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Extraits du journal de Harry Morgan 2021
L'escalier des autres

Lo scendere e ‘l salir l’altrui scale.
Paradiso, XVII.


Vers le début du Journal 2021

1er octobre. — Comme on entre en période électorale, le pouvoir devient, pour le calcul et la duplicité, pire qu’il n’est ordinairement. Qui peut croire que l’on empêchera l’assassinat de cette malheureuse lycéenne condamnée à mort par les émeutiers en ligne pour « islamophobie » parce qu’on a collé à cinq ou six péquins dont on a, sur instruction du parquet, cherché les adresses IP, une peine de quelques mois de détention, peine systématiquement assortie du sursis ? Avoir 0,001% de chance de se faire prendre (une chance sur cent mille) et, si l’on est surpris, avoir l’assurance d’une complète impunité (puisque la peine n’est pas effective, puisque son anonymat a été préservé, puisqu’on ne subira dans sa vie personnelle aucune conséquence fâcheuse), cela paraît fait tout exprès pour encourager les assassins. Cependant le régime peut faire du tapage dans les médias en prétendant que désormais « on ne laisse rien passer ». Au demeurant, sur le plan électoral, toutes les mesures prises, dissolution de telle milice, restriction de visas pour les pays qui refusent de reprendre leurs « migrants » délinquants, se retournent immédiatement contre ceux qui les prennent : si elles étaient techniquement possibles, pourquoi ne les prend-on qu’au moment d’entrer en campagne ?
Et que dire des éditoriaux intempérants écrits par ceux-là même dont, en 2015 et 2016, l’inaction était patente ? L’incompatibilité entre le ton de résolution (« ne pas fuir les réalités et proposer des solutions ») et l’ineptie de la conduite passée, voilà ce qui frappe d’emblée tout lecteur. Mais la plaisanterie est à double fond car les politiques qui s’expriment – enfin – sur l’anarchie migratoire et le chaos intérieur le font ostensiblement pour éviter que « l’extrême droite ne prenne le contrôle de notre pays », alors que c’est précisément le fait d’aborder ces sujets qui vous fait classer à « l’extrême droite ». Sans doute y a-t-il là l’explication de l’énigme qui me tarabuste (entrée du 16 janvier) : si l’actuel régime prend contre le danger des mesures qu’il sait inefficaces, c’est précisément qu’il mesure ses actions non à leur efficacité, mais à sa propre hardiesse.

3 octobre. — Mort à deux mois et demi d’intervalle de Kurt Westergaard, dessinateur danois du Mahomet tachiste avec la bombe dans le turban, mort dans son lit, en dépit des menaces islamistes et de plusieurs complots et tentatives d’assassinat, et de Lars Vilks, dessinateur suédois de Mahomet en rondellhund, en sculpture kitsch pour rond-point, mort, lui, dans un accident de voiture, spectaculaire mais a priori non suspect : la propre voiture des policiers affectés à sa protection, roulant trop vite, a défoncé la barrière de sécurité et s’est encastrée sous un camion arrivant en face.

4 octobre. — Les « grandes causes » (l’« antiracisme », l’« écologie ») sont la façon qu’ont les sots d’imiter la pensée abstraite. De sorte que l’idiotie précède l’idéologie, car le simple qui raisonne est toujours un peu sophiste.
« Allgemeine Begriffe und großer Dünkel sind immer auf dem Wege, entsetzliches Unglück anzurichten. » (« Des idées générales, jointes à une grande suffisance, mettent sur la route des plus affreux malheurs »). Goethe, Maximes et réflexions.

7 octobre. — Rêvé d’une île flottante, qui se présentait à peu près comme l’image de la tour de Babel chez Brueghel l’Ancien, et qui remplissait la fonction d’un bac faisant sur une mer intérieure la navette entre deux empires, ce qui assurait à cette nation mercantiliste un enrichissement prodigieux.
Quatre cent cinquantième anniversaire de la Victoire de Lépante. J’ai relu en commémoration le poème de Chesterton. Que personne, absolument personne, ni dans les cliques au pouvoir, ni dans les médias, n’évoque ce moment crucial où la Providence permit que l’Europe occidentale fût préservée du sort des Balkans – la mise en esclavage par les Ottomans –, voilà qui témoigne éloquemment de notre délabrement mémoriel.

8 octobre. — Pré-campagne présidentielle. Partout une démagogie déchaînée, c’est à qui sortira la pire énormité. L’aspect cocasse est que ceux qui débitent ces énormités ne sont pas crus, pas un mot, pas un moment ; leur intempérance verbale les dénonce.
Si malgré tout quelque chose de sensé pouvait émerger de cela, ce serait la fin de la convenance, de la niaiserie, du ton « maman ». La boulangerie arborerait l’enseigne Au bon Gluten. Le livre en vitrine serait titré : Fermeture aux autres. Résister au chantage humanitaire. L’éditorial sur la page Opinions s’intitulerait : « Vous aurez ma haine. Et aussi mon mépris. »

11 octobre. — Un de ces éditoriaux au vinaigre, typiques du Figaro, est titré : « Les apprentis sorciers sont devenus fous. » Il me semble qu’on serrerait de plus près la réalité en titrant : « Les apprentis fous sont devenus sorciers. » Car c’est bien la folie, une folie apprise, qui caractérise les pouvoirs politiques et les pouvoirs médiatiques – ce qu’on pourrait appeler les autorités civiles et milliardaires –, et ces autorités, s’apercevant que leurs affaires marchent mal, ont recours de façon croissante à la magie (ou à la sorcellerie), la définition de la magie (ou de la sorcellerie), étant le pouvoir des mots sur les choses.

14 octobre. — J’ai relu le chapitre de The New Science of Politics (1952) de Voegelin sur les puritains, et j’ai recouru à l’original, c’est-à-dire au portrait du puritain par le théologien anglican de la Renaissance Richard Hooker (dans les Œuvres de Hooker éditées par Keble en 1888, vol. 1, p. 145-155). Il y a là le portrait de tous ceux que Voegelin appelle les révolutionnaires gnostiques, et par conséquent le résumé de l’idéologie contemporaine, ainsi que l’explication de données qui, à un observateur naïf, apparaissent arbitraires et disjointes – quel rapport entre le radicalisme sociétal, l’hyper-moralisme, la croyance en une crise climatique imminente et fatale ? – et qui au surplus sont auto-contradictoires : le militantisme radical émane paradoxalement des pouvoirs en place, des autorités civiles et milliardaires dont je parlais l’autre jour ; l’habitude prise de décrire l’adversaire politique comme le représentant du mal contredit l’exigence perpétuelle du « dialogue » ; l’intention de transformer la société est contrecarrée par la conviction qu’il ne reste à l’humanité que deux ou trois décennies.
Pour le puritain, tel que le décrit Hooker, tout commence par une critique radicale des maux du temps. De ce radicalisme, l’opinion publique induit que les auteurs de cette critique sont eux-mêmes des modèles de vertu et d’intégrité, sans quoi ils ne seraient pas épouvantés à ce point par l’immoralité. Voilà déjà l’arsenalisation du moralisme : c’est parce que vous êtes le mal que nous sommes le bien. Dans le gnosticisme moderne, cette idée est rabâchée depuis quarante ans selon les guises des différentes factions : démonisation de l’adversaire (bête immonde, heures les plus sombres, idées nauséabondes, France moisie, lepénisation des esprits), mise en accusation de l’Occident (les croisades, l’esclavage, la colonisation), ou tout simplement description caricaturale de plusieurs siècles d’histoire sociale, ramenés au fait qu’on « mourait à 35 ans », et que [les juifs, les protestants, les femmes, les noirs, les gays, etc.] étaient « persécutés ».
À l’étape suivante, le puritain, tel que décrit par Hooker, dirige sa critique spécifiquement contre les institutions, ce qui amène l’idée qu’en se débarrassant de ces institutions on se débarrasse du mal. L’ordre existant est un ordre criminel ; il faut le renverser, et par son renversement, on rétablira automatiquement le bien, puisque cet ordre est le mal. J’ai souvent noté dans ce journal, à propos de la crise contemporaine, que la destruction de l’ordre était sa propre fin et sa propre justification. On arrive donc ici au caractère spécifiquement révolutionnaire de la doctrine, incorporant la croyance en la vertu salvifique de la violence. Dans la pensée woke, c’est la civilisation occidentale in toto qu’il faut renverser (car « blanche », donc raciste, sexiste, homophobe, esclavagiste, etc.). La doctrine du régime français actuel, qui s’oppose en théorie aux excès de la pensée woke, présente le même caractère révolutionnaire, un peu déguisé seulement par les « valeurs » consensuelles d’égalité et de lutte contre les discriminations. Seulement il faut assurer l’égalité dans des situations qui ne sont pas comparables, en user autrement constituant précisément la discrimination. Ceci amène à criminaliser l’état des choses, à nous reprocher d’être ce que nous sommes, en introduisant un facteur x. La question posée est : « Et pourquoi la France n’est-elle pas x ? » Et une fois introduit ce facteur x, on aboutit automatiquement à une condamnation. Si la France est peuplée majoritairement de blancs de culture chrétienne, elle n’est pas peuplée de bruns de culture musulmane ; il y a donc inégalité et par conséquent discrimination. Les médias sont passés maîtres dans le maniement de ce sophisme. (Ceci me confirme dans mon soupçon que les explications habituelles de la crise contemporaine – par le relativisme, par une haine de soi apprise, par une mauvaise conscience occidentale – ne vont pas au fond des choses, car elles négligent et le contenu révolutionnaire et le mode de raisonnement sophistique qui lui est associé.)
À la troisième étape, le puritain propose dans la place laissée vide son propre ordre, car selon Hooker il est dans la nature humaine de fonder les plus grands espoirs sur les choses qui ont été le moins tentées. (« the nature... of the people in the crazedness of their minds possessed with dislike and discontent at things present, is to imagine that any thing (the virtue whereof they hear commended) would help them ; but that most which they least have tried. ») On passe de l’indicatif au conditionnel ; le mode de raisonnement devient : « Et pourquoi la France ne serait-elle pas x  ? » Voici le préambule de Jean-Louis Touraine, rapporteur de la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique (introduction de la PMA sans père, 15 janvier 2019) : « Il s’agit de choisir la société dans laquelle nous vivrons demain, de dessiner la condition humaine à laquelle nous consentons à nous soumettre, et l’humanité que, tout à la fois, nous voulons transformer. » (C’est moi qui souligne.) La fonction du législateur n’est pas l’organisation de la cité, mais l’abolition de la cité et la substitution à l’ordre existant d’un ordre nouveau (choisir la société dans laquelle nous vivrons demain). N’importe quelle aberration, qu’on inventera, s’assimile au bien par définition puisque l’ordre qu’on abolit est le mal. Quant à l’humanité, elle ne figure dans l’équation que parce que nous voulons la transformer, et la condition humaine n’est définie restrictivement que comme celle à laquelle nous consentons à nous soumettre.
Quatrième étape pour le puritain tel que le décrit Hooker : si l’on se base sur l’autorité d’une source quelconque (qui est théologique dans le cas des puritains), on choisit les passages et l’interprétation en fonction du résultat escompté. Or cette lecture sélective (en réalité arbitraire) convainc les adeptes qu’ils disposent d’une clairvoyance qui leur permet de distinguer des choses qui, au commun, restent inaccessibles. C’est précisément pourquoi les woke se recrutent dans la petite bourgeoisie « cervicale ». À un homme de ma génération, cette clairvoyance supérieure évoque les contorsions intellectuelles des militants communistes ; à la génération suivante, elle évoque les subtilités des thuriféraires de l’islamisme, reposant sur une interprétation pour le moins insolite du Coran (l’islam « religion de paix », « l’égalité homme-femme » dans l’islam, l’« islam des Lumières »).
Cette suprématie cognitive des élus explique un aspect déconcertant des révolutions gnostiques. Ostensiblement, on veut imposer au corps social une culture nouvelle. Les champs de bataille sont ici l’écran, l’école, et le musée. Mais la doctrine qu’on cherche à répandre est si ésotérique, elle est couchée dans une langue si bizarre qu’elle demeure incompréhensible en dehors du cercle étroit des adeptes. En France, l’écriture inclusive et le jargon « celles-zé-ceux » étaient les idiomes de la révolution du « genre » et des lois bioéthiques. Mais les enseignants eux-mêmes, zélés pour la cause, en perdirent leur latin, je ne parle même pas des élèves. La doctrine woke use d’un sabir d’apparence savante, qui a pour principale fonction d’homologuer les années d’université, payées à prix d’or, de gens qui n’avaient en réalité rien à y faire et qui n’y ont rien appris.
L’étape suivante (étape cinq) selon Hooker consiste à interpréter toute critique comme dictée par une intention maligne, et à se poser en victime. Ce point est crucial et détermine largement l’issue des entreprises millénaristes, car des extrémistes violents se rendent invulnérables à la critique en retournant contre leurs critiques l’accusation d’extrémisme et de violence. On peut citer ici les slogans woke : « speech is violence » (toute critique est par elle-même une violence) ; « silence is violence » (le refus de s’enrôler dans la croisade millénariste est en lui-même une violence). L’histoire politique française des quarante dernières années illustre jusqu’à la caricature cette accusation de dérive extrémiste portée par des gens qui sont eux-même des extrémistes contre ceux qui critiquent leurs excès.
Ainsi la doctrine est à chaque étape reployée sur elle-même, elle se protège elle-même et elle perd ce qu’elle attaque. La critique radicale du vice établit la sainteté de celui qui la porte. Visant les institutions, cette critique les condamne sans appel et amène à les renverser et à leur substituer l’ordre nouveau qu’on aura improvisé, par définition assimilé au bien. À ce stade, le gnostique se considère comme l’unique détenteur d’un savoir sapiental de nature ésotérique ; la plus légère critique dirigée contre lui est perçue comme une violence dont il est la victime désarmée.
Le caractère auto-contradictoire de la doctrine, que je relevais plus haut, s’explique donc très bien, en particulier le fait que le militantisme radical émane des pouvoirs en place (il émane de l’ordre nouveau ; mieux : il constitue cet ordre nouveau, dans ses contradictions et son absurdité) et l’habitude prise de décrire l’adversaire politique comme l’incarnation du mal, en contravention avec l’exigence affichée du dialogue (on ne dialogue en réalité qu’avec les autres révolutionnaires gnostiques, qui font également partie de l’élite cognitive).
À un degré supérieur de puritanisme (étape six), pour Hooker, toutes les sources livresques sont livrées aux flammes et l’enseignement nouveau jaillit du cœur de chaque adepte dans une émulation et une confusion perpétuelles. « It was no marvel to see them every day broach some new thing, not heard of before », écrit Hooker (p. 185). À ce stade, le retournement est complet, les vices dénoncés avec tant de zèle dans l’étape initiale sont à présent adoptés sans remords par les adeptes. Aucun forfait n’est jugé trop terrible par des êtres qui se considèrent comme parfaits. Et l’action consiste essentiellement à persécuter les tièdes. Citant S. Grégoire de Nazianze, Hooker écrit : « The only godliness we glory in, is to find out somewhat whereby we may judge others to be ungodly. » (On pourrait traduire : « Notre seule piété réside dans la démonstration de l’impiété des autres. ») Ce phénomène de surenchère persécutrice se retrouve dans les gauches occidentales, qui se renouvellent constamment par leur avant-garde, en repoussant vers la droite les factions plus anciennes. La forme contemporaine de la persécution des alliés d’hier est évidemment la cancel culture. Cette création continue de l’extrémisme explique aussi que les millénaristes, alors que leur victoire est totale, avertissent sans cesse contre un triomphe imminent de la réaction. Cette réaction est incarnée précisément par leurs anciens amis, dont les idées ne sont que marginalement moins extrêmes que les leurs.
À la description de Richard Hooker, Vogelin dans The New Science of Politics, ajoute deux éléments (étape sept) :
1. La codification de la doctrine nouvelle sous une forme littéraire qui annule tout le canon précédent, et à laquelle Voegelin donne le nom technique de coran (des exemples de corans sont l’Evangelium æeternum de Joachim de Flore, les Institutes de Calvin, L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’œuvre d’Auguste Comte, l’œuvre de Karl Marx).
2. L’interdiction par l’ordre nouveau non plus seulement de la critique, mais des instruments de la critique, ce qui implique la destruction de la philosophie classique et la prohibition du débat théorique.

Aux États-Unis, le coran woke procède d’une relecture de la Déclaration d’indépendance, de la Constitution et du Bill of rights, qui, dans cette version, deviennent les instruments juridiques fondateurs d’un État raciste et esclavagiste, prototype du Troisième Reich.
Pour les professionnels de l’inculture, journalistes recopieurs de dépêches, enseignants faisant de l’« occupationnel », c’est-à-dire de la garderie, pour une génération d’élèves, le coran est évidemment Wikipedia. C’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, mais rédigée en petit-nègre, par des militants affligés d’hébéphrénie, récrite au gré des circonstances, et dont l’utilité principale est qu’elle supprime les livres, qu’elle démontre que l’on n’a plus besoin des livres, puisque « tout est sur internet ». C’est, dans une version technologique, le mot attribué au calife Omar, commandant l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie au moment de la conquête arabe (642) : « Si ces livres sont conformes au Coran, ils sont inutiles ; s’ils sont contraires au Coran, ils sont nuisibles. » Autrement dit l’aspect high tech de Wikipedia conditionne sa fonction coranique : le livre est une technologie dépassée ; il est remplacé par la Toile ; on peut se passer désormais des bibliothèques, dont le contenu a été « aspiré » dans Wikipedia. (Tout le sel de la plaisanterie étant que les copiste de Wikipedia n’ont jamais accès à des sources imprimées, ni, plus généralement, à des sources non-internétiques. Même quand ils résument un livre numérisé, par exemple sur Google Books, ils ne résument que les chapitres qui sont consultables en ligne.)
Quant à l’interdiction par l’ordre nouveau non plus seulement de la critique, mais des instruments de la critique, elle entraîne la suppression des lieux de savoir, des institutions politiques et des institutions judiciaires. Et ce nihilisme éclaire la dernière contradiction que je relevais, qui est que le bouleversement sociétal, censé amener un monde nouveau, s’accompagne chez les militants de la conviction d’une fin du monde imminente. En réalité, le bouleversement amène lui-même une issue fatale. Désordre, violence, et finalement destruction ne sont pas des conséquences fâcheuses de la doctrine, ils en sont l’aboutissement logique. Pour mieux dire : ils en constituent la définition.
Tout cela n’est pas très rassurant mais est fort instructif. En particulier la description tirée de Hooker donne sa juste place à l’hyper-moralisme contemporain, à la fois comme position polémique et comme munition politique. La morale est un acide politique aussi corrosif que la lutte des classes ou que le racisme biologique. Elle permet la damnation de l’adversaire au nom de la vertu, une vertu dont on se fait, par un acte de langage, l’unique détenteur. Résultat : La juxtaposition, à côté des communautés ethniques, de communautés éthiques. Dans la situation contemporaine, la caste managériale se mue en une caste sacerdotale et impose son hégémonie par les outils libéraux que sont la presse et le droit, étant entendu que dans le nihilisme contemporain la culture médiatique a remplacé la culture tout court, que les dradlomes priment le droit tout court.
La condamnation morale de l’adversaire se retrouve à toutes les étapes de la révolution gnostique. Illustration sur le cas français : À l’étape un (dénonciation des vices du temps), l’adversaire est « la bête immonde ». À l’étape deux (condamnation des institutions), les institutions historiques sont mauvaises, et les institutions nouvelles sont bonnes simplement parce qu’elles ont vocation à remplacer les précédentes. Ainsi de la religion catholique. Pour un journaliste de l’audiovisuel de service public, tous les « cathos » sont automatiquement « tradis » et « intégristes ». Dans l’esprit du journaliste tous ces mots sont synonymes, « catho » étant tout aussi péjoratif que « tradi » ou qu’« intégriste ». Et les « cathos » sont par-dessus le marché « réacs », « lepénistes » et « fachos ». Inversement les barbus, qui représentent la religion nouvelle, sont tous des « musulmans modérés, partisans du dialogue », même si, au cours de leurs prêches, ils traitent les incroyants d’« animaux » et glorifient les auteurs d’attentats. À l’étape cinq (intolérance de la critique), on diabolise des personnes ou des mouvements dont la caractéristique distinctive est la nostalgie, mais qui deviennent tous des extrémistes et des factieux qui « accentuent les divisions » et qui s’apprêtent à « déclencher une guerre civile » (le dénonciateur est accusé d’être lui-même responsable de ce qu’il dénonce). Et à l’étape sept décrite par Voegelin, où il s’agit de supprimer les instruments mêmes de la critique, comme l’objectif poursuivi est la prohibition du débat théorique, les idées quelles qu’elles soient, portées par un contradicteur quel qu’il soit, relèvent de l’abjection ou, si l’on préfère, tout le monde est devenu « la bête immonde ». Il est fascinant et un peu écœurant de voir les grands-prêtres gnostiques que sont les journalistes télévisuels recevoir sur leur plateau l’essayiste ou l’éditorialiste libres-penseurs et les mettre systématiquement en accusation, le plus petit écart à la doxa médiatique justifiant une telle mise en accusation, par exemple une banale référence à l’histoire, ou un simple rappel du fondement de nos institutions. (Ceci permet de vérifier au passage que le wokisme est seulement du journalisme radicalisé.) Qui déclare que la France a mille cinq cents ans d’histoire, ou que la France est le pays du peuple français, ou que, dans notre système politique, le peuple est souverain, ou que l’Europe est la forme politique de la civilisation européenne, est accueilli comme s’il citait Mein Kampf. De la même façon suggérer que telle question de société puisse faire l’objet d’une controverse, c’est déjà commettre l’impardonnable, car dans un tel univers il n’existe pas de débats de société, mais seulement des vérités incontestables. Plus curieusement, entre accusations de folie, accusations d’immoralisme et accusations de complot, il est devenu impossible pour les journalistes de conceptualiser que les électeurs souhaitent voter pour tel candidat pour la très simple raison qu’ils partagent ses idées.

16 octobre. — Anniversaire de la décollation de Samuel Paty. La presse prépare sans subtilité excessive l’opinion à la thèse de « l’engrenage fatal », et les islamistes qui « postent » sous les articles, et qui sur la Toile s’appellent tous Paul Durand ou Estelle Dupont, n’ont qu’à compléter sur les pointillés : « Différentes personnes ont tenu différents rôles, mais aucune d’elles n’est vraiment coupable. »

20 octobre. — Dans Le Figaro : « Plusieurs propos tendant à légitimer le djihad armé, la haine et la discrimination des juifs, des chrétiens ou des Occidentaux en général, auraient été tenus [à la mosquée d’Allonnes]. Particulièrement à la suite d'attentats meurtriers commis par des terroristes islamistes. [Il] aurait été question de la nécessité d'“humilier les mécréants ennemis de l'islam et des musulmans” et de “donner la victoire aux musulmans”.
« [Les dirigeants de la mosquée d’Allonnes] auraient exhorté les imams à “rencontrer les kouffars” (les mécréants) et à leur afficher un soutien de façade à la suite de l'assassinat de Samuel Paty. [Le] président de l'AAJM [Association allonnaise pour le juste milieu] était venu assister à la messe de la Toussaint à l'église Saint-Martin du Mans. Il avait affirmé “dénoncer cette barbarie et rappeler notre attachement à la lutte contre tous ces actes terroristes, quels qu'ils soient”. “Je peux vous l'affirmer : l'islam est une religion de paix. Le terroriste n'est pas un musulman. Et le musulman n'est pas un terroriste”, déclarait-il également. Une attitude qui avait ému aux larmes certains fidèles catholiques. »

Courbe d’apprentissage pour des objets. — Les premières fois qu’on rallume le poêle, cela se passe assez mal, au milieu de beaucoup de fumée. Non qu’on s’y prenne de mauvaise manière, mais c’est le poêle lui-même qui doit réapprendre à fonctionner. Après trois ou quatre fois, tout va beaucoup mieux.
C’est l’une des leçons de la cybernétique. Des automates à capteurs et à roulettes, ne disposant d’aucune espèce d’intelligence artificielle mais ayant un simple comportement réflexe par rapport à la lumière, en fonction de son intensité (lumière faible, on furète, lumière moyenne, on va tout droit, lumière forte, on s’affole), « apprenaient » à utiliser les sources lumineuses pour recharger leurs batteries, mais à éviter les sources trop vives, dangereuse pour ces mêmes batteries. Et le plus fort : ayant « appris », ces êtres mécaniques dénués de cervelle « retenaient », c’est-à-dire que, la fois suivante, ils s’y retrouvaient beaucoup plus vite.

22 octobre. — Un peu relu des années anciennes de ce journal et, comme il arrive en pareil cas, j’ai été pris d’une berlue. En 2010, deux ans donc avant les frappes de Mohamed Merah et le début de la séquence terroriste, je note : « Si l’on n’enseigne plus rien d’autre aux petits Européens qu’Auschwitz et que les horreurs de la colonisation, ce n’est pas du tout dans le dessein de les dissuader de nouvelles aventures totalitaires. C’est tout au contraire pour leur faire accepter les massacres futurs. » Voici qui paraît prophétique. Cependant, examinant mieux, je conclus que cet aspect prémonitoire est une illusion. L’islam avait lancé sa guerre mondiale au début de la décennie, avec les frappes sur New York. Et la violence anti-occidentale s’était déchaînée à Madrid en 2004, à Londres en 2005, et partout dans le monde musulman en 2006 (affaire des caricatures). Je n’étais donc nullement, en annonçant les massacres futurs, extra-lucide ; j’étais lucide. Le moins qu’on puisse dire est que cette lucidité sur la tournure des événements n’était guère encouragée. En désignant le mal, on désignait aussi ceux qui en le niant s’en faisaient les complices. Péguy fait dire à sa Jeanne d’Arc : « Complice, c’est comme auteur. Celui qui laisse faire est comme celui qui fait faire. C’est le même crime, et il y a la lâcheté en plus. »
Cela m’a fait réfléchir à la façon dont on soldera les comptes, comme on le fait après toute guerre. L’élite gnostique souhaitait la transformation radicale de la société occidentale. D’où l’hyper-promotion de l’islam et un statut privilégié conféré à travers l’idéologie victimaire (trope du « musulman victime ») et à travers la culture de l’excuse (dans « il a droit à une énième chance », le mot important était « droit »). D’où aussi, d’une façon qui n’était ni tout à fait dissimulée ni tout à fait avouée, la Gleichschaltung à la société musulmane (voilement, cantines halal, etc.). Si pareil programme s’inscrivait explicitement dans une sortie de civilisation – du côté des idéologues, on ne cherchait nullement à cacher que les adversaires étaient « les catholiques » –, il n’incluait pas l’éradication par la violence du christianisme (qui était supposé de toute façon verser ses derniers feux), ni le massacre des kouffars, c’est-à-dire de l’ensemble des Français en tant que chrétiens. Or tel est précisément le programme que les barbus commencèrent à appliquer.
La difficulté est que, face à la réalité d’une violence terroriste allant crescendo à partir de 2012, l’élite gnostique continua sur sa lancée – victimisation et excuses – aboutissant à un négationnisme d’État : pour l’Intérieur et pour l’AFP, les terroristes n’en étaient pas ; les véritables victimes des frappes étaient les musulmans, déconsidérés. Il s’agissait à la fois de signifier que les attaques sur notre sol ne changeaient rien au programme de renversement civilisationnel et d’annuler l’effet des attentats de façon performative, en niant qu’ils fussent des attentats, en intimidant ceux qui persistaient à y voir du terrorisme et, pire encore, qui associaient ce terrorisme au mahométanisme. Le résultat inévitable fut que l’opinion en vint d’abord à soupçonner puis à conclure positivement, puis à dire ouvertement que le pouvoir était de mèche avec les assassins.
L’opinion fait donc une inférence fausse, et dont la fausseté est démontrable. Les élites ont d’autant moins vu la montée du jihadisme qu’elles s’étaient crevé les yeux (elles étaient les premières à gober leur propre mensonge de « l’islam religion de paix »). La faction progressive n’est pas plus capable d’analyser sa prédilection pour les minorités issues de l’immigration qu’elle n’est capable d’aborder le fait migratoire lui-même ; ce qui lui échappe sur le terrain lui échappe dans la doctrine.
La grande erreur des élites, ce fut que, placées devant la perspective de leur banqueroute morale, puisqu’elles avaient favorisé les desseins de fanatiques génocidaires, ces élites cherchèrent à « couvrir leur perte ». On crédita la mahomerie, comme une banque crédite un client, sur les dradlomes, sur la laïcité, sur le chantage au racisme. Il eût fallu au contraire se « désengager ». Cette manœuvre, risquée, ne fit que précipiter la banqueroute morale.
Le régime sait dans quelle dangereuse position il s’est placé, puisqu’il prend aujourd’hui des mesures contre les barbus, en flagrante violation des privilèges qu’il a accordés. C’est politiquement un très mauvais calcul, puisque ces mesures sont dérisoires – elles sont dérisoires précisément parce qu’elles contreviennent à la doctrine politique –, de sorte que l’opinion voit qu’on n’agit pas réellement, qu’on fait semblant d’agir, ce qui n’empêche nullement que les idéologues grognent, eux, qu’on n’est pas zélé, qu’on n’est pas fiable, qu’on trahit la cause. Bref, on s’expose des deux côtés. Seulement l’alternative, qui consisterait à ne rien faire, serait un calcul encore bien plus mauvais. Pour résumer d’un trait, le régime s’est trop longtemps prosterné devant un islam intolérant et violent pour espérer se tirer indemne de l’affaire. Il ne peut désormais qu’essayer de limiter les dégâts.
Tout ceci éclaire singulièrement ce qu’a été la réalité politique des quarante dernières années, et tout particulièrement de la dernière décennie. Des agitateurs professionnels qui se font passer pour des consciences morales. Une rhétorique issue de cerveaux dérangés présentée comme un message de concorde. Des institutions victimes du chantage d’extrémistes, pour partie elles-mêmes peuplées d’extrémistes, qui manient la langue de bois, nient l’évidence, mentent effrontément, puis qui accusent la population de mentir et de tomber dans l’extrémisme. La grande victoire de ces gens fut de rendre possible sur le territoire national une guerre civile de type insurrectionnel, qui fit des centaines de morts, en déniant à la population qu’on massacrait la faculté de désigner ses bourreaux, en niant même qu’il s’agissait d’une guerre, menée au nom d’une idéologie précise, par des groupes ethniques ou nationaux précis. Si celui qui était alors premier ministre répète que « nous avons tenu », alors que quelques dizaines de voyous entraînés militairement au Levant avaient facilement mis le pays à genoux, c’est parce que ce qui avait « tenu » malgré tout, c’était cette idéologie putréfiée, que le pouvoir d’alors avait découvert qu’on pouvait massacrer les Français et continuer à les sermonner et à les culpabiliser.

Comme le régime qui est à l’origine de notre singulière situation de défaite en temps de paix a depuis quarante ans (depuis la fondation de l’association Potes-Chambre) usé contre les opposants et contre les sceptiques d’une métaphore qui est elle-même septique (personnes ou idées « nauséabondes »), je me dis que cette métaphore pourrait servir de chrononyme. Les Quarante Sanieuses. Le régime punais. La France punaise. L’acmé de la Sanie ou de la Punaisie coïncide avec un événement dans le monde réel, l’immigration de masse, et à un événement dans le monde médiatique : l’hégémonie des médias en ligne. On pourrait décrire la Sanie ou la Punaisie dans son essence comme la coexistence entre le fait migratoire et le traitement allégorique de la migration dans le monde factice, le monde artificiel des médias et des réseaux internétiques.

25 octobre. — Manifestation de métagnomie. Le 23, je suis réveillé bien avant l’aube par un cauchemar très réaliste, dans lequel une de mes élèves mineures est victime de sévices sexuels. Je les signale aux autorités, qui découvrent un pervers sûr de son droit (« elle est avec moi »). Au réveil, je me demande ce qui a pu inspirer pareil rêve et je l’attribue à la lecture d’un reportage du Figaro où une brigade de gendarmerie intervient sur des violences conjugales (mais le reportage ne comportait pas de cas de violences sexuelles sur mineur). Ce n’est que le lendemain que, après une conversation avec M., je lis le rapport Sauvé sur les abus sexuels commis par des prêtres. Le cauchemar de la nuit de vendredi a été inspiré par une lecture faite le dimanche, donc le surlendemain.

6 novembre. — La morale dont je notais l’autre jour qu’elle est un acide politique pas moins dangereux que le racisme biologique ou que la lutte des classes est aussi un dangereux poison pour ceux qui la manient constamment. Il est du plus haut intérêt d’examiner l’effet que produit l’usage permanent du chantage moral sur la psychologie du maître-chanteur. Le premier effet du poison moral est évidemment qu’on s’habitue à classer les êtres selon que leurs idées politiques correspondent ou non aux siennes. Il n’existe plus alors que des personnes dignes de respect et de francs salauds, sans catégorie intermédiaire. Le combat politique, combat « à la loyale », s’efface en faveur d’une lutte allégorique, celle du bien contre le mal. Deuxièmement, comme on considère tout dans des termes abstraits, on s’habitude à traiter les contingences comme une sorte de mauvais vouloir des choses. En tout état de cause, on n’est pas comptable de la façon dont tournent les événements, ce qui signifie aussi qu’on n’a jamais tort, qu’on ne peut pas se tromper. Pour finir, l’invocation constante de la « décence élémentaire » donne un aspect « raisonnable » à ce qui manifestement ne l’est pas. Au fond, on est aux antipodes de la mentalité du militant qui, lui, a signé le pacte diabolique, qui pense que « la fin justifie les moyens ». On a réussi à créer une nouvelle catégorie d’acteurs politiques qui excusent des crimes épouvantables par des sermons bébêtes. Quant à la situation politique obtenue, elle est décrite par ces essayistes « de gauche », effarés de voir ce qu’est devenue « la gauche ». Renée Fregosi, dans Le Figaro, décrit « une guerre des religions où le musulman devrait être défendu systématiquement », « une nouvelle lutte des races, transformant l’antiracisme en racisme anti-blancs », « un nouvel antisémitisme ».
Je suis frappé aussi par le caractère hégémonique de cette morale fausse. La morale victimaire a pris la place dans notre société de la morale catholique (qui, elle, est censée s’effacer, qui ne doit plus relever désormais que du for intérieur). Comme autrefois la morale catholique, la morale victimaire est censée s’imposer à tous, elle est constamment prêchée, tous les discours officiels s’y réfèrent implicitement ou explicitement. L’éducation, la littérature, les arts y sont entièrement soumis, et ne doivent plus avoir d’autre visée qu’édifiante.
C’est au surplus l’explication d’une apparente incohérence. Les victimaires français critiquent vertement le courant woke dont ils partagent en réalité toutes les idées et toutes les intentions. Mais c’est précisément par le cléricalisme qu’on diffère. Dans les pays anglo-saxons, la morale victimaire remplace la morale protestante. (Le wokisme est un awakening évangélique, c’est évident dans la cérémonie de la conversion publique, genou à terre, accompagnée de larmes.) Et l’incompréhension est mutuelle.

8 novembre. — Un « philosophe » sur C News, le 4 novembre : « L’Église n’a plus les moyens d’exécuter les gens qui sont hétérodoxes. Elle n’a plus ces moyens, parce que le combat laïque lui a ôtés. Un jour ça arrivera aussi à l’islamisme. »
Voilà une phrase dont on ne sait comment la prendre ; par quelque bout qu’on s’en saisisse, on est sûr de se crotter.
Ce « philosophe » pour presse à épluchures est chargé de porter la bonne parole « laïque », et toute la duplicité de l’actuel pouvoir est dans son mot. Le véritable adversaire, c’est l’Église (un adversaire qu’on s’imagine avoir vaincu). L’islam, lui, est irréprochable et parfaitement compatible avec « nos valeurs », puisque cette religion n’a aucun passé de violence ni de conquête, qu’elle ne repose sur aucune inégalité foncière (telle que l’inégalité entre homme et femme, ou entre croyant et mécréant). Seule inquiète une dérive de l’islam, apparue on ne sait où, financée on ne sait comment, qui recrute on ne sait qui, et qu’on appelle faute de mieux « l’islamisme ».
La preuve de la piperie, c’est que cet « intellectuel » refuse de s’appliquer ses propres injonctions. Il devrait, en décalquant la dichotomie islam/islamisme, distinguer l’Église d’une forme quelconque, en « isme », de perversion de l’Église, qui serait seule responsable des bûchers. Or il n’en fait rien, il est trop heureux de se livrer à la polémique contre un adversaire haï. Il devrait s’interdire au surplus toute critique de l’Église, puisque, en application du sophisme fatal, critiquer l’Église, c’est critiquer les catholiques, donc « exclure et stigmatiser ». Mais non, cette règle ne vaut pas pour les catholiques.

13 novembre. — Couru par les sentiers purineux, sous les fines aiguilles de la pluie.
À propos des attentats de Paris dont on marque le sixième anniversaire : « Ces djihadistes se sont attaqués à la population civile, aux origines multiples, aux religions diverses » (Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, 12 novembre, souligné par moi). Ce n’est pas l’avis des intéressés : « Nous avons attaqué les mécréants, si nous avons touché des musulmans, ce n’était pas notre intention. » (Le terroriste Salah Abdeslam à son procès, 30 septembre).
En somme le régime continue à professer la doctrine de l’ancien président : « On veut nous diviser. » La manœuvre ne laisse pas d’être habile puisqu’elle permet de retourner la réalité comme une peau de lapin : des agents innommés et innommables, en nous « divisant », menaceraient l’établissement en France du mahométanisme, établissement par définition pacifique et qui correspondrait au surplus à notre « projet de société ». On n’est pas loin de dire que l’attentat du Bataclan est un coup de « l’extrême droite ». Du moins, il ne se distingue en rien, quant à ses intentions et quant à ses résultats, d’un attentat de « l’extrême droite ». Et « on veut nous diviser », cela met dans le même sac les terroristes et ceux qui avertissent contre la menace existentielle que posent les terroristes. Cependant en pratique les seuls qui « divisent » les Français, ce sont les « réfugiés terroristes », comme les appellent les médias, qui séparent la tête des épaules de leurs victimes.

18 novembre. — Nuit blanche, un rongeur agressif et opiniâtre étant revenu trois fois dans le grenier et ayant dû être repoussé trois fois à son de casseroles. Or la troisième fois, on ne se rendort pas, on a, pour ainsi dire, brûlé ses cartouches.
Cet au-delà de la fatigue où il n’y a plus moyen de dormir et pas moyen de travailler.

4 et 5 décembre. — Salon des ouvrages sur la bande dessinée, au début d’une nouvelle vague épidémique, mixing with the beau monde.

15 décembre. — Lecture de romans des trente dernières années (ma petite moisson de la vente d’Amnesty). Opérations boursières (leveraged management byouts des années 1980), crise économique de 1987, pandémie (SIDA), guerres (Irlande du Nord, Irak), sont mal rendues par la voie romanesque. Les romanciers qui mélangent l’époque avec des éléments tirée de l’existence vécue – vie sentimentale, vie amicale, expériences professionnelles –, ont l’air de vouloir faire tenir de trop grands sujets dans des récipients trop petits. Leurs romans semblent en position subalterne par rapport au discours médiatique, alors que la comparaison d’un roman ancien avec un article de journal est normalement en défaveur de l’article de journal, qui paraît suranné.
Bref, à l’époque contemporaine, la façon adéquate de parler des problèmes du temps, c’est la façon des médias.

23 décembre. — Je parcours en buvant mon café l’exemplaire de presse, mystérieusement disponible sur la Toile, du dernier roman du grand romancier pessimiste qui vend presque autant qu’Astérix.
Un roman de Houellebecq, c’est, dans son absence flagrante de technique, le roman qu’écriraient ses lecteurs s’ils arrivaient à finir le manuscrit qu’ils cachent dans un tiroir ou sur une mémoire d’ordinateur. C’est écrit comme parlent des employés. Les personnages se retrouvent « dans une impasse totale ». (Que serait une impasse qui ne serait pas totale. Une impasse partielle ? Une rue à sens unique ?) Qu’est-ce qu’un désastre « pur et simple » ? Que serait un désastre qui ne serait pas « pur et simple » ? Chez Houellebecq, la décision qu’on prend « n’avait rien d’évident », le succès est « total », les villes ambitionnent de devenir « incontournables », les étages défilent « à une vitesse folle » ou, plus rapide encore, à « une vitesse vertigineuse » (le vertige étant apparemment un superlatif de la folie). Je retrouve même les tics langagiers de ma propre jeunesse : « une merde infâme » (comme s’il pouvait y avoir des merdes glorieuses). J’ai bien conscience que tout l’enjeu désormais est d’éviter tout ce qui paraît littéraire, puisqu’on s’était fait taper sur les doigts, il y a soixante ans, par le professeur Barthes. Mais quel intérêt trouve-t-on à écrire comme un cochon ? D’ailleurs le style volontairement relâché n’explique pas que le romancier soit incapable de mettre en mots de façon sensée une séquence d’actions élémentaires. « Il se leva, se prépara un expresso et marcha jusqu’à la baie vitrée, sa tasse à la main. » On se doute qu’il ne « vola » pas jusqu’à la baie vitrée, qu’il ne portait pas sa tasse « sur la tête », ni « en équilibre sur le pouce ».
Le romancier est tout aussi incapable de faire parler ses personnages. Le praticien hospitalier (une dame) déclare au protagoniste : « Eh bien, je dois dire que la compagne de votre père... Ses manifestations émotionnelles, compréhensibles évidemment... Enfin, depuis l’arrivée de votre sœur, elle s’est un peu calmée. » Le plus calamiteux auteur de pulp magazines n’oserait pas un dialogue aussi ficelle. Et ceci vient après des analyses faussement lucides (en réalité des ronchonneries mille fois lues) sur la mode consistant à dire à des adultes « votre papa ».
J’avais déjà relevé l’incohérence de Houellebecq sur le plan narratologique, relativement à ce que Stanzel nomme le mode, Genette la focalisation. Chez Houellebecq, on est théoriquement « au point de vue » du personnage (focalisation interne de Genette), mais le texte donne constamment des précisions qui ne sont pas empruntées à la conscience de ce personnage. Ces précisions ne relèvent pas davantage d’un narrateur omniscient. De fait, Houellebecq ne possède pas la « voix autoriale », ni d’ailleurs le régime de la relation, de la narration brève. Donc on est toujours « au point de vue » du « réflecteur », et aussi dans le « récit scénique », le détail des propos, des faits et des gestes. Seulement ce « réflecteur » reflète insuffisamment, ce récit des faits et gestes est impuissant à éclairer la situation, et l’auteur est forcé, à défaut d’une narration, de nous prodiguer des explications. Très abondantes, ces explications le gênent d’autant moins que la profusion encyclopédique est sa marque de fabrique. Et ces explications à rallonge sont punaisées au personnage, ou à l’un des personnages s’il y en a plusieurs, puisque la convention est qu’on « suit le personnage ». Avec le résultat que tout se décloue en permanence.
« Pendant qu’il [Bruno] reprenait son lamento sur les terres rares chinoises ou non chinoises, Paul se demanda s’il devait le mettre au courant, pour la DGSI. Cette vidéo l’avait, il le savait, profondément affecté, il avait même pensé un moment à se retirer de la vie politique. » Paul se demanda et il le savait permettent de raccrocher les explications relatives à Bruno au personnage de Paul, mais artificiellement et maladroitement. Ce n’est pas Paul qui s’explique ces choses à lui-même ; et les explications référées à Paul ne sont pas réfractées à travers sa conscience. On n’est donc dans aucune des modalités du récit « réflectorisé ». Paul a simplement connaissance de ces faits (il le savait), mais comme tout le monde.
Dans la suite du passage, les explications contextuelles sur la carrière de Bruno, et les explications encyclopédiques sur la stratégie industrielle, sont, sans davantage de justification, et de façon tout aussi maladroite, référées à Bruno lui-même. « Il n’y avait plus, telle était du moins la conviction de Bruno, que deux marchés en automobile, le low cost et le haut de gamme ». Des développements sur le positionnement du secteur automobile français sont ponctués par des mais cela Bruno s’abstenait de le dire et des pensait Bruno. Après quoi, au bout de plusieurs pages, on revient sans crier gare à un « C’était injuste parce que Bruno était un type bien, Paul le savait. »
Du point de vue narratologique, il n’y a plus de roman à proprement parler, mais une suite d’éclaircissements mal raccrochés à des semblants de personnages et à un semblant d’intrigue. Au fond, Houellebecq pourrait avoir fait le constat que je faisais l’autre jour sur la difficulté du roman contemporain à traiter les crises contemporaines. Mais Houellebecq, contrairement aux romanciers de langue anglaise, aurait tiré la leçon de son constat et ce qu’il nous propose ne serait un roman qu’en apparence. Mais je prête peut-être beaucoup d’intentions à l’ineptie.

24 décembre. — Je cours comme un dératé en espérant brûler les lipides des bredele de Noël et éviter qu’ils ne viennent augmenter la plaque artérielle. Ce n’est pas aussi simple, avertissent mes médecins.
Curieux pays. On se rend à la messe de Noël en fin d’après-midi, avec la pensée vague qu’on est peut-être plus en sécurité qu’au milieu de la nuit, qu’il est plus difficile à des terroristes de frapper quand il fait jour.