LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTÉRAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

Extraits du journal de Harry Morgan 2020 (suite)
MALHEUR, DESTRUCTION, RUINE ET DÉCADENCE
Les obstacles du monde

Woe destruction ruin and decay
Richard II


Vers le début du Journal 2020

11 juin. — Le soulèvement racial prend les allures d’une crise iconoclaste. Aux États-Unis, on détruit les statues de Christophe Colomb, de généraux sudistes. En Angleterre, les apocalyptiques font des listes de statues à jeter bas, avec invitation au public à désigner dans la statuaire publique de nouvelles cibles. Sur Parliament Square, la statue de Churchill a reçu un graffito  : « Was a racist. » Certes cette statue est souvent ciblée, mais on voit que, de Churchill à Hitler, il n’y a plus désormais l’épaisseur d’une feuille de papier. Tant pis pour le mythe de l’Angleterre résistant seule, dans toute l’Europe, à l’empire nazi. À Leeds, la statue de la jeune reine Victoria, éclaboussée de peinture, s’est attiré l’inscription vengeresse : « Slave owner. » La malheureuse a accédé au trône quatre ans après l’abolition de l’esclavage. On s’est en pris aussi à sir Francis Drake (deux monuments dans le Devon), sous prétexte qu’il a « ouvert la voie à la traite ». Il n’y a évidemment aucune raison qu’un tel mouvement s’arrête. Si l’on supprime les statues de Colomb et de Francis Drake, il faut s’en prendre à tous les navigateurs et à tous les explorateurs, à commencer par Walter Raleigh (qui avait un noir dans sa domesticité : c’était la mode). Il faut donc détruire la statue de Raleigh à Greenwich. Et il faudra décrocher aussi, à la Tate Britain, le tableau de Millais The Boyhood of Raleigh. Et brûler les poèmes du même Raleigh (puisqu’il avait un domestique noir). On ne se demande plus si la versification de Raleigh était correcte, mais si ses idées étaient correctes. Or elles ne l’étaient nullement, car ce sale individu a eu l’incroyable toupet de naître au seizième siècle.
Je trouve étrange qu’on s’étonne et qu’on proteste (car le fait nouveau est que les médias, jusque là acquis aux émeutiers, s’étonnent et protestent). Qu’a-t-on fait d’autre depuis l’avènement de l’« antiracisme », il y a quarante ans, que mettre en accusation la littérature, l’art, notre civilisation même ? Les émeutiers réclament à présent la destruction de cette littérature, de cet art, de cette civilisation. Ils ont, eux, le mérite de la cohérence.

12 juin. — Cinq caractéristiques de l’actuelle crise iconoclaste.
1. Les démonstrations iconoclastes sont une sorte de mise en actes de la duplicité médiatique, puisque ce qui les caractérise est la violence millénariste associée à l’interdiction de prendre la mesure de cette violence (les « largely peaceful demonstrations » de la BBC).
2. Procès fait au passé au nom des idées contemporaines, une sorte d’anachronisme militant. L’anachronisme de sentiment s’étaie sur l’anachronisme de dates, car les émeutiers ont une conception de l’histoire qui ne relève pas de la simple ignorance, mais véritablement de l’imagination débridée (croyance à l’existence de la traite négrière durant le Moyen-Âge européen).
3. Mauvaise foi érigée en règle : les statues d’« esclavagistes » qu’on détruit n’ont évidemment pas été dressées à la gloire de l’esclavagisme, mais parce que les intéressés étaient des philanthropes. Exemple de la statue d’Edward Colston à Bristol. Bienfaiteur de la ville.
4. Intimidation. Non seulement il est interdit de critiquer les émeutiers, mais il faut leur faire allégeance (ce que font par exemple les entreprises commerciales dans un souci de relations publiques).
5. Blocage des institutions. Premièrement par le paralogisme : si on réprimait une manifestation, ce serait justement la démonstration de « brutalités policières ». (En Europe, ce serait la preuve que « le problème existe aussi chez nous ».) Donc on laisse les vandales libres d’opérer. Deuxièmement par le sentimentalisme compassionnel : le droit doit s’effacer devant l’émotion (« Les manifestations ne sont pas autorisées mais je crois que l’émotion, qui est une émotion saine, dépasse au fond les règles juridiques qui s’appliquent. » Celui qui s’exprime ainsi est notre ministre de l’Intérieur). Résultat : deux régimes politiques coexistent. Il est très difficile de comprendre si la démolition ou le maculage des statues sont tolérés – voire encouragés – par les pouvoirs publics, ou s’il s’agit toujours de destructions et de dégradations de biens publics. On passe apparemment de l’un à l’autre sans transition. La forme politique de la post-démocratie progressive est un ruban de Möbius.

14 juin. — Ne s’opposent aux destructions ou au maculage des statues, et au saccage de l’espace urbain, que quelques gangs de bikers, quelques football hooligans, quelques militants identitaires, qui se font traiter de « sales juifs » par des émeutiers scandalisés.
Entendu dans une vidéo de la BBC : « The controversial statue of Winston Churchill. »
Sur le site de la BBC : « 27 police offices injured during largely peaceful anti-racism protests in London. »

15 juin. — Crise iconoclaste. L’apocalyptique a rompu le lien avec sa culture, dont il ne comprend rien, où il ne reconnaît rien, pour quoi il n’a que de l’indifférence et du mépris. La question ne se résume pas à la disparition du « roman national » comme on l’appelle en France, ni à la crise de la « religion civile » américaine. Si l’idéologie « antiraciste » est « vide », si elle se borne à l’affichage de sa propre vertu et à la dénonciation furieuse de tout ce qui n’est pas elle, c’est parce que les individus mêmes qui la portent sont « vides ».
Cas particulier de l’université. L’exigence de « décolonisation » du canon (supprimer l’antiquité gréco-latine, supprimer les auteurs de race blanche) n’est pas le mot d’ordre d’une révolution à faire, mais le résultat d’une révolution déjà accomplie, puisque les universitaires militants n’ont plus aucune liaison avec cette littérature, qu’elle leur est devenue complètement étrangère, qu’elle leur demeure impénétrable.
Caractère orgiaque de la crise. Une fois que l’ordre est dissous, l’apocalyptique se livre à la destruction systématique de ce qui l’entoure, persuadé de faire œuvre réparatrice. « Suprémacisme blanc » est devenu la dénomination péjorative de la civilisation occidentale et l’activiste met fin au « suprémacisme blanc » en jetant à bas les monuments de cette civilisation. Toute protestation contre ce vandalisme est codée comme une preuve de culpabilité (« speech is violence »). L’absence de réaction elle-même vaut aveu de culpabilité (« silence is violence »). Il faut, dans l’ordre nouveau, proclamer avec emphase son accord avec les vandales, c’est-à-dire s’embarquer, au moins en paroles, dans la campagne millénariste.

20 juin. — « Monde d’après », c’est-à-dire d’après l’épidémie (dont on ne sait au demeurant quand elle se terminera). Pour l’heure, cette expression est en délicat équilibre entre la notion d’une retombée dans la réalité (celle de notre mortalité, celle de la fragilité de nos sociétés), et la notion d’un « retour à la normale », c’est-à-dire d’une retombée dans ce réel postiche, caractéristique de notre époque.
Il n’est pas inconcevable qu’il s’opère un partage entre un appareil médiatico-politique chargé de la doxa et une élite cognitive qui serait, elle, revenue à la conscience.

22 juin. — Attentat à Reading. Un « réfugié » libyen. Il faut, dans les premières heures, jurer ses grands dieux que rien à ce stade ne permet de donner la moindre consistance à l’hypothèse selon laquelle ce monsieur qui applique la prescription coranique (Coran 47, 4) serait un terroriste islamiste. La gentry managériale, qui a joué l’immigration contre les classes populaires, et qui a si longtemps feint de ne pas voir ce qui se profilait, vit maintenant dans la terreur de la catastrophe qu’elle a provoquée et qu’elle persiste à nier. Il lui faut s’armer contre la vérité.
Comme on doit malgré tout trouver un titre aux articles, la presse populaire se rabat sur l’expression « horror attack », de préférence à « terror attack ». Sur le strict plan de l’histoire des sensibilités, « horror attack » est certainement meilleur. Le meurtre sanguinolent relève bien de l’horreur gothique et non de la terreur.

23 juin. — Installation d’une zone sans police au cœur de Seattle, avec la complicité d’une maire démocrate de tendance exagérée. Commentaire de la BBC, d’un optimisme un peu forcé : « The area is largely peaceful during the day. »

24 juin. — Les égorgés du jardin public de Reading étaient tous gays. Voilà ce que la presse et les autorités cachaient depuis cinq jours. Les médias anglais se comportent comme une ménagère qui découvre en se levant que minet a abandonné sur le carrelage de l’entrée une souris à moitié dévorée, et qui se hâte de la prélever avec la balayette et la pelle et de la jeter dans les rosiers, puis de passer le sol à l’eau de javel avant de réveiller les enfants.

26 juin. — Sur le site du Times Literary Supplement, essai d’un philosophe sur une crise iconoclaste bien ordonnée. Le critérium du droit de destruction devrait être : Le « racisme » est-il « central » dans la carrière du personnage ? Si oui, le personnage doit disparaître de son socle ou de sa colonne (l’amiral Nelson, le maréchal Arthur Harris, responsable du bombardement des villes allemandes). Si le « racisme » est un trait de l’époque et demeure sans rapport avec l’œuvre (cas de l’inventeur de la circulation sanguine William Harvey, du philosophe David Hume), la statue peut rester, au moins jusqu’à nouvel ordre.

27 juin. — Une bien-pensante américaine, parlant de ceux qui s’opposent à la démolition de la statue du roi Louis IX (Saint Louis), dans la ville américaine du Missouri qui porte son nom : « Je ne suis pas certaine de comprendre ce que veulent dire ceux qui soutiennent qu’on ne peut pas juger le Moyen Âge selon les critères du présent. » (« I’m not exactly sure what people are meaning when they say you can’t judge what was happening in the Middle Ages by today’s standards. ») Le procès fait au passé au nom des idées contemporaines constitue épistémologiquement un point d’aboutissement, car l’idée que les normes de son groupe social à l’instant t permettent de juger l’humanité, passée, présente et future, se présente comme une évidence, tandis que deviennent incompréhensibles et paradoxales les positions de ceux qui sont encore capables de différencier la notion d’histoire, qui savent, pour reprendre le célèbre incipit du roman Le Messager (The Go-Between) de L. P. Hartley, que « le passé est un pays lointain ; on fait les choses autrement là-bas. » Un tel procès fait au passé présuppose non seulement que la tradition occidentale soit devenue inintelligible, mais que le concept même de tradition ait été perdu. La disparition de l’histoire comme forme symbolique amène donc par un raccourci au même point que les philosophies de l’histoire progressives, qui considèrent l’histoire comme l’histoire de la révolte contre l’ordre ancien, et qui conçoivent une histoire unique, valable pour l’ensemble du genre humain, entraînant par là-même l’abolition de l’histoire occidentale, et l’effacement de l’apport occidental, depuis les Grecs. Pour cette bien-pensante américaine, et pour ses pairs, il s’agit en somme de retourner comme un gant la notion même de relativisme, qui prend dès lors les caractères de l’universalisme. Ceci débouche inévitablement dans la contradiction et dans l’arbitraire. Dans la contradiction puisqu’on opère un tri parmi les critères du présent, today’s standards. (On aimerait savoir par exemple si, aux yeux de la bien-pensante américaine, la restitution des usures ordonnée par Saint Louis constituait une spolation des malheureux usuriers ; si la réponse est positive, ce serait alors Saint Louis et non la bien-pensante qui appliquerait les critères du présent, today’s standards, au taux de l’usure.) Dans l’arbitraire puisque les positions éthiques permettant de juger l’humanité passée, présente et future évoluent sensiblement entre l’instant t et l’instant t + 1, compte tenu de la volatilité des esprits radicaux.
Au surplus, la doctrine est une doctrine de combat, de sorte que, du fait même de son incohérence et de son arbitraire, elle aboutit dans la violence, et spécifiquement dans la violence religieuse. La statue de Louis IX à St. Louis, Missouri, est protégée par les catholiques, qui font barrage de leur corps en priant le chapelet, et la dame qui n’imagine pas ce qu’ont en tête ceux qui s’opposent à sa destruction est rabbin. Cependant l’homme qui a imaginé de détruire la statue est un militant frériste-salafiste (il a été les deux), bien connu localement, qui a, si j’ai bien compris, déjà fait tomber une statue dédiée aux confédérés et une statue de Christophe Colomb. Sur les images télévisées, ce monsieur, en bon militant de l’anachronisme, reproche à Saint Louis d’avoir été « antisémite », « islamophobe » et « un croisé anti-noir ». Ce dernier point, à un esprit superficiel, semble relever de l’uchronie davantage que l’anachronisme. Cependant les émeutiers ont décidé que l’Ifriqiya, lieu de la huitième croisade, désignait l’Afrique noire plutôt que Tunis, et donc que Saint Louis a mené une croisade – et même un « génocide » – contre les noirs. Une croisade se perdant au fond de l’Afrique, comme dans Tarzan d’E. R. Burroughs. Un petit oiseau venu d’Orient chante à mon oreille que cette donnée historique méconnue trouve son origine chez ces insondables puits de science que sont les missionnaires saoudiens envoyés en Amérique pour évangéliser les noirs dans la haine de l’Occident.

28 juin. — Le New York Times a joué semble-t-il un rôle crucial dans la crise iconoclaste aux États-Unis. Tout part du 1619 Project, invention d’une journaliste engagée, visant à récrire l’histoire des États-Unis de façon contre-factuelle, en effaçant l’événement fondateur qu’est la Déclaration d’indépendance de 1776. (La journaliste est née en 1976, et il y a sans doute un enjeu d’ordre psychanalytique dans cette élision d’un événement situé deux siècles exactement avant son arrivée à elle.) L’événement fondateur devient discrétionnairement l’arrivée de vingt esclaves noirs en Virginie, en 1619, qui représenterait paraît-il symboliquement l’instauration de l’esclavage en Amérique – mais qui permet surtout de placer opportunément un quadricentenaire et donc d’occuper l’espace médiatique. La Révolution américaine – et la fondation des États-Unis – sont redéfinies comme ayant eu pour objet principal de protéger l’institution de l’esclavage contre les Anglais, qui étaient abolitionnistes, faisant de l’Amérique une sorte de précurseur et de modèle d’une tyrannie basée sur le racisme, un proto-Troisième Reich. (La thèse d’un pays fondé sur le racisme n’a rien d’original ; elle a été prélevée dans A People’s History of the United States, 1980, de l’historien communiste Howard Zinn.)
Du fait de son degré élevé de charlatanisme, le 1619 Project a été contesté par des historiens de métier pourtant acquis à la cause – et qui croient donc réellement que le racisme et l’esclavage sont centraux dans l’histoire des États-Unis –, mais qui sont contraints de négocier entre les fantasmes victimaires et les normes minimales de scientificité liées à leur statut d’enseignant-chercheur. Le monde médiatique, lui, ne connaît pas ces atermoiements, et la journaliste militante a vu ses efforts récompensés par un prix Pulitzer.
Curieusement toute la crise iconoclaste est déjà en germe dans la lettre que cette dame publia dans le journal étudiant de l’université Notre-Dame en 1995, il y a donc un quart de siècle exactement, et qu’un site conservateur s’est amusé à dénicher dans les archives. À 19 ans, celle qui est encore étudiante croit que Christophe Colomb et ses pareils sont semblables à Hitler (« Christopher Columbus and those like him were no different then [sic] Hitler »), elle pense que les noirs d’Afrique sont allés en Amérique avant les Européens, et qu’ils ont eu des échanges culturels avec les précolombiens, d’où l’aspect négroïde des têtes olmèques et la présence de pyramides chez les Aztèques, analogues aux pyramides d’Égypte (les anciens Égyptiens étaient noirs, comme le sait tout militant afro-américain). Elle décrit la race blanche comme « the biggest murderer, rapist, pillager, and thief of the modern world », et désigne indistinctement les blancs comme des « diables », en singeant la rhétorique d’un Malcolm X, ces paroxysmes de rage meurtrière alternant de façon déroutante avec des accès d’admiration de sa propre supériorité morale (« But after everything that those barbaric devils did, I do not hate them or their descendants »).

30 juin. — Les profonds savants saoudiens, historiographes de la croisade de Saint Louis dans l’Afrique noire, m’ont donné envie de me replonger dans les romans d’E. R. Burroughs. Si l’on considère les choses à partir de l’hypotexte, c’est-à-dire de Rider Haggard, la première impression, c’est l’évidente idiotie de cette littérature de pulp magazine. Dans Tarzan the Untamed, Tarzan participe à l’effort de guerre en donnant à bouffer, troufion par troufion, l’armée coloniale boche à un lion qu’il a enfermé dans un défilé rocheux. Cependant, à mieux lire, il y a quelque chose de réellement original chez Burroughs. Ce sont ces officiers britanniques unflappable, nullement émus de voir apparaître devant eux, sautant d’un arbre, une sorte d’homme des cavernes, qui est lord Greystoke. (« Oh, Greystoke ! lança un major, en avançant, la main tendue. ») C’est un peu comme si Mr Hyde ou Dracula venaient faire la guerre du côté britannique. En face, la position de Tarzan n’est pas moins curieuse, puisque ce dernier explique que s’il disposait de quelques centaines de grands singes ayant les facultés cognitives des humains, il chasserait tous les hommes d’Afrique. Une république pour des proto-gnostiques. Des élections primaires pour des primates. C’est un peu l’idée de Buffon, qui dépeint les animaux comme des vaincus, des proscrits, devant se cacher des hommes, et qui découvre des républiques d’animaux dans les endroits inhabités (par exemple chez les castors du Canada).

6 juillet. — Grands travaux de nettoyage et de rangement dans ma bibliothèque.
Un incident de paiement au moment où je paie un paquet de livres à un vendeur américain (« carte bloquée, soupçon de fraude »). Du moins la journée n’est pas entièrement perdue car le message que j’adresse à mon conseiller bancaire pour qu’il débloque ma carte m’aura permis de passer sans peine pour un snob prétentieux («  Je ne puis tolérer ce genre d’incident. J’achète des livres rares un peu partout dans le monde et une pièce risque de me filer sous le nez »).

9 juillet. — Deux enfants d’une dizaine d’années, le garçonnet et la fillette, dégradent des objets funéraires dans un cimetière, plaques commémoratives, vases, etc., à l’aide de boules de pétanque votives qu’ils ont trouvées sur la tombe d’un bouliste. Voilà un fait divers banal, encore qu’on s’interroge sur la façon dont ces gamins sont élevés. Moins banale est la dépêche d’agence, qui précise de façon surréaliste, attestations du maire et de la gendarmerie à l’appui, qu’il ne s’agit en aucun cas d’un acte satanique, ni d’un acte à portée politique ou religieuse, ce dont on se serait douté vu l’âge des intéressés. On est frappé par l’importance que prennent de telles dénégations dans le discours public. Comme il a été décidé une fois pour toutes qu’il n’y avait pas d’actes anti-chrétiens en France, le profanateur devient une figure beaucoup plus inquiétante que si l’on imprimait simplement les faits. La vérité qu’on refoule prend une dimension cauchemardesque.

10 juillet. — Sitôt que j’introduis dans mon régime un aliment nouveau, j’engraisse, et le bilan lipidique se dégrade. Cette fois, je suis victime semble-t-il du riz complet. Le remède n’a pas changé. Il faut s’affamer, c’est-à-dire qu’il faut, la nuit venue, parvenir à s’endormir quand l’estomac crie famine.
Une énigme. Ordinairement mon maillot, dans le panier à linge, sent l’ammoniac, ceci parce que, pendant la course légère, l’organisme, ayant brûlé d’abord le glucose qui est dans le flux sanguin, puis le glycogène des muscles, brûle ensuite la masse musculaire elle-même, autrement dit des protéines, dont la dégradation donne de l’urée qui, éliminée par la transpiration, se change en ammoniac sous l’action des bactéries. Cependant, m’étant élancé en n’ayant mangé que des légumes, plus la rituelle demi-banane qui est censée me fournir immédiatement de l’énergie, j’ai constaté que le maillot sentait peu ou pas. – L’amaigrissement s’accompagne lui-même d’une fonte musculaire. Se pourrait-il que l’organisme abrège alors la phase de l’utilisation des protéines pour brûler plus rapidement les réserves graisseuses ?

16 juillet. — L’« antiracisme », l’intersectionnalité, la social justice sont-ils réellement en passe de devenir la nouvelle religion civique des États-Unis ? L’ampleur et la violence des manifestations, l’opportunisme cynique des grands médias et des grandes entreprises – ou est-ce de la peur ? –, donnent à cette thèse une certaine consistance. Cependant tout cela, démonstrations et ralliements, n’est que pour l’affiche et les médias, en se livrant à la chasse aux opposants, ne font que s’intoxiquer eux-mêmes, puisque la version qu’ils confortent, la version de l’unanimité révolutionnaire, c’est la version mensongère. Et vu de Sirius, le soulèvement, plutôt qu’un projet de rédemption apocalyptique, apparaît comme du nihilisme pur, c’est à dire que la volonté de détruire y est sa propre fin. Ou bien, pour être tout à fait équitable envers les émeutiers, l’enjeu se présente comme une lutte de libération nationale – il s’agit de se libérer du joug des blancs – mais les militants ont oublié qu’ils ne sont qu’une quarantaine de millions sur une population américaine totale de trois cent trente millions. La victoire est hors de portée et la destruction des « symboles du suprémacisme blanc » ne laissera au milieu des ruines fumantes que le vide des slogans médiatiques sur la « nation arc-en-ciel ».
Toujours vue de Sirius, la crise américaine apparaît comme une crise virtuelle, née des réseaux sociaux, et qui déborde dans la réalité sous forme d’un mouvement iconoclaste. Le canal des réseaux détermine les caractéristiques psychologiques des activistes : importance, histrionisme, pharisaïsme, puisque tout ce qu’on dit ou qu’on fait, on le dit ou on le fait pour la galerie. Les stigmates moraux des meneurs – ils sont manipulateurs, narcissiques et psychopathes –, qui en font dans la vie réelle des inadaptés alternant entre errance, incarcération et séjours en psychiatrie, sont précisément ce qui leur vaut, dans la cacocratie internétique, de prendre les rênes.
Quant aux militants, ils présentent comme tous leurs congénères les caractéristiques « totalitaires » que sont l’obsession (la vérité est intégralement vue à travers le prisme idéologique), l’aptitude à changer instantanément d’opinion – on réclamait de la police de proximité (community policing) et donc des budgets supplémentaires, on réclame soudain la suppression immédiate de tous les budgets de la police (defunding) – et l’immunité complète aux faits. Cependant, sur le plan doctrinal, la pensée est trop peu structurée pour correspondre à une idéologie. Elle est une version pour faibles d’esprit du déconstructionnisme des Foucault, Derrida, etc., filtrée à travers les grievance studies des campus américains. Dogmatisme même est un trop grand mot pour un système qui présente le « racisme » comme l’explication de tout ; gâtisme conviendrait mieux. Ce vide doctrinal est du reste un avantage stratégique pour les médias et les entreprises engagés dans la cause, qui ont la faculté de prétendre qu’ils ne défendent pas un programme militant, mais seulement l’exigence minimale d’équité, et qui font valoir en sens inverse que ceux qui contestent cette norme éthique minimale le font pour des raisons inavouables.
Finalement, pour ce qui est des émeutiers « de base », ni meneurs, ni même militants, ils sont philodoxes, pour emprunter un mot à Voegelin, c’est-à-dire adorateurs de l’opinion. C’est ce qui explique le caractère volatil du mouvement, qui a perdu presque immédiatement tout rapport, même indirect, avec les violence policières pour devenir un simple mouvement de vandalisation de la civilisation occidentale.

17 juillet. — Une directrice éditoriale démissionnaire du New York Times fournit dans une lettre ouverte quelques détails pittoresques sur ce qu’est son journal, devenu prisonnier de la meute internétique, et orientant ses « contenus » en fonction des réactions prévisibles des émeutiers en ligne. Ce que cette dame ne dit pas, et qui rend l’affaire piquante, c’est que le réseau social « qui ne figure dans l’ours du quotidien mais qui est devenu son rédacteur-en-chef » est notoirement utilisé par les professionnels des médias, dont il constitue paraît-il la première source d’information. Ainsi, la profession s’excite contre elle-même.
L’ochlocratie présente avec le journalisme une identité structurelle, car dans les deux cas on vit dans un éternel présent, le choix de l’histoire contre-factuelle (dans le cas du New York Times, le lancement du 1619 Project) s’expliquant quant à lui par les buts poursuivis. Ce n’est pas la croyance à des absurdités patentes qui dispose à commettre des atrocités, c’est la volonté de commettre des atrocités qui nécessite de croire à des absurdités patentes.

18 juillet. — On a incendié la cathédrale de Nantes. Les soupçons se sont portés sur un sacristain ruandais, qu’on a arrêté, puis relâché.

19 juillet. — L’expérience vécue, dans une société technologique, est fragmentaire, déroutante et confuse parce que nous utilisons constamment des machines dont nous ignorons le fonctionnement. Au fond, nous ressemblons à mes chats qui, chaque fois qu’ils utilisent la chatière, constatent que « ça marche », qu’ils ont passé la porte, mais ne comprennent pas du tout comment.
Appuyer sur des télécommandes, cliquer sur des icônes, glisser des cartes plastifiées sur des scanners, cela ressemble beaucoup à une expérience « magique » puisque tout cela fonctionne « comme par magie ». Il n’est pas si étonnant que la science-fiction, littérature de la technologie, ait été supplantée à la fin du XXe siècle par la fantasy, littérature de l’enchantement (et du désenchantement).

20 juillet. — Le propre d’un journal intime, est qu’on se découvre, quand on le lit, plus sage, plus prudent à mesure qu’on avance dans les pages, non pas du tout parce qu’on aurait mûri, mais tout simplement parce qu’on se rapproche de celui qu’on est à l’instant où on se relit. Curieux instrument d’optique qui permet de se contempler soi-même, un soi-même divergent – à mesure qu’on s’éloigne du présent –, ou convergent – à mesure qu’on s’en rapproche.

26 juillet. — L’incendiaire de la cathédrale de Nantes est le sacristain ruandais, qu’on a de nouveau arrêté et qui est passé aux aveux. La nouvelle de cette arrestation m’a fait plaisir. Qui lit la presse aujourd’hui baigne dans une étrange atmosphère de mensonge et de conspiration, et il est déjà remarquable que cet énième incendie d’un lieu de culte n’ait pas été disqualifié par l’habituel procédé – on ne sait pas et on ne saura jamais –, procédé qui permet de renvoyer dans la neuvième fosse du huitième cercle, réservée aux semeurs de discorde, ceux qui ne croient pas à l’accident et à la coïncidence.
Il y a indéniablement pour la classe médiatique un prix politique à payer pour cette sorte d’opération vérité, qu’on doit semble-t-il dans l’espèce à l’action d’un procureur intègre. Les « conspirationnistes », qui doutaient de la thèse de la combustion spontanée, et qui avaient été comme il se doit sévèrement chapitrés par les médias bien-pensants, deviennent soudain la voix du bon sens. Et comme la vérité a depuis longtemps été abandonnée à « l’extrême droite », il faut se résigner à ce que celle-ci fasse ses choux gras de l’événement. Mais peut-être a-t-on fait le calcul que les plus compromis ici sont les catholiques, qui poussent le crétinisme jusqu’au point de confier les clés de la cathédrale – et, de façon inexplicable, les clés de la tribune d’orgue – à un monsieur qui séjourne en France de manière illégale, que le clergé a beaucoup protégé, mais qui estime, lui, qu’on l’a insuffisamment soutenu, et qui, après qu’on lui a expliqué qu’il ne pouvait pas rester dans notre pays, a désiré se venger.

Il y a une appréciation de la littérature en termes de nourriture, de profit. J’ai, au fond, pas mal lu Balzac, que je n’aime pas du tout. Mais c’est comme si je ne l’avais pas lu. Je n’en ai rien tiré.

L’odeur d’une bibliothèque, l’odeur d’une forêt, dans un automne infiniment prolongé.

Il y aurait une étude à faire sur le post-modernisme – et sur le style post-moderne – comme machine à expulser le sens.

30 juillet. — Mort d’Olivia de Havilland. Sur la Toile, des dizaines de titres proclament qu’est morte « la star d’Autant en emporte le vent ». La « star d’Autant en emporte le vent, me fait remarquer Manu, c’est Vivien Leigh. N’aurait-on pu mentionner la touchante Maid Marian dans Robin Hood de Curtiz ? Ou un autre des rôles où elle donne la réplique à Errol Flynn ? (Oui, me dis-je en relisant la filmographie d’Olivia, on aurait pu évoquer la nièce du gouverneur de la Jamaïque dans Captain Blood de Curtiz, ou l’épouse du général Custer dans They Died With Their Boots On de Walsh. Ou bien alors on aurait pu célébrer ses prouesses d’actrice dans l’un de ses films noirs, par exemple son double rôle dans l’extraordinaire gothique de Siodmak, The Dark Mirror.)
Je sais bien qu’un « journaliste » aujourd’hui est payé à barbouiller des brèves en démarquant les dépêches d’agence, pour nourrir le fil internétique de son support. Mais cela n’explique pas l’ineptie de ces dépêches, ni de ces brèves. Ce qui se présente comme un article nécrologique, qui relève normalement d’un genre réglé, se conforme en l’occurrence à la rhétorique du marketing « culturel ». Il s’agit d’enfiler des poncifs culturels évocateurs pour un public qu’on suppose n’avoir jamais vu Olivia de Havilland à l’écran, mais qui aura l’impression de savoir plus ou moins de quoi il est question si on lui parle du « mythique film Autant en emporte le vent » et de l’actrice qui fut la « légende de l’âge d’or d’Hollywood ». Cependant le contenu factuel est ici une illusion, comme toujours en marketing. Ainsi « l’âge d’or d’Hollywood » n’a pas de dates précises, ce n’est pas une période historique mais une période mythique (comme du reste l’âge d’or chez Hésiode). Et « légendaire » est un qualificatif honorifique qui ne nous apprend rien sur Olivia de Havilland, les actrices de « l’âge d’or d’Hollywood » étant « légendaires » comme une majesté est « gracieuse ».
Même rapport à la réalité, en somme, que pour les current affairs. Tout est faussé, tout doit se conformer à un script. À l’extrême, tout est vidé de tout sens, tout se ramène à être simplement le signe de soi-même : Olivia de Havilland était une « grande actrice », parce qu’elle a joué dans le « grand film » (il n’y en a qu’un). La coïncidence avec le réel se réduit au fait qu’on parle de personnes et d’événements réels. Mais ce qu’on en dit n’a aucun rapport avec le réel et, à l’extrême, n’a aucun rapport avec rien. Cette adultération, c’est le moyen même par lequel s’exerce le pouvoir médiatique, qui n’est un pouvoir précisément que parce que les médias ont cette faculté de tout changer en foutaise.

7 août. — Canicule. On se lève à six heures du matin. La course légère se fait entre sept et huit heures, mais il fait déjà plus de vingt-cinq degrés et l’exercice est pénible. Il permet du moins de secouer ses idées et de se secouer soi-même. On reprend ensuite le travail, en montrant peut-être davantage d’opiniâtreté que d’efficacité.
Cancel culture. Pourquoi dépenser tant d’énergie à disqualifier au nom de principes moraux un auteur (mort ou vivant), sa littérature – et le projet littéraire tout entier ? Il s’agit en somme de sauver la littérature d’elle-même, entreprise qui ne diffère pas fondamentalement de celle visant à sauver l’humanité d’elle-même, à l’aide de guillotines, de famines organisées, de chambres à gaz, etc. Au surplus, on observe ici l’exaspération de cette tendance petite-bourgeoise qui consiste à interpréter toute œuvre au travers des idées qu’elle est censée contenir. C’est précisément ce qui rend l’affaire inextricable, car si l’on s’avisait de défendre tel livre contre ses accusateurs, on le perdrait définitivement, puisque cette défense même acterait la renonciation à l’analyse littéraire.
Tout ramener à la morale permet à l’individu moyen de triompher facilement de l’écrivain, puisque cet individu peut déclarer à l’auteur, ou à son ombre : « Je ne comprends pas ce que je lis, mais je suis votre supérieur sur le plan éthique. » Les musulmans de Bradford qui en 1989 appelèrent au meurtre de Salman Rushdie ont radicalisé « je ne comprends pas » en : « Je ne peux pas lire votre livre » – et pour cause : ils étaient illettrés.

21 août. — Vu sur la Toile. Le représentant John J. Deberry, Jr (Démocrate, Memphis) déclare avec les beaux accents cadencés d’un pasteur noir : « Peaceful protest ends peacefully. Anarchy end in chaos. And what we see happening right now, any of us with any common sense, any common sense whatsoever, know that what we see is not peaceful. »
Djordje Kuzmanovic, ancien cadre de La France Insoumise, proteste contre le rapatriement des jihadistes, c’est-à-dire contre l’organisation de leur impunité, négociée en sous-main, on ne sait avec qui, on ne sait dans quel but, et réclame qu’on les juge pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité au seul endroit où ce procès peut avoir lieu, c’est-à-dire sur les lieux où ils ont commis leurs forfaits, et où leurs victimes peuvent témoigner contre eux.
Les révoltés du bon sens.

22 août. — Je l’ai écrit dix fois, le but de la propagande n’est pas de persuader l’opinion d’une contre-vérité flagrante, mais de faire dérailler le débat public. Exemple : l’expulsion des délinquants étrangers après qu’ils ont purgé leur peine devient pour les médias une proposition politiquement clivante parce que les activistes ont, pour lui donner un air d’injustice, baptisé double peine cette mesure de bon sens. Autre exemple : après les ratonnades anti-blancs de cet été, il est permis de parler d’ensauvagement, le ministre de l’Intérieur lui-même emploie le terme, mais il n’est toujours pas permis de désigner les auteurs des ratonnades parce que cela reviendrait à exclure et à stigmatiser.
La propagande a aussi une fonction de désorganisation thymique. Il s’agit de maintenir la population au degré extrême de l’indignation, du fait du déséquilibre permanent et de la malhonnêteté assumée de l’information. Cela cloue la population aux médias, confortant leur prééminence sur les esprits. Cela assure l’inamovibilité du régime, en stérilisant le vote des malcontents, qui voteront pour un parti protestataire dont ils savent eux-mêmes qu’il ne peut accéder au pouvoir par les urnes.
Pour finir il y a, je crois bien, dans cet entretien délibéré de la colère et du ressentiment un élément de malice narquoise, de triomphe malveillant : étouffez-vous de rage, nous sommes les maîtres et vous n’y pouvez rien.

23 août. — Fin de la canicule. On a l’impression que l’atmosphère elle-même est devenue rafraîchissante comme un sirop de menthe. Ce passage instantané d’un climat à l’autre me rend malade presque infailliblement.

2 septembre. — On ouvre le procès des attentats de janvier 2015. J’ai acheté Charlie Hebdo et, cette fois encore, la lecture de ce qui est en théorie un journal amusant, un journal de caricatures, s’est transformée en une sorte de veillée funèbre.

4 septembre. —Impression d’être dans un shocker de John Buchan. On juge des tenanciers de tripots, des joueurs compulsifs, des trafiquants de drogue, des gens qui exploitent un prétendu « garage » et qui vivent dans une caravane. Ces gens interlopes sont des exécutants – les exécuteurs sont morts – mais nullement des comparses. Eux qui se glorifiaient d’assassiner des hommes et des femmes désarmés quand il s’agissait de rappeler aux infidèles qui étaient désormais les maîtres, ils perdent de leur superbe devant leurs juges, et récitent alors avec humilité la leçon d’humanisme apprise de leurs avocats : « C’est mal de tuer des gens. » Quant aux instigateurs, à ceux qui tirent les ficelles, toujours comme dans un roman de Buchan, ils ne comparaîtront jamais devant aucune cour. Ils sont élus de la République, dignitaires religieux, hommes de lettres, directeurs de rédaction, universitaires.
La réalité du terrain, ce n’est pas une guerre tout à fait. Mais c’est bien une sorte de guerre, puisqu’une légion d’assassins opère librement en Europe. Plutôt que de communier, à longueur d’audience, dans la moralisation sentencieuse, il me semble qu’on serait mieux avisé de dire aux prévenus que les attentats de janvier sont une opération militaire conduite en violation du droit de la guerre, qu’en tant que complices de cette opération militaire ils ont pris les armes contre la France, et qu’on va par conséquent les passer par les armes. Et si l’on voulait bien faire, on déclarerait les victimes de Charlie et de l’Hyper Cacher « morts pour la France », et on lirait leurs noms à chaque fête nationale.

7 septembre. — Avec Marion Sardine, retourné au musée Lalique de Wingen. En voyant tout cet art palustre, les bijoux aux libellules, cette statue d’une Sainte-Vierge aux Nénuphars, je repense à mon chapitre sur la figure de la Martienne, telle qu’elle s’incarne dans la littérature et dans les arts de la Belle Époque. Cette figure est presque palpable. Voilà un chapitre que je regrette bien de n’avoir jamais écrit.

9 septembre. — Il est curieux de suivre, quatre-vingt dix ans après, jour pour jour, les épisodes d’une guerre. Le neuf septembre est le jour de la bataille de Royston. Cependant cette guerre n’a jamais eu lieu dans le monde réel. Je lis The Great Invasion of 1910 de William Le Queux.

10 septembre. — Un survivant de Charlie parle de « cette crainte qui vous poursuit qu’un jeune imbécile se sente le droit et la puissance de vous attaquer ». C’est tout à fait cela, le droit et la puissance. L’ordre nouveau.

23 septembre. — Effet du procès Charlie, une centaine de quotidiens nationaux et régionaux signe une tribune en faveur de la « liberté d’expression ». Curieusement, la problématique continue à être mal posée, puisque le manifeste oppose toujours « liberté d’expression » et « blasphème ». Simplement, on réclame désormais « le droit au blasphème », parce que les journalistes se sont rendus compte qu’en faisant droit à la revendication « tolérantielle » du « respect des croyances », ils se soumettaient purement et simplement à l’ordre islamique. D’où cette pirouette : « En défendant la liberté de blasphémer, ce n’est pas le blasphème que nous défendons, mais la liberté. »
De fait, il est tout à fait impossible de rien obtenir de sensé dans cette prose journalistique, puisque l’opposition de départ est fallacieuse. Tenter de la surmonter en faisant pencher la balance du côté de la « liberté » c’est répondre à une absurdité par une autre absurdité. Le prétendu « blasphème » – ou, dans sa version laïcisée, l’« offense aux sentiments religieux » – n’a été introduit dans le débat par les barbus qu’à l’unique fin de constituer des charges contre les caricaturistes. Et symétriquement la « liberté d’expression » ne figure dans l’équation qu’à cause de sa valeur relative, en particulier du fait de l’arsenal juridique des dradlomes. Donner par un revirement de jurisprudence à la « liberté d’expression » le premier rang ne résout rien. Les dessinateurs de Charlie n’ont pas été victimes d’une « atteinte à leur liberté d’expression », ils ont été assassinés. Les actuels collaborateurs du journal vivent dans la clandestinité, ce qui porte atteinte à l’intégralité de leurs libertés et de leurs droits. Je parle ici de menaces tout à fait concrètes : la DRH de Charlie a dû fuir son domicile hier dans l’urgence, parce qu’elle faisait l’objet de menaces précises et circonstanciées. Ironiquement, la seule liberté qui leur reste est précisément la « liberté d’expression », puisqu’ils peuvent toujours composer et faire paraître leur journal, quoique dans des conditions surréalistes, puisqu’ils travaillent dans un bunker ultra-sécurisé, dont l’emplacement même est un secret d’État.
Si les journaux signataires du manifeste avaient voulu faire œuvre utile, ils auraient rappelé que les dessinateurs n’ont rien fait, qu’ils ne sont coupables de rien, au regard d’aucune norme.

25 septembre. — L’automne est venu d’un coup. Allumé le poêle. J’écris avec des gants, l’extrémité de mes doigts devenant insensible à l’issue de la course légère, course faite sous une pluie elle aussi légère, que je refuse de voir, me conformant à la formule fameuse du philosophe G. E. Moore : « It is raining, but I do not believe that it is. »
Je contemple médusé sur la Toile la photo d’un petit homme à peau brune, la jeune trentaine, un peu dégarni, au visage éclaboussé de sang, qui, armé d’une feuille de boucher, a attenté à la vie de deux journalistes rue Nicolas Appert. « Un Pakistanais de dix-huit ans a reconnu l’équipée au hachoir qui a fait deux blessés. »

26 septembre. — L’absurdité criante quant à l’âge du terroriste qui a frappé hier a été presque immédiatement déguisée au moyen d’un floutage universel de la photo. Sur tous les sites, et aussi naturellement dans tous les journaux imprimés, le visage du terroriste, qui était visible hier, n’est plus aujourd’hui qu’une tache, comme si les médias avaient la faculté de frapper à distance leurs lecteurs de dégénérescence rétinienne. Voilà la presse qui, il y a deux jours, expliquait qu’elle se rangeait du côté de la « liberté d’expression ». La « liberté d’expression » ne comporte apparemment pas la remise en cause des fictions juridiques et administratives. Car le terroriste n’a officiellement « dix-huit ans » que parce qu’il est un faux mineur, « ayant pu entrer en France en raison de sa prétendue minorité » et « pris en charge au titre de mineur isolé par l’Aide sociale à l’enfance ». Mais des idéologues ne sont jamais embarrassés par leur idéologie. C’est le réel qui doit céder.
Il ne manque pas de voix après un attentat pour déplorer qu’on republie des caricatures, puisque cela provoque des attentats. Cet argument conséquentialiste, si on peut l’appeler ainsi, m’a toujours paru suspect. À s’y tenir, il ne faudrait jamais signer de traité de paix, puisque cela aussi provoque des attentats (assassinat de Sadate en rétribution des accords de Camp David, assassinat de Rabin en rétribution des accords d’Oslo). Appliqué aux caricatures, l’argument parvient en outre à retourner contre les caricaturistes leur propre innocuité, à leur faire grief de leur innocence. En effet, l’argument s’énonce ainsi : Qu’est-ce que des caricatures ? Ce n’est rien, c’est trois traits sur du papier, cela ne tire pas à conséquence. Donc on peut aussi bien s’abstenir de tracer ces trois traits si cela met en péril nos concitoyens. Mais si les trois traits ne sont rien, on ne peut rien reprocher aux caricaturistes.

27 septembre. — Le tueur à la feuille de boucher a frappé rue Nicolas Appert parce qu’il ignorait que Charlie Hebdo a changé d’adresse. L’intéressé serait un modéré barelvi, proche du soufisme, le genre de type qui assassine les juges coupables d’avoir relaxé des chrétiens accusés de blasphème, parce qu’une telle relaxe constitue elle-même un blasphème ; rien à voir avec les enragés talibans, qui, eux sont deobandi.

1er octobre. — Je suis toujours impressionné par la fermeté de la parole officielle après un attentat. L’islamisme, danger imminent, nous sommes en guerre contre le terrorisme, trente attentats déjoués en autant de mois. Mais ces exhortations martiales ont une durée de vie très courte, en général vingt-quatre heures. Après quoi on retourne à la compromission et à la servilité, et on retrouve le « musulman victime ». Et comme, en l’occurrence, le « contexte » du dernier attentat, c’est la fraude migratoire, on revient à l’escroquerie asilaire qui est un droit, à l’asile qui est un devoir, et à la commisération pour ces types à bedaines et à moitié chauves, pris en charge au titre de l’Aide sociale à l’enfance (« il faut qu’il y ait une présomption de minorité, qu’ils aient dix-sept ans, dix-huit ans, dix-neuf ans, vingt ans, ou trente-cinq ans »). Et il se passe encore vingt-quatre heures avant qu’on ne mène la contre-attaque et qu’on ne dénonce ceux qui ont pesté un peu trop contre le détournement systématique du droit humanitaire. Cela rappelle à la population qu’il ne faut pas se méprendre sur le ton viril des premières heures, qu’il est toujours opportun de tenir sa langue, que, pour ce qui est de la fameuse « liberté d’expression », nous autres sommes en liberté surveillée.
Ainsi, ce qu’on a installé, c’est bien un ordre, et même un ordre criminel. Simplement, on l’a fondé sur la fausseté, sur la corruption des pratiques et sur la corruption du langage. Il n’y a pas de complot, mais il y a, ce qui est bien pire, un dérèglement généralisé. Les responsables de ce désastre ne sont pas des cagoules appartenant à un comité invisible, mais des figures de carnaval ; ce sont les princes ou les papes de la fête des ânes et des fous – the Lords of misrule. Il n’empêche. La mobilisation en masse des gredins pour imposer la gredinerie, le recrutement de psychopathes pour commettre des atrocités, ce sont là les procédés éprouvés de la terreur politique. Il y a une politique homicide faite ou acceptée par les classes dirigeantes. Nous sommes revenus à la République terroriste, comme en 1792. En privé, les gens qui sont aux affaires ne se donnent plus la peine de nier qu’ils attendent le très gros coup, point d’aboutissement du processus terroriste. – Au surplus, s’il repose sur la cagoterie plutôt que sur le fanatisme, sur des lâches et non sur des militants, cet ordre politique est parfaitement conscient de lui-même, à telle enseigne qu’il attaque tout ce qui n’est pas lui, au nom de son hégémonie. C’est précisément pourquoi on tombe ensemble, avec une rage mêlée d’incrédulité, sur l’éditorialiste intempérant qui veut refouler les faux mineurs.

7 octobre. — Le mensonge n’est pas un à-côté, un sous-produit, une conséquence fâcheuse, un mal nécessaire, etc., c’est le nœud de toute l’affaire. C’est précisément parce que le fait est inexact, parce que la thèse est fausse, qu’on les soutient mordicus. L’ordre totalitaire est fondé sur le choix délibéré du mensonge. Le monde nouveau qu’on édifie sur le terrain, n’est qu’une excroissance du véritable autre monde, qui est l’autre monde dans les têtes, un monde fondé sur des prémisses fausses. Le mensonge est le fondement de tout.
Une variante du mensonge est le principe. Tout est perdu une fois qu’on aborde les principes. C’est précisément pourquoi le régime médiatique adore les querelles de principes. Décrire la crise des caricatures – et ses suites, c’est-à-dire les atrocités islamiques – comme mettant en jeu des principes (le « respect des croyances », ou d’autres foutaises fabriquées pour la circonstance par les mêmes officines) c’est tout perdre. Dès lors qu’on parle des principes, il n’y a plus de réalité qui tienne. Le principe, ce n’est que le mensonge dans sa version supérieure, sa version noble.

8 octobre. — Le mot d’Olivia dans La Nuit des rois : « There is no slander in an allow'd fool ». Qu’on pourrait traduire : « Il n’y a point de médisance chez un bouffon qu’on agrée. » La même, dans la même scène, parle à tous les offensés professionnels quand elle s’adresse à son bilieux majordome : « Oh, you are sick of self-love, Malvolio, and taste with a distempered appetite. » « Vous êtes malade d’amour-propre, Malvolio, et goûtez avec un appétit empêché. »
Je ne sais pourquoi j’ai tellement apprécié Twelfth Night, vu dans la version de 1980 de la BBC, comme toujours, et que je ne connaissais pas. Je crois bien que, de toutes les comédies de Shakespeare, c’est ma préférée.

13 octobre. — Dans le rêve de cette nuit, le massacre des dessinateurs de Charlie renvoyait à une scène primitive : mes chats, qu’on tuait sous les yeux du petit garçon que j’étais, parce qu’on ne voulait pas les emmener dans le déménagement à Lavejoie. Il y avait là une forme de violence qui n’était pas la brutalité et le sadisme exactement, ni même la méchanceté à proprement parler, mais une malfaisance quiète et satisfaite d’elle-même. On ne voulait pas s’embarrasser des chats, bien sûr qu’il fallait les éliminer. On allait donc les faire tuer par un voisin chasseur. Cela me causerait assurément beaucoup de chagrin, mais qu’est-ce qu’on y pouvait après tout.
Je me convaincrais facilement que mon rêve a raison. Je retrouve cette même malveillance prudente dans la résignation au despotisme islamiste. Bien sûr qu’ils allaient finir par tuer des juifs, par assassiner les dessinateurs, par égorger un prêtre. Mais qu’est-ce qu’on y pouvait après tout.

Ma stupéfaction à la lecture de ce qui passe aujourd’hui pour des propos « intellectuels » provient pour part de ce que je m’imagine que ceux qui écrivent savent au moins vaguement de quoi ils parlent. Mais non, ces gens « recopient bêtement ». Ils n’ont aucune connaissance directe de ce sur quoi ils dissertent. Ils sont incapables de juger de la pertinence de leurs propos. À cet égard Klu Klux Klopedia, l’encyclopédie rédigée sur la base du volontariat, par les copistes en ligne, à l’aide de ressources qui sont elles-mêmes en ligne, constitue une sorte de modèle de ce que deviendra, de ce qu’est déjà, la culture.

Une chose bête, une chose ratée, a toujours l’air désuète.

16 octobre. — Un professeur d’histoire-géographie décapité à la sortie de son collège, ce vendredi soir, à la fin des classes par un « réfugié » tchétchène de dix-huit ans (j’ignore s’il s’agit une fois encore d’un faux mineur ou si l’intéressé a réellement dix-huit ans) qui venait d’obtenir sans peine une carte de séjour de dix ans. J’aurais pu rajouter cela à la phase que je notais il y a trois jours, sans être devin. Bien sûr qu’ils allaient finir par tuer des juifs, par assassiner les dessinateurs, par égorger un prêtre, par décapiter un enseignant. Le professeur avait, dans son cours d’instruction civique, fait une leçon sur la liberté d’expression, où il avait projeté des caricatures de Mahomet. Il était victime d’une campagne de harcèlement menée par des parents d’élèves, qui, très sûrs de leurs droits, réclamaient des « sanctions » contre « ce voyou », étaient venus protester auprès de la principale du collège pour que le « voyou » soit renvoyé, et ameutaient l’opinion sur les réseaux sociaux, avec l’aide du Conseil des imams de France, de la Grande Mosquée de Pantin, et du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF).
Il arrive donc, quatorze ans après, ce qui avait failli arriver à Robert Redeker, menacé en 2006 par ses propres élèves, qui avaient diffusé son adresse personnelle, après qu’il avait publié un éditorial peu flatteur pour Mahomet dans Le Figaro. On avait à l’époque exfiltré Redeker, recasé au CNRS. On n’a rien fait pour Samuel Paty.

17 octobre. — « Neuf personnes en garde à vue, dont deux parents d’élèves. » Voilà sur quoi titre la presse ce matin.
L’un des parents d’élève est Brahim Chnina, qui, alerté par sa fille, Zaina Chnina, treize ans, a posté en ligne une vidéo où il déclare notamment : « Ma fille a été choquée suite au comportement de son prof, je n’aime plus employer ce mot prof, c’est un voyou, c’est un voyou d’histoire (sic), qui est censé leur apprendre l’histoire et la géographie. Alors cette semaine il s’est permis de leur dire : les musulmans, les élèves musulmans lèvent la main. Ils ont levé la main et il leur a dit : voilà vous sortez. Ma fille a refusé de sortir en lui demandant pourquoi. Il leur a dit comme quoi qu’il allait diffuser une photo (sic) qui va les choquer. Certains élèves ils sont sortis. Ma fille n’est pas sortie. Effectivement il leur a montré un homme tout nu [larmes dans la voix] en leur disant que c’est le prophète, c’est le prophète des musulmans. Quel est le message qu’il a voulu passer à ces enfants ? Quelle est la haine  ? Pourquoi cette haine ? Pourquoi un prof d’histoire se comporte comme ça devant des élèves de treize ans ? (...) Et il n’y a pas que la classe de ma fille qui est concernée, il y a toutes les classes de quatrième. Et à mon avis, il se comporte comme ça depuis plusieurs années. Alors tous ceux qui ne sont pas d’accord avec ce comportement ou tous ceux qui ont rencontré des difficultés ou leurs enfants ils ont été renvoyés parce que ma fille, comme elle a refusé de sortir de la classe, le prof, il l’a renvoyée de la classe en lui mettant un autre motif. Si vous voulez qu’on soit ensemble et qu’on dise stop, touchez pas à nos enfants, envoyez-moi un message au 06 60 53 02 62. Ce voyou ne doit plus rester dans l’Éducation Nationale, ne doit plus éduquer les enfants, il doit aller s’éduquer lui-même. »
Il y a ici une sorte de concentré de malfaisance, ornée de rhétorique victimaire. Le cours d’instruction civique, conforme au programme, devient l’initiative personnelle d’un voyou (« je n’aime plus employer ce mot prof, c’est un voyou, c’est un voyou d’histoire  »), voyou qui n’en est évidemment pas à son premier coup (« à mon avis, il se comporte comme ça depuis plusieurs années »). La délicatesse d’un enseignant (qui dit à ses élèves : si ces images vous choquent je vous autorise à ne pas regarder), devient un tri, une sélection selon des critères racistes (« les musulmans, les élèves musulmans lèvent la main »), prélude à une sorte d’orgie de malveillance (le professeur voyou s’apprête à projeter une « photo » d’un « homme nu » en disant « c’est le prophète, c’est le prophète des musulmans »). Toutes ces précisions sur des « photos » d’« homme nu » projetées à des adolescents visant évidemment à créer une impression trouble, celle de pratiques pédopornographiques.
Quant à l’histoire du « renvoi » de la fille « pour un autre motif », (« parce que ma fille, comme elle a refusé de sortir de la classe, le prof, il l’a renvoyée de la classe en lui mettant un autre motif »), elle donne sans doute la clé de l’affaire. La fille a fait, si j’interprète bien, l’objet d’une exclusion temporaire. Le père, qui est manipulateur et qui est un imbécile, tente d’attribuer cette exclusion temporaire au fait que sa fille a tenu tête au professeur « raciste ». Mais sans doute les choses sont-elles plus confuses dans l’esprit de Chnina qui, à la façon des imbéciles, « mélange tout », de sorte qu’on n’arrive plus à dissocier l’exclusion temporaire, qui est une sanction disciplinaire (elle est « renvoyée de la classe ») de la prétendue « sélection » des élèves (« les musulmans vous sortez »).
Contrastant avec une presse nationale et régionale qui titre unanimement sur la décollation de Samuel Paty, Libération de ce matin titre sur « les écrivains contre Trump » et relègue la décapitation du professeur d’histoire-géo en page 16, rubrique « l’histoire du jour ». Il s’agit donc d’un « fait divers », c’est-à-dire d’un événement sans signification, en tout cas sans signification politique. Pourtant c’est le New York Times qui remporte la palme de la titraille inventive. « French Police Shoot and Kill Man After a Fatal Knife Attack on the Street. » L’information, c’est que la police a abattu le Tchétchène. Il est le nouveau George Floyd.
La caricature de Mahomet qui a coûté la vie au professeur d’histoire-géographie est, d’après la description qu’en font les journaux, le dessin de Coco « Mahomet une étoile est née ». On voit Mahomet accroupi et nu, une étoile lui cachant l’anus. Je sais par observation directe que cette caricature, qui date de 2012, et qui n’avait pas été publiée à la « une » de Charlie, mais sur la dernière page, rubrique des « couvertures auxquelles vous avez échappé », « tourne » sur les téléphones comme l’exemple de l’insulte impardonnable au prophète. Ceci rend particulièrement délicieux le fait que d’aucuns feignent de s’indigner que la caricature soit projetée dans un cours. Le contexte de ce dessin était le prétendu film sur le prophète, Innocence of Muslims, annoncé sur les réseaux sociaux par un chrétien copte réfugié aux États-Unis, film qui n’a jamais existé mais dont la seule bande annonce avait provoqué émeutes et massacres. Cependant les intéressés n’ont que faire du « contexte » d’une caricature, puisqu’ils ignorent ce qu’est un dessin de presse (ils parlent d’une « photo », qui serait celle d’un « homme nu »). Au surplus ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est A Star is born, version William Wellman, ou version George Cukor. Ce sont des gens absurdes pour qui la notion de culture se rabat sur la « religion », et la « religion » se rabat sur la violence.

18 octobre. — On commence à y voir plus clair dans l’affaire du professeur décapité vendredi soir. Zaina Chnina, treize ans, informatrice de son père, Brahim Chnina, ne se trouvait pas dans la classe lors du fameux cours d’instruction civique. Elle a livré à son père la version des événements élaborée entre adolescents, en récréation, dans une saturnale d’invention malveillante, phénomène social dont tout professeur fait l’expérience à un moment ou à l’autre de sa carrière. Dans l’espèce, l’enseignant a peut-être scellé son sort quand il a dit à ses élèves qu’il avait défilé pour Charlie le 11 janvier 2015. Traduit en sabir, cela donne : « Il avait une réputation de raciste. »
On n’insistera jamais assez sur la convergence entre l’« antiracisme » dogmatique et l’islamisme. Les gamins trouvent très normal de tuer celui qui, à travers toute leur éducation, est désigné comme le porteur du mal – l’équivalent du juif dans la pédagogie nationale-socialiste –, qu’ils appellent le « raciste », dans la version scolaire et « républicaine », et le « blasphémateur », dans la version religieuse et communautaire. Il y a même un terme moyen, qui réunit en lui les contenus sémantiques du « racisme » et du « blasphème », c’est le mot « islamophobe ». Et de même, pour un gamin de culture musulmane élevé en France, Charlie Hebdo est un journal « raciste » et « d’extrême droite » et quelqu’un qui prend la défense de Charlie est lui-même « raciste et « d’extrême droite ».
Le déroulé des événements de Conflans-Sainte-Honorine semble être grosso modo le suivant (je synthétise ici les relations faites par les médias en corrigeant et en réinterprétant d’après ma connaissance du monde scolaire). La fille Chnina raconte au père Chnina le « blasphème » commis par un professeur, dans la version mensongère concoctée en commun par les élèves (elle-même n’a pas assisté à ce cours). Brahim Chnina se base sur la version donnée par sa fille, en rajoute ou en rabat, et se déchaîne sur les réseaux, invitant les parents à le contacter, et à contacter le Comité contre l’islamophobie en France (CCIF). Son appel est relayé par la mosquée de Pantin. Chnina et un membre du bureau du Conseil des Imams de France, Abdelhakim Sefrioui, se présentent au collège le 8 octobre 2020 pour dénoncer le « voyou » et réclamer des « sanctions » (ils exigent que le professeur soit « renvoyé de l’Éducation nationale »). Deux vidéos sont diffusées sur les réseaux sociaux : la vidéo du 8 octobre, que j’ai décrite dans l’entrée d’hier ; une nouvelle vidéo le 12 octobre, où on voit Zeina Chnina, Brahim Chnina et Sefrioui. Ces vidéos sont toutes deux relayées par le terroriste tchétchène.
Chnina a porté plainte le 7 octobre contre le professeur pour « diffusion d’images pornographiques » (en l’occurrence la « photo » d’un « homme nu » qui est « le prophète »). En réponse à cette plainte, qui évidemment ne tient pas debout, le professeur porte plainte à son tour, du chef de diffamation publique, le 12 octobre. Mais Chnina, convoqué au commissariat avec sa fille le 14 octobre, ne se présente pas. Et le vendredi 16, Paty est décapité à la sortie des classes.
Quelle leçon tirer de cette affaire ? Le pouvoir actuel lutte en théorie contre le « séparatisme » – qu’il nomme aussi islam politique ou islamisme radical – en prenant soin de ménager l’islam « tout court ». Selon la remarque excellente de l’essayiste Céline Pina, compte tenu de la lâcheté générale, devenir islamiste ne coûte rien, vous donne du pouvoir et vous protège, puisque tout le monde a peur de vous, redoutant les ennuis que vous pourriez causer. Donc, très logiquement, le gouvernement veut faire en sorte que devenir islamiste devienne coûteux, vous désarme et vous expose.
Qu’en est-il dans cette espèce et, pour commencer, est-on en présence d’islamisme ? Oui, dans la mesure où interviennent des individus qui sont eux-mêmes des extrémistes (Chnina, dont une demi-sœur est en Syrie, Sefrioui, qui est fiché S, et naturellement Anzorov, le bourreau tchétchène), ainsi que des réseaux (CCIF, mosquée de Pantin, Conseil des imams). Cependant ces hommes et ces réseaux ne sont révélés comme islamistes qu’a posteriori, alors que la victime désignée est déjà morte, de sorte que la qualification n’est d’aucune utilité. On rebaptise rétroactivement « islamistes » des individus ou des réseaux qui bénéficiaient jusque là de toutes les indulgences et de tous les passe-droits. (Exemple : des moudjahidin tchétchènes comme les Anzorov obtiennent le statut de réfugié parce qu’on estime qu’ils sont persécutés par les Russes, en application de la doctrine du « musulman victime ».) Même quand les personnes sont identifiées et fichées, elles demeurent libres d’opérer (c’est le cas de Sefrioui, qui fait partie du comité Cheikh Yassin, et qui est un agitateur professionnel). Bref, sur le terrain, la stratégie consistant à cibler les extrémistes amène à un échec complet.
En sens inverse, quel que soit le rôle joué par des militants, le fond de l’affaire, c’est le mouvement des parents d’élèves, qui inondent le collège de leurs récriminations, s’enflamment, se déchaînent sur les réseaux sociaux. Le terroriste qui décapite l’enseignant à la sortie de son collège, après se l’être fait désigner par les élèves, apparaît ici comme un simple exécutant. Samuel Paty est mort à cause d’une cabale d’élèves, devenue une cabale de parents d’élèves. On pourrait dire, pour faire image, que les élèves et les parents d’élèves, s’excitant mutuellement à l’émeute, réclamaient « la tête » du professeur – c’est une règle invariable que les « cas sociaux » s’imaginent toujours qu’ils ont la faculté de faire révoquer un fonctionnaire qui leur déplaît –, et que, cette tête, ils l’ont obtenue, mais au sens littéral. Donc, vue de ce côté-là, la stratégie officielle consistant à cibler les islamistes ajoute à l’inefficacité la confusion, car ce ne sont pas les islamistes qui sont en cause ici mais, encore une fois, des élèves et des parents d’élèves.
Les spécialistes de la sécurité intérieure que je citais dans ces feuillets au début de cette année ont exactement prédit l’évolution de la situation. Après les attaques guidées depuis le Levant, après les frappes individuelles plus ou moins spontanées, on arrive au stade des opérations intérieures coordonnées. Cependant les spécialistes prévoyaient que ces opérations seraient menées par la pègre, encadrée par les islamistes, et entraînée par les moudjahidin rentrés du Levant ou tout juste sortis de prison. Elles sont apparemment menées aussi par des gens très ordinaires – je n’irai pas jusqu’à parler de braves gens.

19 octobre. — Hier dimanche, manifestations à petits cœurs et petites fleurs, un peu partout en France. Une guerre de conquête conduite par des individus dont l’un des buts de guerre est l’effacement même de cette guerre – c’est le paradoxe fameux : l’islam réagit par la violence aux accusations de violence –, cela aboutit dans cette prouesse stratégique que ces individus recrutent dans leur armée, comme supplétifs, tous les couards, tous ceux qui n’ont rien vu, ou qui pensent qu’il n’y a rien à voir, et qui au surplus jugent – de façon parfaitement sincère, puisqu’ils sont couards – que ce qui est arrivé vendredi soir est « terrible ».
Chaque jour apporte son petit lot de révélations et d’horreur. Le Tchétchène a payé les gamins, à la sortie du collège de Conflans, pour qu’ils lui désignent le professeur qu’il voulait décapiter. Plusieurs centaines d’euros ont ainsi changé de main. Du coup, le titre qui m’intriguait tant, « Neuf personnes en garde à vue, dont deux parents d’élèves », devrait être modifier et comporter désormais : « Onze personnes – mais le temps de noter ceci, elles sont quinze – quinze personnes en garde à vue dont deux parents d’élève et quatre élèves. » On pourrait titrer aussi : « Sa fille avait été exclue : il fait décapiter un professeur à la sortie du collège. » Ou : « Le professeur voulait appliquer le programme d’instruction civique : ses élèves le font décapiter. »
Autre titre possible : « L’ennemi tue le vendredi » (l’attentat du Pakistanais de la rue Nicolas-Appert avait également eu lieu un vendredi).
Il y a la bande des islamistes et la bande des parents d’élèves. Al Insane et Al Inane. On peut rajouter la bande des élèves, Al Asinine.

Gente asinina, maledetta razza.

21 octobre. — Soirées au festival de musique. Compte tenu de la situation sanitaire, des mesures qu’elle impose, des peurs qu’elle suscite, nous nous retrouvons à cinquante, éparpillés dans un gymnase à la déplorable acoustique. C’est pourtant bien une occasion sociale, et je deviens, pendant quinze jours, le monsieur du huitième rang.
Il me semble que, lorsqu’on donne sa pleine attention à la musique que joue un pianiste, on est sensible d’abord à la sonorité du Steinway, puis à la partition, puis à l’émotion, autrement dit au sens de la musique. Je me demande s’il n’y a pas là dans cette expérience élémentaire l’essence de la trichotomie sémiotique de C. S. Peirce : la primarité, c’est la qualité (ici la sonorité), la secondarité correspond à la chose même (ici le morceau qu’on joue), la tertiarité correspond à une traduction (ici l’effet que produit le morceau sur le psychisme).

22 octobre. — Les complices du terroriste tchétchène – élèves et parents d’élèves – se défendent en affirmant qu’ils voulaient contraindre Samuel Paty à des excuses publiques, peut-être même lui casser la gueule, mais qu’ils ne désiraient en aucun cas le tuer. Or il suffit d’essayer de se figurer cette scène des excuses contraintes et naturellement filmées et diffusées sur la Toile pour comprendre de quoi il retourne. Aurait-on mis le contrevenant à genoux ? En le maintenant à plusieurs ? En lui mettant un couteau sous la gorge ? L’aurait-on obligé à lire un texte ? ou à répéter des phrases qu’on lui aurait dites ? Et après l’avoir obligé à lire ou à ânonner, qu’aurait-on fait ? Lui aurait-on effectivement cassé la gueule ? À plusieurs ? Ce cassage de gueule aurait-il pris la forme de l’exécution à coups de pieds, décochés en pleine tête, comme on tape dans un ballon, dans ce qui est devenu la modalité du lynch lorsqu’on lynche un blanc ? Ou bien lui aurait-on permis de se relever sans encombre ? Aurait-on pris la fuite à pied ? Dans une même direction ? Dans des directions différentes ? En acceptant, jusque là chasseur, de devenir gibier ? Et en assumant les conséquences de ses actes ? L’arrestation et les suites judiciaires ? Car enfin on parle ici d’élèves du collège, de parents d’élèves, de gens parfaitement connus et identifiables. Rien de tout cela n’a le sens commun, et l’infliction, que l’on avoue en garde à vue, d’une séance d’« autocritique » est l’aveu, à demi voilé seulement, qu’on préparait bel et bien un égorgement rituel.
Je ne suis pas le seul apparemment à penser que le nom qui s’impose pour la période historique et politique que nous vivons est la Terreur.

23 octobre. — La colère dans la population après la décapitation de l’enseignant de Conflans est immense. Dans les médias, c’est un déchaînement. Étrange ordre politique où l’intempérance verbale et les rodomontades sont considérées comme une soupape, et où les représentants des véritables pouvoirs attendent patiemment que les passions s’épuisent pour reprendre leur discours doucereux et culpabilisant.
À écouter les conversations au supermarché, le coupable ultime c’est Charlie – puisque les caricatures litigieuses qui ont coûté la vie au professeur d’histoire-géographie venaient de Charlie. « Ils [les dessinateurs] exagèrent, aussi. » Succès complet de la pédagogie des médias et de la pédagogie de l’école – et résultat aussi, je crois, de l’expérience vécue à l’école, puisque, depuis quatre décennies, la loi qui règne pendant les années d’écolage, donc pendant treize années de vie juvénile, c’est celle du petit caïd. (Je rends cette justice à la petite frappe frontiste que, par émulation, elle ne se montre en rien inférieure, pour ce qui est de la contestation de l’enseignant et pour la malignité, à son modèle mahométan.) Ce qu’on apprend à l’école, c’est qu’il y a un discours, tenu par des enseignantes-mamans, discours généreux et pacificateur, et qu’il y a une réalité, qui est exactement inverse, et que n’importe quel professionnel de l’enfance inadaptée connaît sur le bout des doigts, qui est le triomphe, dans la société des gamins, du plus méchant et du plus vicieux, parce qu’il fait peur aux autres. On a, au moyen de cette kapoisation précoce, rendu souples les dernières générations de Français aux volontés de leurs nouveaux maîtres.
Il me semble que si on rend tant d’hommages au pauvre Samuel Paty, mort décapité, à la fin de ses cours, à la veille des vacances de la Toussaint (c’est-à-dire à la fin du premier round de ce combat à armes inégales qu’est devenu l’enseignement), c’est bien un peu aussi parce qu’on a mauvaise conscience. Après tout les gens qui sont aujourd’hui parents d’élèves ont eux-même grandi dans cette école-foutoir. Moi-même, enseignant dans de mauvaises sections, devenues pires au fil des ans, j’étais toujours frappé par le contraste entre l’effronterie des élèves quand ils étaient en bande et leur circonspection quand l’un d’eux se retrouvait seul face à moi, par le biais du tutorat, comme si cette rencontre d’homme à homme n’allait pas sans un petit examen de conscience (dans les dernières années, et pour les plus tarés, la peur que je me venge ne devait pas être complètement étrangère à leur vacillement). Face à la mort atroce de ce professeur d’histoire-géographie, le public retrouve me semble-t-il cette impression de rencontre seul à seul, accompagnée de remords.

24 octobre. —  « I declare that Islam, its teachings and its Prophet are innocent of this wicked terrorist crime…. At the same time, I emphasize that insulting religions and attacking their sacred symbols under the banner of freedom of expression is an intellectual double standard and an open invitation to hatred. » Ainsi parle l’imam de la mahomerie d’Al-Azhar, au Caire. Y a-t-il des Occidentaux pour penser encore que cet imam condamne la décollation de Samuel Paty (this wicked terrorist crime) – ou même qu’il ménage chèvre et chou (at the same time, insulting religions is an open invitation to hatred) ? Mais non, les moins soupçonneux, je crois, sont placés devant l’évidence de ce bris du sens, caractéristique de la rhétorique mahométane, qui permet qu’on appelle d’une façon qui n’est qu’à demi voilée à commettre des atrocités et, dans le même temps, qu’on dégage de façon performative la responsabilité de l’islam dans ces atrocités. Or si l’islam n’est pas comptable de ses propres actes, ceux qui déclarent qu’il l’est sont en effet bien coupables. La presse ne s’y trompe pas : « Sheikh Ahmed el-Tayyeb has blasted individuals who link terrorism to Islam. »

Notion de « valeurs sacrées » (sacred values) en psychologie sociale. Des exemples de valeurs sacrées dans les sociétés occidentales sont la vie, la santé, la nature, l’amour, l’honneur. Mettre en balance ces valeurs sacrées et une valeur « séculière », par exemple l’argent, suscite réprobation et désarroi (ainsi, à la question : « que vaut, en termes monétaires, une vie humaine ? » la seule réponse acceptable est la protestation scandalisée qu’une vie humaine « n’a pas de prix »). Un exemple de valeur sacrée dans l’islam sunnite est l’interdiction de la représentation du prophète. Qui s’aventure à contester cette valeur sacrée n’est pas seulement un opposant « intellectuel » à un ordre théologico-politique. Il fait le mal, positivement. On peut même dire qu’il est le mal, de sorte que la contestation de la valeur sacrée est le crime ultime, auprès duquel tout autre crime pâlit (par exemple une atrocité commise à la sortie d’une école).
La difficulté est la suivante : la fameuse « sacralité » est sans aucune défense contre le ridicule.

25 octobre. — Manifestations et campagne de boycott des produits français dans tout le monde musulman, à l’initiative de la Sublime Porte, et à la surprise je crois de nos autorités, qui comptaient sur un soutien au moins des régimes « modérés ». Il y a cinq ans, les potentats mahométans défilaient pour Charlie. Cette fois, ils approuvent en s’en cachant à peine la décollation de Samuel Paty.
Les propos du président français sur le droit à la caricature, au cours de l’hommage national à Samuel Paty, ne sont à l’évidence qu’un prétexte. Ce que le tyran d’Angora ne peut pardonner au président Macron, la raison pour laquelle il lui reproche de maltraiter les millions de musulmans de France et l’invite à se « faire soigner », c’est la volonté affichée par l’exécutif français de lutter contre le « séparatisme » (discours aux Mureaux, du 2 octobre), qui contrecarre le projet néo-ottoman de faire de la communauté turque en France l’instrument de la conquête islamique.
Quant à l’attitude de la presse anglo-saxonne, américaine en particulier, elle s’explique très aisément. Ce qui est arrivé à Conflans est tellement monstrueux, cela jette une lumière si crue sur le processus de contre-colonisation, sur la contre-société qui s’est établie au milieu de la nôtre, et sur la fameuse « mentalité » – ressentiment, mythomanie, violence meurtrière, vénalité (ces gamins qui se font payer pour désigner au bourreau leur professeur) –, cela est si révélateur de la situation réelle du pays et du rapport des forces, que la seule solution est de revenir à la propagande la plus grossière, en expliquant que le professeur était raciste, qu’il a projeté des caricatures racistes en application d’un programme raciste, dans un pays raciste qui persécute ses musulmans. Et peu importe que cette presse-là, à ce moment-là, parle exactement comme le clan Chnina, en manifestant la même bêtise et la même perfidie.

26 octobre. — Revu Henry VIII de Shakespeare. Je lis Windsor Castle d’Ainsworth pendant la promenade et les poèmes de Thomas Wyatt quand j’ai cinq minutes, de sorte que je ne sors pas de la cour de Barbe-Bleue.

28 octobre. — Oxana Shevchenko, enceinte jusqu’aux dents, tape la Gavotte en sol majeur de Rameau et les Préludes de Chopin, à la russe. Techniquement, c’est éblouissant et stylistiquement c’est, pour autant que je sache, tout à fait inédit. Et c’est naturellement aux antipodes de l’école française.

29 octobre. — Nouveau confinement en France et partout en Europe, la « deuxième vague » de l’épidémie étant devenue incontrôlable. Je vais ce soir pour la dernière fois au festival de musique, qui doit s’arrêter comme le reste.
Plusieurs atrocités terroristes aujourd’hui, dont une attaque à la basilique Notre-Dame de l’Assomption de Nice (une réplique en miniature de Notre-Dame de Paris), commise par un « migrant » tunisien, passé par Lampedusa. Une paroissienne a été décapitée à l’intérieur de l’édifice, le sacristain a été égorgé. Une autre femme s’est traînée jusqu’à la sandwicherie halal, où elle est morte de ses blessures. Dans ce contexte, passeraient presque inaperçues les ratonnades anti-arméniennes menées un peu partout en France par de forts partis de jeunes hommes turcs.
Le président Macron a eu le courage de désigner l’ennemi (discours sur le « séparatisme » du 2 octobre). Il a croisé le fer avec le dictateur ottoman. Cependant en laissant intact l’édifice juridique de l’impunité, ce qu’on baptise pompeusement « l‘État de droit », le président livre sa population au massacre et à l’exaction. Lorsqu’on déclare : « Nous sommes en guerre », il faut faire la guerre. En déclarant que nous sommes en guerre puis en n’agissant pas, on ne fait qu’exciter l’ennemi à la violence. Et on augmente le risque pour sa propre population. Comment ne pas penser que le tyran d’Angora, en traitant le président Macron de persécuteur des millions de musulmans français et de malade mental, a reproduit avec les outils langagiers qui sont les siens la fetfa qu’un autre paranoïaque, l’espèce de fakir persan qui avait nom Khomeini, avait fulminée contre Salman Rushdie ? Et comment ne pas penser que le malheureux professeur de Conflans est ici l’une des premières victimes « collatérales » ?

31 octobre. — C’est bien décidément un régime carcéral. Si la promenade autorisée est d’une heure, c’est qu’elle est calquée sur la promenade du prisonnier. Et si cette promenade doit se faire dans le périmètre d’un kilomètre autour du domicile, c’est qu’on a en tête la cour de promenade d’une prison. (Les Irlandais ont droit, eux, à un périmètre de cinq kilomètres. Quant au premier ministre belge, il ne voit aucune objection à ce qu’on aille s’aérer dans une forêt distante de 50 kilomètres, puisqu’on y va en auto, et qu’on y est seul.) Aux citoyens respectueux des lois, aux adaptés, aux équilibrés, le pouvoir impose un régime draconien, parce qu’il sait qu’on ne se rebiffera pas, et que cela le regonfle dans sa propre estime. Quant aux classes dangereuses, elles font absolument ce qu’elles veulent, et ne sont pas contrôlées du tout (cela déclencherait automatiquement une émeute). Bref, l’État se comporte comme le contrôleur de train qui renonce à verbaliser le « migrant » voyageant sans billet, parce qu’il n’a pas d’adresse, pas de papiers, pas d’argent, pas un mot de français, puis qui colle une amende à la malheureuse petite vieille qu’il voit tous les matins et qui, ce jour-là, a oublié sa carte de réduction.
La question est : peut-on, pour la deuxième fois en six mois, imposer à la population un régime de privation de liberté, pas si différent après tout du placement sous bracelet électronique, au moment où l’on déclare ne pas pouvoir lutter contre l’islam fanatique à cause de « l’État de droit ». On peut enfermer chez eux les gens honnêtes, mais on ne peut pas enfermer des malandrins qui entreprennent de longs voyages dans le but exprès de nous tuer, parce qu’ils ont, eux, des droits. Il n’est pas sûr que la population accepte indéfiniment pareille situation.

5 novembre. — « Ce n'est pas un attentat de plus, mais un point de bascule. En France, un enseignant est mort, et sa tête se trouve un mètre cinquante plus loin que son corps. » C’est à une ministre qu’on doit ce singulier trait de pathos.
Nous, Européens, ne voyons dans la décollation du malheureux professeur d’histoire-géographie que l’horreur sanguinolente. Mais il s’agit d’une exécution, de l’application d’une sentence capitale. Un point crucial est ici que le processus de la décollation prend un certain temps, qu’il suppose donc que l’exécuteur puisse opérer dans être dérangé, qu’il soit « comme chez lui ». « C’est notre ordre qui règne, nous pouvons prononcer et exécuter nos sentences au cœur même de votre pays de kouffars », voilà le message méprisant qui nous est adressé. Quant à la forme que prend cette exécution, elle procède d’une volonté d’humilier proportionnée à la faute supposée, au prétendu « blasphème ». L’exposition de la tête, « un mètre cinquante plus loin que le corps », participe elle-même d’une mise en scène injurieuse.

6 novembre. — Je revois dans l’ordre séquentiel les deux « tétralogies » de Shakespeare, c’est-à-dire les deux blocs de pièces historiques que sont d’une part Richard II, Henry IV Part 1, Henry IV Part 2, Henry V, et d’autre part Henry VI Part 1, Henry VI Part 2, Henry VI Part 3, Richard III. Moi qui me suis toujours méfié de la thèse de la littérature comme analgésique ou comme méthode de relaxation, force m’est de reconnaître les bienfaits de Shakespeare.

7 novembre. — Ce jour est celui où traditionnellement ses disciples fêtaient le double anniversaire de la naissance et de la mort de Platon. Cette fête fut ranimée le 7 novembre 1468 à l’initiative de Laurent de Médicis. L’idée m’est venue d’observer moi aussi cette fête.
Lambeaux d’idéologie. Ceux dont on se dépêtre à grand peine. Ceux dans lesquels nous nous drapons, toutes les « valeurs », tous les « principes », toutes les « libertés » de ceci ou de cela. Tout se ramenait, vérification faite, au droit de porter une tête sur ses épaules, mais naturellement on ne pouvait pas le dire, puisqu’on aurait eu l’air de suggérer que l’islam est pour quelque chose dans cette séparation, d’un mètre cinquante à peu près, de la tête et des épaules. Or voici que l’islam nous déclare comme le millénariste Jack Cade dans Henry VI part 2 : « The proudest peer in the realm shall not wear a head on his shoulders unless he pays me tribute. »

8 novembre. — Tous les musulmans de la planète veulent à présent se venger des Français parce qu’un musulman a décapité un enseignant français. La doctrine victimaire acquiert ici une luminosité nouvelle et apparaît comme ce qu’elle est, un délire victimaire (« je suis persécuté par mes victimes »).
Quant à l’atrocité de Nice, elle révèle à propos du fameux « racisme », dont on a fait depuis quarante ans l’unique cause politique et l’unique sujet d’indignation, cette simple vérité que, sur trois paroissiens pris au hasard qu’on égorge en France, on tombe sur deux Français et sur une Brésilienne installée depuis trente ans. La culture d’origine et la couleur de la peau n’ont jamais eu à nos yeux la moindre importance, du moment qu’on vivait paisiblement. Les « antiracistes » ne défendent pas des étrangers en butte à un racisme qui n’existe pas, ils défendent des gens qui posent problème et qui sont rejetés par la population à cause des problèmes qu’ils posent.

10 novembre. — Psychopathologie politique. Nous pourrions faire notre profit d’un vieil adjectif anglais, stigmatique. Le stigmatique prototypique, c’est Gloucester, le futur Richard III (« Foul stigmatick », Henry VI part 2.), dont la difformité physique est le signe corporel de sa vilenie. Chez les stigmatiques contemporains, le stigmate est moral, de sorte que la consigne de l’« antiracisme » raciste et antisémite – le fameux « ne pas stigmatiser » – devient une injonction de cécité face à l’immoralité. Exemple de stigmatique, le Tunisien qui, en pleine pandémie, a traversé de façon « rapide, linéaire et sans hésitation » (L’Humanité du 2 novembre) des frontières devenues transparentes, pour décapiter les paroissiens de Nice. Stigmates moraux, son ratage existentiel (dernier d’une fratrie de dix, né à côté du bidonville, vivant du trafic et de la contrebande, alcoolique et drogué), sa haine meurtrière dirigée contre les roumis, à qui il désire de faire payer l’échec de sa propre existence et de sa propre société, sa migration elle-même, autrement dit son errance criminelle. Stigmatiques aussi : les élèves et les parents d’élèves qui ont monté la cabale contre l’enseignant de Conflans. Ici les stigmates moraux sont la susceptibilité pathologique, la quérulence, la mythomanie, l’absence totale d’empathie, l’insondable bêtise. Dans tous ces cas la difformité morale du stigmatique présente un miroir au corps politique tout entier – et plus encore au corpus politique, au discours politique, discours qui sacralise la migration, le ressentiment, la violence.
Si j’écrivais – ce qu’à Dieu ne plaise – un essai sur la situation politique contemporaine, je l’intitulerais Humanitaires et stigmatiques.

14 novembre. — Signe des temps, un universitaire propose dans Le Figaro, comme une mesure de bon sens, l’abolition de l’humour (« le temps heureux de l’humour potache n’est plus »). Cela m’a donné matière à d’amples réflexions, y compris sur ma propre position dans le paysage intellectuel. Petit bourgeois adonné aux arts et aux lettres, et écrivant sur les littératures dessinées, quelle probabilité y avait-il que je me retrouve au beau milieu d’une guerre dont l’un des buts de guerre était précisément l’éradication par la violence de ces littératures ? Ce n’est pas la première fois que je repère dans l’action de la Providence – ou du destin – sur ma propre existence un trait d’humour ou d’ironie que mon universitaire trouverait probablement « potache ».
Comment interpréter cette unanimité dans notre camp à dénoncer la satire imagière ? Si notre souci était d’amadouer l’ennemi, nous devrions en toute logique, compte tenu des cibles récentes, interdire, avant même les caricatures, le culte catholique (égorgements de Nice) – c’est bien un peu ce que fait l’État, sous couvert de lutte contre la pandémie, puisqu’il n’y a plus de messes. Ensuite la servilité commanderait de fermer les écoles (décollation de Conflans) et de licencier les professeurs (les « voyous », comme on les désigne dans l’ordre nouveau, dans la langue des Chnina et des Sefrioui). En dénonçant, dans le contexte actuel de massacres épars, les seules caricatures (après la frappe du Pakistanais à la feuille de boucher, rue Nicolas-Appert), nous choisissons de nous en prendre aux porteurs de mauvaises nouvelles et arrivons à peu près à la position des dictatures, qui ont toujours en réserve contre les intellectuels une incrimination d’« incitation à la violence ».
Il me semble au surplus qu’il y a une erreur d’analyse chez ceux-là mêmes qui soutiennent Charlie. Pour eux, aussi longtemps qu’on publie des caricatures, la liberté d’expression existe. A contrario, si le journal s’arrêtait, ce serait « une défaite pour la liberté d’expression ». Pourtant la parution de Charlie ne nous protège de rien, le sort fait à l’équipe du journal, qui vit en clandestinité, en témoigne éloquemment. Nous ne sommes pas plus en sécurité, nous ne sommes pas plus libres parce que Charlie est en kiosque chaque mercredi. Ou plutôt, la liberté ainsi gagnée est incrémentale, elle correspond à la quantité arbitraire de rire que générera chaque dessin de l’hebdomadaire. Mais la réalité demeure inchangée, elle est celle d’un pays livré. Cela signifie-t-il alors qu’ils auraient raison, ceux qui pensent qu’il faudrait cesser de « blesser », de « provoquer » ou de « verser de l’huile sur le feu » – et non parce que ce que fait Charlie serait intolérable, mais tout justement parce que ce serait dérisoire ? La réponse est évidemment négative. Raisonner ainsi c’est, en exigeant des caricatures ce qu’elles ne peuvent pas nous donner – une défense principielle de la liberté d’expression –, perdre de vue ce qu’elles peuvent effectivement nous donner, le rire, la défense ou la critique par des moyens graphiques d’une position politique, le plaisir de ridiculiser les importants, etc. Or ce régime de la caricature est déstabilisé. Charlie résume cela drôlement en notant que les dessins contrarient des gens qui ne lisent pas l’hebdomadaire. Comment un journal d’opinion pourrait-il éviter de heurter ceux qui sont d’un autre bord ? (Et cette interdiction de choquer, l’a-t-on jamais formulée à l’égard d’un autre journal d’opinion en France ?) Les fauteurs de trouble ne sont pas ici ceux qui dessinent des caricatures mais ceux qui s’en offusquent (Je pense en particulier aux protestations un peu trop self-serving d’un certain haut clergé.) Et que dire de gens qui n’ont jamais tenu en main, qui n’ont même jamais vu un numéro de Charlie, qui ignorent littéralement à quoi ressemble ce journal, mais qui ont décidé que ce journal les insulte et qui réagissent par l’émeute et le massacre ? Dans ce cas, les caricatures ne sont même plus un prétexte – pas même un mauvais prétexte, comme le montre la séquence récente des meurtres et des menaces, meurtre du professeur qui a montré une caricature, menaces contre le président, qui a rendu hommage au professeur, etc. Il va de soi que, privé de ce subterfuge, pareil adversaire en trouverait immédiatement un autre quelconque. Je puis donc renverser ma phrase et noter que nous ne sommes pas moins en sécurité parce que Charlie paraît chaque semaine, contrairement à ce que nous serinent à longueur de colonnes les couards et les sophistes.

15 novembre. — Je découvre inopinément en relisant ma note d’hier la source de l’erreur d’analyse contre laquelle je peste continuellement. Pourquoi pose-t-on la crise des caricatures comme un conflit entre « liberté d’expression » et « respect », pourquoi borne-t-on les droits des dessinateurs à la « liberté d’expression », en laissant de côté toutes les autres libertés qui sont menacées ou perdues dans l’actuelle guerre intérieure, où les intellectuels doivent vivre en clandestinité : le droit à la vie et à l’intégrité physique, la liberté d’aller et de venir, etc. C’est qu’en réalité il n’y a pas d’analyse du tout, mais une simple retranscription dans des termes « abstraits » du débat médiatique « pour » ou « contre » les caricatures. Les thèses antagonistes sont répétées dans des formules généralisantes, de sorte que la faveur envers les caricatures devient « le droit de publier des caricatures » et par conséquent la « liberté d’expression ». Mais cette formule n’est l’explication de rien, elle ne donne que l’illusion de l’analyse. Et elle traduit très mal la situation, puisque, encore une fois, les caricaturistes ont perdu tous leurs droits (à la sûreté, à la liberté) et toutes les libertés particulières qui en découlent, sauf précisément la liberté d’expression (Charlie paraît chaque semaine). Symétriquement, l’opposition aux caricatures devient un hypothétique « droit de ne pas avoir sous les yeux une image qui vous choque » et donc un fumeux « droit au respect de ses convictions religieuses » qui quoique formulé apparemment dans des termes juridiques (un « droit à », analogue aux droits-créances des libertés publiques, droit à la santé, à l’éducation, à l’emploi, etc.) est une pure invention des médias.
On distingue même des aller-retour dans la nomenclature. Comme les barbus crient au « blasphème », la publication des caricatures est justifiée de façon réflexe par un « droit au blasphème », qui n’existe pas plus dans notre droit que le « droit au respect de ses convictions religieuses ». Et l’on vérifie la dangerosité de cette illusion d’analyse des médias, puisque, en s’imaginant bien faire, on valide cette notion de blasphème – comme si nous vivions sous le régime de la charia. Cela paraît fait tout à dessein pour encourager les assassins à assassiner, en application précisément de la charia. Il faudrait dire, et très fermement : « En République, il n’y a pas de blasphème. » Ce ne sont malheureusement pas des querelles de mots.

16 novembre. — The Life and Death of King John de Shakespeare, par quoi j’achève le visionnage des pièces historiques, est ubuesque, au sens exact, au sens théâtral de cet adjectif, celui du théâtre de marionnettes. Cela signifie-t-il que la pièce est mauvaise, comme est mauvaise la première partie de Henry VI, qui est de l’avis général, dans les pièces historiques, ce que Shakespeare a écrit de pire ? Assurément non. Seulement, il n’apparaît pas seulement cynique, mais capricieux et inconséquent, et finalement inconsistant, à la façon d’un « méchant » de dessin animé, ce roi qui, pendant qu’il fait la guerre aux Français, accepte soudain de marier sa nièce au dauphin, qui ordonne d’enlever puis de tuer l’enfant, son neveu, qui pourrait prétendre à la couronne (ou de lui brûler les yeux, car les deux supplices sont exigés), puis qui se félicite que son ordre n’ait pas été exécuté quand ses nobles écœurés le désertent, qui pour tâcher d’éviter l’invasion française, se refait couronner à l’acte V par le légat du pape qui l’a excommunié à l’acte III.

17 novembre. — Dans le Times Literary Supplement, une universitaire apparaît comme un plagiat dans la vie réelle d’un personnage de Marc et le matriarcat, la terrible directrice de la Revue des sciences morales et cognitives. Mais ce qui caractérise dans la vie réelle la titulaire d’une chaire canadienne de « Philosophie morale et de cognition sociale » n’est pas la méchanceté mais la tolérance apitoyée et la conscience aiguë de sa supériorité morale. Cette dame parle des quinquagénaires blancs de l’Ohio qui votent pour M. Trump exactement comme un missionnaire victorien parlait de « ses » nègres d’Afrique.

18 novembre. — Je suis frappé par le très peu de définition de la culture internétique. Un dessinateur se heurte à cela de façon très concrète. On cherche une photo sur la Toile, ou un autre document iconographique, et on essaie de le copier. On se rend compte alors que c’est impossible, que l’image a trop peu de définition, qu’elle n’est qu’une illusion d’image. On peut dire la même chose de tous ces films anciens visionnés en ligne, au format d’une carte postale. Ici, c’est dans la mémoire que la copie est impossible. Si de ces films il ne reste rien, alors que la vision d’un film constitue normalement une expérience vicariale, c’est parce qu’on n’aura vu, là encore, qu’une sorte de fantôme.
Même indéfinition pour ce qui touche les idées. Fantômes d’actualités, les factoïdes médiatiques. Fantômes d’idéologies, les « explications générales de tout » (le « racisme » ou « nos valeurs »), qu’on s’expédie à la figure comme dans une bataille de tartes à la crème. Le résultat paradoxal des teraoctets de données disponibles en ligne, c’est le flou, ou plutôt le floutage général, la pixellisation générale, chaque unité textuelle (par exemple chaque « actualité » sur le fil internétique d’un support de presse) fonctionnant elle-même comme un unique pixel dans l’immense tapisserie numérique.

28 novembre. — Allègement du confinement. Il est permis de s’éloigner de chez soi de 20 km pendant trois heures (au lieu d’un km pendant une heure). J’ai repris mes longues courses dans la campagne. Les cultes sont rétablis mais avec une jauge de trente personnes quelle que soit la taille du lieu de culte, mesure si manifestement stupide, si inutilement vexatoire, que les évêques de France, qui sont des modèles d’accommodement, à défaut d’être des modèles de courage, ont saisi le Conseil d’État. Je ne serais nullement surpris que cette jauge de trente personnes quelle que soit la taille de l’édifice provînt d’une confusion entre une occupation à 30% de la capacité des lieux de culte et une occupation par 30 personnes, car l’administration qui désormais régit les moindres de nos faits et gestes ne présente pas seulement les signes de la manie, mais aussi ceux du gâtisme.

29 novembre. — Le Conseil d’État, saisi par la procédure du référé-liberté, a jugé manifestement illégale l’interdiction de la messe à des groupes de plus de trente personnes. Mais il était 10 heures 56 quand la dépêche est tombée, et à cette heure il était trop tard pour rien changer à l’organisation de la grand-messe (celle-ci a souvent été dédoublée, les fidèles « en trop » attendant la messe suivante). Impression désagréable de ne pouvoir choisir, en ce premier dimanche de l’Avent, qu’entre de mauvaises solutions, aller à l’église et trouver porte close, ou trouver cette porte ouverte avec, en cas d’affluence, la culpabilité de prendre la place d’un autre. Je suis resté chez moi, ce qui, ce soir, m’apparaît rétrospectivement une solution tout aussi mauvaise.

1er décembre. — Le matin, belle course sous la neige, dans une campagne qui m’appartenait en entier.
Rentré chez moi, je lis dans Le Figaro : « La situation devrait revenir à la normale aux alentours de 9 heures, grâce à une hausse généralisée des températures. » Parce que la situation « normale », dans le nord-est de la France, en décembre, c’est évidemment qu’il fasse seize degrés, comme au Portugal.

2 décembre. — Réveillé toute la nuit à cause d’un rongeur quelconque qui s’est installé dans mon grenier et qui, dans le grenier, s’est installé au-dessus de ma tête. J’erre ce matin dans un brouillard d’idiotie.
Image du jour, cet éléphant prisonnier d’un zoo du Pakistan – autant dire une maison de force pour éléphant –, qu’on vient de transporter par avion dans un refuge, au Cambodge. Comme tous ses congénères des zoos et des cirques, l’animal était devenu fou à force de séquestration, de solitude et d’ennui. Cependant sur les premières images cambodgiennes, Kaavan ne présente plus de stéréotypie (il balançait interminablement la tête). On le voit jouer avec un pneu, s’intéresser à un tronc d’arbre, à un tas de sable, échanger un solennel trunk-shake avec un congénère. Mais la chose véritablement extraordinaire est l’attitude des Pakistanais, dictateur en tête (le playboy et joueur de cricket Imran Khan qui, hier, brûlait le président Macron en effigie). Tous se rengorgent et semblent s’effarer de leur propre mansuétude parce qu’ils ont, en somme, décidé de gracier cet éléphant. C’est au moment où ces gens, à leurs propres yeux, se trouvent le plus admirables, qu’ils apparaissent aux nôtres sous leur véritable jour.

3 décembre. — Dormi un tour d’horloge pour rattraper ma nuit manquée.
Je suis hebdomadairement le procès Charlie dans Charlie, mais il n’y a plus de procès, celui-ci a été suspendu le 31 octobre, pour ne reprendre qu’hier matin. Il vient d’être à nouveau suspendu, l’accusé principal ayant vomi son goûter. Ceci me conforte dans mon analyse. Procès absurde, occasion donnée à l’ennemi de se payer une fois encore la fiole des pitoyables kouffars. En l’occurrence le Turc Polat se comporte littéralement comme un enfant qui ne veut pas aller à l’école (Polat, lui, ne veut pas aller à son procès) : il s’efforce de se faire vomir, il essaie de s’allonger dans son box, il se plaint qu’il a « mal au ventre », etc. Quelle contenance prendre face à un ennemi qui, sur le terrain, se rend coupable des pires atrocités, et qui, lorsqu’il est sous main de justice, se comporte comme un sale gosse capricieux, qui est à la fois Vlad l’empaleur et Crasse Tignasse ?

4 décembre. — Décollation de Samuel Paty. Le rapport de l’inspection générale, si l’on arrive à en débrouiller le galimatias administratif (« parallèlement, le DASEN est informé par le DAASEN de toutes les démarches et les a approuvées »), confirme la version des événement que j’avais tirée des relations médiatiques, interprétées à la lumière de mon expérience d’enseignant. Les gamins de la quatrième 5 s’excitaient depuis le lundi 5 octobre à propos du fait que le professeur leur avait proposé d’aller dans le couloir pendant qu’il vidéo-projetait le dessin de Coco, cette sortie de la classe étant rendue possible du fait de la présence d’une assistante scolaire pour élève handicapé, qui pouvait surveiller ces élèves dans le couloir. Le mardi 6 octobre, Paty fait le même cours à la quatrième 4, mais, comme il est le seul adulte, il propose cette fois aux élèves qui pourraient être choqués de fermer les yeux. La fille Chnina est en quatrième 4 mais, absentéiste chronique, elle est absente à ce cours. Le mercredi 7 octobre, la fille Chnina fait l’objet d’une exclusion temporaire de deux jours (sanction dont l’exécution est fixée une semaine plus tard, les 13 et 14 octobre) pour ses absences, ses retards, ses problèmes de comportement (refus du port du masque), ainsi que pour des retenue non effectuées. Le jeudi 8 octobre, la mère Chnina vient faire du scandale au collège en expliquant que sa fille a été exclue deux jours par Samuel Paty, au motif qu’elle avait refusé de sortir du cours du lundi, cours pendant lequel Paty a montré une « photo » du prophète nu. La fille Chnina n’est pas en quatrième 5 et n’a donc pas pu assister au cours du lundi ; elle n’a par conséquent pas pu « refuser de sortir ». Du fait de son absentéisme, elle n’a pas davantage assisté au cours fait à sa classe à elle, le mardi, de sorte qu’elle n’a en réalité jamais eu sous les yeux le dessin de Coco projeté par l’enseignant. (Est-ce pour cela qu’elle parle – et le père Chnina après elle – d’une « photo » d’« homme nu », d’après la description que lui ont faite les autres gamins, « photo » pouvant désigner, pour des publics peu francophones, très faiblement éduqués et culturellement iconophobes, toute image vidéo-projetée, et le mot ayant été pris littéralement par l’intéressée ?)
Le rapport d’inspection fait l’hypothèse que la fille Chnina a tenté de maquiller aux yeux de ses parents la raison de la sanction qui la frappait, « en créant une confusion avec un événement qui s’est passé dans une autre classe que la sienne et dont elle avait été informée par la rumeur », en faisant donc passer l’exclusion temporaire qui la frappait comme un acte de rétorsion, une vengeance de Paty – parce que, dans sa version, elle lui aurait tenu tête en refusant de sortir d’un cours (celui du lundi) auquel, en réalité, elle n’a jamais assisté et ne pouvait pas assister. Mais il me semble, j’y insiste encore une fois, qu’en récapitulant les événements, donc en donnant à ces événements la forme du récit, comme je viens de le faire en suivant la version du rapport d’inspection, on confère à ces événements une fausse clarté, alors que les choses sont, dans la cervelle des Chnina, beaucoup plus confuses. La fille Chnina a tout embrouillé en mélangeant l’imaginaire « les musulmans, vous sortez » (vraisemblablement inventé par les gamins, dans la cour de récréation) avec sa propre exclusion temporaire, de sorte qu’il n’y a plus en réalité qu’un unique événement (le rapport note ainsi que « le père fait l’amalgame entre l’exclusion de sa fille et le cours de Samuel Paty »). Dans cette version, l’exclusion devient une manœuvre déloyale du professeur pour « sortir » la « musulmane » qui lui tient tête. (« Parce que ma fille, comme elle a refusé de sortir de la classe, le prof, il l’a renvoyée de la classe en lui mettant un autre motif. »)
Le rapport de l’inspection générale indique que la direction du collège a pris conscience dès le jeudi 8 octobre de la gravité des événements, compte tenu de la virulence du père Chnina et de sa fébrilité, puisqu’il multiplie les interventions auprès de l’établissement, du rectorat, de la mairie, de la police (dépôt de plainte), des deux fédérations de parents d’élèves, compte tenu aussi de la présence au côté du père Chnina de Sefrioui, agitateur professionnel, compte tenu enfin du contexte politique et judiciaire, discours présidentiel du 2 octobre sur le « séparatisme », procès Charlie. Dès le vendredi 9 octobre, la police est dans les locaux du collège, avec cette conséquence que le père Chnina, revenu pour provoquer la principale, alors qu’il a refusé le rendez-vous qu’on lui proposait la veille, rebrousse chemin en apercevant les pandores. Indice de la nervosité ambiante, ce même vendredi, 9, la principale, au moment de la sortie des cours, s’inquiète à l’idée que Paty rentre seul chez lui, découvre qu’il est déjà parti, essaie de le joindre au téléphone, n’y parvient pas, panique, se rend chez lui accompagnée d’un collègue et le trouve à la sortie de son domicile, s’apprêtant à aller jouer au tennis.
Finalement, le nom de Paty est livré par le père Chnina sur les réseaux dans la fameuse vidéo du samedi 10 octobre et le rectorat commence en cette même fin de semaine à préparer le dossier pour la protection fonctionnelle de Paty, ce qui nécessite que Paty lui-même fasse de la paperasse. Mais il est trop tard, le processus est trop lent, Paty sera assassiné le vendredi 16 octobre à la sortie des classes.
Le seul élément qui soit à charge pour Paty dans ce rapport de l’inspection générale, l’élément « affaire Dreyfus » si l’on veut, c’est que Paty a commis « une maladresse, croyant bien faire » (ceci est plusieurs fois répété), le lundi 5 octobre en proposant aux élèves de sortir s’ils craignaient d’être choqués – puisque, d’après les principes de laïcité et de neutralité, il y a, dans une classe, des élèves et seulement des élèves, et qu’aucun d’eux ne peut s’exempter ni être exempté d’un enseignement, les programmes étant nationaux. C’est paraît-il grosso modo ce que le référent laïcité envoyé par le rectorat explique à Paty, qui a initialement du mal à l’entendre, pensant, lui, qu’il a respecté le principe de laïcité en voulant protéger la sensibilité de ses élèves. On mesure ici la pernicieuse influence des bien-pensants, qui par un long travail ont réussi à installer dans la tête de personnes de bonne volonté comme ce malheureux professeur que la laïcité c’était le prétendu « respect des sentiments religieux », qui n’existe pas dans notre droit. En sens inverse, il y a un tantinet d’hypocrisie chez les inspecteurs généraux, qui écrivent leur rapport comme si l’école était, du ministre jusqu’au plus récemment embauché des surveillants, la gardienne intransigeante de la laïcité, façon lycée de la IIIe République, alors qu’on sait bien qu’elle est, dans la réalité, obligée de composer avec la population de fous furieux qui y est scolarisée.
Il faut relever que Paty n’a fait l’objet d’aucune sanction rectorale, contrairement à ce qu’a affirmé une certaine presse et à ce que diffusent des caractériels sur les réseaux sociaux. En particulier, Paty n’a pas fait l’objet d’une « inspection-sanction ». Personne ne l’a contraint à présenter des excuses (il lui a au contraire été demandé de ne pas assister aux réunions organisées avec les familles dans le but de « dégonfler » l’affaire). Personne ne lui a reproché d’avoir projeté le dessin de Coco, sa liberté pédagogique étant entière.
Un intérêt de ce rapport de l’inspection générale est précisément qu’il donne un éclairage très cru sur l’impuissance des personnels de direction lorsqu’un établissement est pris pour cible par des populations scolaires ineptes, dont la capacité d’indignation semble corrélée à leur mépréhension des situations les plus simples et à leur aptitude à récrire l’histoire de façon contre-factuelle, en se donnant le rôle de la victime. Le rapport de l’inspection générale conclut, énigmatiquement, sur « un contexte qui exige désormais de se préparer à l’impensable ».
J’ai dit ce que ce rapport a de prudent et d’instructif, et aussi d’un peu patelin. Je dois dire à présent ce qu’il a de consternant. Premièrement il est silencieux sur la malveillance et la perversité des élèves, qui inventent une discrimination là où il y a une délicatesse, et qui finissent par faire tuer leur professeur. (Et pour qui a un peu l’expérience des ces choses-là, il est aisé de reconnaître derrière la calomnie du « professeur raciste », le choix comme cible du professeur trop gentil, et dont on suppute à raison qu’il se défendra mal.) Six de ces élèves sont mis en examen. Ce sont naturellement ceux qui sont le plus directement impliqués dans l’assassinat, qui ont communiqué sur les réseaux avec l’assassin, qui ont touché de l’argent du Tchétchène pour qu’ils lui désignent Samuel Paty à la sortie des classes. Mais tous les autres, ceux qui ont inventé et propagé le bobard malveillant : « les musulmans, vous sortez » ? Le rapport se contente de relever une « rumeur », rumeur qui « circule dans la cour entre les enfants selon laquelle “M. Paty est raciste et qu’il stigmatise certains de ses élèves” »  et cette rumeur est l’indice d’un « trouble qui persiste parmi les élèves ». Bref, les petits salauds mythomanes sont présentées comme les victimes, victimes sinon du « racisme », du moins de l’ombre, de la menace, de la possibilité, enfin, du « racisme », puisque leur âme enfantine est « troublée ». La démagogie qui se révèle ici n’est pas étrangère à la mort de Samuel Paty. Deuxième sujet de consternation, les mesures correctrices que préconisent les inspecteurs généraux sont absolument dérisoires (davantage de réactivité, de coordination, d’habilitations confidentiel défense). Elles ne font qu’entériner l’impuissance des équipes enseignantes, des équipes de direction, elles ne font que confirmer le cynisme et le je-m’en-foutisme des rectorats et du ministère.

8 décembre. — Chapitre des perfidies. L’Œuvre d’Orient voulait faire sur les ondes de Radio France une campagne d’appel aux dons en faveur des chrétiens d’Orient. Le groupe Radio France a refusé la copie publicitaire au prétexte que la mention des « chrétiens d’Orient » (ou la seule mention des « chrétiens ») contrevenait à l’article 37 de son cahier des charges, qui prévoit que « les messages publicitaires ne doivent contenir aucun élément de nature à choquer les convictions religieuses, philosophiques ou politiques des auditeurs ». La formulation est importante. L’article 37 ne prohibe en aucun cas la mention d’une religion, ici la religion chrétienne. Ce qu’il interdit, c’est de « choquer les convictions religieuses » des autres. En clair, Radio France estime qu’en prononçant le mot « chrétien », on heurte les convictions de qui l’on sait. Ainsi les choses sont simples. Le christianisme doit être interdit partout, le mot même de « chrétien » étant prohibé au nom du fameux « droit au respect des convictions religieuses ». Voilà qui donne un sens précis à cette faribole médiatique du « droit au respect ». Et voilà un « antiracisme »  qui ne se donne la peine de dissimuler ni son engagement ni ses enjeux.
L’Œuvre d’Orient a fort habilement rendu public le dossier, laissant l’opinion juger, et Radio France a aussitôt fait machine arrière.

16 décembre. — Fin du deuxième confinement, remplacé par un couvre-feu. En prenant le volant, je me suis senti coupable, comme si j’étais convaincu au fond de moi qu’en m’éloignant de mon domicile, j’enfreignais un interdit.
La population a plus mal vécu ce confinement que le premier, pourtant plus draconien. Même le solitaire que je suis a éprouvé cela. Il est très beau de vivre retiré du monde, mais une condition paradoxale est qu’il faut pour cela qu’il y ait un monde d’où se retirer. Le premier confinement était apparu comme une épreuve difficile, exceptionnelle à tous égards, qu’il fallait surmonter pour retrouver une situation normale, et la population s’était blindée moralement. Le deuxième confinement, par son caractère de répétition, par le fait qu’il n’a pas été anticipé par l’exécutif, procure l’impression désolante qu’on n’en finira jamais, qu’on ne reviendra jamais à la normale. Et de fait, on nous annonce déjà un troisième, un quatrième confinement, en fonction de l’évolution de la pandémie, en faisant valoir sans trop de conviction que la perspective d’une vaccination de masse pourrait changer la donne.

24 décembre. — Réflexions de la Nativité. Le christianisme représentait, sur le plan théologique, la sortie de la violence sacrée, parce que l’Incarnation et la Crucifixion représentent le sacrifice paradoxal – de Dieu à son peuple –, et le sacrifice ultime, le sacrifice qu’il est par définition impossible de répéter – car comment imaginer que l’humanité obtienne plusieurs fois l’occasion de tuer son Dieu ?
La violence missionnaire de l’islam nous ramène à la violence sacrée par l’unique moyen disponible, qui est l’abrogation du christianisme. C’est même le seul « apport » de l’islam sur le plan théologique. Il n’était pas Dieu et d’ailleurs on ne l’a pas tué, il y a eu substitution de personne, voilà ce que dit le Coran. D’où la haine viscérale de l’islam envers le christianisme, l’extinction du christianisme étant la condition même d’existence de l’islam, ou l’islam n’étant pas autre chose que le programme d’extinction du christianisme, selon le point de vue où l’on se place.

Vers le Journal 2021