, est à la fois un boute-en-train et un sensitif, doté d'un sens magnétique intermittent qui lui permet de repérer le nord. A l'âge adulte, cet être charmant et impossible, bourré de talent, mène une vie de patachon, s'engage brièvement dans l'armée, séjourne à Paris, à Londres et en Belgique, et se décide finalement pour l'état de peintre. Le destin frappe sous la forme d'un décollement de la rétine. Barty perd la vue de l'œil gauche, croit qu'il perd l'usage de l'autre œil et résout d'en finir. Il écrit des lettres d'adieu, prépare une potion fatale, mais succombe au sommeil avant de se tuer. A son réveil, les lettres ont disparu, la potion a été jetée, mais Barty trouve une lettre écrite de sa propre main, en écriture automatique, dans une sténographie familiale, et signée Martia. Martia est une martienne, qui l'observe depuis sa naissance et voit volontiers le monde à travers ses yeux. Elle a profité de son sommeil pour prendre possession de son corps, brûler les lettres d'adieu, jeter la potion fatale et écrire sa lettre en sténo. L'apparition du fameux sens magnétique correspondait à la présence épisodique en Barty de la martienne, et si Barty n'a plus senti « le nord » à partir de la puberté c'est parce que la martienne trouvait que ses débauches lui donnaient « mauvais goût » cérébralement parlant. La présence de la martienne explique également des rêves confus de Barty qui étaient en réalité des réminiscences de la planète Mars, planète aquatique peuplée de sortes de sirènes ou d'ondains.

La martienne Martia est en fait une désincarnée qui est retombée sur Terre dans un rayon de soleil. Elle a habité successivement des animaux, puis des hommes, puis des Britanniques. Elle explique à Barty qu'elle a de grands projets pour lui, et qu'elle entend faire de lui l'agent d'une véritable révolution sociale. Elle prétend aussi le guider dans sa vie privée. Elle lui fait défense en particulier d'épouser l'élue de son cœur, Leah Gibson, fille d'un commerçant israélite, et guide son choix vers une héritière, Julia Royce. Il s'avère que la martienne a l'intention de se réincarner dans l'enfant de Barty et de Julia. Mais l'amour ne se commande pas et c'est bien à Leah que Barty demandera sa main. Après un long silence, la martienne entérine son choix, Barty, ses parents, sa femme, ayant d'ailleurs tous été des martiens à une époque ou une autre. Les nuits de Barty sont consacrées désormais à la rédaction par écriture automatique d'une œuvre littéraire, d'abord romanesque puis philosophique, qui bouleverse effectivement le monde et confère instantanément à son auteur richesse et célébrité. Finalement, la martienne s'incarne dans la fille de Barty et de Leah. La petite Marty est l'incarnation de toutes les perfections artistiques. Mais elle meurt accidentellement à dix-sept ans et Barty meurt lui aussi, de chagrin.

 

The Martian est, comme Trilby, essentiellement un roman léger, quoique emprunt par moments d'une nostalgie presque douloureuse, notamment dans l'évocation des scènes d'enfance dans la pension parisienne, dans celle d'une aimable bohème artistique et dans celles du bonheur conjugal d'un ménage littéraire. Du Maurier a intégré passablement d'éléments autobiographiques dans son roman. Il a, comme son personnage, perdu l'usage de l'œil gauche et a comme lui pris le métier de caricaturiste (il fut un éminent dessinateur de Punch) parce que son handicap lui fermait les portes de la peinture. On peut supposer que les scènes de la pension parisienne, fortement teintées d'homosexualité inconsciente, sont elles aussi empruntés au souvenir.

La science-fiction occupe peu de place dans l'ouvrage, les communications avec la martienne n'intervenant que dans la seconde moitié, mais elles orientent dès ce moment le récit, qui préfigure le roman philosophique à la Wells. Cependant l'utopie amenée par la martienne est plus complexe que les utopies socialistes de Wells. A côté d'un spiritualisme diffus qui sonne le glas des vieilles religions, on trouve une forte préoccupation d'eugénisme (la martienne explique à Barty que ses descendants, grâce à des mariages judicieux, développeront progressivement l'organe du sens magnétique). A un certain niveau, la martienne incarne l'inspiration artistique dans le sens le plus littéral (elle dicte son œuvre à Barty) mais elle figure aussi la conscience de classe, voire le snobisme (elle exige que Barty épouse Julia et c'est lui qui, en se rebiffant, démontre les vertus de Leah, une très moderne femme d'affaires, représentant peut-être la nouvelle classe supérieure).

Olaf Stapledon dans Last and first men (1930), last men in London (1932), et Star Maker (1937), se souviendra du procédé de la communication mentale, en l'appliquant au temps aussi bien qu'à l'espace, puisque les derniers hommes, qui sont les seizièmes variantes de la race humaine, établis sur Neptune dans un avenir compris entre 1,5 et 2 milliards d'années, observent eux aussi nos existences à travers nos yeux et influent parfois sur elles par une télépathie temporelle. C'est leur présence à demi perçue par nos esprits qui a donné naissance à toutes les créatures mythologiques et fantastiques, fées, elfes et aussi aux fantômes.

 

Wells et la quatrième dimension

 

Une explication très populaire de la communication "psychique" passe par le "raccourci dans la quatrième dimension" et il nous faut à présent en dire quelques mots.

Très exploitée dans le spiritisme, elle fut rationalisée par H. G. Wells. Cet auteur, dans The Story of Davidson's eyes (1895) imagine un "noeud dans l'espace". Son narrateur, à la suite d'un accident de laboratoire, voit ce qui se passe sur un récif corallien, aux antipodes, alors qu'il est à Londres. Détail horrible, quand il descend un escalier, il se voit passer sous les flots de la mer ou s'enterrer sous le sable de la plage.

Wells cherche ici à décrire du point de vue du merveilleux scientifique un phénomène bien connu des sciences psychiques, la vision à distance, et, plus généralement, ce qu'il appelle lui-même, dans la nouvelle, "les possibilités d'intercommunication avec l'inconnu".

"D'explication, il n'en est pas de probable [écrit Wells], sinon celle qu'a émise le professeur Wade. Mais elle implique une quatrième dimension et une théorie aventurée sur les diverses sortes d'espace. Dire qu'il y a eu un noeud dans l'espace me semble parfaitement absurde, mais peut-être est-ce parce que je ne suis pas mathématicien."

Il est à peine besoin d'insister sur le succès en science-fiction de cette idée des noeuds dans l'espace. Mais il faut préciser peut-être que, la nouvelle de Wells datant de 1895, cette idée de l'espace "enroulé sur lui-même" est sans rapport avec Einstein et avec ses "courbures de l'espace" par la gravitation. Elle est tout à fait tributaire par contre des théories sur la quatrième dimension et l'hyperespace illustrées par l'astronome Newcombe et popularisée en France par Flammarion (voir en particulier Rêves étoilés).

Les écrivains de romans interplanétaires usèrent et abusèrent d'hyperespace et de quatrième dimension de l'espace, en croyant être modernes et en se réclamant des théories de la relativité - alors qu'ils se contentaient en réalité de recycler de vieilles idées victoriennes.* On trouverait maints exemples similaires, de théories modernes pompeusement invoquées par le roman scientifique, qui se contente en réalité de recycler la science du 19ème siècle. Dans le domaine des "sciences psychiques", ils sont légion.

 

* La confusion provient évidemment des quatre dimensions du continuum de Minkowski, (avec une quantité imaginaire comme variable du temps) et de l'emprunt de la courbure (Krümmungsmass) de l'espace à la géométrie de Riemmann. Ceci explique qu'Einstein ait terminé son existence en répétant tristement qu'il n'avait jamais parlé de quatrième dimension de l'espace. Dans les poncifs de l'anticipation et de la bande dessinée, on est passé de la quatrième à une dimension non spécifiée, comme dans l'expression "il a disparu dans une autre dimension." Cet "ailleurs" doit plus au pays des fées qu'à la mathématique ou à la physique.

 

Mais revenons à Wells.

La "quatrième dimension" est à nouveau abordée dans The Plattner Story (1896).

 

¶ Gottfried Plattner disparaît de l'école où il enseigne, à cause d'une explosion. Quand il revient, à la faveur d'une autre explosion, il est "retourné" (sa gauche est devenue sa droite), ce qui n'est possible, comme on sait, que s'il est passé dans la quatrième dimension (un calque posé sur une table - univers "bidimensionnel" - ne peut être inversé (retourné) que si on l'a soulevé dans la troisième dimension de l'espace).

Mais ce passage dans la "quatrième dimension" est en réalité un passage dans l'autre monde. Wells suppose en effet les deux mondes superposés, le nôtre et celui des morts. Les morts que voit Plattner sont des sortes de tétards portant le visage qu'ils avaient de leur vivant. Ils vivent dans une contrée où la lumière est si faible que, de notre monde éclairé, nous ne pouvons les voir, alors qu'eux nous voient. Cependant, dans une obscurité totale, les curieuses nébulosités verdâtres tachées de blanc qui déçoivent notre oeil sont les collines à demi-perçues de leur triste monde.

 

Le thème sera très exploité par la science-fiction des mondes enchevêtrés ou, si l'on préfère, de créature invisibles qui partagent le monde à notre insu.

Quant à la présence des morts, il y a là, croyons-nous, une réminiscence de la doctrine de l'Eglise, interprétée au travers de l'imagination enfantine du jeune Wells, au cours de rêves éveillés.

On peut supposer que c'est de cette façon que Rosny Aîné a inventé ses créatures plates flottant dans l'air, ses Moedigen : interprétation par une âme juvénile des rides qu'on aperçoit sur le bleu du ciel par un jour clair.

De fait, dans The Plattner Story, le motif de la quatrième dimension (et l'inversion de Plattner qui en résulte) peut être considéré comme plaqué artificiellement, un prétexte permettant de pénétrer dans l'autre monde sans quitter le domaine du merveilleux scientifique ou, pour reprendre une notion de Maurice Renard, du merveilleux logique.

Le lecteur se demande peut-être le rapport de tout cela avec la planète Mars. Nous y arrivons.

En effet, le thème des mondes enchevêtrés, via la quatrième dimension, sera encore traité par Wells (The Crystal Egg, 1897), où un oeuf de cristal dans une boutique de curios offre une vue depuis un oeuf identique sur la planète rouge. ** On voit que, pour Wells, la quatrième dimension relie tout à la fois des points éloignés de la terre (The Story of Davidson's eyes), le monde des vivants et celui des morts (The Plattner Story) et enfin une planète à l'autre (The Crystal Egg).

Toutes ces notions préexistent sous une forme occultistes ou spirite :

• La vision à distance est ce que les psychistes appellent clairvoyance. Le lien mystérieux entre des endroits éloignés de la terre renvoie aux notions occultistes de lignes de forces mystérieuses, de points nodaux de la planète, voire de canaux sous le monde.

• La base même du spiritisme est la communication des vivants et des morts.

• Enfin, la communication avec Mars appartient, on l'a vu, aux spirites autant qu'aux scientifiques.

L'apport de Wells fut de donner de ces phénomènes de mise en communication une explication rationnelle et unifiée.

La suite de l'oeuvre de Wells bâtit sur ces prémices. C'est un petit imbroglio dimensionnel qui projette, pour son malheur, un ange sur notre terre dans La Merveilleuse visite. Ce sont des phénomènes similaires qui entraînent des hommes dans l'avenir (Men like gods). Mais entretemps, notre auteur a, à son insu, fondé un genre (le roman scientifique moderne, autrement dit la science-fiction) et l'a orienté pour près d'un demi-siècle.

 

** On n'aura pas fini avec cette année 1897, sans mentionner Sous Le Bistouri, où l'anesthésie permet au narrateur de voyager dans l'espace. Retour, sans recours cette fois à la quatrième dimension, du vieux thème occultiste et illuministe, que Jack London reprendra à son tour, en 1915, avec Le Vagabond des étoiles, où un prisonnier parvient à détacher son esprit de son corps et voyage dans l'espace et le temps.

Un peu en marge de notre sujet, il nous faut citer encore Les Trois Yeux de Maurice Leblanc. Il est question de communication avec Vénus. Le moyen est une substance bizarre qui, étalée sur un mur, en fait un écran sur lequel apparaissent d'abord des scènes du passé de la Terre, puis des scènes incompréhensibles que l'auteur finit par analyser comme des vues de Vénus et des vénusiens. Le souvenir de Wells est évident.

 

2.4. FANTAISIE D'ASTRONOME : LE CATECHISME MARTIEN DE WILFRID DE FONVIELLE

 

A La Surface de Mars, de l'astronome Wilfrid de Fonvielle, eut droit à l'illustration de couverture du Journal des voyages du 17 février 1901, par Robida. Des patriarches martiens et de belles martiennes réchappés de vases grecs contemplent la Terre, représentée de la grosseur apparente de notre lune, dans le coin supérieur gauche de l'image, au travers de mystérieux téléscopes qui ont l'air d'astrolabes croisés avec des chaudrons. La légende "Les habitants de Mars communiquant avec la Terre" achève de faire de cette image l'une des plus fascinantes de notre littérature d'anticipation.

La chronique scientifique accompagnant cette belle image, « Fantaisie d'astronome : à la surface de Mars » de Wilfrid de Fonvielle, est un parfait résumé de l'état de la question martienne en 1901, envisagée sous l'angle de la communication interplanétaire à distance.

Après une référence aux observations faits à Flagstoff (sic pour Flagstaff) par M Louell (sic pour Lowell), l'auteur fantasme une lunette géante au sommet du mont blanc (rappelons qu'il s'agit d'un article de vulgarisation et non d'une fiction) qui utiliserait une « préparation photogénique d'une puissance énorme développée par M. Lumière et ses fils », autrement dit une émulsion photographique hypersensible. La suite des fabulations de Fonvielle est prise au compte de la « raison » et de la « science positive » et l'auteur précise même qu'au sujet d'une planète où « tout est analogue ou même pareil à la nôtre, il n'y a point de risque de se tromper ou de laisser prise à l'imagination. » Les considérations physiques et climatologiques le cèdent alors à la description des martiens, qui ne sont pas monstrueux, mais semblables à nous, avec cette différence que « comme leur taille moyenne est moindre que la nôtre à cause du plus faible diamètre de leur globe, ils ont un air mignon, gracieux, et leur tournure est très élégante ». Les martiennes, en particulier, sont toutes des Béatrice ou des Hélène. « Les êtres délicats et charmants que la phtysie immolerait chez nous prospèrent à merveille dans les pays de Mars et en font le plus splendide ornement. » Pour finir, les martiens, les femmes comme les hommes sont suprêmement intelligents (leurs cerveaux sont plus développés que les nôtres).

Sur Mars, ce sont les femmes qui règnent. Du coup, il n'y a plus de guerres. Les exploits épiques et les hauts faits sont ceux des ingénieurs et la planète entière est tendue vers les prouesses technologiques du creusement des canaux et de l'irrigation, dans une sorte d'Egypte martienne, gynécocratique et socialiste. Et Fonvielle conclut que « c'est pour cela que les études de Mars sont de la plus haute importance, car chaque opposition nous apporte de nouvelles lumières sur un état social dont nous apprécierons de mieux en mieux la perfection, et qui nous fera de plus en plus honte. »

Certes le texte de Fonvielle est un exemple extrême, qui brasse un demi-siècle de divagations, le positivisme d'Auguste Comte, l'illuminisme de Flammarion, le socialisme utopique de Fourier (Fonvielle parle de « phalanstères martiens »), un idéal gynécocratique sorti de Bachofen, un darwinisme mal compris. D'un autre côté, ce texte préfigure aussi une certaine modernité (apport technique des frère Lumière ; idée d'une veille astronomique captant l'intelligence extraterrestre). Si l'imagination déréglée du chroniqueur est prise en compte par sa publication, Le Journal des Voyages, au titre d'un genre littéraire qui est la fantaisie (le surtitre est « Fantaisie d'astronome »), cette confusion est bien celle du vulgarisateur. Fonvielle est farci d'idées et de théories, mais ce sont des idées et des théories à demi digérées, dont il ne connaît pas forcément l'origine. Les coquilles sur le nom de Percival Lowell et le nom de son observatoire inclinent à penser qu'il en parle de seconde main. Si les références à la « science positive » et aux « phalanstères martiens » permettent de supposer que l'auteur connaît les noms d'Auguste Comte et de Charles Fourier, les références à l'évolutionnisme, à la gynécocratie (le règne des femmes), à la technocratie (une planète d'ingénieurs) sont des plus confuses et il est permis de penser que l'auteur traduit ici à la fois un « air du temps » et ses propres fantasmes. Du coup, cette chronique astronomique, dans sa confusion même, est exemplaire de ce que nous avons baptisé le siècle martien.

 

 

Harry Morgan

 

 Nous adressons nos plus vifs remerciements à la Maison d'ailleurs (Yverdon) pour nous avoir ouvert ses collections de victoriana.

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