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Extraits du journal de Harry Morgan 2021
L'escalier des autres

Lo scendere e ‘l salir l’altrui scale.
Paradiso, XVII.


Vers le Journal 2020

1er janvier. —  Ma région devient une entité inédite, la Collectivité européenne d’Alsace, dont le symbole – je n’invente rien – est le bretzel, et la base identitaire le bilinguisme. Après une telle embardée dans le fédéralisme, il est permis d’imaginer ce qu’on veut, une Ruritanie, une reine Flavia, une Constitution dont l’article premier disposerait : « Il est interdit d’enquiquiner son voisin », et dont la devise serait celle de Metternich, « Ruhe und Ordnung ».

2 janvier. — Fait profondément partie de la worldview contemporaine l’idée de l’histoire comme série de catastrophes, avec la tentation sous-jacente d’échapper au danger : pourquoi devrais-je être à mon tour victime de ces forces aveugles ? (Je me demande si telle ne devrait pas être l’utopie du Phénix dans Le Club des miraculés. Il faut dérouler l’histoire conformément à un plan pré-déterminé précisément pour éviter toute aventure. Une utopie prudente.)
Version collective de la même chose. L’histoire comme somme de nos crimes (pédagogie de la haine de soi). Donc sortons de l’histoire pour échapper à notre culpabilité. Le suicide de l’Europe n’a pas d’autre cause. Choix « éthique » de l’inaction, de la sujétion et, à terme, de la disparition.

5 janvier. – J’ai ouvert ma porte, j’ai considéré les toits mouillés, la route mouillée, le froid pénétrant de l’hiver m’a saisi, et je me suis dit que non, décidément, c’était impossible, que je n’irais pas courir sous cette pluie et dans ce froid. Ajouter qu’il faisait presque nuit (non pas qu’on eût beaucoup vu la lumière, même en plein midi). Et puis je me suis souvenu que c’était comme cela tous les jours, que cette inclémence de l’air était l’état normal de la campagne hivernale, et même que cette campagne n’était pas, une fois qu’on était dedans, dénuée d’une certaine beauté, et, ma foi, je suis allé faire ma course légère, en me crottant dans les chemins boueux.

9 janvier. — Le sommeil tend chez moi vers le même cycle. Nuit « courte » (« courte » pour moi, mais qui serait normale pour tout autre), ce qui signifie que je suis levé à six heures ou même avant, puisque je me couche désormais avec les poules, suivie d’une nuit « longue » (onze et parfois douze heures) et réparatrice. L’inconvénient du cycle est qu’il me place dans un état chronique de fatigue après la nuit « courte », qui est trop courte, en vérité – bref, que je suis malade un jour sur deux.

10 janvier. — Je lis Vico (Scienza Nuova) dans la traduction romantique de Michelet. De Platon à Voegelin à travers Vico, la ligne est droite. En particulier, l’idée qui est au cœur de Voegelin, que les constructions doctrinales sont des produits de l’ordre politique sous forme de systèmes de symboles, qui rendent cet ordre intelligible à la communauté, et non pas l’origine de cet ordre politique, ni la théorie de cet ordre, cette idée est chez Vico. La poésie pour Vico, celle de Dante en particulier, est précisément au départ de ce que Voegelin appellera l’historiogenèse. Vico note que l’histoire est le produit de la conscientia, d’une conscience réflexive, puisque l’axiome fondateur de Vico est qu’on connaît ce qu’on a créé. D’où chez Vico la place donnée à la mythologie, à la fable, à la poésie, qui est bien autre chose qu’un ornement rhétorique, mais qui n’est pas davantage un système hermétique cachant de profonds secrets. Les Anciens, selon Vico, étaient bien en possession d’un savoir, mais ce savoir n’était pas un savoir occulte concernant les mystères de l’univers, mais concernait leur propre entendement et leur propre faculté d’agir.

11 janvier. — Bonne promenade dans une campagne saisie par le givre.
Loi sur le « séparatisme ». Il y a dans ce projet une double incohérence. Premièrement, la « laïcité » et les « valeurs de la République » sont de très mauvais outils face à l’affirmation identitaire d’une civilisation autre (il faudrait promouvoir les valeurs de notre civilisation, et non celles du régime politique du moment). En second lieu, le « hors sujet » est évident : au lieu de parler de complots, d’atrocités, et des façons de les contrecarrer, on se promet de sanctionner les « atteintes à la laïcité » et l’on explique tout à fait sérieusement qu’on va par ce moyen contrer « la radicalisation violente ».
Inertie et duplicité du pouvoir. Chaque « palier dans l’horreur » que l’on franchit amène chez les politiques la protestation unanime qu’on ne peut pas continuer ainsi. Mais les mesures qu’on finit par prendre – après combien d’atermoiements et de tergiversations – n’obtiennent jamais aucun résultat, de sorte que la seule chose dont on soit assuré, c’est qu’on franchira demain un « nouveau palier » et qu’il faudra s’habituer à de nouvelles horreurs, qui feront pâlir les précédentes. J’ai du moins l’espoir que mes compatriotes ne se laisseront pas cuire sans réagir, comme la proverbiale grenouille plongée dans une eau que l’on réchauffe lentement. (Après tout, dans la véritable « expérience de la grenouille », la grenouille qui se laisse cuire dans l’eau lentement réchauffée est une grenouille décérébrée.) Dit plus simplement, j’ai l’optimisme de croire que l’affaire ne peut que tourner en catastrophe.

12 janvier. — Importante chute de neige. Ce retour à l’intempérie des saisons, comment ne pas l’associer à la mise à l’arrêt de l’économie, dans le monde entier, du fait de la pandémie ? L’humanité proliférante a réussi à faire de sa planète une simple barque ou alors une simple baraque – une barque surchargée, ou une baraque surchauffée.
Le directeur d’un organisme international spécialisé dans les dradlomes, appelons-le Human rights Wash : « La France doit trouver un moyen de respecter le droit des gens à croire et à manifester leur croyance tant qu’il n’y a pas violence. » Ce qui empêche notre odieux pays de « respecter le droit des gens à croire », c’est naturellement « sa tradition de laïcité ». Et les malheureux qu’on persécute, ce sont naturellement les islamistes, qui doivent mener leurs brigues aussi longtemps qu’il n’y a pas violence effective.

13 janvier. — C’est une sorte de duel somptuaire. Qui, le soir, a encore de la neige sur son toit ? Celui-là peut se vanter d’avoir une maison mieux isolée que celle de ses voisins, de faire de substantielles économies sur ses factures de chauffage, et aussi de contribuer mieux que les autres à la « lutte contre le réchauffement ». Cependant il arrive aussi qu’un toit immaculé indique une maison inhabitée, la petite vieille qui l’occupait étant en maison de retraite ou décédée.
Depuis quelques soirs, je relis Dante (Inferno), avec l’impression de faire la visite guidée du monde que j’habite, celui dont me parlent « les médias ».

15 janvier. — J’arrive non sans perplexité à la fin de l’immense et labyrinthique The House by the Churchyard (1863) de Sheridan Le Fanu. Point de fantastique, en dépit de ce que semble annoncer le titre, outre une pièce rapportée, plus d’une fois anthologisée, une histoire d’apparition de main détachée dans la maison de Mr Mervyn, qui habite une maison hantée. Mais un double crime, l’un récent, l’autre ancien. La maison près du cimetière est précisément celle de la victime du second de ces crimes, le docteur Sturk. Cependant le roman fonctionne mal comme mystery parce qu'il n'est pas structuré par le dévoilement du secret. Il faut attendre le chapitre 68 pour que le révérend Walsingham lève les mystères dans lesquels l’auteur laissait patauger le lecteur, en livrant à sa fille Lilly la vérité relativement à l’enterrement clandestin sur quoi s’ouvrait le roman, et sur l’identité de Mr Mervyn, toutes choses qu’on aurait pu nous révéler à n’importe quel moment du roman. Et il faut attendre le chapitre 70 pour qu’Irons fasse sa confession à Mr Merwyn et donne le récit du crime ancien.
Même côté proliférant que Dickens, avec cette différence que Dickens arrive à maintenir une forme à son roman alors que celui de Le Fanu est shapeless. Évident intérêt du romancier pour le lieu et les figures de son enfance, le village de Chapelizod – la chapelle d’Iseult – à côté de Dublin, le monde régimentaire, lieu et figures qu’il a curieusement fait reculer d’un demi-siècle pour les situer au XVIIIe siècle (Carmilla se déroule également au XVIIIe siècle). Du coup, derrière Dickens, Le Fanu renoue, pour l’enjouement, la bonhomie, la peinture de mœurs, la satire, avec les romanciers du XVIIIe siècle, Smolett, Fielding, Sterne. On trouve aussi des traces de Goldsmith et de Richardson pour la veine sentimentale. La mort de Lilly Walsingham est certainement l’une des pages les plus émouvantes de la littérature anglaise.
En dépit de cette contradiction d’intentions, qui aboutit à un ouvrage démesuré, The House by the Churchyard se lit agréablement, à condition qu'on n’y cherche pas ce qui n’y est pas : il ne faut pas y voir un ancêtre du roman de détection, ni même un sensation novel des années 1860, et certainement pas un roman historique. Au fond, ce qu'un lecteur moderne reconnaît le mieux, précisément parce que le roman est mal fichu en tant que mystery, c’est l’aspect feuilletonesque, l’intérêt maintenu, le suspens prolongé, les questions laissées sans réponse aussi longtemps que c’est techniquement possible.
Sens aigu de l’observation chez Le Fanu. C’est le général qui referme son livre sur son doigt. Ce sont les rideaux, quand le capitaine Devereux ouvre la fenêtre en plein hiver, qui claquent dans le courant d’air et battent contre le plafond.
J’allais oublier de noter que j’ai reconnu littérairement le personnage dont je parlais l’autre jour, le militant professionnel de Human Rights Wash. C’est l’avocat marron, le shyster lawyer qui retourne les faits comme des peaux de lapins et répand l’accusation avec un aplomb stupéfiant. Dans The House by the Churchyard, il s’appelle Dirty Davy. Le propriétaire de la maison dans laquelle on s’est introduit sans y être invité devient lui-même l’intrus, Dirty Davy lui établit immédiatement la facture pour une existence entière d’occupation de sa propre maison, après quoi, par un raffinement de casuiste, il lui consent un rabais sur le tout. Et quand ce propriétaire interloqué avertit qu’il n’a pas l’intention de se laisser faire, Dirty Davy lui annonce qu’il vient de proférer devant témoin des menaces de voies de fait, menaces dont il aura à répondre devant la justice.

16 janvier. — Le pouvoir « communique » sur des fermetures administratives de mosquées extrémistes, d’écoles coraniques clandestines. S’agit-il de mises en scène destinées à calmer l’opinion, comme croit le savoir la presse réactionnaire ? Je pense plutôt que le régime fait à la réalité la plus petite concession possible, en formulant le diagnostic le plus réducteur possible, en prenant la mesure la plus anodine possible. Ainsi les journaux rapportent ce matin que l’imam de la mosquée de Pantin, mosquée qui avait relayé l’appel à tuer Samuel Paty, après la fermeture de sa mosquée (fermeture administrative temporaire, dont on se demande à quoi elle est censée servir), était parti prêcher à Bobigny, tout simplement.
Même confusion sur l’Observatoire de la laïcité, l’officine « d’agréable fréquentation pour salafistes » dont Le Figaro note de façon cryptique qu’elle est « à la fois très soutenue et très critiquée » par l’exécutif. La structure chargée de la lutte contre l’islamisme milite avec les islamistes, sans que cela n’appelle les analyses politiques qu'on attendrait – complot au cœur de l’État, ou alors cynisme achevé d’un pouvoir manipulateur – parce qu’il est tenu pour évident qu’il y a dans la « laïcité » plusieurs sensibilités, et que l’une de ces sensibilités, c’est précisément l’islamisme – un islamisme qui, cela va sans dire, se décrit lui-même dans « le langage des droits » et dont la devise inlassablement répétée est « toute la loi, rien que la loi ».
On pourrait résumer ainsi la doctrine gouvernementale : il est permis de prendre des mesures contre les périls qui menacent, à condition que ces mesures soient inefficaces. Le prix à payer pour cet inutile compromis est le soulèvement contre la France du monde musulman. J’avoue que la position du président français me demeure incompréhensible. En s’opposant au projet néo-ottoman en Europe (entrée du 29 octobre 2020), le président s’est attiré de la part du despote d’Angora des menaces qui sont en tout point similaires à la fetfa de Khomeini contre Salman Rushdie. Quel intérêt trouve-t-on à exposer sa vie – et à exposer la vie des Français – pour faire passer une loi contre le « séparatisme » dont chacun sait dans les allées du pouvoir qu’elle ne résoudra rien ? Je me demande même si cette loi n’est pas désirée par les barbus, si les attentats et les égorgements n’ont pas précisément pour but de nous contraindre à une réplique, cette réplique constituant une humiliation supplémentaire par son caractère dérisoire (« voyez comme ils s’agitent »), fournissant des prétextes à de nouvelles exactions, et amenant par un paradoxe qui n’est qu’apparent à la sanctuarisation de l’islamisme sous le prétexte de lutter contre lui.

17 janvier. — Je suis frappé par l’unanimité des politiques (je parle d’élus, de ministres en exercice) dans la définition historico-culturelle de notre société, dans le constat que l’édifice juridique né de Nuremberg est aujourd’hui arsenalisé contre nous par des régimes et par des peuples qui nous sont hostiles, qui nous croient décadents, qui ne cachent pas leur volonté de conquête, dans l’affirmation que la construction européenne doit avoir pour objectif la défense des Européens et non quelque utopie post-historique et post-civilisationnelle. Et non moins frappé que les mêmes déclarent pratiquement dans le même souffle que tout cela est impossible, que tout cela nous est interdit, qu’il n’est permis de parler qu’au nom de « l’universalisme républicain », ou de « nos valeurs d’ouverture », ou des « droizumains », que parler de notre civilisation, ce serait passer pour des communautaristes comme les autres, pires que les autres. L’idéologie progressive a réussi à nous exproprier de notre culture, de notre tradition. Nous sommes nous-mêmes, qui n’avons pas quitté nos rives, les véritables exilés. Tout le monde est chez soi chez nous, sauf nous-mêmes, qui montons et descendons, comme Dante en exil, l’escalier des autres.
On ne se tirera pas d’embûche par une coalition des bonnes volontés, car ces volontés ne seront pas agissantes. Le rétablissement de la situation politique passe nécessairement par le rétablissement civilisationnel. Le salut passe par une Restauration.
Au surplus, la désillusion des politiques, prix à payer pour leur lucidité nouvelle, n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. Privés de ce qui tenait pour eux la place de la transcendance, ils sont condamnés à finir leurs jours avec le regret de cette perte, et sont par conséquent tentés par le cynisme ou le désespoir. Une idéologie qui s’effondre n’est pas moins dangereuse pour ceux qui sont alentour qu’un bâtiment qui s’effondre. Or c’est la deuxième fois en trente ans que les tenants de la pensée progressive voient mourir leurs idées : le millénarisme marxiste est mort en 1989, à la chute du mur, le millénarisme victimaire meurt sous nos yeux, sous la lame des égorgeurs.

18 janvier. — Dans l’enfer de Dante, les trompeurs sont plus pécheurs que les incontinents (luxurieux, gourmands, etc.), et même que les violents. Les fraudeurs résident dans le huitième cercle de l’enfer, la Malebolge. La variété particulière de fraudeurs que sont les hypocrites, comme le monsieur de Human Rights Wash dont je parlais l’autre jour, réside dans la sixième fosse de ce huitième cercle, et leur châtiment consiste à porter la proverbiale chape de plomb. Cependant, parmi les trompeurs, il y a pire que les fraudeurs : ce sont les traîtres, c’est-à-dire ceux qui trompent des gens qui leur ont accordé leur confiance. Ceux-là sont relégués au neuvième et dernier cercle. Et les pires des traîtres sont les traîtres à leurs hôtes. Les Chnina, les Sefrioui, hôtes ingrats de notre pays, sont pris dans la glace, tête en bas. Le but de ce châtiment est que leurs larmes gèlent, ce qui les empêche d’évacuer leur douleur par les pleurs. C’est une punition adéquate pour des gens qui sont, après tout, des pleureurs professionnels, qui ont fait tuer Samuel Paty en se filmant en train de pleurer sur les réseaux. (« Effectivement il leur a montré un homme tout nu [larmes dans la voix] en leur disant que c’est le prophète, c’est le prophète des musulmans. Quel est le message qu’il a voulu passer à ces enfants ? Quelle est la haine ? Pourquoi cette haine ? » Vidéo de Chnina, du 8 octobre 2020.) Pourquoi, m’objectera-t-on, Chnina et Sefrioui, qui sont vivants, seraient-ils plongés dans la glace de la Ptoloméa ? C’est que Dante a observé que les âmes des traîtres qui se sont souillés par une perfidie y sont plongées avant même que la mort les ait frappés. Se substitue à cette âme un démon, qui anime leur corps jusqu’au moment de leur trépas. (Inferno, XXXIII). Là où le sens littéral ne contient qu’une imagerie bizarre, le sens spirituel révèle de profondes vérités.

19 janvier. — Ce qui civilisationnellement nous sépare de notre propre passé, au point de nous rendre ce passé étranger et incompréhensible, c’est la disparition de la figure du Christ et, avec elle, de l’énigme fondatrice du christianisme (comment un Dieu omnipotent peut-il souffrir ?). Ce qui épaissit le mystère, c’est que, comme le note avec lucidité Alec Ryrie (Unbelievers : An emotional history of doubt, William Collins, 2019), l’Antéchrist occupe la place de ce Christ disparu. C’est évident dans la médiasphère, où l’Antéchrist apparaît le plus souvent sous les traits d’Adolf Hitler. Ceci m’incline à penser que le moyen de la disparition du Christ, c’est la théologie victimaire née d’Auschwitz, avec ses conséquences désastreuses, l’expiation par les vivants des fautes des défunts, la désignation du mal sans possibilité de salut. Il n’y avait qu’un petit pas supplémentaire à franchir pour que l’Antéchrist devînt le Christ et qu’on se mît à réclamer véhémentement le droit de commettre des atrocités au nom du bien. « Vexilla regis prodeunt inferni. » (Inf. XXXIV.) Mahun Rex.

21 janvier. — En ce jour anniversaire de la mort du roi, l’idée m’est venue de relire le discours à la Convention de Robespierre (séance du 3 décembre 1792). On en cite parfois la phrase la plus célèbre : « Louis doit mourir parce qu’il faut que la patrie vive. » Mais l’ensemble de ces pages brûle d’une flamme satanique ; elles sont véritablement la théorie du meurtre politique. Il s’agit, au moyen de ce meurtre, de « cimenter la république naissante ». Cependant le point crucial est celui-ci : Louis ne peut être innocent, puisque s’il l’était, cela signifierait que les révolutionnaires sont coupables.

24 janvier. — Depuis deux mois, migraines très incapacitantes. Mais j’ai encore perdu un peu de poids et je crois que la graisse brune, qui est la dernière à partir, sert à stocker les substances chimiques dangereuses, qui sont relâchées dans l’organisme quand cette graisse fond. Espérons que ces substances sont éliminées par la transpiration, pendant l’effort physique, et par les abondantes urines qui accompagnent la perte de poids.
Peut-être pour la même raison, insomnies, très fâcheuses pour moi puisque je souffre de fatigue chronique et que le corps réclame son tribut de dix heures de sommeil.

Gesir est anuieuse chose
Quant l’en ne dort ne ne repose

Effet des médicaments qui ralentissent le cœur, quand je me lève la nuit pour pisser, curieuse réaction de mon cerveau, une sorte d’arrêt sur image persistant. A brain freeze.

26 janvier. — Comme je mets des bouts de ce journal en ligne, cela m’amène à le relire. M’apparaît alors ma propre logique, car chacun n’a en propre que quelques idées directrices. Ainsi, le caractère autotélique et la nature tautégorique de l’étude littéraire (ma stripologie a pour fin la connaissance du récit dessiné lui-même et non de quelque élément périphérique, et ce récit n’est pas la traduction de quelque chose qui différerait de lui) s’étend à la doctrine politique, puisque je note que la crise souhaitée pour la société par l’élite gnostique est à elle-même sa propre fin et que cette crise n’a pas d’autre contenu qu’elle-même. Autre idée directrice, crise migratoire, crise sanitaire (crise épidémique), crise de la cité (« changement de civilisation »), crise de la mimèsis, toutes sont résumées par – et subsumées sous – l’antiphrase. Autre encore : la catastrophe que tout le monde redoute s’est déjà produite, le pire est déjà arrivé. (Les attentats ne sont pas le début mais la fin d’un processus politique de normalisation. Les universitaires militants qui veulent supprimer le canon littéraire occidental opèrent une simple mise à jour car cette littérature leur est d’ores et déjà devenue complètement étrangère.)

27 janvier. — Comme la bêtise est contagieuse, comme la folie est contagieuse. Le « débat politique » ressemble désormais à ces débats sur les « para-sciences », qui se bloquent aussitôt commencés, car les tenants des phénomènes occultes invoquent spécifiquement une exception (à la logique, aux lois de la physique, etc.) qui empêche tout raisonnement ordinaire.
Exemple du « parcours scolaire ». Évidemment qu’à 16 ans « on est très con ». Mais jusqu’à présent les conséquences des choix faits à 16 ans – « l’école, c’est pas trop mon truc » – étaient assumées, bonnes ou mauvaises. Elles ne le sont plus. Victimes aussi, par conséquent, les « décrocheurs », et victimes aux yeux de l’Éducation nationale elle-même, qui considère qu’elle mène mal sa mission et qu’elle doit « raccrocher » des jeunes qui – précisément – ne lui demandent rien. Il n’est point besoin d’insister sur les conséquences désastreuses pour l’ensemble des élèves de ce choix de l’institution, qui déscolarise les écoles elles-mêmes et démonétise les diplômes. Mais il y a là une forme extrême de l’utopie puisqu’on prétend faire échapper les individus aux conséquences de leurs prédispositions et de leurs choix comme on a voulu les faire échapper aux contingences sociales ou historiques. Seulement, à ce régime, personne n’est comptable de rien et l’existence entière s’assimile à la condition victimaire.

1er février. — Course légère. Le tout est de vérifier si la gouttière de la grange déborde sur le toit de l’appentis. Si elle ne déborde pas, le toit mouillé n’est rien. C’est un cas de pluie légère – leichter Regen –, je serai mouillé mais guère plus que je ne le suis par la transpiration. Si la gouttière déborde, je patiente. Cela fonctionne presque toujours.

3 février. — le soleil se montre ce soir après quinze jours de pluie presque ininterrompue. Impression d’une crise surmontée, une sorte d’après-guerre.

8 février. — Retour de l’hiver. Une belle neige tandis que je vais prendre mon train pour Paris pour le eSOBD.

10 février. — Couru sous la neige tourbillonnante. Tout se passe très gentiment, chaussures de trekking, serre-tête sur les oreilles et chapeau sur la tête, trois paires de chaussettes. C'est du côté des mains que ça ne va pas, en dépit des deux paires de gants, doigts engourdis, à ne pas pouvoir tourner la clé dans la serrure en rentrant. Une demi-heure dans l'eau tiède pour les désengourdir.
Célébration du bicentenaire de la mort de l’empereur. « N’en faisons pas trop, déclare le président du Conseil supérieur des archives, selon Le Figaro, ce serait vu comme une provocation. » Quand l’ordre politique le cède à un autre, quand nos institutions à nos propres yeux deviennent obsolètes, quand notre histoire elle-même n’est plus la bonne, le pouvoir devient le pou’ar (c’est ainsi que l’on prononce), un pou’ar qui se regarde lui-même être le pou’ar avec une incrédulité amusée. La faction politique actuellement aux affaires, que j’appellerai par commodité La République en marge, est l’exemple-type d’un pou’ar. Le pou’ar ne dispose d’aucune légitimité, ce qui le contraint à pérorer en permanence sur toutes les antennes, pour tâcher de persuader la populace de ses mérites. Le pou’ar n’aspire à aucune souveraineté (il n’a de cesse au contraire de se défaire de cette souveraineté en la conférant à qui en voudra, l’Europe, l’Allemagne, l’islam ; personne n’en veut, ce sont des embêtements à n’en pas finir). Le pou’ar partage avec les factions montantes l’autoritarisme (qui n’est pas la souveraineté, qui est même le contraire exactement), la sournoiserie, la perfidie, la bêtise.

11 février. — Même course qu’hier, sur la neige durcie, et sous un beau soleil.
La situation politique actuelle, c’est la réussite paradoxale et concordante de toutes les sauvageries, comme si cette société finissante voyait la récurrence simultanée de toutes les maladies qui l’ont affectée au cours du siècle dernier ; c’est le communisme triomphant (fabrique de l’homme nouveau par la propagande et par l’éradication) ; c’est le nazisme triomphant (eugénisme, euthanasie, chasse au juif, compétition darwinienne des factions pour faire émerger la plus violente) ; c’est l’islamisme triomphant, le fascisme vert.

25 février. — Je me suis relevé cette nuit pour écrire. J’avais tout à fait l’impression d’être revenu aux temps lointains où j’étais en bonne santé. Au demeurant, je savais pertinemment que je paierais cette séance de travail nocturne d’une journée de marasme.

3 mars. — Revu Kiss of the Vampire, 1963, Don Sharp. Je ne sais pourquoi je n’en parle pas dans mon article sur les vampires de la Hammer (vraisemblablement parce que le nom de Dracula ne figure pas dans le titre).
« 1. Un film ne peut pas ne pas dire. » « 2. Les formes ont leur logique. » Voilà deux données qui, mises ensemble, infirment l’idée – tirée en réalité des sciences sociales –, que les récits populaires opéreraient par la répétition de stéréotypes qui sont familiers au public, qu’il suffirait d’aligner les poncifs pour que cela fonctionne. À procéder ainsi, comme un film ne peut pas ne pas dire, on lui fait dire le plus souvent des sottises, de sorte que la mauvaise réputation des « mauvais genres » n’est pas entièrement imméritée.
Il faut, pour que le film soit réussi, que le motif mis en scène avec les moyens du cinéma – c’est-à-dire avec des morceaux du monde réel, mis en scène, filmés et montés – résonne dans l’âme du lecteur ou du spectateur, qu’il s’impose à son esprit comme une vérité tirée d’un arrière-monde. C’est toute la difficulté. Il me frappe que Kiss of the Vampire aurait été infiniment plus facile à mettre en scène si tout le film avait été en dessin animé, comme les chauves-souris qui investissent le château à la fin du récit.
Le problème est spécifiquement la construction d’un monde saillant, ayant ses lois propres, mais qui demeure intelligible au public. Cela signifie que la « règle du jeu » est à la fois complètement arbitraire et suffisamment reconnaissable pour que le spectateur y réagisse selon des modalités qui sont en réalité celles du monde naturel. La « règle du jeu » qui figure au centre exactement de Kiss of the Vampire n’a apparemment rien à faire dans un film de vampires, c’est la légende urbaine de la « cliente disparue », ou de la « chambre d’hôtel disparue », souvent située « pendant l’exposition universelle de Paris » (de 1889 ? de 1900 ?). Dans le film, on soutient au matin au jeune Anglais, encore sous l’effet de l’alcool et de la drogue qu’on lui administrés à son insu, que sa jeune épouse n’existe pas, qu’il est venu seul au bal masqué dans le château, comme il s’était présenté seul à l’auberge, étant tombé en panne d’essence au milieu de son excursion bavaroise. Quel rapport avec le récit vampirique ? C’est que le vampirisme est présenté dans le film comme une conjuration, et que cette dénégation de l’existence même de l’épouse représente l’acmé d’une conspiration générale, d’une dénaturation du réel par le culte immonde, et que le spectateur, dans cette ambiance de paranoïa, a comme le jeune Anglais le sentiment de perdre pied.
Le secours vient pourtant très vite, du professeur chasseur de vampire, dans son espèce de poulailler, qui annonce paisiblement que l’épouse inexistante est prisonnière de la secte des vampires, au fond du château. « Thank God », répond l’époux, éperdu du soulagement de retomber dans la réalité normale, ou du moins ce qui en tient lieu dans un film de vampires. L’épisode de la « cliente disparue » ne dure au total que six minutes sur un film d’une heure vingt quatre, mais c’est le motif central du film, parce qu’il rend explicite cette donnée fondamentale que le culte des vampires courbe la réalité autour de lui. La secte infernale crée un univers-bulle dans lequel tout est possible, y compris le vampirisme. C’est par ce procédé que le cinéaste donne consistance au mythe, et nullement par l’introduction des poncifs du vampirisme, auxquels le spectateur serait censé réagir de façon plus ou moins automatique.

8 mars. — In the land of Zu. Pression : 15 aux deux yeux.
Pour me récompenser, pris des livres à la librairie anglaise puis à la librairie française, successivement. Mes stations devant les rayons des librairies ressemblent désormais à mes stations dans les églises. Elles sont l’occasion de petits examens de conscience. Plus précisément trois questions se présentent successivement à mon esprit, qui ont trait à la persistance de la littérature que j’aime, et à mon propre zèle dans le culte de cette littérature : 1. Est-ce qu’ils l’ont ? 2. Est-ce que je l’ai ? 3. Est-ce que je l’ai lu ?
J’achève Captain Singleton (1720) de Defoe. Je m’étonne que ce roman ne soit pas plus connu. Il me semble qu’il est fondateur de la littérature d’aventures impériales, et en particulier de la veine « sang et tripes ». Le héros « désinséré » est un picaro (enlevé enfant, placé successivement entre les mains de mauvais maîtres, qui le maltraitent). Mais l’absence de liens sociaux est compensée par la présence de mentors : dans la première partie, le vieux Portugais qui instruit Singleton dans l’art de la navigation ; dans la seconde partie, le Quaker William. Le monde exploré par notre aventurier est décrit comme regorgeant de richesses inimaginables, facilement accumulées. Dans la première moitié, qui raconte la traversée d’une Afrique fantastique, le sol est jonché partout de défenses d’éléphants. La seconde partie est consacrée à des récits de piraterie dans l’archipel malais.

12 mars. — Course légère dans une campagne nue. Impression de courir le long des veines et des veinules d’un gigantesque organisme.
Je relis Gobineau avec le plus vif intérêt.

17 mars. — Comme la prise de connaissance, pour les current affairs, passe nécessairement par les médias, on est toujours séparé de la réalité par ce que Chesterton appelait des labyrinthes d’insincérité, mais que les journalistes appellent, eux, « l’équilibre des points de vue », qui consiste à donner dans un souci d’équité la même valeur à la vérité et au mensonge éhonté ou, pour être tout à fait exact, à accorder une place supérieure au mensonge éhonté, qui a besoin de plus d’étais et donc de plus nombreuses dépêches et d’un surcroît de temps d’antenne.
Le procès en « racisme » tel qu’il est intenté par les médias est ici un exemple d’école, parce que la vérité des faits y est posée d’emblée comme hors sujet. C’est une loi inflexible que la question des préjugés raciaux des accusés n’est jamais abordée, l’unique question étant de savoir si, compte tenu de la position dans laquelle se trouve la cible, on peut ou non décocher l’accusation. Tout le monde a parfaitement intégré cette règle, ce qui donne aux polémiques un aspect ritualisé. Il se peut par exemple que l’intéressé ait déclaré en voulant défendre un accusé précédent : telle personne, telle institution n’est pas raciste. Cela suffit pour qu’il s’expose lui-même à l’accusation de « racisme », puisque le « refus de reconnaître le racisme structurel » est, dans la doxa, une « violence faite aux minorités ». Et une fois l’accusation lancée, il n’y aura jamais d’examen supplémentaire, puisque l’accusation est simultanément le prononcé de la sentence et l’application de la peine, entraînant automatiquement interdiction professionnelle et mort sociale. La réhabilitation éventuelle s’opère elle aussi sans aucune relation avec la réalité, dans le cas où les médias laissent tomber d’un implicite accord la personne ou l’institution qui était jusque là « victime du racisme ». On passe alors sans aucune transition du discours de type « comité de soutien » à la vérité crue, celle précisément qu’il était rigoureusement impossible jusque là de faire pénétrer dans l’espace médiatique, et qui est généralement que la prétendue « victime du racisme » est une fripouille de la variété commune.
L’inquiétude qui me taraude est : quelle quantité de cette morale faussée passe dans la conscience collective ? Dans quelle mesure la mauvaise foi devient-elle non le code médiatique mais le code social ? On pourrait formuler aussi cette question de la façon suivante : à quelle vitesse le christianisme est-il, dans les sociétés occidentales, remplacé par le journalisme ?
Le fait est qu’on a du mal à séparer le journalisme du monde, non seulement parce que le journalisme constitue ce dédale de duplicité qui nous sépare du monde, mais parce que le monde lui-même ressemble de plus en plus au journalisme, autrement dit que le dédale pousse des branches à l’infini, l’esprit de falsification devenant la caractéristique distinctive d’un univers qui est désormais entièrement aux mains de techniciens de la parole. C’est évident pour l’action politique, qui s’est calquée sur le cynisme médiatique. On distribue à l’avance les rôles du « méchant » et de la « victime » et aucune fraude, aucun forfait ne remettra en cause ce partage. On annonce une politique et on mène la politique exactement inverse. On parle au lieu d’agir.
À la falsification de l’événement (médias) et à la falsification de l’action publique (politique) s’ajoutent la falsification du savoir (école, université), la falsification de la morale, avec sa dérive mafieuse et son hypocrisie apparemment sans borne (la traite négrière s’appelle désormais le « sauvetage en mer »), la falsification de la transcendance (les chrétiens eux-mêmes en venant à considérer leur foi comme une variante spiritualisée de la religion humanitaire, dans sa version contemporaine des dradlomes), la falsification de l’économie, puisque tout désormais passe par l’État, en un cercle vicieux (on verse aux ménages pauvres des revenus de transfert, qu’on finance par des prélèvements qui ont précisément pour effet d’assécher l’économie et d’appauvrir les ménages).
La difficulté pragmatique à quoi s’achoppe cet univers faux, c’est qu’il faut le reconstruire de seconde en seconde, et que finalement toutes les ressources disponibles y passent, que toute l’énergie mobilisable s’y dépense. J’explique par là le complet énervement, le complet épuisement d’une société qui n’était nullement condamnée à la décadence et à la disparition comme le prêchent de mauvais apôtres.

18 mars. — Dormi onze heures. Corrigé mes copies et couru une heure et demi. Impression d’avoir subi un traitement de narcothérapie. Une sorte de placidité qui ne laisse pas de débouché à la pensée. Cet état se prolonge durant vingt-quatre heures.

Le rameau blanc

21 mars. — Gobineau, par sa vision de l’universelle décadence des civilisations humaines, relève moins de la pensée historique, fût-ce dans sa version pessimiste, ou de la pensée ethnographique (j’évite à dessein l’adjectif raciale ou racialiste, qui dans son sens contemporain obscurcit plutôt qu’il n’éclaire le dessein gobiniste), que de l’anthropologie mythique. C’est la raison de son isolement : si Gobineau remploie de façon systématique les idée historiques et ethnographiques de son temps, c’est au service d’une thèse qui relève de sa fantasmatique personnelle et qui apparaît essentiellement littéraire. Sa pensée est proprement mythologique, puisqu’il remonte au déluge et qu’il croit par ailleurs, peut-être par fidélité au dogme catholique, que la création du monde n’est éloignée que de quelques dizaines de milliers d’années. Sa doctrine paraît justifiée par une nostalgie gothique ou féodale. Gobineau rêve son histoire universelle dans des termes de roman de chevalerie. Beowulf, Nibelungenlied, Edda, Kalevala, c’est dans l’épopée et dans la mythologie médiévales, avec leurs prouesses héroïques et leurs royaumes à conquérir, qu’il faut chercher l’origine des migrations héroïques des « rameaux arians », en chars à bœufs, préfigurant celle des pionniers du Far West en chariots bâchés (le rapprochement est de Gobineau).
Gobineau appartient à l’univers des lettres et non à l’univers des sciences. De Gobineau à Rider Haggard, il n’y a pas si loin. Imaginons que les « rameaux arians » continuent leur migration vers une sorte de point oméga. Imaginons qu’ils arrivent littéralement au milieu de nulle part. Qu’ils se tiennent à l’écart, qu’il ne se mélangent jamais (puisque se mélanger, dans le système de Gobineau, c’est l’assurance de la dissolution). Voilà la civilisation perdue (Lost Civilisation) de Haggard. Je ne dis pas que Haggard a trouvé son thème chez Gobineau, je dis que les idées coexistent, font système, à l’intérieur de la représentation que le XIXe siècle littéraire se faisait de l’histoire de l’humanité.
On trouve chez Gobineau le barbare du nord en visite chez le civilisé cruel et amolli qu’on retrouvera chez Haggard (The Wanderer’s Necklace, 1914) et qui aboutira au premier tiers du XXe siècle, dans les pulps, au personnage de Conan, sous la plume de Robert Howard. En veut-on la preuve ? Voici le portrait du civilisé (du Romain, en l’occurrence) chez Gobineau : « Se croyant le premier homme de l’univers, et, pour le prouver, insolent, rampant, ignorant, voleur, dépravé, prêt à vendre sa sœur, sa fille, sa femme, son pays et son maître, et doué d’une peur sans égale de la pauvreté, de la souffrance, de la fatigue et de la mort. » Et voici le barbare : « En face de cet être méprisable, qu'était-ce que le barbare ? Un homme a blonde chevelure, au teint blanc et rosé, large d'épaules, grand de stature, vigoureux comme Alcide, téméraire comme Thésée, adroit, souple, ne craignant rien au monde, et la mort moins que le reste. Ce Léviathan possédait sur toutes choses des idées justes ou fausses, mais raisonnées, intelligentes et qui demandaient à s'étendre. Il s'était, dans sa nationalité, nourri l'esprit des sucs d'une religion sévère et raffinée, d'une politique sagace, d'une histoire glorieuse. Habile à réfléchir, il comprenait que la civilisation romaine était plus riche que la sienne, et il en cherchait le pourquoi. Ce n'était nullement cet enfant tapageur que l'on s'imagine d'ordinaire, mais un adolescent bien éveillé sur ses intérêts positifs, qui savait comment s'y prendre pour sentir, voir, comparer, juger, préférer. Quand le Romain vaniteux et misérable opposait sa fourberie à l'astuce rivale du barbare, qui décidait la victoire ? Le poing du second. Tombant comme une masse de fer sur le crâne du pauvre neveu de Rémus, ce poing musculeux lui apprenait de quel côté était passée la force. »
L’idée maîtresse de Gobineau, celle de l’explication de l’histoire des civilisations par l’élément ethnique, est empruntée aux conceptions courantes de son époque. Victor Courtet (La Science politique fondée sur la science de l’homme, 1837) écrivait (vingt ans donc avant l’Essai) : « C’est par un mélange de races que se constituent les nations. C’est par le croisement des races qu’elles se modifient. C’est par un nouveau mélange qu’elles se recomposent. » Ce qui appartient en propre à Gobineau c’est une théorie compliquée sur les mélanges, à la fois utiles, voire nécessaires, et menant inévitablement à la chute. Et malheureusement pour lui, Gobineau écrit quatre ans avant Darwin, de sorte que sa thèse est morte-née, puisque Darwin démontre la thèse inverse (sélection naturelle, survie du plus apte).
Quant à son titre, Gobineau l’a tiré de Carus, Über ungleiche Befähigung der verschiedenen Menschheitstämme für höhere geistige Entwicklung. Essai sur l’inégalité des races humaines en est la traduction presque fidèle, aux derniers mots près (un mot à mot du titre de Carus donnerait : De l’inégale aptitude des différentes tribus de l’humanité à un développement spirituel supérieur). Ce n’est donc pas la comparaison de caractères fixes entre les races qui intéresse Gobineau. Encore moins l’idée d’une hiérarchie. Ce que Gobineau appelle « le principe de l’inégalité des races » c’est, précisément dans la perspective historique de Courtet, l’aptitude ou l’inaptitude des groupes humains qui « s’abattent sur un pays » à faire jaillir la civilisation, étant entendu que cette aptitude est très grande au cas où l’élément infusé est blanc, très faible dans les autres cas. Par conséquent ils interprètent mal tous ceux qui comprennent le titre de l’Essai sur l’inégalité comme Essai sur la hiérarchie immuables des races ou Essai sur l’infériorité des peuples de couleur alors que le titre de Gobineau signifie, sur le modèle du titre de Carus : Essai sur l’inégale aptitude des différents mélanges ethniques au développement de la civilisation, ou pour serrer au plus près la pensée de Gobineau : Essai sur l’aptitude décroissante des mélanges ethniques au développement de la civilisation et sur la décadence inévitable. En ce sens Gobineau propose une histoire de l’humanité, ou une ethnographie historique, ou une philosophie de l’histoire (mais fondée, encore une fois, sur une anthropologie mythique), en faisant du moteur de l’histoire la composition ethnique, qui occupe dans son système la place qu’occupe l’Esprit chez Hegel, ou la lutte des classes chez Marx.
Le sens du « principe de l’inégalité des races » apparaît de façon tout à fait claire au chapitre IV du Livre IV, où Gobineau écrit : « Ici se présente une application rigoureuse du principe de l’inégalité des races. À chaque nouvelle émission du sang des blancs en Asie, la proportion a été moins forte. » La conséquence de cette moindre proportion de blanc dans le sang, si je puis employer cette image, étant que l’influence sur l’Asie mineure des Grecs a été presque nulle en comparaison de celle des Iraniens, qui a elle-même été moindre que celle des Sémites. Gobineau résume ailleurs sa pensée par ce trait : « La race se maintient en s’atténuant. »
Le mot même de « race » est chez Gobineau plus proche de son sens traditionnel de « lignée, succession des individus » que du sens qu’il aura dans la raciologie naissante, « variété de l’espèce humaine ». Gobineau ne diffère pas des historiens de son temps, qui parlent de façon assez vague de « la race anglo-saxonne », « la race gauloise », « la race germanique ». Mais Gobineau aura justement à cœur de spécifier la signification de ces appellations, au moyen de son extravagant système. Même ambiguïté sur le mot « sang ». On pourrait résumer la thèse de Gobineau par l’adage « bon sang ne saurait mentir », ce qui ramène du côté des lignées – et du côté du roman.
Gobineau défend donc la conception de l’ethnologie comme une science historique, par opposition aux « physiologistes » qui, eux, sont matérialistes et athées, et qui ramènent l’ethnologie à une histoire naturelle – à une zoologie de l’espèce humaine. Du coup, Gobineau considère avec soupçon l’anthropologie physique avec ses diverses classifications et hiérarchies qui se contredisent toutes. À Prichard, Gobineau emprunte la disposition à la variabilité des groupes humains, qui rend périlleuse toute classification de type anatomique (mais Prichard croit, avec Blumenbach, à l’influence du climat ; Gobineau n’y croit pas). On pourrait résumer la position de Gobineau comme la philologie contre la physiologie. Ce qui signifie que tous ceux – et ils sont nombreux – qui font de lui le grand-père du racisme biologique ne l’ont pas lu.
Pour ce qui relève de la taxinomie, Gobineau a tiré pour l’essentiel son système de Gustav Klemm (Allgemeine Kulturgeschichte der Menschheit). Klemm distingue races actives ou masculines et races passives ou féminines. Parmi ces dernières, les Noirs, les Jaunes, les Finnois, mais aussi les Égyptiens, les Indiens et les couches les plus basses de la population européenne. La race active prend naissance du côté de l’Himalaya, se répand et soumet les races passives. Gobineau raffine cette description en décrivant, après la race primaire, c’est-à-dire l’humanité adamique, dont il est impossible de rien savoir, les races secondaires, la blanche, la noire et la jaune (Gobineau précise que la carnation n’est pas leur trait distinctif et que la désignation par la couleur n’est qu’une étiquette d’usage courant). Les races tertiaires sont des mélanges stabilisés à l’intérieur des races secondaires, les races quaternaires sont des mélanges postérieurs entre les couleurs. Les races tertiaires, qui ont donné naissance à des caractères nouveaux, sont caractérisées par l’uniformité et la permanence, et elles procurent l’illusion de races pures. (Ce point est crucial car il s’ensuit une sorte de travestissement général, puisque des peuples qui sont apparemment blancs, jaunes, noirs, ne le sont plus en réalité, les races secondaires ayant disparu depuis longtemps. Pour Gobineau, dans la période qu’il étudie, c’est-à-dire aux temps historiques, il n’y a plus de blancs depuis longtemps.) Contrairement aux mélanges tertiaires, les mélanges quaternaires ont un caractère d’instabilité. Et plus le mélange augmente plus cette disposition à l’instabilité augmente. D’où une confusion croissante et une effroyable dégradation. Au bout des mélanges, il reste seulement « un amas de détritus ». Ironiquement, l’hégémonie de la civilisation occidentale sur la planète entière amènera partout l’uniformité, c’est-à-dire partout la décadence.
Gobineau, s’il est philologue et ethnologue plus que physiologiste, n’en est pas moins fixiste, comme Cuvier. Les races ont des caractéristiques exclusives. L’imagination et le sens artistique est l’apanage des mélaniens, comme les nomme Gobineau. L’utilitarisme est un trait jaune. Je crois qu’il n’y a dans cette conception qu’un ressouvenir de la théorie des climats (que Gobineau réfute) qui, depuis l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, voit dans les Asiatiques de l’intelligence mais pas de passion (thymos), dans les peuples nordiques du thymos mais pas d’intelligence, et chez les Grecs un harmonieux équilibre. Mais cette exclusivité des caractères complique la thèse de la décadence car, dans le système de Gobineau, un peu d’infusion est nécessaire, beaucoup mène à la déchéance. Il a fallu le métissage avec les noirs pour que les blancs acquièrent le sens artistique et « le mélange des blancs avec les noirs a donné la civilisation qu’on pourrait appeler apparente et visible » (inversement, celle issue du mélange blanc et jaune, toute utilitariste, ne laisse pas de monuments et n’est donc pas, historiquement parlant, apparente et visible).
De même, Gobineau dégage deux lois antagonistes, la loi de répulsion et la loi d’attraction. La loi de répulsion est l’apanage des races qui sont incapables de s’élever au-dessus du niveau tribal. Incapables de se croiser, elles sont aussi incapables de s’élever. Les races susceptibles de développement au contraire sont mues par la loi d’attraction. Conquérantes, elles se mélangent avec leurs vaincus. Ce mélange serait tolérable s’il s’arrêtait là, il donnerait seulement une race nouvelle, moins forte certes, mais avec des traits originaux. Mais la fusion s’étend de proche en proche avec les conquêtes. Et voilà la race d’élite condamnée à disparaître, au moment même de son triomphe. Cette disparition peut prendre un plus ou moins long temps, mais elle est inéluctable.
On le voit, cette explication par l’élément ethnique du caractère transitoire des civilisations repose sur une dialectique complexe, et le point de départ de Gobineau n’est justement pas que tout mélange est mauvais (un peu d’infusion est nécessaire), encore moins qu’une race d’élite doit veiller à se conserver pure (une race d’élite est portée à faire exactement le contraire, c’est le signe même de sa supériorité). Et toute l’histoire de la civilisation occidentale est l’histoire de populations depuis longtemps énervées et dégénérées, mais qui sont revigorées, au moins passagèrement, par l’arrivée des fameux « rameaux blancs ». Les véritables héritiers intellectuels de Gobineau à la fin du XIXe siècle, ce sont les décadentistes, tenants d’une régénération par les barbares. Il y a là, au fond, une sorte de rousseauisme inversé, le bon sauvage étant le barbare.
Je ne sais si Gobineau a lu Giambattista Vico (Scienza Nuova), autre inventeur d’une anthropologie mythique, mais au sens le plus littéral, puisque Vico puise aux mythes pour décrire le cours de l’histoire humaine. Vico n’est jamais cité dans l’Essai sur l’inégalité, mais Gobineau semble en donner un équivalent où l’ethnographie tiendrait la place de la rhétorique et du droit. Je soupçonne que les races primaires, secondaires et tertiaires de Gobineau sont des réminiscences de l’âge des dieux, de l’âge des héros et de l’âge des hommes, dans la chronologie que Vico tire des Égyptiens. On retrouve chez les deux auteurs le même intérêt pour l’Histoire Sacrée, qui paraît complètement incongrue chez Gobineau, les fils de Noé donnant les nation gentilles (nazioni gentili) chez Vico, les races tertiaires chez Gobineau. Mais chez Vico, quand une société décline, elle retourne à ses origines héroïques, c’est du moins ce qui est arrivé à l’Europe médiévale (corso e ricorso vichien), tandis que chez Gobineau le déclin est inévitable du fait des mélanges. Cependant cette thèse gobinienne de la décadence est elle-même à double face puisque, si l’on se tourne vers l’amont, on contemple, dans une lumière de transfiguration, des races quasi-divines ; vers l’aval, des ténèbres fétides et des populations ineptes. De même, la description des sociétés assyrienne, égyptienne, grecque, n’est pas sans ambiguïté, puisqu’elle est faite dans la perspective de l’inéluctable mélange, et par conséquent de l’inéluctable déclin, mais que, plus loin dans l’ouvrage, et plus loin dans l’histoire, le déclin étant plus avancé, ces civilisations sont posées en comparaison comme fort belles. Il ne faut donc pas se tromper au ton sévère de l’essayiste. Et il faut se garder davantage encore de lire à contresens les « civilisations sémitisées », « colons sémites », etc. qui abondent dans l’ouvrage.
Gobineau aboutit, comme il l’écrit lui-même, à une chimie politique. Cependant le mélange des sangs se fait selon des modalités incompréhensibles pour tout autre que lui, de sorte que ces civilisations brillantes émergent, prospèrent (Assyrie), ou au contraire se maintiennent dans une sorte d’état de suspension (Égypte), puis finissent par décliner, à cause d’une composition sanguine que l’auteur est seul à savoir analyser. Comme il faut expliquer l’Assyrie, l’Égypte, le pays d’Israël, Gobineau introduit ad hoc les Noachides, soit les Chamites (qui ne sont donc pas noirs initialement), les Sémites puis les Japhetides. On finit par saisir que, dans son esprit, les Chamites sont restés dans la mémoire comme les dieux de la mythologie, les Sémites comme des demi-dieux et les Arians comme des héros, pour des populations noires qui se vautrent d’adoration, pénétrées d’un « sentiment nègre de terreur et d’admiration superstitieuse ».
Mais la démonstration se ramène à un raisonnement circulaire. Comment les Mongols de Genghis Khan, qui sont au stade civilisationnel du nomadisme, peuvent-ils se rendre maîtres de la Chine ? C’est que, « dans une antiquité assez lointaine », ces Mongols avaient été « pénétrés par des éléments blancs ». Pourquoi alors les Mongols ne mongolisent-ils pas leur conquête, au lieu de se conformer, eux, aux mœurs chinoises ? C’est que « les immixtions blanches en dissolution dans leur sein » sont insuffisantes, de sorte que « ces triomphateurs ne sont pas assez rehaussés pour fonder une civilisation propre ». Nous voilà édifiés. Mais, au fait, qu’est-ce qui explique « l’aptitude civilisatrice » des Chinois ? C’est précisément « le mélange blanc et surtout malais ». Il y a toujours une goutte de sang provenue d’un peuple hypothétique, postulé par M. Lassen dans l’antiquité des Indes ou par M. Ritter dans l’ethnographie de l’Orient, pour expliquer ce qu’il est nécessaire d’expliquer.
Ce raisonnement circulaire est appliqué systématiquement quand il s’agit d’expliquer les progrès de la civilisation en Occident (puisque, pour Gobineau, il n’y a au fond que l’Occident qui se civilise). Gobineau fait entrer un « rameau blanc » quelconque sur la scène de l’Histoire à chaque fois qu’il a besoin d’expliquer que tels habitants du monde antique, mettons les Grecs de Macédoine, sont plus intelligents, plus actifs, moins enclins au despotisme, moins mélangés, enfin, et donc moins voués à la décadence, que leurs voisins. Inversement, pour expliquer que l’Europe à son tour se perdra, inéluctablement, Gobineau démontre que les préhistoriques bâtisseurs de monuments mégalithiques sont des jaunes, et cette population autochtone rendra inactives les vertus du « rameau blanc ». L’écrivain anticipe ici les spéculations des folkloristes et de mystagogues sur le mystère du « petit peuple ». (Cette thèse d’une couche primitive jaune sort de Klemm.)
Il s’introduit dans tous ces raisonnements qui n’en sont pas une ambiguïté. Comme les races tertiaires et quaternaires ne sont qu’apparemment blanches, apparemment jaunes, etc., le système se complique d’étrange façon et les fameuses essences ethniques deviennent des sortes d’abstractions. Il me semble que Gobineau aurait trouvé très utile la notion de gènes, s’il l’avait connue.
Dans la vulgate enseignée aux enfants des écoles revient toujours l’objection selon laquelle le concept d’« aryen » (ou le concept gobinesque d’« arian ») confond linguistique (les langues indo-européennes) et anthropologie physique (les prétendues « races humaines »). Cette critique révèle, il est nécessaire de le préciser, une méconnaissance des conditions de la naissance de l’ethnographie historique, qui repose précisément sur l’étude des langues (au point que le mot lui-même d’ethnographie est originellement synonyme de philologie). En second lieu, l’objection est sans pertinence dans le cas de Gobineau, qui, quand il parle d’« Arians », parle des Indo-Européens, et en parle précisément dans les termes de l’ethnographie historique et de la philologie (et donc, il ne parle justement ni de linguistique, qui reste à inventer à l’époque où il écrit, ni d’anthropologie raciale). Une critique pertinente devrait porter sur le fondement même de la démarche gobinienne, mais qui n’appartient pas en propre à Gobineau, puisque la démarche ethnographique du temps repose entièrement sur la thèse que les similitudes linguistiques (dans la démarche philologique), ou les similitudes de mœurs (dans la démarche de l’ethnographie culturelle), ou les similitudes morphologiques (dans l’anthropologie physique), permettent de déduire les origines communes et de retracer les déplacements de populations. C’est précisément ce que fait Gobineau, au double point de vue philologique et ethnographique, et en invoquant là-dessus une physiologie de son cru comme une explication secrète du monde. Or en procédant ainsi, on fait du roman, puisqu’on en arrive, comme Schlegel, à décrire une colonie indienne dans le Latium. Ou bien on fait de l’Histoire Sacrée, puisqu’on arrive à l’hypothèse d’une langue primitive de l’humanité (l’hébreu ? le sanscrit ?), voire comme Bunsen à la thèse de la survivance d’une langue antédiluvienne (le chinois ?). Gobineau fait du roman, indiscutablement, mais encore une fois le reproche s’adresse à l’ensemble de l’ethnologie du XIXe siècle.
Gobineau revient, me semble-t-il, de façon à peine déguisée, aux mythes de fondation (ses « rameaux blancs » sont à l’origine des civilisations comme les Troyens sont, dans les mythes nationaux, à l’origine des Romains ou des Francs). Je ne puis m’empêcher du reste de soupçonner que c’est le moyen qu’a trouvé Gobineau de remettre en jeu des Européens là où ils n’ont rien à faire, par exemple au Proche-Orient antique (où interviennent logiquement des Africains et des Asiatiques, et personne d’autre), parce qu’il est inconcevable pour lui que les Européens soient « hors-jeu », que l’histoire se fasse sans eux.
C’est précisément cette extrapolation de l’étude des cultures vers l’étude des lignées qui mène la théorie de Gobineau dans une impasse, puisque la notion fondatrice, celle du sang, devient strictement homologue de la civilisation, le caractère national s’expliquant par « l’originalité dans la composition des éléments ethniques de chaque peuple » et, en sens inverse, la composition ethnique se déduisant des institutions. À propos du syncrétisme religieux des Grecs, Gobineau en arrive à écrire : « La proportion de ces éléments religieux divers, sémitique, arian, finnique, donnerait la composition exacte du sang grec. » Si les institutions se déduisent du sang et si le sang se déduit des institutions, le postulat de départ devient redondant, puisque la culture devient l’équivalent fonctionnel de la race, et Gobineau produirait les mêmes développements exactement sur l’élément sémitique et sur l’élément arian s’il ne parlait jamais des variétés de l’espèce humaine, mais seulement des sociétés historiques.
Ceux qui font de Gobineau un précurseur de la pensée völkisch, ou de la pensée pangermaniste, ou – pourquoi se gêner ? – un doctrinaire de l’antisémitisme, démontrent qu’ils ne le connaissent pas. L’« Arian » de Gobineau, qui l’emprunte à Schlegel, n’a rien à voir avec l’« Aryen » (Arier) de Houston Stewart Chamberlain ou d’Alfred Rosenberg, ni avec un quelconque « germano-indien » (Gobineau récuse d’ailleurs ce dernier terme). Ce que Gobineau nomme « les Germains », ce sont les personnages de la Völuspá, de l’Edda en prose, et non les Allemands. « Les Allemands ne sont pas d’essence germanique. » Il est impossible d’être plus clair. Et les thèses sont incompatibles. Chamberlain et ses successeurs tiendront que la race supérieure (« race aryenne ») est toujours parmi nous (ce seraient les modernes Allemands) et peut être à nouveau raffinée par la politique raciale. Gobineau pense, exactement à l’inverse, que la race blanche a disparu depuis longtemps. Quant à l’Europe, à la France en particulier, son sort est scellé depuis les Gaulois. « La généralité des nations celtiques en était arrivée à ce point de mélange, et partant de confusion, qui ne permet plus de progrès nationaux. Elles avaient dépassé le point culminant de leurs perfectionnements naturels et possibles ; elles ne pouvaient désormais que descendre. Ce sont là cependant les masses qui servent de bases à nos sociétés modernes. » Les convulsions révolutionnaires auxquelles assiste Gobineau (Révolution de 1948) représentent la dernière étape du déclin.
Pas de germanolâtrie chez Gobineau. Pas d’antisémitisme, mais au contraire une place mythologique réservée aux Sémites, celle de demi-dieux, aux yeux d’aborigènes couards et prosternés. Pas davantage de nationalisme patriotique. Gobineau explique, à propos des Grecs, que la patrie, parce qu’elle est une personne morale, une personne fictive, et parce que les corps constitués qui la représentent sont toujours enclins à agrandir leurs attributions, amène à un révoltant despotisme, qu’elle dénie tout droit à l’individu, qu’enfant elle le livre, nu, au gymnase, à la convoitise de maîtres immoraux, qu’elle lui attribue ou lui retire discrétionnairement femme et enfants, qu’elle réclame, au moment des guerres, son tribut de chair humaine, qu’elle conduit au haras à citoyens. Voilà des positions sur l’isonomie ou sur la démocratie du Pnyx, qui sont tout à fait rafraîchissantes à une époque où beaucoup, en particulier à droite, fantasment Athènes comme une sorte de modèle à demi-mythique de nos vertus civiques.
Pour le reste, ce qui apparaît le mieux chez Gobineau, et qui suscite l’embarras du lecteur le mieux disposé, est précisément ce qui rend la thèse absurde. C’est l’adulation, allant jusqu’à l’idolâtrie, pour n’importe quelle horde d’excités, pourvu qu’ils soient belliqueux et conquérants (et mobiles, puisque ce sont les migrations qui donnent la clé de l’Histoire) – les Huns, les Alains, les Iraniens. Le prétendu inventeur du racisme blanc ne jurait que par l’Asie.
Voilà donc un auteur qui est à peu près systématiquement à l’opposé de la réputation qui lui est faite. Si le véritable Gobineau (par opposition au Gobineau fantasmé) représentait un ennemi pour nos modernes idéologues, ce ne serait pas à cause de son « racisme », mais à cause de son opposition au « mélangisme ». N’étant pas moi-même lecteur de Renaud Camus, j’ignore si Camus est lecteur de Gobineau. Mais il me semble que c’est chez Gobineau qu’on trouverait la généalogie de l’idée de Grand Remplacement. « Les civilisations [écrit Gobineau] finissent puisqu’elles ne restent pas dans les mêmes mains. » « Le Grand Remplacement [écrit Renaud Camus], c’est le changement de peuple et de civilisation. » – Je note ceci en pensant aux journalistes du service de police politique de France Culture, qui s’imaginent que le syntagme « Grand Remplacement » vient de Barrès (qu’ils n’ont donc pas lu non plus), et qui en déduisent bizarrement que Barrès et Renaud Camus sont les inventeurs du nazisme, le premier de façon prospective, le second de façon rétrospective, en quelque sorte.

23 mars. — Malade comme un chien. J’ai ainsi pu annoncer sans me tromper l’arrivée du printemps (les températures ont brusquement remonté aujourd’hui de plus de dix degrés).

24 mars. — Plusieurs personnes m’ont exprimé leur scepticisme, mais j’ai refait à maintes reprises toutes les expériences possibles et je sais que je ne me trompe pas. Le fait de courir et de transpirer au moins soixante-dix minutes a non seulement une action bénéfique sur la pression intra-oculaire, mais cela améliore considérablement ma vue, de sorte que je puis lire le soir deux heures parfois avant que le caractère ne se brouille. On m’objecte que c’est simplement le fait de regarder à l’infini pendant ma traite de dix kilomètres qui me repose les yeux, sans compter que le temps que je passe dehors, je ne le passe pas à me crever les yeux sur un écran ou sur une page. Mais j’ai vérifié que je puis passer la journée au dehors sans bénéfice notable pour ma vision. Et l’amélioration ne se fait pas si je pratique quelque autre exercice, la marche rapide, le jardinage, etc. Pour finir, la course légère elle-même ne fait guère d’effet si je l’abrège.

26 mars. — Ma lecture de Gobineau m’a donné matière à réflexion sur le fameux « racialisme », ou « néoracialisme », ou « néoracisme », autrement dit le racisme actionné par les « minorités » de couleur contre la majorité blanche, qu’on nous présente comme une sorte de paradoxe ou d’aporie, parce que l’idée d’un « racisme de gauche » paraît elle-même un paradoxe. Mais à examiner la question sous l’angle historique, les partisans de ce que j’appelle dans ce journal l’« antiracisme » raciste et antisémite ne sont pas des « néoracistes » mais tout à l’inverse des « paléoracistes ».
Le « racisme de gauche » n’est que la continuation, la mise au goût du jour de ce que, historiquement, on pourrait désigner comme le courant du racisme humaniste, ou du racisme humanitaire, ou du racisme libéral-démocrate, ou du racisme socialiste. Du côté de Dresde, Carus, qui donne à Gobineau le titre de son ouvrage, a publié son Über ungleiche Befähigung der verschiedenen Menschheitstämme für höhere geistige Entwicklung comme un hommage à Goethe, pour le centenaire de sa naissance. Il soutient que les « peuples du jour » (Tagvölker), chez lesquels le principe spirituel est le plus actif, ont la responsabilité de guider et de secourir les peuples moins bien dotés. Toujours à Dresde, Klemm, qui donne à Gobineau son cadre taxinomique, était libéral-démocrate. Il voyait le futur des races comme un heureux mélange, amenant une société égalitaire. Côté français, Courtet (Tableau ethnographique du genre humain, 1849), l’une des principales sources de Gobineau, qui le pille sans le citer jamais, Courtet, dis-je est saint-simonien. Alphonse Esquiros, qui plaide dans La Revue des deux mondes, en 1848, pour que la philosophie de l’histoire s’allie avec l’étude des races humaines (c’est à la lettre le programme de Gobineau), était à l’extrême gauche. Le darwiniste social et eugéniste Vacher de Lapouge sera un socialiste marxiste.
Le « différentialisme », qui se présente comme un « antiracisme » culturel (« apprenez à respecter la culture des autres »), trouve son origine dans le racialisme du XIXe siècle, l’idée directrice étant le rejet de l’universalisme au profit de « différences » considérées comme irréductibles. Pierre-André Taguieff a mis en lumière ce racisme « identitaire-différentialiste » dès le début des années 1980, c’est-à-dire au moment même de l’avènement des associations de type Potes-Chambre, qu’on vante aujourd’hui rétrospectivement comme républicaines et universalistes, et qu’on oppose artificieusement à leurs héritiers « néoracistes ». Précisément, Taguieff montrait très bien que l’unanimisme dans la modalité revendicative (« ensemble ») faisait système avec son opposé pour ce qui était du contenu des revendications (les « différences »), l’affirmation identitaire-différentialiste se spécifiant alors dans les thématiques du « droit à la différence » et du « vivre ensemble », et validant une politique ethno-raciale articulée sur la triple norme de séparation, d’irréductibilité et d’inassimilabilité. Voilà précisément la politique dont nous recueillons aujourd’hui les fruits, en feignant de ne pas comprendre ce qui nous arrive. Le précédent de la raciologie nationale-socialiste montre suffisamment que pareille approche conduit à une triple récusation : de l’individualisme, de l’égalitarisme, de l’universalisme. Conclusion : ils se moquent du monde ceux qui se plaignent que le mouvement des « potes », si généreux, si gentil, si tolérant, ait abouti, trente ans après, à la revendication communautariste.
Autre réflexion inspirée par la lecture de Gobineau. Je suis frappé par l’ineptie et par le charlatanisme de la littérature secondaire consacrée à la raciologie du XIXe siècle. Cette étude est entièrement faite à rebours à partir de la doctrine du nazisme, le nazisme contaminant par conséquent la pensée des auteurs du XIXe siècle. L’histoire des idées ainsi conçue est non seulement contre-factuelle mais anti-chronologique. Et elle devient fatalement illogique et contradictoire. Gobineau défendrait ainsi avec son Arian « l’hypothèse d’une race biologiquement pure ayant vécu en Asie » et (simultanément ? successivement ?) « l’idée du blond européen du nord qui aurait migré à travers le monde et fondé toutes les civilisations majeures ». Et je ne parle pas des citations truquées et des inventions pures et simples. Exemple de citation truquée de Gobineau par Gérard Noiriel : « La suprême joie des Africains, c’est la paresse, leur suprême raison, c’est le meurtre. » Noiriel fait donc dire à Gobineau, en retournant contre l’écrivain sa propre puissance stylistique, que les Africains sont racialement disposés au parasitisme et à l’homicide. Or la phrase est extraite d’un passage où Gobineau traite de « la démocratique Haïti » (que naturellement l’écrivain déteste) et de l’affrontement sanglant entre mulâtres et nègres, les mulâtres étant complètement européanisés, contrairement aux nègres. Dans la phrase précédente, Gobineau écrit des mulâtres d’Haïti : « Le sang européen a modifié la nature africaine, et ces hommes pourraient, fondus dans une masse blanche, et avec de bons modèles constamment sous les yeux, devenir ailleurs des citoyens utiles. » La phrase suivante, la phrase litigieuse, se rapporte donc aux nègres d’Haïti, nègres dont Gobineau relève précisément qu’ils n’ont plus aucun rapport avec les nègres d’Afrique depuis deux générations : « Ceux-là, bien que leurs grands-pères tout au plus, aient connu la terre d’Afrique, en subissent encore l’influence entière ; leur joie suprême, c’est la paresse ; leur suprême raison, c’est le meurtre. » L’appréciation de Gobineau n’est pas une appréciation sur « les Africains », mais sur des gens qui, ne l’étant plus depuis au moins deux générations, ont conservé la « nature africaine » et sont sous « l’influence » de « la terre d’Afrique » (notation bizarre du reste chez Gobineau, qui réfute précisément la théorie des climats). Noiriel a truqué son texte et a travesti la pensée de Gobineau (selon Noiriel, Gobineau parle des « Africains » alors que Gobineau parle des « nègres d'Haïti »). De plus, la citation perd son sens puisqu’elle est isolée de la démonstration de Gobineau, qui est qu’on se civilise par les mélanges. Or pour Gobineau les nègres, contrairement aux mulâtres, ne se mélangent pas, pas même avec les mulâtres, en vertu d’une prétendue « loi naturelle » qui veut que les variétés humaines qui sont incapables de s’élever au-dessus du niveau tribal nourrissent pour toutes les autres l’horreur la plus profonde (« loi de répulsion »). Sans mélange, pas de modification de la « nature africaine ». D’où la phrase sur la joie suprême et sur la suprême raison. Selon les conceptions du XXIe siècle, Gobineau est partisan du « métissage », de la « créolisation », il est « mixophile ». C’est d’ailleurs certainement ce que Noiriel trouve gênant et qui l’amène à fabriquer sa phrase truquée. Naturellement Gobineau est également « mixophobe », c’est même sa thèse principale. Il est les deux. On ne peut parler d’un auteur du XIXe siècle en se référant aux catégories du XXIe, c’est rigoureusement anti-scientifique et cela conduit au non-sens pur et simple. Et lorsqu’on écrit avec pour objectif une fantasmatique traque des criminels nazis à travers l’histoire, en utilisant la littérature comme une machine à voyager dans le temps, on tombe dans la frénésie et l’hallucination, et on tire de Gobineau des phrases qu’il n’a pas écrites.
Tout dans cette littérature secondaire est de cette veine. On parle avec un extraordinaire aplomb d’ouvrages qu’on s’est à l’évidence dispensé de lire. On bouscule les filiations. Gobineau devient « darwinien », alors qu’il précède Darwin (l’Essai sur l’inégalité est de 1853-1855, L’Origine des espèces est de 1859). On recourt à la culpabilité par association (Gobineau = Houston Stewart Chamberlain = Alfred Rosenberg = Hitler). On introduit avec le mépris hautain du savant « sérieux » des distinguos (« indo-européen » réfère à la linguistique et à rien d’autre), distinguos qu’on embrouille aussitôt (il y a bel et bien des institutions indo-européennes), ou auxquels on renonce inopinément (l’étude des génomes en paléogénétique vise bien, elle, à repérer une origine génétique et une origine géographique des Indo-Européens), quitte à noter ensuite par un raffinement de papelardise que l’étude d’ADN éclaircit l’origine des langues indo-européennes (mais l’ADN ne transmet pas les langues). On pose comme des dogmes des hypothèses scientifiques aventurées (caractère permanent et providentiel des « migrations »). Surtout, on cherche à démontrer que les grandes atrocités du XXe siècle sont les fruits de la pensée du XIXe siècle, la leçon tirée étant que nous les modernes, en reniant cette pensée, redevenons purs. Si l’on voulait faire image, on pourrait écrire que le XXIe siècle reproche le XXe siècle au XIXe siècle. Mais après tout, en quoi serait-il plus criminel de croire, comme Gobineau, que tout ce qui mérite le nom de civilisation a été inventé par des blancs descendus des plateaux du centre de l’Asie que de croire que le peuplement du monde est le fait de noirs venus de l’Est africain, en application de la thèse de l’« Ève africaine », dernière resucée des divagations diffusionnistes ?
Ce charlatanisme s’explique par le but politique poursuivi. Il est le corrélat du charlatanisme médiatique. Or si l’on ment sur des faits d’actualité pour les conformer à la thèse de la culpabilité des blancs, il faut nécessairement mentir aussi sur les auteurs du passé, forcément tous racistes, et il faut se livrer à une exécution en règle quand ces auteurs ont traité explicitement la question raciale, ou qu’ils ont introduit le facteur ethnique dans leur système, comme l’a fait Gobineau.
En sens inverse, il faudrait examiner l’impasse théorique qui fait conclure que le racisme des cosi dette « minorités » serait impossible. Le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis ou le jihadisme contemporain pourraient l’un et l’autre servir ici d’illustration. « Je hais les blancs » (« je hais les kouffars »), telle est la proposition de base. « J’ai de bonnes raisons de haïr les blancs : ils sont racistes »  (« j’ai de bonnes raisons de haïr les kouffars : ils sont islamophobes » ») en est la justification doxique, opérant sur le registre de l’inversion victimaire. C’est précisément cette inversion victimaire qui permet aux intéressés 1. d’appeler leur propre racisme :  « antiracisme » (ou « lutte contre l’islamophobie »), 2. de faire passer pour une exigence de justice leur véritable mobile, qui, dans le cas des émeutiers noirs, est de se venger des blancs, dans le cas des jihadistes de massacrer les kouffars, 3. d’empêcher par rebond toute critique de leur programme : une telle critique serait « raciste » (ou « islamophobe »), car elle est nécessairement « raciste », la critique d’une position qui s’affirme elle-même « antiraciste ». Une dernière proposition englobe les précédentes et les dépasse : « Nous haïrons tellement les blancs (« nous haïrons tellement les kouffars ») qu’ils en viendront à se haïr aussi. » Et dès lors nous pouvons embarquer nos victimes elles-mêmes dans la campagne de terreur.
Toutes ces propositions sont elles aussi étroitement liés à l’exploitation opportuniste du nazisme. Les victimes du nazisme sont les Européens, nullement les populations de couleur des autres continents, qui n’ont jamais été sous la botte hitlérienne. Or c’est aujourd’hui l’Européen – et par extension l’ensemble de ce qu’il nous faut nous résigner à désigner à nouveau, avec nos ennemis, comme la « race blanche » – qui doit porter collectivement la culpabilité du nazisme, envisagé comme la conséquence extrême d’une caractéristique culturelle des seuls « blancs » qui serait « l’incapacité de s’ouvrir à l’Autre ». Et ce sont les gens « de couleur » qui affirment incarner la victime de ce nazisme devenu transcendantal, pour la raison très compréhensible qu’une telle position de victime du mal absolu leur assure une éminence morale elle aussi absolue. On en est quitte pour défendre une nouvelle thèse contre-factuelle (mais devenue un credo pour les stigmatiques et leurs thuriféraires) selon laquelle toute l’histoire occidentale ne serait qu’un « long nazisme », englobant les croisades, la traite, la colonisation. En application de cette thèse du « long nazisme », les musées eux-mêmes adoptent la position de musées de la shoah (« Empire as prolonged Holocaust »). Pareille stratégie impose naturellement comme préalable la démonisation des auteurs du passé, à commencer par Gobineau, quand ce n’est pas Darwin ou Buffon, qui deviennent nécessairement tous nazis.

28 mars. — Un clair dimanche de printemps, un soleil d’équinoxe, qui se lève si exactement à l’Est, et qui jette des ombres si bien rangées sur cette herbe neuve, dans un monde si bien d’équerre, que tout prend un aspect sacré et qu’on éprouve comme des péchés les imperfections qui ne manqueront pas de gâcher la journée (à la messe des Rameaux, je serai, en dépit de mes précautions, pris à cause du froid d’une abominable envie de pisser ; la course légère, trop prolongée, me vaudra le soir des vertiges ; la chatte malade ira un peu plus mal).
On pourrait mettre des cotes dans le paysage, en fonction, non de l’altitude, mais de la beauté. La campagne autour de mon patelin est de loin la plus sale et la négligée du canton, et si l’on y mettait de telles cotes de beauté, on obtiendrait la Malebolge de Dante. On a coupé tous les arbres, l’empierrement des chemins est fait à l’aventure (profondes ornières, gros galets ronds qui rendent le passage à pied à peu près impossible). Willow Lane, qui est le dernier coin de nature véritable, avec son ruisseau et ses acacias, sert de décharge parce que, dans la crasse épaisse de leur cerveau d’avare, les vieux considèrent qu’un endroit qui n’est pas cultivé est un endroit qui ne sert à rien. Quand l’étagement de cageots et de palettes devient trop précaire, ces sagouins y mettent le feu, ce qui met le feu à la rangée d’acacias.
La course légère permet de se mettre à bonne distance du bruit du monde. On s’avise alors que le discours public n’a pas d’autre fonction que d’ensevelir les évidences sous des croûtes de mots. Un attentat contre la cathédrale de Makassar en ce matin des Rameaux était, dans la dépêche, « une explosion près d’une cathédrale », qui blessait des « passants ». Et comme, avec le martèlement des pieds sur le gazon, la pensée est ramenée à l’essentiel, on reconnaît que ces abjections théologiques sont maquillées par ces ignominies journalistiques parce qu’il faut flatter perpétuellement une civilisation qui s’est habituée en Europe contre la volonté des populations. À apprécier ainsi les choses, rythmiquement, à distance, en les réduisant à l’essentiel, on conclut que la réaction est inévitable. Cette réaction sera droitière, elle sera religieuse (ou du moins elle se placera sous l’égide de la religion). Elle réclamera à l’islam les comptes que l’ordre actuel ne lui demande pas.

29 mars. — J’écrivais hier que le discours public a pour fonction d’enterrer l’évidence. Je dois ajouter qu’on se résigne presque toujours à la déterrer, mais avec un grand retard. Le Figaro imprime aujourd’hui que la gauche devient une force supplétive des islamistes. Je relevais l’évidence de cela en novembre 2019, quand la faction progressive défilait à Paris avec les barbus. Il faut donc seize mois au quotidien libéral-conservateur pour « absorber » ce qui apparaît à tout observateur. Le plus fort est que l’analyse du Figaro reste fausse. Ses éditorialistes pensent que la gauche est déchirée. Mais il n’y a pas de partage, ni de déchirure, mais seulement une contradiction interne (voir la note du 26). Les journalistes du Figaro parlent nostalgiquement du « vieil antiracisme à la fois universaliste et multiculturaliste » dans lequel ils ont été élevés, sans s’apercevoir qu’il y a une contradiction dans les termes.
Surtout, on dispute sur des mots, en faisant croire à l’opinion que, ce faisant, on manifeste courage et lucidité. Ainsi le pouvoir récuse les mots « islamophobie » ou « islamophobe », en relevant qu’il s’agit de trouvailles sémantiques des barbus pour sanctuariser l’islam et introduire une sorte de délit de blasphème. C’est exact, mais on énonce solennellement un truisme. Et l’on rejette le vocable à un stade de la violence politique où il est le terme technique par lequel les assassins musulmans désignent leur cible. En dénonçant l’usage du mot, on ne fait donc pas montre d’une grande pénétration ni d’une particulière intrépidité.

2 avril. — Je veux ce que je veux vouloir. C’est le début de la conversion.
Le Christ a lui aussi deux volontés, celle de l’homme et celle du Dieu (Troisième concile de Constantinople, 680-681). C’est ce qui explique qu’au Jardin Jésus prie pour que cette coupe s’éloigne de lui.

5 avril. — Bilan des fêtes de Pâques. Un attentat déjoué, qui visait paraît-il une église de quartier à Béziers. Les médias ont couvert assez largement le sujet, peut-être parce que cela redorait le blason du ministère de l’Intérieur, peut-être à cause du pittoresque de l’affaire (terroriste femelle, arsenal comprenant un sabre « à la lame très effilée » destiné à décapiter les (in)fidèles). Mais la collégiale de Saint-Nicolas d’Avesnes-sur-Helpe, qui a été incendiée par un musulman en ce lundi de Pâques n’a droit dans les brèves de l’AFP qu’à : « un incendie s’est déclaré dans une église, importants dégâts. » Plus inquiétant cependant que ce négationnisme médiatique est le « soutien à la communauté catholique » qui tombe en pluie des cimes du pouvoir. Les catholiques, qui naguère étaient les Français envisagés sous l’angle religieux, ne sont désormais qu’une « communauté », dans un pays qui n’est plus le leur. Cette « communauté » est – inévitablement, compte tenu de la recomposition ethnique du pays et de l’état des forces en présence – la proie, comme au Levant, d’une persécution religieuse, qu’il est interdit de désigner comme telle, dont il est interdit de nommer les auteurs, et les condoléances émues de toute la chaîne administrative, du ministre au maire, quand une église brûle ou quand des fidèles sont égorgés, sont le baiser de Judas.

6 avril. — Troisième confinement. Le couvre-feu, en vigueur depuis décembre, est maintenu. En journée, le périmètre dans lequel on a le droit d’évoluer s’est agrandi par rapport aux confinements précédents jusqu’à dix kilomètres et on n’a plus besoin de porter sur soi l’attestation qu’on s’établissait à soi-même. Au-delà de dix kilomètres, attestation portant la liste des raisons familiales et professionnelles pour lesquelles on baguenaude.
La situation est vécue comme une sorte d’Occupation. À telle enseigne qu’il se fait toute une polémique autour des « restaurants clandestins », qui sont évidemment l’équivalents des « restaurants de marché noir ». Sous l’Occupation, les denrées précieuses étaient les vivres eux-mêmes, qui, contingentés, rationnés, introuvables, étaient trafiqués au prix fort dans des établissements illégaux mais plus ou moins tolérés. Sous le Confinement, la denrée précieuse, c’est le fait lui-même d’aller au restaurant, le lien social.

Je lis ici ou là des tentatives de mise en relation causale des facteurs doxiques expliquant la situation actuelle de décomposition politique. Un exemple d’une telle construction causale est : dans une société marquée par la désinstruction, la déculturation et le reniement, il ne reste personne pour défendre la continuité historique de notre pays, à laquelle le président de la République lui-même ne croit plus (« il n’y a pas de culture française » signifiant en réalité « il n’y a pas de nation française »). Un autre exemple d’un tel raisonnement causal est : une société où les droits individuels sont étendus à l’infini empêche non seulement toute idée de bien commun, mais aussi toute idée d’amélioration individuelle, puisque chacun à vocation à demeurer comme il est, en réclamant à l’État qu’il satisfasse toutes ses exigences.
Mais après tout, on pourrait argumenter tout à l’inverse que la rupture civilisationnelle est le dogme fondateur des apocalyptiques et que désinstruction, déculturation et culture du reniement représentent la mise en œuvre de ce programme de rupture ; ou bien que c’est la disparition du bien commun qui amène à l’individualisme des dradlomes, qui est donc le point d’aboutissement, et non le point de départ, de la décomposition de la cité.
Je crois décidément que l’analyse ne peut rien obtenir de ce côté, même si chacun se convaincra aisément lui-même par la façon dont il ordonne les pièces de la mécanique.
On peut regrouper en gros les opinions sociales sous trois chefs : 1. la perte de nous-mêmes, 2. la prédilection pour l’Autre, 3. l’atomisation du corps social.
1. La perte de nous-mêmes : déculturation ; reniement commandé et honte apprise de notre histoire ; accusation (par définition irréfutable) de crimes mentaux (par définition inexpiables) : l’« arrogance », le « refus d’ouverture à l’Autre », etc.
2. La prédilection pour l’Autre : « racisme » comme unique explication de tout ; « lutte contre le racisme, l’exclusion et toutes les discriminations » comme unique finalité de la politique, autrement dit définition de la politique en référence à un corps qui n’est plus la nation, mais qui est précisément l’immigration ; culture de l’excuse (« il a droit à une sixième, à une vingt-et-unième, à une quarante-septième chance ») ; aveuglement et refus ferme de prendre en compte les caractéristiques sociales et politiques du fameux Autre, qui dispose pourtant de pays à lui, de civilisations à lui, qu’on peut juger.
3. L’atomisation du corps social : règne du chacun pour soi ; prédation sociale considérée comme « un droit », à tout le moins comme une preuve de débrouillardise : l’État-providence comme cadavre à dépecer ; narcissisme : conduite individuelle considérée comme la justification d’elle-même ; consumérisme : norme éthique calquée sur la promesse du marketing, c’est-à-dire sur l’envie, sur le caprice : c’est moi qui choisis, c’est moi qui décide. (Cette affiche de la CGT, vue tout à l’heure en ville : « Donne-toi le droit. » Même la défense des intérêts collectifs est ramenée à une toute-puissance de l’individu, générateur discrétionnaire de ses propres droits, au détriment des droits d’autrui.)
Qu’ont donc en commun tous ces facteurs « atmosphériques » ? Ils sont l’expression d’une destruction assumée de nous-mêmes par nous-mêmes. Par conséquent il n’y a aucune façon dont ils peuvent se structurer, ni entre eux, ni en profondeur. Il n’y a rien « derrière », pas même une « idéologie », si par idéologie on entend des propositions articulées. C’est précisément pourquoi les facteurs permutent librement, tout ramenant à tout, rendant illusoire un quelconque enchaînement causal. Je reprends mon exemple précédent. Dans une société où les droits individuels sont étendus à l’infini, chacun reste ce qu’il est, en réclamant à l’État qu’il fasse droit à toutes ses exigences ; il n’y a donc pas à s’instruire. Mais comme, dans une telle société d’individus désagrégés, il n’y a par définition pas de continuité historique, il n’y a rien non plus à enseigner, sauf ce que les élèves savent déjà, la doxa. On revient donc à la même absurdité, mais par l’autre côté. On pourrait écrire aussi, plus simplement, que dans une société où il n’y a plus que des « droits », l’ignorance est elle-même un « droit ». Toutes les allées du labyrinthe ramènent aux mêmes culs-de-sac.
J’arrive donc à cette conclusion que nos prétendues « valeurs » ne sont elles-mêmes que les représentations sous forme de systèmes de symboles de la décomposition de l’ordre politique. Ceci explique que les doctrines auxquelles on adhérait « théoriquement » se muent insidieusement en leur contraire ou s’effondrent sans signe avant-coureur. Ou bien encore que des lâchetés qui étaient ostensiblement justifiées par « nos valeurs » deviennent finalement leur propre justification. Cette décomposition de l’ordre politique a, dans l’histoire récente, épousé successivement les formes du progressivisme (idée du progrès), des dradlomes (idée des droits), de l’« antiracisme » (idée de l’égalité). Mais toutes ces doctrines sont des aspects de l’abolition de la réalité. Toutes correspondent à une fermeture au fondement de l’être, hérésie qui peut se formuler aussi comme l’idée que l’homme et son action constituent une sphère autonome. Le problème n’a rien d’original. D’autres termes utilisés pour le désigner au cours des âges sont le « culte de la raison », la « philosophie positive », la « religion de l’Humanité », le « sens de l’histoire », « la modernité » (ou « la fin de l’histoire » et « la post-modernité »).
Les formes contemporaines que j’ai citées correspondent à des degrés croissants de décomposition, accompagnant la destruction de la cité. Les dradlomes comportaient déjà le principe de l’inversion systématique ou, si l’on préfère, le recours systématique à la mauvaise foi (n’importe qui réclamait n’importe quoi et, par cette réclamation même, générait automatiquement une « atteinte à ses droits »). Dans l’« antiracisme », les catégories victimaires se figent et le représentant de la « minorité », quoiqu’il fasse, est la victime, le représentant de la « majorité », quoiqu’il subisse, est l’oppresseur. À mesure que la destruction de l’ordre progresse, on progresse aussi vers ce qu’est aujourd’hui l’« antiracisme » raciste et antisémite, et vers les formes les plus grossières de la violence victimaire, l’émeute, le pillage, l’égorgement, la décapitation, le lynchage au sol, ou lynchage à coups de pied, comme au tir de penalty, qui tue ou qui laisse infirme. Face à la violence des stigmatiques, les humanitaires, soutiens et apologistes des précédents, se muent en stasiastiques, si je puis emprunter un mot au Politique de Platon (désignant les factieux, les révolutionnaires, les agents de la guerre civile). La corruption de la cité, conceptualisée comme la mise en œuvre du programme d’abolition civilisationnelle, était le fait de l’humanitaire et du stigmatique. L’éruption victimaire, qui correspond au degré ultime de la destruction de l’ordre, réunit le stigmatique et le stasiastique.

7 avril. — Suite de ma réflexion d’hier. Si les opinions sociales dont j’ai dressé une liste partielle n’apparaissent pas immédiatement comme une symbologie du désordre, c’est que la cacocratie médiatique, à chaque fois que se révèle l’incohérence foncière de la doxa, génère automatiquement des distinctions fantômes. Exemple d’actualité : la prétendue « division au sein de la gauche » dont tout le monde nous rebat les oreilles, de l’éditorialiste Jacques Juillard (« Les droits de l’homme ont été fondés à partir du principe d’universalité humaine... Or nous voyons qu’aujourd’hui ils sont le principal vecteur d’une vision communautariste ») à la dessinatrice Coco (« Il y a une césure dans la gauche aujourd’hui »).
En réalité on ne trouve à gauche ni césure, ni fracture, ni division, mais seulement une contradiction insurmontable (voir les notes du 26 et du 29 mars). On a instauré au début des années 1980 une grande cause nationale, censée réunir et remplacer toutes les autres, résumée par le slogan bien-pensant de « la lutte contre le racisme ». Quarante ans après, on constate que cette « lutte contre le racisme » est plus particulièrement aux mains de fanatiques qui pratiquent les rites homicides de leur religion, à telle enseigne que c’est pour combattre le racisme, l’islamophobie et « la haine » qu’on a tué l’enseignant Samuel Paty. Dans la décomposition du processus politique, la « lutte contre le racisme » et ses variantes lexicales désignent donc à la fois le programme d’abolition civilisationnelle promu par l’élite progressive et le programme d’atrocités porté par les barbus, menant au génocide en Europe. Mais là où il ne reste qu’incohérence et ineptie, les médias introduisent un affrontement d’idées, ce qui redonne au chaos une structure illusoire. Cet affrontement d'idées, les médias l'introduisent d’autant plus volontiers que, pour eux, les idées tendent vers une forme personnelle (par exemple toutes les idées interdites, sur la résistance à l’islamisation, le contrôle de l’immigration ou la réplique aux attaques extérieures, sont interdites précisément parce qu’elles sont attribuées à « l’extrême droite »). D’où les « deux gauches », dont l’une serait progressive et « universaliste » et l’autre régressive et compromise avec les égorgeurs. Et de même « lutte contre le racisme » recevra deux acceptions opposées, selon la distinction du « gentil » et du « méchant », la distinction fallacieuse entre les « deux gauches » ou entre les deux « antiracismes » étant homothétique de l’impossible distinction entre « islam » et « islamisme ».
Pareil procédé consistant à postuler des factions antagonistes ne peut tromper que ceux qui y consentent. L’« universalisme » invoqué à gauche n’a jamais été qu’un slogan, une manipulation sémantique visant à établir que notre définition de nous-mêmes était purement abstraite (la France c’était la République la laïcité, etc.) et que par conséquent tout nouvel arrivant trouvait automatiquement sa place au milieu de nous puisque rien ne nous distinguait. Autrement dit, la référence à l’universalisme permettait, par un tour de passe-passe rhétorique et un renversement cul par dessus tête des concepts, de justifier le particularisme et le séparatisme de groupes humains dont les valeurs sont aux antipodes des nôtres et dont les intentions sont rien moins qu’amicales. Et à celui qui avait le culot de relever cette discordance des valeurs ou cette antipathie, on reprochait, dans une déroute complète du sens, de pécher contre l’universalisme.
Quant à l’« islamo-gauchisme », si cette expression désigne ceux qui sont complaisants avec l’islamisme, il faudrait préciser, comme le faisait – apparemment sans ironie – un philosophe populaire, que « l’islamo-gauchisme ne concerne pas, hélas, que les gauchistes ». Il y a donc un « islamo-gauchisme » de centre-gauche, un islamo-centrisme, un islamo-droitisme, un islamo-extrême-droitisme. Tout le monde est compromis peu ou prou. Si au contraire on prend le vocable « islamo-gauchiste » dans un sens restrictif, pour désigner une alliance tactique avec les islamistes, on ne trouve cette fois plus personne. Dans l’acception de l’inventeur du terme, Pierre-André Taguieff, « islamo-gauchisme » désignait, au début des années 2000, des militants d’extrême gauche ayant fait alliance, sur fond de « cause palestinienne », avec la résistance islamiste, donc avec des gens comme Sefrioui, du collectif Cheikh Yassine (qui – le monde est petit – est l’un des commanditaires de la décapitation de Samuel Paty). Compte tenu de la popularité actuelle de la « cause palestinienne », les « islamo-gauchistes » doivent se compter aujourd’hui par dizaines, peut-être par unités. (Taguieff emploie aussi « islamo-gauchisme » pour désigner le dévoiement militant de la recherche via de pseudo-sciences sociales, mais ce n’est pas le sens que j’examine ici.)
Voilà donc un concept qui, selon l’acception qu’on lui donne, englobe à peu près tout le monde, ou n’englobe à peu près personne. Il y a peut-être un autre sens, médian, que j’ignore, du vocable « islamo-gauchisme » qui en ferait un concept opératoire, mais jusqu’à preuve du contraire je tiens qu’il n’existe pas d’« islamo-gauchistes », pas plus qu’il n’existe « deux gauches ». Simplement, lorsque la contradiction au sein de la faction progressive ou, pour mieux dire, quand l’imposture humanitaire devient impossible à dissimuler (« lutte contre le racisme » en vient à désigner le programme de conquête et d’extermination ; « universalisme » signifiait, à la réflexion, son exact contraire), les médias éliminent la contradiction en inventant un schisme et font marcher l’une contre l’autre des factions ectoplasmiques.
Cette manœuvre d’obscurcissement doit être replacée dans son contexte historique, qui est celui des attentats. Face à la donnée nouvelle d’un islam menant la guerre sur le sol national, tout en continuant à se poser en victime, il est nécessaire d’adapter aux circonstances la doctrine politique. Ceci passe par la disparition de la gauche, que l’islam s’est affidée, et par le projet de sa réinvention dans une forme régénérée. D’où les « islamo-gauchistes » (conceptualisés comme une structure de défaisance de la gauche) et la « gauche universaliste » (amenée, comme sans aucun doute on nous l’apprendra bientôt, à se « refonder »).
Il est instructif de considérer l’intérêt particulier que des individus trouvent à ce distinguo placé sous le signe du déni et de la supercherie. Ceux qui décrivent le « clivage au sein de la gauche » sont précisément ceux qui ont perdu la partie, qui sont, au sein de la faction progressive, des dissidents. Leur objectif est de se protéger triplement :
Contre leurs anciens camarades. Ils ont besoin d’une « gauche universaliste » pour se retrouver eux-mêmes à gauche (leurs vieux amis les classant désormais à l’« extrême droite ») et pour retrouver des amis à gauche ;
Contre eux-même, contre leur propre passé, c’est-à-dire leur propre militantisme identitaire-différentialiste, vaguement justifié, non par l’« universalisme », comme ils le prétendent, mais par des sophismes et par des fariboles philanthropiques ;
Contre la résistance, cette résistance ne devant pas, devant l’Histoire, devenir l’apanage de ce que les intéressés appellent « la droite conservatrice ». D’où, encore une fois, la nécessité d’une « gauche universaliste », qu’il faut inventer puisqu’elle n’existe pas (il n’existe pas de gauche postulant des valeurs réellement universelles, qui ne seraient pas courbées par la réclamation diversitaire). En réalité ni la gauche, ni la droite « de gauche » ne sont capables de la moindre résistance face à l’idéologie identitaire et victimaire. Quant à la droite prétendue « nationale », elle se hâterait, si l’occasion lui en était donnée, de prendre acte de tout ce qui la rapproche des barbus. Je me range moi-même dans le fameux « courant conservateur », mais je crois que le mot « droite » n’a même pas à figurer dans sa désignation. Quant à moi, je n’ai jamais été particulièrement « de droite ».
En entendant ces voix dissidentes à gauche, il me vient le soupçon qu’on mésinterprète la fameuse cancel culture, qui dans mon hypothèse serait moins l’ébauche d’un nouvel ordre moral qu’une série de purges internes à la mouvance progressive. On déchire les livre de l’ancien président de la République, celui du « changement de civilisation ». On interdit la conférence d’une philosophe féministe. On empêche la représentation des Suppliantes d’Eschyle dans la mise en scène d’un universitaire qui écrit au commando de ses assaillants : « Ne vous trompez pas d’ennemi. » On proteste contre l’intervention dans une grande école d’une association « antiraciste ».
Je soupçonne qu’on se trompe aussi sur la nature de l’idéologie identitaire et victimaire, qui ne se borne nullement à l’auto-définition des prétendues « minorités » comme victimes et à l’arsenalisation par les intéressés de leur narcissisme. Il ne s’agit pas d’une revanche des ratés, il s’agit d’une révolution raciste et victimaire. L’effervescence est celle d’une situation insurrectionnelle, trempée, dans le cas américain (courant Black Lives Matter), dans le sang d’un improbable martyr, la grosse brute George Floyd. Chacun cherche à se pousser, et à piétiner les autres, dans un bouillonnement de passions. Ces batailles au sein de l’avant-garde raciste et victimaire ne sont pas sans rappeler les querelles au sein du racisme national-socialiste.
La révolution raciste et victimaire est soutenue, dans la population autochtone, par une élite culturelle. Il est banal d’observer que les positions sur les minorités, les races, l’immigration, l’islam, etc., sont des positions de classe (elles sont d’autant plus « tolérantielles » qu’on monte dans la hiérarchie sociale), et qu’elles ne sont nullement affectées par la valeur de vérité des propositions. La fameuse « langue inclusive », illisible, imprononçable, aux règles incompréhensibles, présente les caractère d’une langue sacrée, restreinte à une caste sacerdotale. Le fameux « blasphème », tant agité par des enragés à propos des caricatures de Mahomet, autant qu’un blasphème contre l’islam, est un blasphème contre la religion « antiraciste », qui précisément parce qu’elle est sans contenu, qu’elle ne croit à rien, donne une importance absurde à la singerie du « respect ». Ou alors, si l’on veut être terre-à-terre, celui qui « blasphème » blasphème contre les éditoriaux de journaux désormais sans lecteurs, éditoriaux qui depuis quarante ans annonçaient le racialisme heureux, et qui représentent le véritable Coran de la nouvelle religion raciale.

10 avril. — Mort à cent ans du prince Philip, le consort d’Elizabeth II d’Angleterre. Article dans Le Monde : « Le prince des bourdes. » Article dans l’hebdomadaire conservateur The Spectator : « The wit and wisdom of Prince Philip. » Les prétendus « dérapages » sont ce qu’on appelait autrefois des bons mots. Cela fait comprendre la nature de l’ultra-moralisme contemporain.

11 avril. — Sémiologie du film de série B : un mauvais cadrage au cinéma n’est pas si différent d’un mauvais dessin en bande dessinée. Les personnages sont difformes. L’image est maladroitement composée.

18 avril. — Me torturant les méninges depuis dix jours pour tâcher de comprendre ce qui peut amener l’intégralité des médias à user d’un terme, le terme d’« islamo-gauchisme », dont j’ai noté pourquoi il me paraissait inadéquat, je me rends à cette évidence que ce n’est là qu’une nouvelle illustration du littéralisme des journalistes, littéralisme que je ne distingue jamais parce que je m’imagine idiotement que les gens comprennent le sens des mots qu’ils emploient. Le vocable d’islamo-gauchiste associe sémantiquement la tendance progressive et la mahomerie ; ce n’est pas une étiquette politique, c’est un jugement porté sur la servilité de la gauche au pouvoir au moment des attentats.

23 avril. — Vérification dans l’actualité de mes analyses sur l’indécision du pouvoir, au rebours de la résolution affichée, et sur la contradiction idéologique, en infirmation de la thèse du « clivage au sein de la gauche ». Dans l’exécutif, anarchie complète. Une ministre convoque des « États-Généraux de la laïcité », aussitôt désavouée par le président, en conseil des ministres, désaveu lui-même presque aussitôt démenti par l’Élysée. Et la conséquence de cette anarchie est que, dans la classe progressive, des personnes qui ont en réalité les mêmes idées sur tout s’entre-accusent – d’être passées du côté de la « droite conservatrice », ou d’être passées du côté de l’« islamo-gauchisme ».
Même incohérence en face. Le président franco-algérien de la Fondation de l’islam de France affirme que l’islam est parfaitement compatible avec la liberté de conscience, la liberté d’expression, l’égalité successorale et la liberté de changer de religion, au moment où l’un de ses compatriotes, universitaire, est, en Algérie même, condamné à trois ans de prison pour « offense aux préceptes de l’islam et aux rites musulmans », pour avoir en substance dit la même chose.
Et la journée finit par une atrocité : l’égorgement d’une fonctionnaire de police dans le sas de son commissariat de Rambouillet.

24 avril. — Je ne suis pas sûr que le monsieur dont je parlais hier, qui affirme l’innocuité de l’islam, soit un personnage bien édifiant. Il faut placer son propos dans son contexte. Le pouvoir tente – mollement et maladroitement – de contenir le « séparatisme » de l’islam au nom de la « laïcité ». L’islam réagit à son habitude par l’accusation (« il s’agit d’une attaque en règle contre les musulmans »). Mais cet argument de rétorsion, systématiquement employé, débouche sur ceci que « les musulmans » n’ont à céder sur rien et que les Français ont à céder sur tout. Or si telles sont les données du problème, il suffit de prendre acte de l’incompatibilité des normes pour que la volonté hégémonique devienne évidente. Voilà pourquoi des sophistes nient de façon si effrontée cette discordance normative, en créant de toutes pièces un islam qui reconnaîtrait l’égalité des sexes, coexisterait pacifiquement avec les autres religions, etc. Dès lors, tout s’aplanit. Pas de discordance, pas de séparatisme ; et si l’on désigne l’islam, c’est dans le dessein évident de stigmatiser « les musulmans ». L’argument est imbécile, mais il est péremptoire.

26 avril. — Incontinence sénile du verbiage médiatique, après l’égorgement, il y a trois jours, de la fonctionnaire de police de Rambouillet par l’habituel immigrant tunisien illégal et militant contre l’« islamophobie ». Ce qui fait pencher pour la thèse du déficit cognitif, c’est que personne ne paraît s’apercevoir qu’il répète exactement ce qu’il a dit au moment des frappes précédentes.
Portes béantes. Une Europe livrée. Devant cette évidence, on feint de disputer sur des questions théologiques, en veillant à donner à l’interrogation une forme blasphématoire afin d’être certain de la réponse. « Peut-on faire un lien entre terrorisme et immigration ? » La réponse est évidemment négative, puisque l’immigration est la réalité ultime dans la nouvelle religion politique. En dernier ressort, un ponte du parti au pouvoir entre 2012 et 2017 explique que de toute façon à présent « ils sont français ». Traduction : nous avons modifié la réalité pour la rendre conforme à la doctrine, vous n’y pouvez plus rien. Nous vous avons enfermés dans notre cauchemar.

27 avril. — Une mauvaise chute hier pendant la course légère. Contusions diverses, mais pas de côtes fêlées, je crois. Je me suis ouvert le bout des doigts sur le macadam, en mettant instinctivement le bras devant moi. Ce geste était purement machinal, car j’étais déjà à terre. C’est pourtant le geste le plus coûteux, car il m’interdit la pratique du clavier.

3 mai. — Comme les attentats touchent à présent la France des petites villes ou des gros bourgs, celle qui a pour chacun un air de familiarité, la réalité construite par le discours officiel offre par contraste la consistance du brouillard laiteux. Certes le pouvoir a admis sans barguigner que l’attentat au commissariat de Rambouillet était terroriste. Mais comme à l’habitude cet aveu affectait le ton d’une concession que l’on faisait à l’opinion, « la radicalisation » de l’égorgeur de la fonctionnaire de police étant « peu contestable » (on l’aurait donc contestée si on l’avait pu). Et cet aveu concédé en gros, encore faut-il l’affaiblir, le mitiger dans chaque détail. La prose de l’AFP relève à cet égard du chef-d’œuvre, et force est de constater que ce travail de rédaction est confié désormais à des professionnels qui sont des maîtres dans leur domaine.

18 mai. — Confinement. La vieille Marie-Louise me dit désabusée : « De toute façon on est enfermés chez nous. » Réflexion curieuse chez quelqu’un dont la vie entière s’est passée au village. Mais il y a, au-delà de l’aspect pratique, une barrière toujours présente à la conscience, comme une montagne, ou comme un océan. Il n’est pas besoin qu’on s’y heurte.

1er juin. — Lu en entier Varney the Vampire (1845-1847), le penny dreadful de Thomas Prescot Prest et James Malcolm Rymer, les 109 fascicules. Voilà un roman aussi peu assuré de sa direction que la foule émeutière qui réapparaît régulièrement au fil des chapitres et qui, comme toute foule émeutière, est sur le fil du rasoir, dont les paroles sont tantôt apaisantes tantôt belliqueuses. L’intrigue, sans cesse relancée, procède par séquences d’actions disjointes que les personnages se chargent ensuite de jointoyer dans une cohérence superficielle, de sorte que la lecture suivie révèle un enjeu du roman tout autre que celui qu’ont en tête les auteurs, et qui est la continuation du récit par tous les moyens. C’est ce qui rend Varney the Vampire post-moderne avant la lettre, et cela me conforte dans l’idée que le post-modernisme en littérature recherche de façon délibérée et sérieuse ce que le feuilleton obtient de façon involontaire et blagueuse.

UN ÉTÉ DANS MA BIBLIOTHÈQUE
Journal sans dates

Il y a des jours où, au milieu de sa bibliothèque, on se dit que ce qui reste, ce sont les livres, qu’on est, pour ainsi dire, un accessoire indispensable aux livres.

Les livres dans la bibliothèque, pour un intellectuel, c’est aussi la tâche accomplie puisqu’ils correspondent à des recherches, à des apprentissages, parfois fort ardus, parfois fort longs (apprentissage des langues).

Je suis dans Walter Scott. Lu bout à bout Guy Mannering, The Antiquary, The Black Dwarf. Pris ensuite les Letters on Demonology and Witchcraft, que curieusement je n’avais jamais lues, et cela m’a replongé dans la littérature de sorcellerie, mais aussi dans le folklore et dans le spiritisme, topics which blend into each other. Côté sorcellerie, repris le sceptique Reginald Scot (The Discoverie of Withcraft, 1584), qui démontre que les sorcières et les sorciers n'ont aucun pouvoir en dévoilant le « truc » des tours de magie. Côté folklore et côté spiritisme, le très curieux The Secret Commonwealth of Elves, Fauns and Fairies, écrit à la fin du XVIIe siècle par le révérend Robert Kirk, et dont précisément Walter Scott avait fait l’édition. C’est Andrew Lang qui donna au manuscrit son titre actuel, dans l’édition de 1893, les observations liminaires de Lang, sur le Poltergeist et sur la seconde vue, étant au demeurant du plus haut intérêt. Repris les récits irlandais collectés par Crofton Croker dans les années 1820, dans la traduction allemande des frères Grimm et dans les anthologies de W. B. Yeats (mais il s’agit en réalité de contes littéraires). Outre l’intérêt très vif que je prends à leur lecture, tous ces livres sont pour moi de vieux amis.

Pour un titre : Archimago’s Wand (expression trouvée dans Keats). Référence au mage de La Reine des fées de Spenser, qui trompe ses victimes en faisant apparaître des simulacres. Mise en lumière de l’imposture médiatique, et spécifiquement du caractère magique du simulacre médiatique. En français, Archimago (le roi des mages) donne Archimage. Cela ressemble à un terme de sémiologie, qui pourrait désigner précisément cette fontaine de fausseté imagière, une fausseté qui fait fond sur les facultés imaginatives de la victime et la sépare d’elle-même.
Mon titre donnerait donc La Baguette d’Archimage. Cela me plaît beaucoup mais naturellement c’est incompréhensible pour un lecteur.

Vaccination contre la Covid, deux doses de Pfizer, à six semaines d’intervalle. On s’inscrit en ligne, mais rien ne marche, et il m’a fallu deux mois pour trouver un créneau. L’infirmière qui m’inocule : « Vous n’avez pas eu de chance. » Ce que j’ai interprété comme : « Tout le monde a usé de passe-droits pour sauter la file. » (Je me trompe peut-être.) La première injection n’était rien du tout. Elle m’aurait plutôt donné un coup de fouet (nette diminution des heures de sommeil). La seconde injection était une autre affaire.
Dix-huit jours après la seconde inoculation, douleurs osseuses et musculaires, migraines paroxystiques, problèmes intestinaux, les mêmes symptômes qu’au printemps 2020, jusqu’aux petites taches sur un doigt. Ajouter, de façon heureusement très passagère, l’anosmie (le café perd son goût et devient simplement très acide). Compte tenu du délai, cette crise ne peut être un effet de l’inoculation. Seule explication logique : j’ai, en dépit du vaccin, attrapé une seconde fois la Covid, certainement le ravageur variant delta, qu’on dit hautement contagieux.

Phrase extraordinaire lue dans un bouquin imprimé à compte d’auteur et digne des Indégivrables de Xavier Gorce : « On se rend enfin compte que la stratégie [de X] était claire dès le départ. »

La météo est elle aussi devenue victimaire. Elle est devenue la #meteoo, sur le modèle de #metoo, la campagne virale de dénonciation des « violences-faites-aux-femmes ». Un anticyclone est soupçonné d’être sous un mince déguisement le changement climatique. Un été pluvieux devient la fin du monde. Cela me remet en mémoire mes crises de désespoir, à dix ans, quand il pleuvait et que je ne pouvais pas aller à la baignade. Aujourd’hui, tout le monde a dix ans, apparemment « à vie », et s’en fait gloire. Le très peu de réalité qui est dépeint – les orages qui se succèdent et qui m’inondent la cuisine sont plus exactement des tempêtes – s’engloutit aussitôt sous l’enflure et l’exagération.

Si l’on pouvait nous réinjecter dans notre propre vie, mettons d’il y a vingt ans, nous trouverions cela aussi démodé, aussi navet que ces films que nous voyions pourtant alors sans déplaisir.

Manifestations contre la généralisation du « passe sanitaire ». Il y a là une leçon politique. La désinformation génère la défiance. Or la gestion de la pandémie a confirmé que les autorités recouraient systématiquement à la tromperie, sans aucun souci des conséquences. Il s’agit d’affirmer aujourd’hui ce qui paraît le plus expédient, quitte à affirmer le contraire demain : le virus ne circule pas en France, il n’y a pas de pénurie de masques, qui d’ailleurs ne servent à rien ; on ne fermera pas les écoles, on n’arrêtera pas la vie ; après quoi on impose le masque, on impose non le couvre-feu mais les arrêts domiciliaires, le confinement ; il n’y aura pas de vaccination obligatoire pour telle ou telle catégorie ; il n’y aura pas d’extension du passe sanitaire ; après quoi on annonce la décision exactement inverse. On pourrait tout résumer par ce trait : dans « réglementeur », il y a « menteur ». Il était impossible de démontrer de façon plus éclatante aux populations qu’on ne pouvait accorder aucun crédit à la parole institutionnelle, triplement marquée par le mépris, la bêtise et la duplicité.
En pareil cas, ce ne sont pas les modérés, les raisonnables, qui l’emportent. Le peuple auquel on a fait injure, excédé à la fin, se jette dans les bras des lunatiques et des conspirateurs. On a, de cette façon, l’assurance que tout le monde divague. Les comploteurs qui « refusent d’être des cobayes » testent les théories qu’ils sont allés dénicher sur la Toile. En face, le politique et les médias s’enferrent : le virus présenté comme saisonnier, la vaccination censée permettre la reprise de « la vie d’avant », l’appel au civisme. Compte tenu de la contagiosité des variants – le variant delta est aussi contagieux que la varicelle –, la vaccination n’amènera pas d’immunité collective (et le vaccin ne permettra donc pas la reprise d’une « vie normale »). Le vaccin freine l’infection, il ne l’empêche pas. « La majorité de la population planétaire, même vaccinée, sera infectée par le virus, vraisemblablement plus d’une fois », écrit François Balloux de University College, Londres. Le vaccin diminue la transmission, il ne l’empêche pas : vacciné, on contaminera toujours les autres, même si ce sera dans une proportion moindre. En revanche, les vaccins permettent d’éviter les formes sévères de la maladie. En somme, on se vaccine pour se protéger soi-même. Or cette explication est trop compliquée pour le binarisme du discours public, et elle heurte de front son moralisme. Donc les médias expliquent que le vaccin protège relativement bien contre la maladie et contre la transmission, en continuant à seriner qu’on vise l’immunité collective et qu’on se vaccine pour protéger les autres. Le journaliste donne un coup de chapeau à un fait gênant au moyen de ce relativement bien, sans être autrement embarrassé par ce fait. Et le publiciste rajoutera que l’infection reste possible dans de rares cas, que la transmission reste possible dans de rares cas et que c’est précisément pour cela que, vacciné, il faut continuer à porter le masque. En résumé, le vaccin protège (relativement bien, c’est-à-dire très bien) ; en même temps, il ne protège pas (dans de rares cas, c’est-à-dire dans le cas général, d’où l’importance des « gestes barrière »). Face à pareil salmigondis, les anti-vaccin ont évidemment beau jeu de dénoncer les « vaccinés réinfectés » et de conclure à « l’inefficacité du vaccin ». Je suis moi-même, selon toute vraisemblance, un « vacciné réinfecté », et comme je n’ai eu à me plaindre que de crampes et de migraines, je conclus à l’efficacité du vaccin. (Je note que les médias britanniques, eux, y compris les médias « populistes », expliquent que la charge virale du variant delta rend illusoire l’immunité collective, et qu’on se vaccine pour se protéger des complications de la Covid, et non de la Covid elle-même, qu’on attrapera quand même. Tout cela est donc à la portée d’une intelligence moyenne.)
Le plus fort est que les instruits, les aisés, sont prisonniers des mensonges ni plus ni moins que les gens qui « ont fait des recherches sur internet », puisque, trop confiants dans le discours médiatique, ces vertueux, ces adaptés, ces vaccinés, pensent que les restrictions sont dues au refus de se vacciner des autres, des comploteurs (encore une fois, les restrictions sont dues à la contagiosité ravageuse du variant delta, contre laquelle le vaccin ne protège pas). Et les aisés se radicalisent contre la plèbe. On arrive donc à une franche rupture, comme aux États-Unis, entre les élites woke et la population des « déplorables ». (Il n’est pas certain du reste que le pouvoir trouve à redire à pareille situation. Je crois plutôt qu’il y voit l’occasion de recruter et de mobiliser.)
Au surplus, méfiance, désaveu et à présent affrontement ne sont qu’une conséquence de l’ineptie d’un pouvoir falot. Puisque les autorités faisaient le choix de vacciner, il eût fallu une organisation militaire : rassemblement de la population, et injection pour tout le monde, la question du consentement devenant totalement secondaire et pouvant se régler par l’apposition routinière d’une signature du patient au moment de l’inoculation. Si l’on n’a pas agi de la sorte, c’est parce qu’on se souvient en haut lieu du scandale du sang contaminé et qu’on cherche à se protéger contre un éventuel procès, au cas où le vaccin s’avérerait vénéneux. D’où, en façon de compromis, la solution idiote tirée du sac à malices de la gestion managériale, le nudge : on ne vous oblige pas à vous vacciner mais on vous rendra la vie impossible si vous ne vous vaccinez pas : privation d’accès aux lieux de culture et de loisir, puis aux cafés et restaurants, aux transports, au travail, en attendant je suppose le retour des arrêts domiciliaires (le confinement). Cela paraît calculé pour rendre furieuse la population. Résultat, le pays est, au milieu de l’été, en proie à des manifestations qui prennent les allures d’un soulèvement populaire. (Un soulèvement populaire qui a été déclenché par le fait qu’il fallait présenter un papier pour aller « en boîte ».) Les conduites sont plus parlantes ici que les convictions. Les manifestants attaquent les journalistes. C’est donc qu’ils entretiennent contre eux des griefs. Et ce qu’ils reprochent aux politiques, c’est moins leur autoritarisme que leur incurie et leur perfidie.
J’ai dit les raisons « négatives » de la défiance. Cause immédiate : suspicion envers le gouvernement, parfaitement justifiée en l’occurrence, compte tenu de son addiction au mensonge. Cause profonde : couardise et apraxie de ce même gouvernement, incapable de prendre la mesure de santé publique qui s’impose dans les circonstances, qui est la vaccination d’office de la population, et qui a donc créé lui-même la crise qu’il subit. Mais cela ne donne pas les raisons « positives » de cette fronde menée en plein mois d’août par des gens qui nient l’existence même du virus, ou qui nient l’efficacité du vaccin, ou qui en tiennent pour les remèdes de charlatans, les dérivés de la quinine et à présent le vermifuge pour bétail. Elles me paraissent bien piètres, les explications « savantes » à cette crise de fureur contre les mesures sanitaires. Front de cafetiers bretons refusant la vérification du passe sanitaire, mais les Bretons sont notoirement de mauvaises têtes. Le sud manifeste et se rebelle. Mais l’arrière-pays est peuplé de néo-ruraux contre-culturels, vivant de petits boulots saisonniers et des minima sociaux, et le littoral est infesté de lepénistes, qui sont caractériels. Mon impression est plutôt que des gens qu’on fait vivre dans le mensonge permanent, des gens qui précisément ne sont pas politisés, choisissent eux aussi une réalité arbitraire, par imitation de la catégorie sociale supérieure, celle des woke. Il suffit de voir les fameux néo-ruraux contre-culturels, la nuque cassée, le nez sur leur téléphone mobile, pour comprendre de quoi il retourne. Au surplus, ce sont les sites anti-bobards (les fameux fact checkers) qui annonçaient qu’il serait miraculeux qu’on eût, comme le promettait le président Trump, un vaccin avant la fin de l’année 2020. Est-il étonnant que circule dans l’opinion la thèse selon laquelle les vaccins n’en seraient pas, mais contiendraient seulement des « nanoparticules » ? Qui sont à la fin les comploteurs ?
Je ne puis m’empêcher, peut-être par déformation professionnelle, de conclure aussi à la responsabilité de l’école telle qu’on l’a réinventée depuis quarante ans. Cette école a renoncé à sa mission, qui était d’amener chacun au niveau le plus élevé qu’il fût capable d’atteindre. Son véritable but est désormais de dissimuler les différences d’aptitude et d’intelligence. Pour cela elle renonce à enseigner, puisque l’expérience quotidienne montre que sitôt qu’on lâche aux élèves un brin de savoir, la différence est criante entre ceux des gamins qui s’en saisissent avidement et ceux qui ne savent qu’en faire. Une école fascinée aussi par les technologies, et les adoptant avec enthousiasme, persuadée que le progrès technique est le progrès tout court, et invitant les malheureux gamins, sous prétexte d’autonomie (« surtout pas de cours magistral ») et de constructivisme (« l’élève construit son savoir »), à picorer des contenus, en particulier sur la Toile, après des explications générales trop brèves. Faut-il s’étonner que, devenus adultes, n’ayant aucune connaissance sur rien, puisqu’on ne leur a rien appris, les citoyens, bons élèves en l’occurrence, constituent leur doctrine en matière de virologie et d’immunologie à partir de ce qui leur tombe sous les yeux ? Ajouter que cette même école a dressé ses élèves, sous prétexte d’apprentissage de la citoyenneté, à avoir en dépit de leur ignarerie un avis sur tout (« chacun doit pouvoir s’exprimer »). Résultat : le syntagme « rougir d’avoir dit une bêtise » est devenu incompréhensible (de quoi devrait-on rougir ? on a donné « son avis »). Il y a un dessin de Xavier Gorce (Les indégivrables), qui saisit très bien cette présomption des ignorants. Un pingouin, le bec largement ouvert, l’aileron sentencieusement levé, déclare à l’autre : « Les faits sont complètement démentis par mon opinion. »

Tout cela donne une idée de ce qu’est devenue notre société. Pouvoir médiatique : une clergie régissant désormais tout l’univers intellectuel, régnant sur les consciences, lisant dans les âmes, imposant partout son idéologie délirante, persuadée qu’elle est moralement supérieure à la plèbe, et qui alterne entre la volonté de sermonner et la volonté d’extirper, entre Tartuffe et Torquemada. Pouvoir politique : une élite parasitaire, associée à la clergie et dépendant d’elle pour sa survie, qui s’est rendue invulnérable aux faits, qui vit dans un univers d’allégories, et qui, s’étant imaginée qu’il était plus facile de régner sur une population d’abrutis, a organisé cet abrutissement et constate, surprise et dépitée, que les abrutis ne sont jamais très loin de l’émeute et du soulèvement. En régime médiatique, la forme normale de l’action publique, c’est l’inaction, remplacée par le sermon édifiant, par le sentimentalisme bébête ou par les rodomontades. En régime médiatique, la forme normale de l’expression politique est l’extrémisme. Tout le monde est un activiste, c’est-à-dire quelqu’un qui excipe de l’humanitarisme pour justifier la violence. Or une société dans laquelle tout le monde est un activiste est une société en guerre civile. Le préfet Clavreul – je le cite d’autant plus volontiers qu’il n’est pas de mon bord – décrit « une vacuité néo-libérale animée par des agitations violentes venues des extrêmes. » Et les grands périls, au lieu de rassembler, alimentent le conflit intérieur.

Soirées au festival de musique. Moi qui suis incapable de retrouver dans ma mémoire une simple mélodie, je réentends en dormant des fragments des pièces que j’ai écoutées avec le plus d’attention. Ces portes-là ne sont ouvertes que la nuit.

La musique nous parle du pays. D’où vient que le quintette en mi bémol majeur op. 97 de Dvorak dès les premières mesures nous emmène en Amérique ? Les musicologues, à tout prendre, trouvent cela morave davantage qu’américain. Pourtant cette « américanité » est évidente pour tout auditeur.

K. me disait ce soir au concert : « Qu’on ne soit pas soutenu par sa hiérarchie, c’est une chose qui va de soi, et d’ailleurs personne n’attend rien d’une autorité qu’on sait déloyale et sournoise. Mais le supérieur, pour justifier sa duplicité, s’estime tenu de vous administrer, à vous, des leçons de morale. »
Et il concluait drôlement : « Nous aussi, nous aurons souffert sous Ponce Pilate. »

À peine le festival de musique achevé, je vois sur la Toile des photos de ce piano transformé en petit bois par les talibans, redevenus maîtres de l’Afghanistan. Cela m’a fait réfléchir à ce qu’a de proprement occidental un concert de piano. Un public est assis sur des rangées de fauteuils. Le noir se fait. Le pianiste avance sur scène, salue et se met aussitôt à jouer. Il joue pendant une quarantaine de minutes. Il y a un entracte pendant lequel on papote et l’on boit du vin blanc, puis le cérémonial se reproduit à l’identique. Tout ceci serait impensable dans un environnement islamique, la première impossibilité étant précisément l’absence de salamalecs. En islam, on commencerait par réciter la fatiha, puis il y aurait quelqu’un qui nous parle de la couleur de ses babouches, en étalant son importance et sa sottise. En second lieu, mais cela va sans dire, l’écoute d’une œuvre musicale réclame une éducation de l’oreille. Finalement le simple fait d’assister à un concert réclame une maîtrise de son corps qui elle aussi est apprise, et la performance du silence par le public est la contrepartie et la condition de l’exécution de l’œuvre par le musicien. Lorsque, en fin de semaine, il vient plus de monde, on déplore toussements, bruits de pieds et à présent l’inévitable jingle du petit téléphone qu’on a oublié d’éteindre ; non que ces menus inconvénients augmentent proportionnellement au nombre, mais ce public général est moins apte au silence.

Le chat qui prend son médicament, écrasé dans sa nourriture, sans discuter. Son collègue qui attend qu’il ait fini pour lécher le plat, au lieu d’essayer de lui chiper la pitance et le remède. Chacun décidément est on his best behaviour. On croit discerner un embryon de sens moral.
Comme pareilles choses sont à peine croyables, je me représente un chat à qui je re-proposerais des croquettes et qui me répondrait d’un air béat : « Non, merci, je suis gavé. » Cependant il y a là une chose tout à fait impossible, on entre de plain-pied dans la féerie. En effet, dans le monde naturel aucun chat n’a jamais refusé des croquettes.

La nicotine est tellement addictive que, ne fumant plus depuis trente ans, je fais un rêve récurrent, un de ces rêves au passé antérieur, dans lequel j’ai toujours fumé « un peu », et dans lequel je me procure à travers les dédales du songe à la fois cigarettes et excuses. Le plus fort est que, devant limiter sévèrement ma consommation d’alcool du fait de ma mauvaise santé, je rêve à présent que je bois. Mes nuits sont devenues un tripot.

Repris la lecture plume en main de la Scienza Nuova de Vico, dans l’excellente traduction d’Alain Pons (Fayard, 2001). La théorie politique est une digue contre les médias et une forme de résistance. L’ont bien compris des professeurs intelligents, qui en enseignent les rudiments à leurs élèves. Sur ce plan au moins, nous sommes certainement mieux instruits que nos pères, pour qui le marxisme était tout.
J’admire en particulier chez Vico un principe pragmatique strictement maintenu.
VIII. — « Hors de leur état naturel, les choses ne peuvent s’établir ni durer. »
LXIV. — « L’ordre des idées doit suivre l’ordre des choses. »
LXIX. — « Les gouvernements doivent être conformes à la nature des hommes gouvernés. »
Mais on voudrait tout citer.
Les axiomes, que Vico appelle Dignités (axiôma, « that of which one is thought worthy, an honour », Liddell-Scott) font justice de deux idées fausses diamétralement opposées, la thèse de l’auto-organisation spontanée de l’homme, et la croyance à des origines très lointaines, à des vérités immémoriales, à une très ancienne gloire. Et ces deux idées sont l’expression d’une même sottise sous des aspects opposés : c’est l’ignorance et la vanité, de nations entières ou seulement des doctes, qui produit ces illusions. Vico, qui fait reposer tout son système sur l’étude du mythe, de la poésie, de la rhétorique et du droit, donne donc en même temps le remède contre ce qu’on pourrait appeler la tentation classique. Je crois cela d’une grande actualité.
Vico écrit contre les jusnaturalistes, Grotius, Pufendorf, qui font commencer le droit naturel des gens avec les nations, ou avec les philosophes (il faudrait selon Vico commencer avec les familles, et avec la providence divine). Ceci fait comprendre que le mythe fondateur en science politique, ce n’est pas les races humaines, comme on voudrait nous le faire croire, c’est l’état de nature. La question sous-jacente à toute la réflexion politique en Occident n’est pas celle d’une hiérarchie à l’intérieur de la famille humaine, mais celle d’une opposition entre état de nature et état social. La figure centrale n’est pas le « mélanique », comme dirait Gobineau, mais le « sauvage ». Précisément, la lecture de Vico permet de comprendre la conquête d’un Occident en décomposition par un islam demeuré « en l’état », c’est-à-dire à l’état de nature, et dont le caractère primitif et brutal s’explique très aisément, puisque pour Vico « la nature des peuples est d’abord cruelle, puis sévère, ensuite bienveillante, plus tard délicate, et finalement dissolue » (Dignité 67, traduction Pons). Inversement l’injonction coranique qui galvanise les moudjahidin et inquiète les « islamovigilants », « combattez-les jusqu’à ce qu’ils paient le tribut et se sentent soumis » (Coran, 9,29), ne diffère peut-être pas fondamentalement de ce que Vico nomme, chez les Grecs et les Romains, l’héroïsme de vertu, en citant à l’appui l’Ænéide, 6, 853 :

Parcere subjectis et debellare superbos
(Épargner les vaincus et dompter les superbes)

En effet, dans le mythe de l’état de nature il s’agit de tuer les violents et de prendre les faibles sous sa protection.

J’avais complètement oublié que Marschall McLuhan était un converti au catholicisme, qui s’est converti, comme je l’ai fait moi-même, par la lecture de Chesterton.
Chesterton, ferraillant avec panache contre le journalisme (au début du XXe siècle), MacLuhan, qui n’est nullement le « gourou des médias », sotte réputation que lui ont faite précisément les médias, mais au contraire prédisant la barbarie médiatique et menant contre elle un combat désespéré au nom de la culture lettrée, René Girard, théorisant la violence victimaire, sont les figures d’un humanisme chrétien dont mes coreligionnaires pourraient je crois faire leur profit.

Chesterton était un homme de lettres. Les universitaires McLuhan et Girard viennent tous deux des études littéraires. Ce n’est pas un hasard. La méprise sur MacLuhan « gourou des médias » (au sens d’un militant pour le nouvel ordre médiatique) provient apparemment du fait qu’il a flatté la jeunesse, qui constituait son public d’étudiants et son lectorat, en la qualifiant d’agent révolutionnaire en tant que native de la culture télévisuelle. MacLuhan a fort bien perçu l’autonomie de la sphère médiatique, et la création de ce que j’appelle le monde factice, la réalité artificielle : « Fairly soon the press began to sense that news was not only to be reported but also gathered, and, indeed, to be made. What went into the press was news. The rest was not news ».
Chesterton écrivait plus simplement : « We do not need a censorship of the press. We have a censorship by the press. »

Tout ce que nous faisons dans le monde réel s’accompagne aujourd’hui d’un geste numérique. Nous avons obtenu une carte à l’échelle 1/1 de nos vies. Et comme dans cette existence numérique nous nous présentons entièrement dépliés, entièrement retournés, que nous portons notre intérieur à l’extérieur, on pourrait dire aussi qu’une humanité qui ne croyait plus à l’âme humaine « donne son âme au diable ». (Est-ce pour cela que le petit laïus qui s’affiche quand on accède aux sites, et qu’il faut « accepter », ressemble tant à la signature d’un pacte diabolique ?) On reconnaît enfin les droits du diable, nonobstant l’héroïque mais finalement vain sacrifice du Christ sauveur, droits qui ne sont pas des droits sur la personne d’Adam après la Chute, comme le croyaient les théologiens du Moyen Âge, mais qui sont des droits de propriété industriels.

Fin d’un été dans ma bibliothèque. On vérifie facilement que les médias ont fait leur rentrée en consultant ce sommet de l’inventivité journalistique, la dépêche d’opinion. Dépêche lacrymale de l’Agence France Pègre sur les voyous qui s’entretuent : « J’ai 20 ans, combien d’amis ai-je perdus ? » Dépêche sanglotante de l’Agence France Palestine : « Un adolescent palestinien tué par des tirs de l’armée israélienne ». (Le petit ange était en train d’expédier un parpaing d’un toit pour essayer de tuer un soldat israélien.)

« 66% des 18-24 ans en France sont en faveur du rapatriement des réfugiés afghans en France. » (Le Figaro.) Cela ne signifie pas du tout que la jeunesse souhaite que les Afghans présents en France soient renvoyés en Afghanistan (rapatriés) mais, tout à l’inverse, que tous les Afghans qui souhaitent émigrer soient reçus en France. Inversion du sens du mot « rapatrier ». (Mais on employait « rapatrier » pour le retour du Levant des moudjahidin et des moudjahidat, qui sont des nationaux.)

Lu dans un hebdomadaire : « les sources teintées. » Le plus fort est que le journaliste comprend parfaitement que « tainted sources » signifie « sources trafiquées ». (Mais il ne sait pas que tainted comporte la notion de maladie et s’en tient à la notion de couleur.) Il parle anglais en français, en somme.

21 septembre. — In the land of Zu. J’arrive toujours à cet examen semestriel avec une certaine appréhension, parce que, comme tout examen, on peut le rater. En analysant, ce qui m’impressionne n’est pas le subtil « examen du champ visuel », où il s’agit de détecter de fugaces points lumineux sur un fond gris, ni la tomographie de la rétine, où il faut tâcher de fixer un point de mire avec un œil qui, précisément, est incapable de fixer, mais très banalement la mesure de l’acuité visuelle sur l’échelle de Monoyer (c’est le ZU de « in the land of Zu »), parce qu’elle révèle mon hideux secret : je ne sais pas lire.

Adolescence pétaradante des samedis soirs, la noria des deux-roues autour du village. Ces gamins ont l’air de chercher la sortie. Ils se demandent comment sortir de l’enfance. Et ils ont trouvé une réponse au moins provisoire : en mobylette.

Pour La Baguette d’Archimage. — Au début de La Reine des fées de Spenser, le sorcier Archimago tente de démoraliser le chevalier de la Croix rouge en créant une fausse Una (allégorie de la Vérité), lascive et tentatrice. Quand cela échoue, il crée une autre illusion et fait croire au chevalier de la Croix rouge que l’infidèle Una le trompe avec un jeune écuyer.
Nous vivons nous aussi dans un monde enchanté, un monde d’artifices, où le vice, pour nous corrompre, prend l’apparence de la vertu, où l’innocence est représentée comme coupable.
Tout univers est régi par des lois qui tiennent à la nature même des choses. Dans le monde factice, le monde artificiel des médias et des réseaux internétiques, le pragmatisme n’a pas lieu d’être puisque les contingences n’existent pas (il n’existe par définition aucune réalité physique). C’est le monde de l’idéologie pure. Mais la différence avec les doctrines politiques totalitaires, c’est qu’il n’y a plus à se préoccuper du contenu de cette idéologie, puisque le point d’arrivée de toute idéologie, l’abolition de la réalité, est ici la donnée de départ. D’où ce paradoxe d’une doctrine sans contenu doctrinal autre que l’imposture (imposture dont le principe est : cherchez dans le bourreau la victime).
En un tel lieu, toutes les discussions sont absurdes car les questions posées ne peuvent recevoir aucune réponse rationnelle. On argumente systématiquement de façon contre-factuelle. Et le naïf qui pointe le danger qui menace dans le monde physique, se voit accuser d’être lui-même l’unique danger (il « prépare la guerre civile »). L’affaire est donc très loin de se résumer à une pensée réduite au slogan et et au recours systématique à la mauvaise foi, qui font, l’une et l’autre, partie de l’arsenal militant traditionnel. Bien meilleure serait la comparaison avec les para-sciences, dont les arguments présentent la même structure fantastique.
Dans un tel monde factice, la notion même de fausseté ou de tromperie est dénuée de sens, puisque ce qui tient lieu de réalité naît par définition d’un acte de langage. Ainsi il suffit qu’un clandestin soit désigné de façon antiphrastique comme un « réfugié » ou un « exilé » pour qu’il revête tous les traits de la victime. Et il suffit que cet « exilé » se dise « mineur » pour qu’on le traite comme tel, même s’il a quarante ans. C’est donc réellement un monde magique, où la parole modifie la réalité. L’actuel chaos migratoire n’est pas dû aux lacunes de notre droit, il est la conséquence dans le monde physique de décisions langagières prises dans le monde médiatique.
Dans ce monde secondaire, proposer la parole, la « conversation » comme on dit maintenant, comme alternative à la violence, est une dangereuse illusion, n’en déplaise aux idéalistes, puisque la langue est elle-même le lieu de la violence, que la « conversation » a pour véritable fin d’encourager à la commission d’atrocités en usant du langage de la tolérance et du droit. La preuve ? On peut forger, sur le modèle du titre désormais fameux du New York Times : « French Police Shoot and Kill Man After a Fatal Knife Attack on the Street » (victimisation du bourreau de Samuel Paty) une description sur le mode de l’inversion victimaire de ce qu’on voudra, par exemple du massacre du Bataclan (« Trois musulmans ouvrent le feu face à une foule haineuse » ?) La question n’est pas de savoir si quelqu’un a effectivement osé une telle inversion victimaire, mais si la langue médiatique la permet.
Je n’imagine pas ce qu’ont en tête ceux qui, connaissant les lois de ce monde factice, réclament « enfin un débat » (sur l’immigration, sur l’islam). Réclamer un débat, c’est réclamer une fourberie. Le « débat sur la liberté d’expression » n’a eu d’autre effet – et n’avait d’autre fin – que d’introduire dans la conscience publique l’idée que les dessinateurs de Charlie – qui n’ont rien fait au regard d’aucune loi, pas même la loi islamique – s’aventuraient en eau trouble, que « ça pouvait choquer » (la preuve : « il y avait débat »). De sorte que le procès des meurtriers de Charlie a été une mystification, que jamais on n’a commencé à aborder les questions sérieuses, étant entendu qu’on n’était pas là « pour faire le procès de l’islam » ni, à vrai dire, de rien ni de personne, en tout cas pas des responsables de la mort des dessinateurs, qui ont conservé leurs fonctions d’élus, d’universitaires, d’éditorialistes, de religieux, etc., qui continuent à pérorer sur toutes les antennes en montrant à quel point ils ont bon cœur. En comparaison, le procès des attentats du 13 novembre donne, par exemple à des parties civiles, l’occasion de lever un coin du voile, parce que dans le cas des attentats du 13 novembre, il n’y a pas eu de « débat », que personne n’a soutenu que, tout de même, boire de l’alcool en public, écouter de la musique, « ça pouvait choquer ».
L’absence de réalité physique est aussi ce qui donne aux polémiques et aux crises ce caractère fantoche si frappant, cet aspect de radotage, de mauvais remake. Le mouvement Black Lives Matter, c’est le mouvement des droits civiques, sauf qu’on commence là où, autrefois, on avait fini : dans la violence des gangs. Le mensonge sur l’islam, c’est le mensonge sur le communisme, en plus bête. L’actuelle guerre d’atrocités que mènent les barbus sur le territoire français, c’est la guerre d’Algérie, mais portée contre les Français sur le sol français, dans un paroxysme génocidaire. Est-ce pour cette raison qu’on nous avertit contre un danger imaginaire, des attentats d’extrême droite ? (On craindrait les frappes de l’OAS ?)

29 septembre. — J’avais des soupçons depuis quelques temps mais l’expérience de la semaine passée est concluante. J’ai mis samedi à la boîte à livres que j’alimente un plein cabas, comprenant de vieux livres en allemand, des ouvrages d’histoire des religions, des revues de bibliothèque récentes, des romans en poche, des « beaux livres ». Ce mercredi, tout avait disparu. Comme il n’est pas vraisemblable que des ouvrages si divers aient tous trouvé preneur (l’ouvrage un peu spécialisé attend habituellement son amateur pendant quelques semaines), j’en conclus que ces boîtes à livres sont victimes d’un pillage organisé, tout ce qui est en bon état étant systématiquement raflé dans l’espoir d’être revendu. De fait, les H. me confirment que la télé régionale a fait un « sujet » sur le problème (concernant la boîte à livres de Mun.) et je trouve sur la Toile un article sur un site local, daté du 16.
Parmi les commentaires sous cet article, spécimens de la connerie malveillante des instruits. « Franchement, il y a pire dans la vie. » « Pourquoi êtes-vous offusqué qu’un pauvre type revende les livres que vous donnez ? » « Les gens qui font ça doivent vraiment être en galère. » 
Commenter : « franchement il y a pire », c’est dire, d’une façon très perverse, en affectant l’équanimité : « Je ne vous autorise pas, moi, à vous affliger du pillage des boîtes à livres. » Quant à la personnalité « passive-agressive », qui répond à côté (« pourquoi êtes-vous offusqué qu’un pauvre type les revende ») et perd de vue le principal (si les boîtes sont pillées, cet échange entre particuliers disparaîtra ; de fait, il a déjà disparu... puisque les boîtes sont pillées), on ne sait si sa réaction relève de la perversion ou de la bêtise. Ou, pour être plus exact, on ne sait dans quelle mesure la perversion d’esprit réclame la bêtise. La personne qui écrit : « En quoi ça vous dérange, puisque, ces livres, vous les donnez ? » est si fière de percer à jour la générosité (fausse, selon elle) du déposant ou de la déposante que son sophisme ne la gêne plus.

Lu (ou relu, je ne sais plus) L’Invention de Morel de Bioy Casares et relu ensuite la nouvelle Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Borgès. Ce sont des textes qu’on découvre généralement à l’adolescence, âge où l’on est facilement impressionné par l’érudition.

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