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Extraits du journal de Harry Morgan 2019
DÉSORDRE, HORREUR, ÉPOUVANTE ET SOULÈVEMENT
Les cavernes de l'esprit

Disorder horror fear and mutiny
Henry IV part 1


Vers le Journal 2018

1er janvier. — Fortifié par mes lectures hermétiques, j’ai résolu de placer cette année sous le signe de la Christianopolis de Johann Valentin Andreæ, utopie rhodostaurique parue dans ma bonne ville de Strasbourg il y a exactement quatre cent ans.
La situation que fuit le voyageur d’Andreæ, c’est la nôtre, c’est celle d’un monde dominé par l’hypocrisie, la tyrannie et la sophistique. Cependant ce qui donne sa physionomie propre à la situation contemporaine est la gnose du progrès. L’hypocrisie est celle de cette religion artificielle des dradlomes. La tyrannie est celle d’un pouvoir calculateur et sournois, manipulant l’opinion à l’aide des techniques du management et de la communication. La sophistique est celle d’une école, d’une université promotrices d’un savoir abâtardi et mystificateur, et qui remplacent la connaissance par des slogans.

3 janvier. — « The crescent of Islam fades to-day and grows pale, but there are yet fierce Believers, alust for the blood of the infidel. In such as these a faith dies the death of an adder, and is more venomous in its death-throes than in the full pulse of life. (...) [Islam] has established a league of fantastic assassins in the heart of the metropolis. »
Celui qui parle ainsi d’une minorité de fidèles de la religion moribonde, assoiffés du sang des infidèles, et d’une ligue d’assassins installée au cœur de l’Angleterre, n’est pas quelque tacticien de l’Angleterre impériale, c’est Sax Rohmer (The Quest of the Sacred Slipper, 1919). Or ce qu’un romancier populaire présentait sous un aspect fantastique – Rohmer parle d’assassins fantastiques – est devenu une réalité banale, car l’islam a réellement établi une ligue d’assassins au cœur de la métropole.
Ceci explique sans doute que la presse progressive s’évertue, non point exactement à nier, mais à dépersonnaliser la menace. À propos d’un égorgeur mahométiste ayant opéré la nuit du nouvel an à la gare de Manchester, une feuille travailliste imprime ce curieux passage : « The incident comes after a year without any terrorist attacks getting past efforts by MI5 (...) In 2017 a total of five attacks escaped efforts to detect them – four in London and one in Manchester. » On ne saurait désigner de responsable à la violence mahométane, puisqu’on se retrouverait alors en plein roman impérial. Cette violence devient par conséquent une donnée de la nature. Lorsqu’elle se donne libre cours, on se contente de relever une faille sécuritaire.

6 janvier. — Les « gilet jaunes » menacent de faire la révolution si le président ne descend pas de son piédestal – ou plutôt de son pied d’estale, comme l’écrit la plèbe dans son néo-illettrisme. L’abêtissement collectif rend la situation inextricable, car rien n’unit les manifestants, outre la colère et le ressentiment. Il n’y a pas de revendications, ou bien elles sont contradictoires. Au fond, la seule chose qu’ait apprise pendant ses années d’écolage cette foule haineuse, comme l’appelle le président, c’est à se liguer et à se déchaîner contre le « bon en classe ». Et le « bon en classe », aujourd’hui, c’est le président.
L’ironie de la situation, c’est que les insurgés ont raison sur un point essentiel, qui est la perte dans les classes dominantes de la participation à la réalité, comme dirait Voegelin. Politiques, médias, entreprises, université, monde de la culture parlent exactement le même langage, un mélange des sabirs – managérial, sociologique, humanitariste –, au point qu’on ne sait pas, quand on allume France Culture, si celui qu’on entend est un enseignant-chercheur, un artiste, un militant associatif (en tout cas, l’invité fait partie de ces gens miraculeux dont le travail consiste à parler de leur travail). Et tout ce petit monde pratique les mêmes méthodes, par exemple l’instauration d’une « consultation » ou d’un « grand débat », pour procurer l’illusion de la démocratie, alors que les décisions sont prises, ou bien le recours au discours du « changement » (« il faut changer la façon de faire de la politique »).
Ce mouvement des « gilets jaunes » est moins qu’une révolution et davantage qu’une jacquerie. Ce n’est pas une fronde, mais c’est la Fronde, une période de troubles politiques dont le facteur déclenchant est une situation fiscale critique.

9 janvier. — J’écoute sur la Toile le débat entre une commentatrice conservatrice américaine et les étudiants d’Oxford. Ann Coulter donne quelques éléments dissonants sur la réalité migratoire et sur les particularités culturelles, faisant remarquer que dans certaines cultures la prédation est considérée comme une preuve d’astuce, et qu’il ne s’y attache aucun jugement défavorable (l’oratrice se garde sagement de citer des exemples). Or ce que ces jeunes gens ont à répondre à ces embarrassantes vérités ne relève pas du débat politique à proprement parler mais occupe tout l’éventail entre les normes de la simple courtoisie (« ça ne se dit pas », « ça vexe », etc.) et celles d’une conduite morale a minima (ne pas préjuger, ne pas heurter les sensibilités, etc.). Ces enfants n’ont en réalité, sur ces questions brûlantes, pas d’idées, mais seulement des règles de conduite. Ils n’ont nullement été endoctrinés, ils ont été bien élevés.

12 janvier. — « À l’origine très rurale et dispersée autour des ronds-points, la physionomie des manifestants s’est métamorphosée en s’agrégeant sur les agglomérations et en se radicalisant » déclare dans Le Figaro un analyste de la place Beauvau. En clair, le mouvement des « gilet jaunes » est partout débordé par la canaille. Il se passe donc exactement ce que le gouvernement avait prévu, et dont celui-ci tirera le meilleur parti.
Les « gilets jaunes », qui se révoltent contre l’empire du mensonge, sont paradoxalement la plus parfaite incarnation de l’« idéologie » médiatique. On retrouve chez eux les trois caractéristiques de la doctrine progressive que sont l’agnosticisme, l’humanitarisme et l’activisme, mais simplifiées et radicalisées. L’agnosticisme devient un obscurantisme revanchard (haine des « sachants », des « technocrates », des « boloss ») ; l’humanitarisme, un misérabilisme, une réclamation générale, sans contour ni objet, ostensiblement justifiée par une misère sans nom ; l’activisme, un sans-culottisme lyncheur et destructeur. Le discours des révoltés prend, aux solécismes près, les formes de la rhétorique médiatique, ce qui revient à dire que les « gilets jaunes » se conforment à la dogmatique de l’ordre précisément qu’ils cherchent à renverser. Quant à l’addiction à la violence, elle surenchérit sur la violence des banlieues, et en particulier sur les émeutes insurrectionnelles de 2005. De la sorte, il est impossible qu’un ordre émerge de la crise puisque ceux qui provoquent cette crise sont eux-mêmes prisonniers des structures qui sont désormais celles du désordre.

28 janvier. — Je ne suis plus sûr à la réflexion que ma note du 12 janvier sur les « gilets jaunes » ahuris par les médias soit très juste. Certains au moins émergent titubants de la stupeur médiatique et disent bonjour à leurs semblables, tout surpris qu’ils soient leurs semblables. Il y a bien là un retour à la réalité. Et la réalité, c’est l’antagonisme de classe, c’est le séparatisme de la classe managériale – représentant, paraît-il, vingt pour cent de la population – qui a joué l’immigration contre les classes moyennes et les classes populaires, qui ont perdu ce qui faisait la qualité de leur existence, la permanence de l’emploi, des mœurs et des valeurs, et qu’on a insultées et humiliées par-dessus le marché. Si la révolte est violente, c’est parce que la violence est la seule forme d’expression qui reste disponible, puisque tout le reste a été interdit ou ridiculisé. Et en face, l’indignation contre ces gueux est riche d’enseignement. Je me demande ce qu’ont en tête ces commentateurs – ils sont assez nombreux – qui pestent contre les péri-urbains et notent qu’ils ne sont pas les plus pauvres. Faut-il comprendre qu’on pourra continuer à appauvrir les classes populaires aussi longtemps qu’elles seront mieux loties que des primo-arrivants, qui par définition ont laissé leurs biens au pays, et ne possèdent en débarquant que les vêtements qu’ils ont sur le dos ?
Comme le soulèvement a pris pour prétexte l’automobilisme, c’est aussi par là que passe l’activisme. Sur ce plan également, le mouvement est moins incohérent que ne le disent les médias. Si un romancier devait décrire la révolte des « gilets jaunes », la circulation, l’automobilisme, prendrait dans son roman une place singulière, entre la variable économique explicatrice et le pur symbole. La référence routière a donné l’uniforme des manifestants, le gilet jaune de l’automobiliste en panne, et aussi le lieu symbolique du rassemblement, le rond-point (même l’Arc de Triomphe, théâtre de violences et de vandalisme, se situe sur un rond-point). Sur le plan de l’action politique, le premier résultat, avant même les échauffourées urbaines et péri-urbaines qui se succèdent samedi après samedi, est que le parc des radars a été vandalisé. Pire, lorsque la Direction de l’équipement a le toupet de remettre en état les mouchards automatiques, ils sont aussitôt incendiés.
En considérant les choses dans une perspective plus vaste, on paie l’erreur foncière de la politique des transports. Dès lors que les populations petites-bourgeoises s’installaient en périphérie des villes, il fallait établir un réseau de transport léger permettant de relier facilement les bourgs-dortoirs, éloignés à présent de plusieurs dizaines de kilomètres, aux centres urbains, qui sont les lieux de travail. Au lieu de cela, on a fait de la mobilité un élément de la « politique de la ville », et on s’est soucié de désenclaver les banlieues, de sorte que, dans ma ville de Strasbourg, la faune des quartiers ouest, peut, sans changer de rame, aller acheter son tabac à Kehl, de l’autre côté du Rhin, tandis que la classe moyenne, elle, passe deux heures quotidiennes dans les bouchons.

4 février. — La tête de liste des Républicains aux élections européennes est un petit professeur de philosophie dont « l’engagement est ancré dans le catholicisme le plus extrême » pour reprendre le mot, que je trouve très drôle, d’une élue socialiste. Peut-être assiste-t-on à l’émergence d’un petit parti d’intellectuels qui serait au sens propre un parti conservateur, et dont la tâche principale serait de lutter contre l’oblitération civilisationnelle. En ce sens, le « conservatisme » à la française se séparerait de la famille libérale, du fait que cette dernière a pris le relais d’une gauche aujourd’hui disparue, l’activisme gnostique crevant successivement les courants politiques sous lui.

10 février. — Couru sous la pluie et sous la grêle. Au retour, j’ai approché un fauteuil du poêle et, ma foi, je m’y suis établi, avec mon ordinateur et mes bouquins, en me figurant que je devenais une version moderne d’un personnage de Wilhelm Busch.

13 février. — Extraordinaire exposition Fuseli, au Kunstmuseum de Bâle, vue in extremis, comme souvent. Je crois que cette tendance à visiter les expositions au moment où elles vont fermer s’explique chez moi par un trait de caractère, qui est celui du bargain shopper. Certes je ne paie pas moins cher en voyant tardivement une exposition, mais en la voyant dans ses derniers jours, j’ai l’impression de profiter d’un avantage marginal, puisque cette exposition est encore visible pour moi, alors que demain ou après-demain, elle ne le sera plus. Elle ne le sera plus pour les gens à qui je la décrirai.
Füssli, comme il s’appelle dans son pays, est un peintre éminemment littéraire. Mais, dans cette littérature peinte, le choix du peintre est toujours idiosyncratique et ses contemporains s’y perdaient déjà. Dans Milton, c’est le moment où Ithuriel touche de la pointe de la lance Satan, qui, de crapaud qu’il était, reprend instantanément sa forme véritable. Le tableau The Newspaper in the Country illustre le poème de Cowper The Task. Cependant le peintre met en image non la vision initiale, si frappante, du pauvre postillon transi, qui apporte journaux et lettres, mais celle de la soirée d’hiver à la campagne, de la lecture du journal, et du thé pris sur le sofa, au coin du feu, rideaux tirés (c’est précisément de ces vers de Cowper que sort le poncif théiforme : the cups that cheer but not inebriate).

14 février. — Il y a trente ans exactement, une espèce de fakir, plus illettré et plus arriéré que le plus illettré et le plus arriéré des fellahin, prononçait sa fefta contre le roman de Salman Rushdie, The Satanic Verses. Cependant, au prononcé de cette sentence religieuse, les émeutes improvisées par les sectateurs du prophète avaient déjà coûté plusieurs vies. Ainsi la menace du tout-venant des fanatiques apparaît très supérieure à tout ce qui peut émaner de ce qu’on nomme de façon approximative l’« islamo-fascisme », et ce danger est aussi, par définition, beaucoup plus difficile à contenir.
La solution trouvée par les élites occidentales face à cette nouvelle guerre de religion a consisté à appeler l’intolérance tolérance. (« En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots. » Thucydide, 3. 82.) Pour la jeune génération, le passage est fait. Quel que soit le sondage, quel que soit le pays d’Europe, plus on est jeune, plus on juge normal de tuer les gens. Et les 18-24 ans, qui sont les champions de la « tolérance » de l’intolérable, sont les mêmes petits crétins qui, sur les sites pour étudiants, demandent très sérieusement s’il est vrai qu’il est interdit d’avoir chez soi un livre d’un auteur « raciste » comme Barrès (voir l’entrée du 25 février 2016).
Rushdie a été choisi comme cible de façon accidentelle, par des dévots installés en Angleterre, qui employaient leur temps à des concours d’intolérance, dans une lutte de pouvoir à l’intérieur de leur communauté. Cependant ce choix qui tenait à la malchance est devenu exemplaire, puisque le romancier se situe littérairement dans ce qu’un Français appellerait le métissage – de sorte que Rushdie est deux fois victime, premièrement du mirage multiculturaliste, et en second lieu du fondamentalisme, né de l’installation en Occident de contre-sociétés violentes et primitives. Et Rushdie n’a pas été victime des seuls barbus. Il a été, en Occident comme dans le monde musulman, accusé d’« orientalisme », au sens du charlatan Edward Said (la « construction » impérialiste et péjorative de l’islam par les Européens), ce qui était une façon de traduire la fetfa dans les termes d’un fanatisme académiquement correct.

16 février. — Images de la manifestation parisienne des « gilets jaunes ». Une foule reconnaît l’académicien Alain Finkielkraut qui rentre chez lui, et cette foule conspue le philosophe, tandis que des personnes officieuses (des policiers ?) s’interposent et « exfiltrent » la victime émissaire.
(Fort accent maghrébin :) « Eh putain barre-toi, sale sioniste de merde, barre-toi. »
— Sale merde.
— Nique ta mère. (Sic.)
« Palestine, Palestine. »
La caméra cadre ensuite un salafiste, la barbe teinte au henné, agitant son keffieh.
« Sale race... La France elle est à nous, elle est à nous la France.... »
(Constatant qu’il est filmé :)
« Sale raciste... »
(Vérifiant du coin de l’œil que la caméra le filme toujours :)
« Espèce de raciste.... Espèce de haineux, t’es un n-haineux. »
Elles sont, je crois, très révélatrices de la situation politique, ces images, ce « la France elle est à nous », proféré par un salafiste, filmé en plein pogrom, ce « sale race » (sale juif) qui devient instantanément « sale raciste » (sale « islamophobe »), à l’apparition d’une caméra et d’un micro. Car les pogromistes parlent tout à fait couramment le sabir humanitariste.

18 février. — Je suis frappé par la complète incapacité des médias à dire ou à imprimer qu’Alain Finkielkraut a été victime d’une agression antisémite. Tous les éditorialistes sont revenus à la réalité postiche et aux discours convenus, et ont dénoncé « la haine du juif, du musulman, du migrant », en attendant, je suppose, de ressortir les vieux slogans sur les « heures les plus sombres ». Autrement dit, on réaffirme la doctrine fallacieuse du « musulman victime » au moment même où l’« antiracisme » se révèle comme la forme nouvelle et virulente de l’antisémitisme, acculturée à des formulations républicaines.
À vrai dire, je ne suis pas sûr qu’Alain Finkielkraut échappe complètement aux yeux des médias à l’accusation proférée par les apocalyptiques musulmans d’être un « haineux ». Comme toutes les pensées à système, l’activisme victimaire borne son activité à la chasse aux opposants, et justifie son existence par cette persécution. Cependant, alors que les totalitarismes du XXe siècle ont encore besoin de définir l’ennemi en termes de classe (le bourgeois contre-révolutionnaire) ou de race (la contre-race, incarnée par le juif), la doctrine victimaire s’en prend à tout ce qui n’est pas elle, en s’appuyant sur une accusation de « racisme » sortie de ses gonds et devenue universelle, et qui trouve son efficacité dans un renversement polémique : on est « raciste » non quand on exprime une animosité ou un préjugé, mais quand on conteste un privilège victimaire. (Or M. Finkielkraut les conteste tous.)
Signe de la piperie, la relation entre le propos ou le comportement qui fait l’objet de l’accusation et le prétendu attentat victimaire est à la fois complètement arbitraire, cette relation étant inventée pour la circonstance, et soigneusement particularisée – au point qu’on est pratiquement en mesure de fournir les noms et les adresses des prétendues victimes. Les islamistes sont passés maîtres dans ce jeu, et les médias, à force de bourrage de crâne, ont donné une certaine vraisemblance à l’accusation qu’on « tape sur les musulmans » quand on a le malheur d’aborder un sujet qui fâche – mettons le terrorisme islamique –, comme si, en évoquant un tel sujet, on accusait son collègue, ou sa voisine, ou son élève, ou le commerçant du coin, de visées homicides.
Du reste le procédé est généralisé chez les activistes. Illustration du caractère arbitraire : l’accusation d’« homophobie » est systématiquement brandie contre qui s’inquiète du recours aux nouvelles techniques reproductives, comme si cette question devait être privatisée au profit des seules minorités utilisatrices de ces techniques, et devait dès lors échapper au débat, alors qu’elle intéresse par définition la société entière. Illustration de la particularisation extrême : une fois formulée, cette accusation d’« homophobie » se spécifie selon les sujets abordés : si on est contre la PMA, on se voit accuser de « stigmatiser » les lesbiennes ; si on est contre la GPA, on « stigmatise » les gay. Ainsi, chacun est propriétaire de son lopin victimaire.
Le procédé victimaire consiste en somme à employer contre un adversaire politique des mots magiques qui créent une infraction par leur seul usage. De la sorte, des revendications qu’on invente au fur et à mesure deviennent automatiquement des droits, et il devient automatiquement un ennemi du genre humain, celui qui s’oppose à ces droits.
Cet éternel chambardement pose des problèmes épineux aux pouvoirs en place, qui doivent à la fois le justifier et prétendre qu’il n’a pas lieu, qui sont censées le présenter comme un simple rattrapage de droits pour des catégories discriminées, mais simultanément préparer l’opinion à l’idée qu’il s’agit d’un mouvement continu, auto-entretenu, qui ne s’arrêtera pas, dont on ne sait où il mène, et qui ont la tâche délicate enfin d’expliquer que tout cela se justifie par un impératif éthique qui est celui de l’égalité, mais que ce qu’on met en place est précisément l’inégalité de traitement, de droits, de statut, selon la catégorie à laquelle on appartient.
On a inventé pour faire passer tous ces paradoxes un style ad hoc, qui est un pastiche, presque une parodie, du style de l’expert. Il faut tenir pour acquises, et même feindre de tenir pour banales les inventions les plus ébouriffantes. Il faut se déclarer « surpris », il faut trouver « très inquiétant » que l’opposition trouve encore à s’exprimer, comme si elle était, elle, constituée de factieux violents. Nouvel avatar de la chasse aux sorcières, ou simplement forme moderne de la censure, cette hyper-orthodoxie des élites change le paysage intellectuel en une sorte de labyrinthe. On cherche par où passer, comment contourner, comment faire circuler malgré tout une idée politique intempestive.
Cet activisme gnostique a d’ores et déjà provoqué l’effondrement des structures de l’ordre, d’où le soulèvement des « gilets jaunes », au départ jacquerie fiscale, devenu un mouvement d’émeutiers et de lyncheurs. Comme l’écrit Voegelin, « la forme politique de la città corrotta est la guerre civile ». D’où aussi la forme que prend l’activisme islamique sur notre territoire, dont l’aspect le plus dangereux ne tient pas dans les massacres très sanguinolents, mais dans les attaques éparses de prétendus « déséquilibrés », car ce qui s’y révèle est la destruction complète du tissu social. Même effondrement du côté des institutions progressives, dépassées aujourd’hui par leurs nervis, qui s’adonnent, comme leurs modèles fascistes ou nationaux-socialistes, à la chasse au conférencier, interdisent expositions et spectacles.

19 février. — Londres.

20 février. — Soane’s House. Étonnante bimbeloterie d’un architecte et homme de goût (mais je soupçonne qu’il y a plus de moulages en plâtres que d’authentiques reliefs romains). Plus fort, la présence de catacombes dans les profondeurs de la maison, avec des urnes cinéraires – et le clou, le sarcophage du roi Séti.
Tableaux de Hogarth, cycle des élections. Toutes les heures, quand sonne la demi, on ouvre pendant cinq minutes les panneaux des peintures du Rake’s Progress.

21 février. — Exposition Burne-Jones à la Tate Britain. Depuis la mise au jour, en 2015, de lettres illustrées, adressées à May Gaskell, Burne-Jones, le peintre de l’Esthétisme, s’est révélé à nous comme un caricaturiste remarquable qui, s’il l’eût désiré, eût compté parmi les plus grands. Mais il réserva ses caricatures à ses amis et à sa famille. Le critique du Guardian (article du 22 octobre 2018) ne pouvait pas mieux tomber, qui explique à quel point l’art de Burne-Jones est froid et morne (« art that disdains life »). Mais devant la beauté sublimée de l’Art pour l’Art, et devant une peinture narrative ancrée dans la mythologie et le légendaire, une âme progressive se sent envahie par des bouffées de haine, comme, devant les Saintes Espèces, un démoniaque.
The Pirates of Penzance au Wilton’s Music Hall, played in drag. Ce n’est pas du tout outrancier, mais rappelle le principe d’une school performance à l’occasion d’une fête de fin d’année dans une école non-mixte, d’autant que l’accompagnement musical est assuré par un énergique jeune homme qui tape sur un piano droit.
Au terme d’une réhabilitation qui aura coûté quatre millions de livres sterling, ce Wilton’s Music Hall, authentique music-hall victorien du quartier mal famé de Whitechapel, a l’air plus ruiné que jamais, mais il est théâtralement ruiné, comme un décor de cinéma, une sorte de music-hall fantôme. On résumera les choses ainsi : le Wilton’s a été décrépi pour avoir l’air plus décrépit.

22 février. — Journée au British Museum. Exposition I am Ashurbanipal, originale proposition de réhabilitation de Sardanapale, victime posthume du Califat qui, après tout, a détruit Ninive (Ninive est un quartier de Mossoul, capitale de l’État islamique). Mais simultanément, Ninive est revendiquée comme une civilisation de plein droit du monde antique, à l’encontre de l’européocentrisme qui réduisait le monde classique à la Grèce et à Rome.
Dans l’Enlightenment Gallery, vitrine consacrée à la magie. Admiré des objets associés au mage élisabéthain John Dee, une boule de cristal, un disque d’or ayant appartenu à Edward Kelley et portant les signes des quatre tours de garde, trois disques de cire portant le Sigillum Dei Aemeth, un miroir d’obsidienne, objet cultique aztec, qui constitue, comme la boule de cristal, un shew stone (un objet poli, dans lequel on pouvait distinguer des images d’esprits), qui, anecdote curieuse, appartint plus tard à Horace Walpole, qui l’exposait à Strawberry Hill.
Comme j’ai passé autant de temps à regarder les livres à la boutique du British Museum qu’à regarder les artefacts j’ai, pour rester sur ma lancée, fini la journée à Foyle’s.

23 février. — Fait les bouquineries, à Putney Bridge puis à Brixton.
Victoria and Albert Museum, dans les céramiques, puis dans Britain 1769-1900 où, miracle des miracles, je découvre des artefacts de la Great Exhibition de 1851. Comment puis-je retirer tant de plaisir de la contemplation d’une chaise que je connais par le catalogue de la Great Exhibition, reproduit aux éditions Dover ? C’est que j’ai l’impression de voyager dans le temps. Je ne serrerai jamais d’aussi près le XIXe siècle.

24 février. — Eucharistie à Saint Mary’s. Nouvelle journée au Victoria et Albert. Retourné d’abord dans les reliefs de l’exposition du Crystal Palace. Puis contemplé successivement les cartons de Raphael, les fresques de Leyton, une petite exposition sur Beatrix Potter, et les salles consacrées à la peinture, qui sont un petit musée à elles seules. À demi consciemment, je disais au revoir à mon musée préféré – car Dieu seul sait comment se fera le voyage d’Angleterre après le Brexit. Comme, dans ces moments-là, on voit souvent les choses comme si on les voyait pour la première fois, je me suis aperçu à ma grande surprise que le public du Victoria and Albert est féminin aux quatre cinquièmes. Le peu d’hommes que l’on y voit, le dimanche en tout cas, vient en couple.

25 février. — Exposition Peanuts à Somerset House. Le propos de l’exposition – les citations des Peanuts par des artistes contemporains, censées établir l’importance « culturelle » du strip, et peut-être sa légitimité sur le plan artistique – est pour moi dénué d’intérêt. Mais on expose quatre-vingt originaux de strips et de sunday pages, et cette immersion dans l’œuvre amène à conclure que Peanuts est sans aucun doute le strip du XXe siècle qui continuera d’être lu lorsque après que le concept même d’un newspaper strip sera devenu un vague souvenir, exactement comme nous continuons de lire les romans de Dickens alors que le concept d’un roman publié par fascicules mensuels nous est devenu complètement étranger.
Le plus curieux, c’est que le propos transmédiatique est là, dans l’œuvre elle-même, qu’il n’y avait absolument pas besoin des artistes contemporains. Il n’y a qu’à comparer les originaux des strips, qui véritablement sont calligraphiés, et les reproductions en paperbacks, chez Fawcett (version américaine) ou chez Coronet (version britannique), dont l’impression bouchée est pire encore que la pire impression du plus fauché des journaux quotidiens.
En considérant dans les réactions de Charlie Brown ce mélange d’humour et de pathos, qui est précisément ce qui le rend si moderne, j’ai cherché la référence littéraire que j’avais sur le bout de la langue. C’est Kafka, évidemment. On a là, dans deux formes littéraires antipodiques, l’expérience humaine du XXe siècle.
Marché jusqu’à Hyde Park. Longuement regardé le Royal Air Force Bomber Command Memorial. En revoyant ensuite l’Animals in War Memorial (« They had no choice »), j’ai compris pourquoi il m’émeut tant. Ce défilé des animaux, sur la frise, depuis les bovins jusqu’à l’éléphant de guerre et aux colombes, cette avancée sur les degrés du monument des deux mules de bronze, chargées l’une d’un affût de canon, l’autre de caisses de munition, et toutes ces bêtes convergeant vers la brèche dans le monument ; puis, de l’autre côté de ce mur, ayant traversé cette brèche, ce cheval et ce chien sur un gazon, libres, heureux, c’est l’évangile prêché aux bêtes, les bêtes sauvées comme les hommes sont sauvés. On me dira que c’est du sentimentalisme et que c’est théologiquement absurde, puisqu’une bête ne peut pas comprendre. Mais je ne connais pas de chien ou de cheval qui ne comprenne le fait de passer une porte pour aller sur un pré. « Je suis la porte. Si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et il sortira, et il trouvera des pâturages. »
Le soir, vu Agnes Colander de Harley Granville Barker, au minuscule théâtre de Jermyn Street.

28 février. — Séjour londonien parfait, sous un magnifique soleil et une douce chaleur, absolument comme si on avait greffé l’été en plein hiver, mais j’ai ramené une otite barotraumatique et je souffre le martyre.

1er mars. — Les médias européens préparent les opinions au retour d’Orient des muwahhidin. Toute l’Angleterre bruit du cas de cette gamine bangladaise qui a rejoint le Califat, qui désire à présent de rentrer, et à qui le ministre de l’Intérieur de sa majesté a retiré la nationalité britannique précisément pour empêcher ce retour. Les Français ne sont pas en reste. La presse parle de 300 criminels, 300 criminelles, 500 gamins fanatisés à rapatrier.
La chose curieuse, c’est que tout le monde en apparence parle très raisonnablement. Médias et politiques français répètent que ces gens sont un danger, qu’il faut les juger sur les lieux où ils ont commis leurs atrocités, que c’est d’ailleurs ce que dit le droit. Au Royaume-Uni, la déchéance de nationalité est la règle, c’est précisément ce qui a mis le feu aux poudres dans l’affaire de la petite Bangladaise. Seulement tout cela est pour la frime et l’issue ne fait pas de doute.
Dans sa formulation la plus simple, l’argument convoqué en faveur du rapatriement des muwahhidin des deux sexes et de tous âges s’énonce ainsi : les combattant du Califat sont trop heureux de bénéficier de la protection de nos États de droit, eux qui ne trouvaient pas d’insultes assez grossières à l’endroit de nos pays de mécréants, et ceci constitue par conséquent la démonstration de notre supériorité civilisationnelle. Force nous est donc de les rapatrier, précisément pour jouir de notre victoire morale, puisque, en somme, ils se rendent à nos arguments.
Ce qui fait achoppement est que cette victoire morale est complètement illusoire. La petite Bangladaise qui désire rentrer au Royaume-Uni n’a exprimé aucune espèce de regret, sinon celui que le Califat ait perdu sa guerre, et les médias ont été nombreux à relever qu’en réclamant son rapatriement elle se comportait comme la cliente d’une agence de voyage peu scrupuleuse, qui l’abandonnait en pleine brousse. Ceux des criminels qui rentreront poursuivront leur combat, tout en exploitant la culpabilité occidentale née du spectacle de leur souffrance.
Dans une interprétation plus épurée de l’argument médiatique, c’est l’invariabilité de la position occidentale – donc notre fidélité à l’éthique victimaire –, plutôt que l’apparente variabilité de la position des combattants du Califat, qui constitue le nœud de l’affaire. Réduit à son principe, l’argument revient à ceci : la preuve que nous, les bien-pensants, sommes sortis vainqueurs de l’épreuve, c’est que notre position n’a pas changé d’un iota. Nous prêchions la doctrine du « musulman victime », nous prêchons toujours la doctrine du « musulman victime ». Simplement, nous la prêchions à propos de petits voyous de banlieue dont les activités criminelles étaient généreusement subventionnées par les aides sociales obtenues par la pillerie fiscale des classes moyennes, et nous la prêchons désormais à propos d’individus des deux sexes qui se sont rendus coupables au Levant de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, et à qui nous désirons assurer l’impunité de ces crimes. C’est précisément parce que les « revenants » du Califat, dans leur immense majorité, ne risquent rien, ou encourent des peines dérisoires, prononcées par un tribunal correctionnel, que leurs familles et leurs soutiens réclament véhémentement « qu’ils rentrent et soient jugés ».
On retrouve dans les arguments de la « victoire morale » que je viens d’évoquer les moyens tirés d’un monde rêverique que mentionnait Eric Voegelin (The New Science of Politics, ch. 6). Voegelin énumère comme de tels arguments rêveriques, dans un contexte qui était alors celui de la Guerre froide, la désapprobation, la condamnation morale, les déclarations d’intention, les résolutions, les appels à l’opinion publique, la flétrissure de l’ennemi comme agresseur, etc. Il s’agit d’avoir raison en principe. Le philosophe germano-américain parle de l’atmosphère étrange et fascinante d’un asile d’aliénés, ce qui est très exactement l’impression que produit sur moi l’argumentaire contemporain sur le rapatriement de la population califale.

2 mars. — Je notais l’autre jour les caractéristiques de la doctrine progressive – agnosticisme, humanitarisme, activisme – en observant qu’elles s’étaient, chez les « gilets jaunes », radicalisées et simplifiées en obscurantisme, misérabilisme, et sans-culottisme. Mais elles se sont radicalisées aussi dans la pensée de l’élite. Il s’est formé une secte de théoristes, comme dirait Chateaubriand, pour qui l’agnosticisme est devenue de l’apostasie, et l’humanitarisme de l’humanitairerie. Avec l’activisme, ce sont les trois hypostases de la nouvelle religion victimaire, the unholy trinity. Opposés deux à deux, comme deux côtés d’un triangle, ces principes apparaissent comme une alliance de contraires.
– L’humanitairerie combinée à l’activisme ramène à une violence qui se donne pour son contraire, une violence justifiée par les bons sentiments (voir l’entrée du 22 avril 2018).
– L’humanitairerie combinée à l’apostasie amène à une théologie victimaire, la prétendue « sécularisation » de la société correspondant en réalité à une panthéonisation de l’humanité souffrante. L’homme est à lui-même son propre dieu dans toutes les religions séculières, mais le propre de l’humanitairerie est qu’elle est un messianisme : dans la religion des dradlomes, l’humanité souffrante est à elle-même son propre christ.
– Enfin, l’apostasie combinée à l’activisme ramène à la destruction par la violence rédemptrice d’une civilisation coupable d’être elle-même, et qui trouvera son salut en devenant une autre. Car les théoristes ont raison du mystère des choses et tiennent les réponses aux deux questions précisément qui n’ont pas de réponse : pourquoi les choses sont-elles ce qu’elles sont ? et : de quoi sera fait l’avenir ? En bons immanentistes, ils connaissent la cause de l’être du monde et ils sont également en possession d’un savoir eschalotogique sur la fin de l’histoire.

6 mars. — Le Premier ministre a reconnu ce soir une « défaillance » du système de fouille des visiteurs dans les prisons, après qu’une islamiste a fait passer deux couteaux en céramique, à l’aide desquels elle a entrepris, avec son conjoint incarcéré, d’égorger deux gardiens. Or la « défaillance » du système de fouille, c’est qu’il n’y a pas de fouilles du tout, à telle enseigne que l’abaya de la terroriste dissimulait aussi une ceinture d’explosifs (factice). On me fouille, moi, quand j’entre dans un bâtiment administratif, ou quand je prends l’avion, on me palpe, on m’inspecte, sans que personne ne se demande jamais si ce ne serait pas attentatoire à mes droits, si ce ne serait pas inhumain ou dégradant. Mais on ne fouille pas une islamiste radicale quand elle va copuler en « unité de vie familiale » avec un psychopathe converti à l’islam, qui purge une peine de trente ans pour avoir torturé et assassiné un octogénaire, survivant de Dachau.

10 mars. — L’aboutissement de la civilisation progressive, c’est le totalitarisme. (« Totalitarianism, defined as the existential rule of gnostic activists, is the end form of progressive civilization », écrit Eric Voegelin, The New Science of Politics, CW5, p. 195.) Mais le paradoxe de l’actuel régime, et de tous les régimes qui lui ressemblent, et ce qui lui donne sa physionomie propre, c’est précisément qu’il présente tous les traits d’une société totalitaire, alors qu’il fonctionne dans le cadre d’une démocratie pluraliste. L’hyper-moralisation du discours public est à la fois le principe et le symbole de cette spécificité totalitaire dans un environnement non totalitaire. Puisqu’il n’y a qu’une seule direction du bien (de même que, dans les totalitarismes, il n’y a qu’une vérité admise), les opposants, ou simplement les mal convaincus, sont par définition mauvais, et il en découle a contrario que les représentants de la classe dirigeante sont, eux, l’incarnation du bien. Dès lors l’unique question est celle de la réforme morale des réticents. Il n’est plus question de discuter des questions politiques en tant que questions politiques (l’immigration sans frein, le terrorisme sans résistance, etc.), mais uniquement comme des occasions de démontrer la faillite morale des opposants et de les appeler à un sursaut de conscience.
Il n’y a pas de totalitarisme sans propagande, puisque la réalité artificielle doit être continuellement recréée. Dans un environnement pluraliste, c’est l’hyper-communication médiatique qui assure cette mission de propagande. Mais on retombe sur le même paradoxe, puisque cette propagande de pilonnage voisine avec la libre expression des vérités gênantes et avec l’expression tout aussi libre des plus ébouriffantes fadaises. La solution trouvée par les médias pour se faire entendre dans cette cacophonie repose sur une prédication par les événements. Autrefois, une « actualité » avait une valeur informative, même si l’information pouvait être orientée ou biaisée. Désormais, elle est un apologue. C’est cette réduction des faits à des factoïdes à contenu didactique qui fait éprouver que la moindre dépêche d’agence est rédigée par des redresseurs de torts.
Ceci explique que cette morale politique reposant sur les factoïdes aille à l’encontre de la morale élémentaire, puisqu’on justifie telles catégories victimaires, par exemple les nouveaux négriers qui trafiquent les « migrants », ou bien ces « migrants » eux-mêmes, quand ils se livrent à des actes de piraterie, de même qu’on a défendu jusqu’à l’absurde, puis jusqu’à l’abjection, les auteurs d’attentats (« déséquilibrés », c’est-à-dire en dernière analyse « victimes ») et le système doctrinal des auteurs d’attentats (« ça n’a rien à voir »).
Ainsi la morale – au travers de la leçon de catéchisme victimaire – se présente pour les élites progressives comme l’arme miraculeuse. Mais la position est intenable précisément parce que les citoyens ont libre accès à une variété d’informations et d’opinions. Aussi, ceux de nos contemporains qui pensent que le monde d’avant continue, et que les journalistes font ce qu’ils ont toujours fait, se retrouvent-ils en situation de dissonance cognitive et tâchent-ils de la réduire en allant chercher sur des sources alternatives la clé du mensonge.
Cependant – ce point est crucial – la « post-vérité » sous ses différentes formes (désinformation, réinformation, vérité alternative, fake news, etc.) est le produit des médias de masse eux-mêmes, et nullement de la dérégulation des canaux d’information. Elle est une invention des journalistes et non des « populistes ». Voir la source du complotisme dans les réseaux est précisément une thèse complotiste, mais il s’agit ici du complotisme des élites, qui croient fermement à la manipulation de l’opinion par des groupes mystérieux et tentaculaires. Et cette croyance s’explique précisément par le fait que les catégories dirigeantes ne peuvent accepter comme une situation normale la pluralité des opinions.
Au demeurant, les élites ne sont nullement gênées, quant à elles, de proposer des interprétations contre-factuelles. (Exemple récurrent : des agressions homophobes commises par des musulmans auto-institués en police des mœurs sont imputées à l’influence déplorable de La Manif pour tous.) Pire, ces élites s’indignent de l’incrédulité de l’opinion devant des contre-vérités manifestes, car c’est le contenu moral qui prime, de sorte que douter de la version officielle, c’est, à leurs yeux, faire le choix du mal.
En somme, la théorie du complot est un moyen utilisé par la classe dirigeante pour reprocher à la population ses manquements moraux, et la rubrique de « fact checking », devenue universelle dans les médias, permet de reprendre sur nouveaux frais la prédication par les événements. C’est ce qui explique que cette rubrique anti-bobards contienne habituellement des bobards plus gros que ceux qu’elle dénonce, et aussi que cette rubrique adopte un ton qui n’est pas seulement militant (ce qui est contradictoire avec son objet affiché), mais qui est volontiers outrageant. En témoigne ce jingle de France Culture pour son émission de « fact checking » titrée Les Idées claires :

« Un enfant a-t-il vraiment besoin d'un papa et d'une maman ? J. F. K. a-t-il été assassiné par la C.I.A. ? Les aides sociales coûtent-elles trop cher à l'État ? Et bien sûr : les Illuminati contrôlent-ils secrètement la planète ? Théories du complot, fake news, idées reçues et distorsions de l'information, si vous avez le moindre doute, il est grand temps d'avoir les idées claires. Les Idées claires, Nicolas Martin chaque mercredi...  »

Le point remarquable est précisément qu’il ne soit jamais question ici de vérification des faits. Le slogan « si vous avez le moindre doute, il est grand temps d'avoir les idées claires » indique qu’on ne cherche pas à dissiper ce doute par un exposé méthodique ou par une argumentation rationnelle, mais qu’il s’agit seulement de ramener promptement (« il est grand temps ») l’auditeur à la ligne officielle (« avoir les idées claires »). Encore le souci d’endoctrinement s’efface-t-il devant la simple polémique. On ne cherche pas tant à raffermir la foi des tièdes qu’à la boucler aux opposants, la volonté de convaincre, fût-ce en recourant aux amalgames les plus grossiers (les arguments des opposants à la location de ventres relèvent de la théorie du complot, ni plus ni moins que la croyance aux Illuminati), le cédant à la simple volonté d’offenser et d’insulter les « réactionnaires ». Cet étonnant morceau de prose témoigne de l’ébullition passionnelle qui règne dans une cellule militante, où l’on se surpasse dans l’imagination malveillante, et où l’on proclame la vérité officielle avec d’autant plus de ferveur qu’on la sait fausse. Naturellement, des procédés aussi grossiers ne peuvent tromper personne, et le caractère de l’entreprise médiatique qui y recourt (ici, une radio de service public) est moins le totalitarisme que le charlatanisme. Ainsi, la prédication par les événements est une stratégie vouée à l’échec et celui qui la pratique se perd lui-même. Il n’est pas étonnant que la figure du diseur de bien qui, dans la vie réelle, est un salaud, soit en train de devenir un poncif. La prédation sexuelle et le harcèlement moral dans un syndicat étudiant d’extrême gauche, chez les jeunes socialistes, chez les jeunes communistes, chez les « antiracistes » de tous bords et de tous pays, ou dans les rédactions des médias donneurs de leçons, constituent après tout eux aussi des factoïdes, pas moins édifiants que ceux qui sont fabriqués en permanence par ces mêmes officines.

11 mars. — Visite chez l’ophtalmologue. In the land of ZU. Détérioration du champ visuel gauche. Mais on m’a mis pendant l’examen un verre correcteur, qui a pu fausser cet examen.

18 mars. — Le Figaro de ce lundi matin commente les émeutes de samedi sur les Champs-Élysées comme s’il s’agissait d’un match entre émeutiers et policiers, ces derniers ayant fait une mauvaise partie. « Jamais ils n’ont paru en position de force, en mesure d’arrêter le chaos, révélant de graves et inexplicables défaillances tactiques. »

19 mars. — Littérairement, mon centre de gravité coïncide avec un pays qui est l’Angleterre, et une période qui va des années 1880 aux années 1910. Je suis là véritablement chez moi. Les genres et sous-genres qui ont ma prédilection, le roman d’aventures impériales, le roman ruritanien, le récit de « consulting detective », le shocker, le récit fantastique, le roman prophétique, appartiennent tous au romance, développé en réaction au roman réaliste, mal vu dans la prude Albion à cause d’associations avec le naturalisme – de sorte que le théoricien de cette littérature, c’est Stevenson.
Le moindre intérêt de cette littérature romanesque n’est pas que les idées qu’elle véhicule paraissent si éloignées de nos conceptions modernes. Ainsi, les personnages sont ficelés par l’honneur, qui est une chose bien incommode, puisqu’elle les oblige à agir contre leur intérêt, en relâchant leurs prisonniers, en ne sévissant pas, à l’instant crucial, contre un forban, et aussi en allant sans faiblir au devant de leur propre mort, voire en la recherchant délibérément. Je ne suis pas sûr que tous les Victoriens et tous les Edwardiens se comportassent ainsi dans la vie réelle, mais il n’est pas niable que leurs valeurs et les nôtres sont antipodiques.

20 mars. — Le 15, tuerie dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Les médias jubilent. Les « musulmans victimes ». Voilà où mène votre haine. Seulement les médias disaient cela longtemps avant les attaques. Il y avait donc là une persécution en attente de persécutés. On dit par plaisanterie que même une pendule arrêtée donne l’heure exacte deux fois par jour. Mais le journaliste bien-pensant ressemble à un monomaniaque qui exhiberait son gousset à l’heure qu’indique la pendule, et triompherait : « Qui a raison à présent ? Je vous disais que cette pendule est juste. » Le 18, un Turc, peut-être en rétribution, assassine les blancs dans le tram à Utrecht, en épargnant ses coreligionnaires. Le 20, en Italie, un Sénégalais prend en otage les collégiens du bus scolaire dont il est le chauffeur et met le feu, voulant venger ses frères de race qui se noient en traversant la Méditerranée ; par un véritable miracle les carabinieri ont pu faire sortir les gamins du véhicule en flammes.
Les nouvelles sur le front diplomatique ne sont pas plus rassurantes. Après l’attentat de Christchurch, le despote turc, fou de rage, a menacé les Néo-Zélandais et les Australiens qui viendraient se recueillir sur les champs de bataille des Dardanelles de les renvoyer dans un cercueil, comme leurs ancêtres à Gallipoli. Titre du Figaro : « Les propos d’Erdogan choquent la Nouvelle-Zélande et l’Australie. » Et non, comme on l’aurait attendu : « Grave incident diplomatique, etc. » Les choses embarrassantes pour l’islam, l’infatigable complaisance des médias les présente toujours sous l’angle de l’opinion, de la simple impression. (Les Néo-Zélandais sont choqués, mais ils pourraient après tout se montrer moins susceptibles.) Inversement, tout ce qui va dans le sens d’une culpabilité blanche, toujours sous l’angle du fait. Exemple (titre de L’Express) : « En Australie, l’islamophobie s’est progressivement installée. » Et non : « Les musulmans australiens se plaignent de... »,« les musulmans ont le sentiment de... »

24 mars. — L’Organisation de la coopération islamique exige « des mesures concrètes, exhaustives et systématiques » pour lutter contre l’« islamophobie ». Appel aux dirigeants du monde entier à « s’abstenir de toute politique, déclaration ou acte associant l’islam au terrorisme et à l’extrémisme », et – c’est le comble – à « garantir la liberté de culte » des musulmans et à « ne pas imposer de restrictions sur leurs droits et libertés », allusion transparente au voilement des femmes. Si nous voulions perdre cette guerre que mènent contre nous des individus qui vivent au milieu de nous, nous n’aurions qu’à nous conformer à ce diktat qui nous condamne à l’aveuglement et à l’impuissance.
Un point qui me semble inaperçu est que l’accusation d’« islamophobie » recouvre deux notions tout à fait différentes. La première est que les non-musulmans n’auraient aucun droit à critiquer tels aspects de l’islam qui les choquent, ou à dénoncer tels agissements de l’islam qui les menacent (une telle critique, une telle dénonciation, seraient « islamophobes »). La seconde est que les musulmans seraient fondés, eux, à réprouver tels aspects de la civilisation occidentale qui ne leur conviennent pas, car ces aspects, en tant qu’ils les contrarient, sont eux-mêmes « islamophobes ». L’islam a donc accompli cet exploit de coucher dans des termes victimaires l’admiration jalouse qu’il a de lui-même et le mépris hostile qu’il réserve à tout ce qui n’est pas lui.

27 mars. — À l’exposition Blutch, au musée Tomi Ungerer, un strip original de Nancy (Arthur et Zoé), appartenant à la collection de Blutch, strip que j’ai traduit pour le volume Nancy de l’An 2 (je fais parler le petit hillbilly comme un paysan de Molière). Bushmiller a crayonné des mots autour du strip, zoo, toothbrush, etc., et je ne puis douter que le dessinateur ait cherché ses idées par ce moyen des associations libres. Du coup, je me demande si les Américains n’ont pas raison, si cette œuvre en apparence si naïve n’est pas marquée par une sorte de génie systématique.

29 mars. — Le Figaro de ce matin consacre sa une au broyage des lieux de culte chrétiens et à la profanation des poussins, à moins que ce soit le contraire. Il y a quelques mois encore, la dénonciation de la maltraitance animale était l’apanage des militants et la dénonciation du vandalisme dans les églises était réservée aux blogs catholiques.
Plus fort encore, le même journal m’apprend que le président du parti Les Républicains veut un Nuremberg des jihadistes, qu’il faut juger, condamner et incarcérer au Levant. Cela ressemble à mon espoir, au moment de l’invasion de l’Irak, d’un Nuremberg arabe, d’une cour internationale qui eût jugé Saddam Hussein et son régime, et qui, ce faisant, eût exposé crûment ce qu’était la violence ordinaire, la violence normale, la violence sociale constitutive d’une société arabe.
Est-il besoin de le préciser ? Il n’y aura jamais de Nuremberg de l’islamisme. Et aucun gouvernement français ne lèvera le petit doigt pour protéger les chrétiens ou leurs églises. On aimerait mieux encore, je crois, sanctuariser les poussins. Mais du moins les langues se délient, et même, comme on le voit, on se prend à rêver. Ce qui ne marche plus, c’est l’intimidation, c’est l’accusation de « faire le jeu de l’extrême droite », ou d’être passé soi-même à l’extrême droite. Les mensonges les plus systématiquement répétés perdent toute efficacité quand la population fait l’expérience directe de la violence politique. Trente ans de propagande mis à la corbeille à papiers. C’est le grand malheur des gouvernements de guerre.

30 mars. — Il ne me manque que peu de pièces pour compléter le puzzle et comprendre à peu près ce qui nous est arrivé. Deux questions en particulier me turlupinaient :
1. – Comment la pensée progressive, en théorie orientée vers le futur, a-t-elle pu aboutir à une catastrophe qu’on croirait sortie du fond des âges : le désastre migratoire, nouvelle Völkerwanderung ; le désastre sécuritaire, ce bellum sacrum conduit par l’islam sur le sol européen, comme au VIIIe siècle ?
2. – Comment cette pensée progressive, en théorie universaliste, a-t-elle pu devenir identitaire, dès lors que l’identité revendiquée était celle des prétendus « opprimés » ?
Je retire sur ces deux points de précieux enseignements de la lecture des ouvrages déjà anciens d’Eric Maria Kuehnelt-Leddihn, écrivain libéral-conservateur styrien, par ailleurs travaillé, comme tous ses pairs, par des lubies.
Premier enseignement : le caractère transitoire de la pensée progressive (ou du « gauchisme », comme l’appelle Kuehnelt-Leddihn), ce que cette pensée elle-même symbolise à travers les figures du progrès, de la marche, etc., mais qu’un esprit conservateur traduira plus volontiers par le slogan « constamment vers le pire ». Il n’est donc pas si surprenant que la doctrine du « progrès » ait abouti à des programmes qu’on attribuerait plutôt à des fanatiques messianiques.
Deuxième enseignement tiré de Kuehnelt-Leddihn : en dépit de son inlassable affirmation universaliste, la pensée progressive a toujours été identitaire (suffragettes, féministes, militants homosexuels, etc.). L’anti-puritanisme est un trait « gauchiste » directement issu du libéralisme à tendance libertarienne. Il se mélange à des traits « humanitaristes » eux aussi issus du libéralisme. Cependant, dans la pensée progressive, cette poussée libertarienne-humanitariste trouve rapidement sa limite, à cause du désir d’un État tout puissant et de législations punitives, même si celles-ci sont justifiées hypocritement et de façon paradoxale par l’impératif de libération (c’est le moderne : « en finir avec ceux qui s’opposent à l’égalité des droits », sorte d’humanitariste appel au meurtre). La pensée progressive s’est donc convertie aisément à l’identitarisme islamique, et elle a reçu comme une évolution normale, voire comme un facteur de stabilisation, le despotisme mahométan.

2 avril. — À propos de « migrants » devenus pirates, qui se sont emparés du bateau qui les repêchait : « Ils étaient affamés et déshydratés, et beaucoup portaient tous [sic] des traces des tortures subies en Libye. » Le journaliste a d’abord écrit que tous portaient des traces de torture, avant de se raviser, jugeant la ficelle un peu grosse. Ce n’est pas la première fois que je trouve de ces replâtrages.

4 avril. — Peut-être les historiens du futur écriront-ils que, dans les derniers temps du régime victimaire, on a tenté de « dépolitiser le militantisme », qui ressortit désormais au « sociétal », c’est-à-dire à l’évidence. C’est ce qui explique que les militants ne soient pas inquiets le moins du monde devant la tournure des événements. Si l’éditorialiste du Monde ou celui de Libération livraient le fond de leur pensée, ils écriraient que les attentats sont un faible prix à payer pour avoir une société multiculturelle, définitivement coupée de ses racines chrétiennes et prête à accueillir la PMA, l’euthanasie, le véganisme et le reste. Tout cela – y compris le terrorisme populaire – ne se discute pas, ne peut même se discuter, puisque c’est simplement comme cela que l’on vit désormais. Pourtant il s’agit bien de tout chambouler, et dans les moindres détails, jusqu’aux formules de politesse et à la décoration des appartements. Autrement dit, du « sociétal » on passe sans transition à l’utopie totalitaire.
Ce que la doctrine progressive a si piètrement manqué depuis un demi-siècle – révolution ratée de mai 1968 et dépression réactionnelle des années 1970 ; chute du mur et échec du projet communiste à la fin des années 1980 –, elle croit l’avoir atteint sans difficulté, en usant du simple artifice consistant à nier qu’il se pût agir d’un programme politique. Il suffisait de faire ce qu’on disait, sans barguigner, sans demander d’autorisation, dans le complet mépris des lois, en veillant seulement à traiter les opposants d’énergumènes et de canailles.
Autre évolution. Notre faute ne réside plus dans les injustices du passé, injustices que la doctrine progressive avait justement vocation à réparer. Notre faute est simplement de n’avoir pas été dans le passé ce que nous sommes à l’instant t. Autrement dit, le présentisme dénonce et réprime les infractions contre lui-même et impose à l’histoire une sorte de décalage, qui ne se corrige jamais, mais au contraire s’aggrave à mesure qu’on allonge la perspective, puisque, à l’instant t, nous sommes toujours coupables de n’avoir pas anticipé les avancées sociales de l’instant t+1, t+2... t+n.
Cette accusation systématiquement portée par nous-mêmes contre nous-mêmes, quel meilleur témoignage de notre abaissement ? Telle conduite sociale serait-elle tolérée aujourd’hui, tel roman, tel dessin serait-il publié, telle opinion aurait-elle droit de cité ? Le degré actuel de notre fermeture d’esprit, voilà tout ce qui excite encore notre curiosité.

8 avril. — Il y a des jours, comme aujourd’hui, où, pendant la course légère, je fais du neuf et demi et parfois du dix à l’heure. J’ai supposé d’abord que le podomètre se déréglait, ne parvenant pas à croire à pareille prouesse. Mais je compare dans mes notes le temps que j’ai mis sur un parcours identique et il n’y a pas d’erreur. La chose curieuse, c’est que je n’ai aucune explication. Je ne fais ni plus ni moins d’effort, je ne souffle ni plus ni moins (c’est-à-dire que je souffle toujours beaucoup). Surtout, je suis bien sûr que les jours ordinaires, ceux où je fais du huit et demi à l’heure, je serais bien incapable de dépasser cette vitesse, et quand même j’aurais une meute de chiens à mes trousses.

12 avril. — Comme les statues antiques, ils n’ont plus ni bras, ni jambes, et il y a longtemps qu’ils n’ont plus de tête. Il ne reste que des torses. Mais il s’ouvre un œil au milieu de ce torse. Et leur devise pourrait être : « On ne voit bien qu’avec le nombril. »

15 avril. — Je voulais lire sur l’ordinateur l’éditorial du Figaro de demain matin. Au lieu de cela, regardé flamber Notre-Dame de Paris, sur une chaîne de télé sur internet, en ne parvenant pas à en croire mes yeux.
Images de la foule en prière sur les quais de Seine. Ce retour à la réalité, réalité charnelle et réalité spirituelle.

16 avril. — Ce matin, sur les images, on voyait une cathédrale dont miraculeusement l’intérieur semblait intact.
Je suis saisi par cette photographie prise dans la nef, par un robot, au plus fort de l’incendie, montrant la voûte de Notre-Dame, ouverte comme des cieux ouverts, et au-dessus, cette vision, non du paradis mais de l’enfer : un océan de flammes.

17 avril. — Grande ferveur autour de Notre-Dame. Le président lui-même (« il n’y a pas de culture française ») semble transformé.
Cet inexplicable revirement, ce soudain retour national au catholicisme, m’a fait penser que nous sommes un très vieux pays avec ses très vieilles habitudes, incompréhensibles pour d’autres que nous, et que tout ce qui touche la religion, en particulier, est marqué par de perpétuelles contradictions. Ainsi, il existe un quotidien officiellement catholique, mais le vrai journal catholique, c’est Le Figaro, qui est en théorie un quotidien libéral-conservateur proche des milieux d’affaires. L’autre, le journal congréganiste, est en réalité l’anti-Charlie Hebdo. Je n’entends point par là qu’il soit hostile à cette feuille, mais qu’il tient, sur le plan éditorial, la ligne diamétralement opposée. Charlie est anticlérical, quoique inéquitablement, puisqu’il ménage ses attaques contre le judaïsme et contre l’islam. La Croix, elle, aime tous les cléricalismes, encore qu’elle manifeste une préférence marquée pour l’islamisme.
Je reviens à l’incendie. Dans les réactions remarquables, je relève celle de la réacosphère. Pour les réactionnaires, l’élan de ferveur autour de Notre-Dame se ramène à un matraquage médiatique et à des souvenirs touristiques de la classe moyenne planétaire. À leurs yeux, Notre-Dame est une attraction, certainement pas un lieu de spiritualité. Les réactionnaires d’aujourd’hui sont revenus de tout, comme de vieux adolescents. Ils sont réactionnaires, mais ils ne sont pas du tout conservateurs.

18 avril. — Décidément notre époque a un insatiable appétit de symboles, peut-être parce que les événements qu’on n’a pas vécus nous ont touchés quand même, puisqu’on les a suivis en direct sur les écrans, et qu’il faut donc donner à cette expérience par procuration une certaine consistance, précisément au moyen du symbole. Les catholiques ont vu un signe de permanence, d’éternité, dans la grande croix dorée installée par Mgr Lustiger qui, au matin, brillait au fond du chœur de Notre-Dame. Le journaliste de France Culture distingue au contraire dans l’incendie le signe annonciateur de la fin tant désirée du christianisme. Mais trêve d’allégories, l’incendie de Notre-Dame témoigne avant tout de l’impéritie des pouvoirs en place, qui laissent les monuments historiques partir en fumée.
Aujourd’hui la réaction des médias, qui pendant trois jours nous ont montré des catholiques en pleurs, c’est de trouver « bizarre » qu’il y ait tant d’émotion.

19 avril. — Vendredi Saint. Réflexions sur la compacité eucharistique. L’eucharistie, c’est la Pâques du Seigneur, donc le partage avec lui d’un repas, mais c’est aussi la Passion du Seigneur, qui se livre lui-même à nous en sacrifice, et que nous mangeons. Et cette théophagie réalise une intrication réciproque, « demeurez en moi et moi en vous ». Au maximum de la compacité, le corps du Christ, c’est le corps de chair, mort sur la croix et ressuscité, c’est le morceau de pain que nous mangeons (corpus mysticum), c’est l’Église elle-même (nous sommes collectivement le corps dont le Christ est soit le pneuma, soit la tête, pour reprendre deux images pauliniennes).
Ainsi le grand mouvement de la compacité vers la différenciation, dont selon Voegelin la révélation sotériologique est l’aboutissement, il semble qu’il n’opère pas à l’intérieur du mystère, qui conserve sa compacité. On m’objectera certainement que l’Église a rapidement différencié le mythe, que du mystère eucharistique, relevant du surnaturel, puisque « la chose opère à travers le signe » (Lubac), on est passé au régime de l’analogie, ou de la simple allégorie.

20 avril. — Une cathédrale, c’est une croisade vers le ciel, écrit Pierre Nora dans Le Figaro. Mais nous avons mené une croisade contre le ciel. Et nous avons mené une guerre spécifiquement contre les catholiques, assimilés à la « peste identitaire », au point que, dans un ordre politique entièrement fondé sur la dénonciation des  « discriminations », une persécution très cruelle, la profanation des lieux de culte chrétiens, demeurait mystérieusement absente des médias.
Après la ferveur, à cause de la ferveur, il y aura, comme toujours, un retour à la ligne éditoriale, qui est aussi la ligne politique. Seulement nous saurons que nous nous mentons, que nous sommes des chrétiens honteux, que, comme l’expliquait Chesterton il y a maintenant près d’un siècle (dans The Everlasting Man, 1925), nous ne sommes pas assez près du christianisme pour l’aimer, mais n’en sommes pas assez éloignés pour cesser de le haïr.

22 avril. — Ces images qui riment, celle de Notre-Dame dévorée par l’incendie, celle de l’église Saint-Sébastien de Negombo, au Sri-Lanka, dévastée par une machine infernale. Depuis des années, il n’y a plus de fête de Pâques qui ne soit endeuillée par des atrocités. Cela m’a fait réfléchir à l’aspect patrimonial de la violence coranique. Après tout, Al salaf al salih, les pieux ancêtres, c’est l’équivalent musulman du patrimoine – puisque patrimoine, étymologiquement, c’est ce qui rappelle (monere) le souvenir des ancêtres (patres). C’est un patrimoine immatériel, le modèle d’une religion qui se glorifiait d’être guerrière, et qui remportait succès sur succès.
Quant à nous, chrétiens d’Europe, sommes-nous si différents des chrétiens d’Orient ? Nous aussi nous devons composer avec l’islam. Voilà le sens ultime du fameux « bien vivre ensemble », cette condamnation à vivre à côté de nos persécuteurs. La chose singulière, c’est que cette idée de composition est totalement incompatible avec l’idéologie contemporaine, celle de l’hyper-vigilance morale et de la grandiloquence dénonciatrice.

23 avril. — Un ensemble de peuples et de tribus qui représente 5 % de la population mondiale génère 68 % des victimes de guerre, note Tim Mackintosh-Smith, par ailleurs arabophile fanatique, dans l’entame de son récent ouvrage, Arabs : A 3000-Year History. Cette conflictualité des sociétés arabes, c’est précisément au nom des vertus pacifiques – l’ouverture, la tolérance, l’égalité – qu’on nous l’a imposée. Circonstance aggravante, pour que l’opération réussisse, il fallut d’abord nous dresser à avoir honte de nous-mêmes, sans quoi le chantage à la tolérance fût demeuré sans effet. Un paradoxe supplémentaire est que cette attitude d’irénisme et de repentir reposait sur un fond chrétien. S’imaginait-on adresser à un Japonais, à un Persan, cette accusation : « Votre histoire n’est qu’une collection de forfaits, votre civilisation entière se résume à cette unique caractéristique qu’est votre incapacité de vous ouvrir à l’Autre » – et obtenir du Japonais, du Persan, qu’il batte sa coulpe ? Il y a donc eu une exploitation très intelligente du christianisme contre lui-même – d’un très mauvais, d’un abominable christianisme. Il n’est pas surprenant qu’on ait employé pour désigner ce reniement commandé de notre histoire et de notre civilisation, un mot chrétien, le mot de repentance. Et on a par-dessus le marché accompli cette prouesse de chimie politique de mélanger ce christianisme faussé à du gauchisme : dichotomie fondatrice entre les « victimes » et les « oppresseurs » ; indignation comme unique moteur politique ; croyance au caractère rédempteur de la violence.

25 avril. — Dans Le Figaro, ce très beau slogan réactionnaire, attribué à Viollet-le-Duc : « Le premier et inflexible principe sera de ne pas innover. »

26 avril. — Les réseaux sociaux, pour qui s’y branche pendant une heure, c’est en apparence la guerre des vertueux contre les « haineux ». Cependant cette première impression est trompeuse, car l’injonction continuelle au « respect » voisine avec l’invective et avec l’injure la plus basse, et le paradoxe est que les plus vertueux sont précisément les plus menaçants. Cela est admirable résumé par cette formule d’un quidam, où l’on aurait tort de voir de l’ironie : « Non à la haine ! À mort ! À mort ! »
D’un autre côté, il y a ici, simplement poussée à la caricature, la politique telle qu’on la pratique en régime victimaire, autrement dit l’intolérance qui prend le masque de la tolérance, ce que résume cette autre formule, mais d’un politicien, celle-là : « Vos propos sont en contradiction avec nos valeurs d’inclusion, je demande votre exclusion. » Les réseaux présentent en somme le tableau d’un débat politique où la posture victimaire – le fait de se déclarer offensé et de réclamer la condamnation, ou l’exécution, de l’interlocuteur – est devenue l’attitude par défaut, et s’assimile au simple code social. Sur les réseaux, la politesse consiste à réclamer la mort de l’opposant.
Quant à la langue qui est créée, elle est strictement utilitaire. Elle sert à s’entre-insulter. Son unité constitutive n’est ni le mot ni la phrase, mais cette sorte de mot-phrase, manié d’un bloc, qu’est le slogan.
Il faut ajouter, pour compléter le tableau, la monomanie et le gâtisme. Ainsi, quand la dispute inclut des femmes, il vient invariablement un moment où le contradicteur est accusé d’avoir proféré des menaces de viol. De sorte que des activistes qui, emportées par l’enthousiasme religieux, se sont réjouies d’un attentat, ayant gardé un silence prudent d’une semaine (ou ayant été interdites de réseau pendant cette durée), publieront à leur retour, pour se justifier et pour répondre à leurs détracteurs, de longues tartines moralisatrices où elles expliqueront que ces détracteurs les ont menacées de viol. Et ces tartines en généreront automatiquement d’autres, tout aussi interminables, de militantes spécialisées, dont c’est l’unique activité, et qui rappelleront que le viol est une abomination, une arme de guerre, etc.
Dernière remarque. N’en déplaise à ceux qui soutiennent que les réseaux entretiendraient les biais de confirmation, autrement dit, qu’on n’y trouverait que l’amplification de ses propres idées, j’ai observé qu’on y est, tout à l’inverse, bombardé par de la propagande idiote, qui va à l’encontre non seulement des valeurs que l’on chérit, mais à l’encontre de la simple décence, et à l’encontre du plus élémentaire bon sens. Et le plus stupéfiant est que cela émane de gens qu’on connaît, plus ou moins vaguement, dans la vie réelle.

6 mai. — Lu dans Le Figaro : « Cinq grandes extinctions ont déjà eu lieu sur la Terre depuis 500 millions d’années. Nous faisons le point. » Puisque tout est devenu journalisme, voilà que le journalisme « fait le point » sur les ères géologiques.

7 mai. — Un producteur de France Culture, lisant l’annonce de l’émission de Brice Couturier : « Tocqueville et... Hippolyte Taine ont montré... » Et le nom de Taine, sur quoi bute notre orateur, rime avec Wayne, peut-être parce que le producteur le croit américain, puisqu’il sait (et à cela s’arrête sa culture) que Tocqueville a écrit De la démocratie en Amérique.
Il y a quelque chose de douloureusement comique dans cette radio de service public, normalement dévolue à la culture, dont les animateurs ignorent jusqu’à l’existence des auteurs du passé, et entendent leur nom pour la première fois quand ils les écorchent. Pour qui écoute cela de sa province, l’impression produite n’est pas celle d’une décadence, mais celle d’une révolution. Il y a eu une Machtergreifung et l’ordre nouveau a mis aux postes-clés des hommes sûrs, mais qui, auprès de l’auditeur moyen, ne peuvent longtemps faire illusion.

17 mai. — Je crois que c’est le dernier point « théorique » qui me turlupine, mais c’est aussi le plus épineux. Il ne porte pas tant sur le degré de notre compromission que sur la nature de cette compromission.
La thèse dominante, du moins dans les milieux conservateurs, est que les islamistes ont détourné l’« antiracisme » contre les démocraties. Et le corolaire, c’est que les avant-gardes progressives ont donné dans le panneau. C’est ce que veulent dire les éditorialistes du Figaro quand ils notent que le communautarisme islamique « instrumentalise le langage des droits ».
Cela peut certainement se défendre. Ces militantes du voile qui forcent les portes d’une piscine et qui se baignent en burqa, au mépris du règlement, se décrivent comme de nouvelles Rosa Parks, et expliquent que, pour la première fois, grâce à leur action militante, elles ont pu se baigner. Or nul n’empêche évidemment ces femmes de se baigner. Ce sont elles qui refusent de se mettre en maillot. Ces musulmanes raisonnent donc à la manière d’enfants capricieux – « Si je veux me baigner, je ne peux pas ; donc je suis discriminée » –, alors qu’une description plus objective de leur situation de leur propre point de vue serait la suivante : « Le règlement municipal m’empêche d’accéder au bassin, puisqu’il m’obligerait à me mettre en maillot, ce que ma religion m’interdit. » Autrement dit, on se trouve devant une double condition (« si le règlement m’oblige à me dévêtir pour me baigner et si le Coran m’interdit de me dévêtir, alors je ne peux pas me baigner »), c’est-à-dire devant un conflit de normes. Et de ces deux normes, c’est la première, c’est le règlement municipal, qui doit céder, la seconde, la loi coranique, demeurant intacte. Pour parler exactement, ces femmes veulent faire passer la loi d’Allah avant la loi des « Français ». Certes on peut paraphraser cela sous la forme : le règlement municipal m’interdit l’accès au bassin parce que je suis musulmane, et prétendre qu’il y a là un analogue des lois de ségrégation de type Jim Crow. Mais une telle description est purement polémique. Un règlement qui interdirait les piscines aux musulmanes, ou à toute autre catégorie, serait immédiatement attaqué pour excès de pouvoir. Quant à l’auteur de ce règlement, il relèverait du tribunal correctionnel. Conclusion inescapable : ce que ces femmes appellent « mettre fin à une discrimination », se ramène à imposer l’ordre islamique. On peut donc dire en effet, en employant la formule des éditorialistes du Figaro, que ces femmes instrumentalisent le langage des droits de l’homme.
Mais d’un autre côté, on peut arguer tout aussi valablement que la mauvaise foi militante fait partie de l’arsenal victimaire et que l’islamisme s’intègre dans le schéma général. Le truc – je le notais l’autre jour – consiste à inventer un droit ad hoc, à s’étonner d’en être privé, et à réclamer véhémentement la fin de cette « discrimination ». Dans l’exemple des militantes voilées, le droit inventé pour la circonstance est celui de se baigner toute habillée, droit dont on se déclare privée par le règlement municipal. On proteste alors que la piscine « est interdite aux musulmanes », et on réclame l’abolition du règlement municipal au titre de la non-discrimination.
À examiner les choses à cette aune, il n’y a pas d’instrumentalisation, il n’y a pas d’artifice, pas de pastiche, mais une traduction – des dradlomes à l’islamisme et de l’islamisme aux dradlomes – qui s’opère de façon rigoureuse, terme à terme. Le « langage des droits », c’est l’islamisme même, qui s’exprime dans une terminologie progressive.
Mais le corolaire, dans ce cas, c’est que les élites gnostiques ne peuvent que donner raison à l’islamisme, comme elles donnent raison à toutes les causes victimaires. Le gnosticisme communie avec l’islamisme, comme il communie avec tous les extrémismes « sociétaux », jusqu’à l’extrémisme alimentaire (activisme des « végans » dirigé contre les bouchers). Ainsi, en dernière analyse, l’affirmation que les islamistes instrumentalisent le langage des droits est elle-même manipulatrice (elle dissimule la nature des dradlomes).
Je ne suis cependant qu’au début de mon examen, car un doute subsiste, non sur la coïncidence des doctrines, mais sur la coïncidence des desseins. Mon appréciation spontanée de la situation – en témoignent les notes prises dans ce journal au fil des événements –, c’est que les élites gnostiques étaient animées par la volonté d’effacement de notre histoire et de notre culture, et que l’islam est venu occuper la place libre. Autrement dit les activistes gnostiques se seraient comportés comme un groupe de soutien à l’islamisme mais ils n’auraient pas forcément voulu l’islamisme. Je penche pour la thèse circonstancielle, contre la thèse intentionnelle. Seulement je ne suis pas sûr de ne pas faire trop bon compte à nos élites.
Pour tâcher d’y voir plus clair, j’ai imaginé de dresser une liste de caractéristiques de la pensée progressive, par opposition à la pensée conservatrice. Une telle liste, que je présente sans ordre particulier, comporterait, parmi beaucoup d’autres, les items suivants (mes oppositions sont naturellement simplificatrices et il va de soi qu’un progressif ou qu’un conservateur en chair et en os n’adhère pas à l’ensemble de la liste) :

Pensée progressive v. Pensée conservatrice

Progrès v. Tradition
Lutte pour les droits v. Harmonie sociale
Égalitarisme v. Hiérarchie
Cosmopolitisme v. Patriotisme
Universalisme v. Particularismes
Abolition des frontières v. Importance des frontières
Contractualisme v. Naturalisme
Centralisation v. Décentralisation
Théorie v. Pragmatisme
Monisme v. Pluralisme
Certitude v. Doute
Matérialisme v. Spiritualisme
Les Lumières v. La Grèce, Rome, le christianisme
Antireligieuse v. Religieuse
Origine sociale du mal v. Origine humaine du mal
Permissivité v. Rigorisme
Discrimination positive v. Méritocratie
Ville v. Campagne
Islam v. Christianisme
LGBTQI+ v. Famille traditionnelle
Sans-frontiérisme v. Contrôle de l’immigration
Anti-fascisme v. Anti-terrorisme

Pour ce qui relève des rapports avec l’islam, les items du côté de la pensée progressive révèlent des contradictions (cette pensée est foncièrement irréligieuse, mais les élites progressives tombent en extase face à la religion du prophète). Ils trahissent aussi une extrême bénévolence envers la contre-société musulmane installée en Europe, à qui on fournit excuses (croyance en l’origine sociale de la délinquance) et passe-droits (discrimination positive). Enfin, la liste contient des caractères qui rapprochent intellectuellement, la pensée progressive et le musulmanisme (prédominance de l’idéologie, monisme, certitude de détenir la vérité). Mais d’autres items traduisent des visions du monde tout à fait incompatibles. Par exemple les sans-frontiéristes, qui prétendent qu’il n’y a pas de culture française (ni d’aucune autre nation), que notre histoire entière (et l’histoire universelle) se résume aux migrations, sont en porte-à-faux avec l’islamisme qui, lui, croit très fermement aux identités, et qui – quoiqu’il s’en défende – envisage la migration comme une conquête, conquête qui est religieusement prescrite.
En somme, la modernité sans frein, comme l’appelle Voegelin, est islamo-compatible sur de nombreux points, mais ne l’est pas du tout sur d’autres. Et c’est parfois sur les points où elle est le moins compatible avec l’islam qu’elle a le plus servi l’islam, par exemple par la définition purement contractualiste de la société et de la nation.
Ce qui fait la bizarrerie de l’engagement en faveur de l’islam, c’est qu’il semble opérer de façon purement négative, comme une série d’interdictions (de remettre en cause les visées de l’islam, de critiquer l’islam, d’associer l’islam au terrorisme, etc.), justifiées, dans le logiciel « antiraciste », par le principe de « non discrimination », et assorties d’un chantage victimaire.
Mais d’un autre côté, ces demandes négatives ont un caractère absolu. L’intransigeance des gnostiques est celle de fanatiques. Le régime d’interdiction qu’ils imposent est normalement le corolaire d’un despotisme. Le moyen de coercition dont ils usent – l’accusation de « racisme » – est celui d’un totalitarisme :  une fois que l’accusation est portée, il est impossible de s’en laver, et elle fait passer automatiquement dans la catégorie des innommables.
D’autre part, toutes ces interdictions ne tardent pas à s’inverser en normes positives, amenant à formuler des droits dont nul n’avait jamais entendu parler, tels le droit au respect, le droit à ne pas être choqué dans ses convictions religieuses, etc. Or ces prétendus droits ressemblent beaucoup à des reformulations des attentes ou des exigences musulmanes dans un langage adapté au juridisme des « droits de l’homme ».
Cette fabrication de normes produit à son tour des conséquences politiques. Comme l’interdiction de la critique s’est inversée en droit à la flatterie, il faut flatter toujours, et on finit par prendre le parti des oppresseurs, et celui des conquérants. On censure comme un fait très embarrassant, et jusque dans les programmes scolaires, cette banalité que l’expansion musulmane des premiers siècles de l’hégire s’est accomplie à la pointe du sabre. On décrit l’occupation musulmane de la péninsule ibérique comme un âge d’or, non seulement pour le conquérant, mais encore pour les peuples soumis.
Sur ce plan politique, nos relations avec l’islam peuvent se résumer à trois mots : lâcheté, laxisme, déni. On tolère les financements étrangers qu’on interdirait pour toute autre obédience ; on négocie avec des institution de l’islam de France (dont on a favorisé la création précisément pour disposer d’un interlocuteur institutionnel) en faisant mine de ne pas voir que ces institutions défendent l’ordre juridico-politique islamique, qu’elles sont toutes islamistes, selon nos propres définitions ; on ment à la population et on se ment à soi-même sur l’existence même des phénomènes, sur leur nature, sur leur ampleur ; on pratique la censure, on s’abat sur les opposants.
Ma théorie spontanée – coïncidence des doctrines, absence de coïncidence des desseins – apparaît donc à l’examen bien fragile, dès lors que des injonctions posées initialement dans des termes purement négatifs (interdiction de la critique) entraînent des conduites positives et qui prennent un caractère systématique. L’extrême déférence débouche dans la compromission, c’est-à-dire précisément dans une coïncidence des desseins.
Quand cette coïncidence des desseins est-elle indiscutable ? La réponse est : quand nous enfreignons nos propres principes. Mais voici un nouveau paradoxe. Comme on a présenté le problème dans des termes uniquement négatifs (ne pas critiquer l’islam), on n’a jamais été amené à introduire dans cet examen les valeurs occidentales, ou simplement le point de vue occidental, ni par conséquent à prendre acte de leur non-coïncidence avec les valeurs islamiques, avec le point de vue islamique. Je reviens toujours à l’affaire des caricatures de Mahomet, en 2006, parce que la conversion intellectuelle y est flagrante chez ceux-là même qui défendaient les caricaturistes, puisqu’ils parlaient de « blasphème » (même si c’était pour revendiquer un « droit au blasphème »), validant donc implicitement l’ordre juridique islamique (même si c’était pour le contester).
À l’heure actuelle, c’est le concept d’islamophobie, proposé par les entrepreneurs identitaires et accueilli avec enthousiasme par les factions progressives, qui témoigne de la façon la plus caricaturale de cet enfermement dans la mentalité islamique. Les critiques relèvent que ce concept « instrumentalise » lui aussi la lutte contre le racisme en postulant un racisme spécifiquement dirigé contre les musulmans. Mais dans l’esprit de ses inventeurs communautaires il s’agit de criminaliser une opposition dirigée contre les manifestations extérieures d’une religion-civilisation. En particularisant la critique de l’islam, le concept d’islamophobie installe a backdoor blasphemy law, selon l’heureuse formule d’une lettre ouverte adressée au ministre de l’Intérieur britannique, le 15 de ce mois. (En effet, le gouvernement de sa Gracieuse Majesté a été à deux doigts d’adopter une définition officielle de l’islamophobie et n’a reculé que parce qu’il s’est rendu compte que sa propre législation réprimant le terrorisme et la propagande jihadistes tombait dans le champ de l’« islamophobie ». Peu s’en fallut donc que, après avoir profité de lois laxistes pour prêcher impunément la guerre sainte et l’assassinat de masse, les radicaux britanniques comme Anjem Choudary fussent au moment opportun protégés contre leurs victimes par une législation inverse, qui criminalisait la simple mention de la violence islamique.)
La conversion intellectuelle à l’islam a été facilitée par trois traits caractéristiques des mentalités progressives :
– Primo, le militantisme. La direction des consciences passe avant la pensée rationnelle. Il s’agit de dire le bien, non de dire le vrai.
– En second lieu, un certain élitisme, basé sur l’idée que la perception commune est fausse, et que la distinction de l’élite tient justement dans le fait qu’elle n’est pas dupe de ce qui, apparemment, saute aux yeux.
Les deux ensemble, la certitude d’être plus malin ajoutée à l’aveuglement militant, ont abouti à un refus de voir ce qui crevait les yeux (le fameux « déni de réalité » pointé par les réactionnaires), à commencer par l’installation de la contre-société musulmane dont, à présent qu’il est trop tard, nul ne conteste plus l’existence.
– Tertio, étroitement lié au militantisme et à l’élitisme, mais qui constitue pourtant un trait distinct, la fausseté. Il s’agit, face à la civilisation nouvelle venue, de céder sur tout, tout en niant qu’on cède et même en niant qu’il y ait rien à céder ou sur quoi céder, et en réagissant, si le contradicteur insiste trop, par un « mais de quoi parlez-vous, enfin ? » incrédule et furieux.
La plus stupéfiante de ces dénégations porte sur la réalité même des attaques terroristes, et on s’est tellement obstiné dans le déni que désormais, à chaque nouvelle frappe, la réaction instinctive de l’opinion n’est pas : « Encore une » ou : « Ça continue », mais : « Vous voyez bien que si. » Je crois également sans précédent dans notre histoire politique qu’un pouvoir ait réagi à une campagne d’atrocités en faisant la morale à la population qui en était victime. Pour finir, on a instauré au profit de l’islam ce qu’un banquier appellerait des dates de valeur. À chaque attentat, on observe, au fil des heures puis des jours, les même retranchements dans des précautions successives. On ne peut « pas parler d’attentat à l’heure qu’il est » ou « la piste de l’attentat est exclue », puis, quand il faut se résigner à l’attentat, « pas de conclusion hâtive » sur ses auteurs, puis, quand il faut se résigner aussi sur les auteurs, on  « s’interroge sur leurs motivations », qui sont même « énigmatiques ». Il y a désormais, pour admettre qu’un attentat est un attentat, un interminable protocole, qui est en réalité un protocole diplomatique.
Je résume et je conclus. À la question que je me pose – les élites progressives sont-elles, face à l’islamisme, dans un rapport de connivence, ou n’y a-t-il dans leur attitude que l’effet des circonstances ? – la réponse est double. Je relève d’une part une identité de structure (coïncidence des doctrines) : la production discrétionnaire de droits au moyen de la plainte victimaire. La pensée progressive et la pensée islamiste sont parfaitement conformes, l’unique différence étant que les élites gnostiques voient dans cette création infinie de droits la condition d’un éternel progrès, et que les barbus y voient l’instrument d’une Gleichschaltung islamique. Je relève en second lieu chez les élites gnostiques, sur ce même fondement victimaire, un permanent chantage à l’intolérance et, partant, une interdiction radicale de toute critique de l’islam. Ce chantage permanent, nonobstant son caractère ostensiblement défensif, aboutit à la création de normes nouvelles, qui sont autant de privilèges accordés à l’islam, ce même caractère négatif permettant par ailleurs de ne jamais aborder la question des valeurs occidentales dont on fait litière. Si la politique de compromission qui en résulte s’étaie sur des attitudes mentales progressives (militantisme, élitisme, mauvaise foi), l’empressement pour le vainqueur provisoire conduit, dans un paysage intellectuel désormais dominé par l’islam, au mimétisme de la pensée et des attitudes (coïncidence des desseins).
Il n’y a donc pas d’« antiracisme dévoyé » par les perfides islamistes, n’en déplaise aux éditorialistes de droite (pas « d’instrumentalisation de la victimisation par les partisans de l’islamisation », pour reprendre l’ahurissant sabir contemporain). C’est l’« antiracisme » lui-même qui produit ce qu’il est censé combattre : la différence de traitement, le privilège, l’injustice, la discrimination, et finalement la violence.
Du côté des élites européennes, il n’y a pas de ténébreux complot, ni de projet arrêté d’islamisation de l’Europe, n’en déplaise aux « populistes », pour l’excellente raison que la doctrine victimaire n’a pas de finalité assignée. À telle enseigne qu’elle est invoquée par n’importe qui pour réclamer n’importe quoi (encore une fois, elle est invoquée par les « végans » pour persécuter les bouchers). Nos élites se sont donc épargnées l’infamie d’un pacte diabolique, analogue à celui que signèrent les collaborateurs de l’empire national-socialiste. Cependant je ne suis pas sûr à la réflexion que cette absence d’intention criminelle soit une si bonne nouvelle. On n’aura pas eu besoin de grand chose pour assurer le triomphe de l’islamisme, il aura suffi des codes de l’« antiracisme ». Les islamistes savaient, par intuition ou par expérience, que les héritiers, même ingrats, d’une civilisation chrétienne ne reviendraient pas à l’obscurité d’Allah et de son belliqueux prophète. Les barbus ont donc très intelligemment cherché une idéologie qui servît l’islam, mais qui ne fût pas l’islam, en monétisant pour ainsi dire leurs propres caractéristiques psychologiques, vanité et égocentrisme, susceptibilité exacerbée, tendance à se plaindre et à se considérer en victime, inacceptation de la critique et refus ferme du dialogue. Faute de sacraliser l’islam, on a sacralisé ce que nos moralistes appelaient autrefois la petitesse d’âme et que ces gens appellent, en parlant d’eux-mêmes, « la mentalité ». Cela a donné l’« antiracisme » et les dradlomes.
Je ne prononce pas sur des cas particuliers, sur des émules de Verloc, le personnage de The Secret Agent de Conrad, opérant dans tel média, dans tel organisme public, dans tel département universitaire, dans tel mouvement politique. Au reste, la question n’a guère d’intérêt à mes yeux, tant l’atmosphère générale est celle du fatalisme et du renoncement. Un homme de gauche a l’air de parler très raisonnablement jusqu’au moment où il arrive à l’islam, au terrorisme, aux sociétés musulmanes, etc., et on se rend compte soudain qu’on a affaire à une espèce de maniaque. Mais c’est un maniaque paisible, résigné, un philosophe de l’impuissance.
Le programme du « changement de civilisation » dans son ensemble peut s’interpréter comme un programme de l’impuissance et il est significatif qu’à l’idée de progrès se substitue progressivement dans le discours public celle d’apocalypse. Il s’agit désormais de céder au malheur en disant : « Très bien. » Le terrorisme populaire s’insère très logiquement dans un tel ensemble.

22 mai. — Trente six heures de pluie battante. J’ai pris hier mon exercice sur le tapis de course, mais j’ai dû faire sans le vouloir des imprudences car les douleurs thoraciques étaient cette nuit si fortes que je me suis demandé si je ne refaisais pas un infarctus.

23 mai. — Lente amélioration du côté des douleurs. Cet exercice sur tapis roulant est rigoureusement anti-physiologique. Le corps ne sait comment réagir puisqu’il se croit immobile. On sollicite des muscles qu’on ne sollicite jamais. Ajouter que, même fenêtre ouverte, on est dégouttant de sueur au bout de quelques minutes et que s’essuyer oblige à de nouvelles contorsions, qui multiplient les « faux mouvements ».
Je me suis récompensé de ne pas avoir refait d’infarctus en faisant à petites foulées mes promenades préférées, mises bouts à bout.

24 mai. — Dans un entretien de 2017, propos de la démographe Michèle Tribalat sur Charlie Hebdo : « Si la caricature peut coûter la vie sur un sujet seulement, alors cet art très français est définitivement mort. Son pouvoir de transgression s’éteint car il ne peut alors s’exercer que sur les cibles qui y consentent et refusent l’usage de la violence. »

30 mai. — La liste Les Républicains conduite par mon petit professeur de philosophie dont « l’engagement est ancré dans le catholicisme le plus extrême » n’a fait que 8,5 % aux élections européennes. Voilà douché mon espoir de voir émerger en France un parti conservateur. Cependant – c’est après tout le point essentiel – le conservatisme a gagné la bataille intellectuelle. Il n’y a désormais de penseurs, ce qui mérite d’être appelé penseurs, que de ce côté-là. En face, on tient le pouvoir, on tient les médias, mais on fait de la communication, c’est-à-dire de la propagande. Et on a l’opinion contre soi.

31 mai. — Coquetelle du festival Strasbulles, sur la place Kléber, consorting with the fine fleur.

1er juin. — Corrigé sept copies avec méthode et efficacité. Commande de dix-neuf romans de Rider Haggard dans des éditions anciennes. Déjeuné avec Philippe Morin. Fait le tour des stands du festival Strasbulles. Un illustré de mon enfance, vieux d’un demi-siècle, coûte sensiblement le même prix que l’édition originale d’un roman de Rider Haggard, vieux de cent vingt ans. Cela me plonge dans un abîme de réflexions.

2 juin. — Couru sous le cagnard, sans en être particulièrement affecté, mais je paie mon imprudence de crampes nocturnes.

13 juin. — Sondage du jour (Yougov). Il n’y a plus désormais qu’un quart des Français qui déclare faire crédit aux médias. Personne ne croit plus aux nouvelles parce que personne ne croit plus aux bobards. « La crédulité est une mère que sa propre fécondité étouffe tôt ou tard », écrivait Bayle. On pourrait en faire un dessin éditorial à la mode d’autrefois : on verrait un vieil arbre, entouré et étouffé par ses propres surgeons. L’arbre serait étiqueté « media » (« les médias ») et les surgeons « fake news » (« bobards »).
C’est est donc fait des vérités de salles de rédaction, des « décodeurs », des « journalistes militants », des sentimentalistes, des émotionnalistes, des punctilistes (les partisans du « point médian »), de toute cette tourbe de radicaux et de faussaires.
Je m’étais naïvement imaginé après les grands massacres de 2015-2016 que, cette position de gardien de la morale étant devenue intenable, les médias se désengageraient, d’autant que les journalistes ont interprété l’attentat de Charlie comme touchant des confrères. Mais non, c’est l’inverse, les journalistes se sont radicalisés en même temps que les islamistes.
Naturellement, il n’y a jamais eu aucune raison valable de ramener l’intégralité des normes de la conduite morale à l’unique impératif de l’« ouverture à l’Autre ». Il y avait là une pure manipulation. Manipulation au profit de qui ? Poser la question, c’est y répondre. Mais ce que l’affaire a de cocasse, c’est que dans la situation actuelle de guerre par petits morceaux, cet épouvantail de l’« antiracisme » cesse de faire peur, non pas du tout parce que l’état de guerre nous commanderait de haïr l’adversaire, ni parce que l’état de guerre révélerait quelque dysharmonie violente, quelque incompatibilité foncière entre les belligérants, mais simplement parce que la question des préjugés qu’on entretient ou qu’on n’entretient pas est sans aucune incidence sur le conflit. Le « racisme » au sens vulgaire (dirigé contre « les arabes ») est hors de cause dès lors que la question est politique ; c’est la distinction de Karl Schmitt entre le polemios et l’echthros : on n’a pas d’animosité particulière, d’echthra, contre l’ennemi politique, le polemios ; il se trouve qu’on se fait la guerre. Le « racisme » au sens atmosphérique ou gazeux (la vision péjorative de l’islam, l’« islamophobie ») est également hors de cause. L’islam pourrait être une civilisation absolument supérieure à la nôtre, cela ne changerait pas la question d’un iota. On se fait toujours la guerre.

20 juin. — Revu White Zombie (1932) des frères Halperin, bien supérieur au souvenir que j’en avais gardé. (Il y a aussi qu’une copie correcte – vue sur la Toile – rend justice au film davantage que la copie déplorable je possédais en DVD.)
White Zombie ne souffre que de deux défauts. Premièrement, le film a l’air d’être fait avec des morceaux d’autres films, impression qui est beaucoup aggravée par la réutilisation des décors. Ainsi, dans le château gothique du sorcier vaudou, le balcon d’où la belle zombifiée appelle son époux est celui de Hunchback of Notre-Dame (1923). De là, on descend par les escaliers de Frankenstein (1931) dans la grande salle du château, où l’on reconnaît des bouts de décor du Dracula de Tod Browning (1931), la rambarde de pierre de l’escalier, l’immense verrière. Du coup, on a l’impression déroutante, chaque fois qu’on ouvre ou qu’on ferme une porte, de changer de film.
Le deuxième problème est que White Zombie est un de ces films du début du parlant qui semble souffrir de surdité et qui ne s’entend pas lui-même. De ce fait, le film hésite entre la pantomime hiératique du cinéma expressionniste et la temporalité théâtrale du cinéma parlant, et ne parvient à restituer convenablement ni l’une ni l’autre.
Ces hésitations filmiques s’étendent au sujet. Il semble qu’il existe deux classes de zombies. Les zombies prolétaires sont des malheureux qu’on exploite post mortem en les faisant trimer dans l’usine de canne à sucre, et qui sortent du livre sur Haiti du sataniste et charlatan William Seabrook, Magic Island (1929). Comme la méchante sorcière de l’est dans Le Magicien d’Oz, ils sont non seulement tout à fait morts, mais aussi très sincèrement morts, à telle enseigne qu’on peut leur tirer quatre balles dans le buffet sans les impressionner le moins du monde. La zombie bourgeoise, la white zombie du titre, est une désâmée, placée dans un état de transe par un hypnotiseur sorti du film Svengali (1931). C’est ce qui explique, dans White Zombie, les gros plans sur les yeux de Murder Legendre, joué par Bela Lugosi, qui évoquent des plans identiques sur les yeux de John Barrymore dans Svengali, mais aussi sur ceux de Lugosi lui-même dans le Dracula de Tod Browning, attestant que le fascinateur victorien tiré du roman de George Du Maurier est, pour ce qui concerne les littératures filmiques, à l’origine à la fois du personnage du vampire et de celui du sorcier vaudou. C’est du reste précisément parce que le motif des yeux fascinateurs n’est pas assez spécifique que le sorcier vaudou de White Zombie possède de surcroît le geste soustracteur de la volonté, les deux mains faisant maillon de chaîne, geste qui donne l’empire sur le zombie. Murder Legendre est comme une sorte de pion métaphysique, qui aurait le pouvoir de confisquer les âmes.

21 juin. — Quel étrange destin décidément que celui de l’Europe – de la France en particulier –, objet des velléités hégémoniques de l’islam, et simultanément prise dans les convulsions des révolutions sociétales. On pourrait en faire un roman de science-fiction, comme ceux qui paraissaient dans les pulps des années 1950. Sous la plume d’un Edmund Hamilton, un tel roman raconterait comment une société terrienne est colonisée, puis rapidement en passe d’être conquise, par des visiteurs extraterrestres. Et puis, au moment crucial, où les humains seraient sur le point de passer sous le joug, voici qu’en un coup de théâtre ils se sauveraient, grâce à un projet dont on nous entretenait vaguement depuis le début du roman, et qu’ils se sauveraient en se transformant en tout autre chose.
Revu I Walked with a Zombie (1943) de Jacques Tourneur. Ce que j’écrivais hier sur White Zombie explique le clou du film. On voit deux zombies dans I Walked with a Zombie, l’épouse du planteur et le nègre Carrefour. Les symptômes de l’épouse – catalepsie avec phases de somnambulisme – métaphorisent le « secret de famille » des planteurs, qui est que cette épouse, déçue par un mari sourcilleux et contrariant, s’est laissée séduire par le frère cadet. Le nègre Carrefour, lui, est un mort-vivant aux yeux dilatés, qui obéit aux ordres qu’on lui donne par magie. Sa fonction dans le film est d’attester la réalité des pouvoirs du prêtre vaudou. Le clou de I Walked with a Zombie est la scène où la mère des deux frères rivaux, une femme médecin, explique que l’épouse zombie n’est pas du tout cataleptique, comme on nous l’a expliqué jusque là, mais qu’elle est morte. Autrement dit, on lui fait franchir à la fois la barrière qui sépare les vivants et les morts et, ce qui n’est pas moins problématique, la barrière raciale, puisque de white zombie, c’est-à-dire de belle hypnotisée, elle devient un zombie de la variété ordinaire, c’est-à-dire en théorie un cadavre que l’on a ranimé pour continuer à le faire trimer dans les plantations. Cependant cette double transgression est inacceptable et l’explication est rapidement repoussée comme fantastique, de sorte que la mère elle-même, face aux objections qu’on lui présente, reconnaît s’être trompée. Cette instabilité épistémologique anticipe curieusement le cinéma d’un Luis Buñuel.

22 juin. — « La société française se réveille aujourd’hui d’un processus d’apaisement », écrit le philosophe Marcel Gauchet dans Paris-Match. Curieusement, alors que se lèvent les voiles du mensonge, on s’avise que, de ce mensonge, on n’a, au fond, jamais été dupe. On savait, on a toujours su à quoi s’en tenir sur la doctrine victimaire, sur son incohérence, son intolérance, sa violence.
Nous vivons dans un royaume d’opérette dont la capitale est établie dans les villes jumelles de Préchy et de Préchat.

28 juin. — Canicule. Comme le jour tombe, on ouvre par distraction une fenêtre. Mais c’est la fenêtre d’un four.

30 juin. — Vingt-six degrés à huit heures du matin. Trente-sept au plus chaud de la journée. Il faut prendre son exercice à six heures du matin.
Quand on court comme je le fais, en plein champ, une route devient un obstacle, un obstacle que l’on ne voit pas d’abord dans le paysage, qui donne l’impression d’une campagne ininterrompue, et sur quoi l’on bute, au bout d’un chemin de terre, un ruban d’asphalte que l’on traverse comme une rivière à sec.
Par comparaison, quand on roule en automobile, la route constitue elle-même la matière, l’épaisseur, pour ainsi dire, du monde, et la campagne devient une simple image. L’expression populaire « s’envoyer dans le décor » est, sur le strict plan littéraire, une jolie trouvaille, car elle rend fort bien la soudaine consistance que prend pour les accidentés ce qui n’était jusque là qu’une toile de fond.

6 juillet. — Rangé le désordre de mon bureau, à la fin d’une longue année scolaire. Mes stylos rouges à encre gel ont saigné dans le mug qui les contient. (Je ne corrige plus que des copies en ligne.) Je jette les stylos et lave dans l’évier de la cuisine le mug, qui se remplit instantanément de ce qui ressemble à du sang. Trié les liasses de papier qui s’empilent sur toutes les tables et toutes les surfaces. Comment une activité qui est en théorie dématérialisée peut-elle produire autant de paperasses ? Dans un autre mug, je retrouve avec une pointe de nostalgie un pointeur, un de ces machins qui projette un gros point rouge et qui est la version moderne de la férule des pédagogues. C’est l’outil professionnel, l’équivalent du stéthoscope du médecin, et cela a fait renaître en moi des images d’expertise, de connaissances maîtrisées, de classe bien animée, d’élèves qui tenaient leur rang.

11 juillet. — Lu The World’s Desire de Rider Haggard et Andrew Lang, qui parle sous une forme allégorique de l’idéal féminin et du fait que les femmes réelles n’en sont qu’un reflet imparfait, de sorte que les hommes sont nécessairement floués et les femmes nécessairement déçues. Du coup, j’ai fait en début de nuit des rêves érotiques. Puis j’ai rêvé d’histoires de couple, plus ténébreuses les unes que les autres, et j’en ai tiré au réveil des réflexions songeuses sur ma conception des rapports entre les sexes. Je suis en bonne compagnie. Sigmund Freud faisait lui aussi des rêves compliqués, après la lecture de Rider Haggard (She et Heart of the World).

14 juillet. — Hier soir, à la cérémonie œcuménique de prière pour la patrie, église noire de monde. Les médias peuvent toujours nier l’évidence. La réalité vécue est celle d’une guerre. Et la communauté se rassemble autour d’elle-même, de sa religion, de son armée. Au milieu de tant de mensonges, de tant de menaces, de tant d’animosité et de tant de rancœur, du moins on retrouve l’union des cœurs, l’homonoia aristotélicienne. J’ai même le sentiment d’être ramené trente ans en arrière, à une époque où cette concorde était une chose qui allait de soi, où nous n’étions même pas conscients de posséder un tel trésor. Et cela révèle la nature du processus historique de ces trente années.
Curieuse fête nationale. On festoie en famille ou entre amis et quand, la nuit venue et chacun rentré chez soi, on prend les nouvelles sur les écrans, c’est pour apprendre que le défilé militaire sur les Champs-Élysées a été émaillé d’incidents avec les « gilets jaunes », puis que, le soir, « les Algériens » s’y sont livrés à l’émeute – comme partout en France. Émeutes de joie, paraît-il, parce que l’équipe d’Algérie a gagné, je ne sais où, je ne sais quelle partie de balle.

16 juillet. — J’accompagne ma lecture des romans de Rider Haggard de la lecture de ses mémoires. Le seul avantage que nous avons sur un diariste ou un mémorialiste, c’est que nous connaissons la date de sa mort. Du coup, nous nous figurons être vis-à-vis de lui dans une position d’omniscience et de jugement. Nous savons comment cela finit.

19 juillet. — Titre du Figaro : « Victoire de l’Algérie » (à je ne sais quelle nouvelle partie de balle, disputée Dieu sait où, cela semble ne jamais finir) : « scènes de liesse en France, 198 interpellations. »
L’émeute s’appelle désormais la « liesse ».

20 juillet. — En lisant dans Le Figaro les articles du cinquantenaire du premier pas sur la Lune, j’ai ressenti une fierté idiote en pensant que je faisais partie de ceux qui étaient là quand cela s’est produit.
L’alunissage d’Armstrong et d’Aldrin, premier événement historique entièrement vu à la télévision, et conçu comme tel : la première marche lunaire devait se faire à la « bonne heure pour la télé ». Sur un autre plan, événement intégralement enregistré de façon scientifique, jusqu’à la fréquence cardiaque des astronautes.
Bizarreries de la commémoration. Le Figaro, pour parler de von Braun, écrit systématiquement « l’ex-officier SS Wernher von Braun », parce que la mythologie nazie est aujourd’hui un poncif du discours médiatique. Mais le plus bizarre, ce sont les commentaires des lecteurs sur le site du Figaro, puisque l’essentiel des messages porte sur le moon hoax. Je relève ce singulier argument de l’incrédulité comme signe d’intelligence, qui élargit l’accusation depuis la croyance religieuse jusqu’à la croyance événementielle (ceux qui croient qu’on est réellement allé dans la Lune appartiennent précisément au genre d’idiots qui croient à la Résurrection). Argument qui, apparemment, réserve beaucoup de frustrations à ceux qui l’invoquent. « Ah si tout le monde ou presque y croit, sur ce fil... »

21 juillet. — Dans la presse réactionnaire, éditoriaux véhéments sur la « liesse » des « Algériens ». On a, par lâcheté, par angélisme, par opportunisme, distribué la nationalité française à des jeunes étrangers qui n’ont eu que la peine de naître en France. Pire, on a encouragé ces jeunes devenus français par surprise à la contestation et à la sécession, puisque cette contestation, que cette sécession donnaient des droits supplémentaires, les droits victimaires. Ces gens se livrent périodiquement à l’émeute. C’est évidemment très fâcheux.

24 juillet. — Trente-sept degrés. La longue promenade du mercredi est remplacée par une beaucoup plus courte, qui nous mène à Ikea, qui est climatisé, où nous mangeons de la glace et du flan. Même ainsi, cette promenade m’a fait le plus grand mal.
La nuit n’est plus une plage de sécurité et d’oubli offerte par le temps, mais un espace que l’on franchit en plusieurs fois, à la façon des malades, qui n’est pas sans danger, dont on n’est pas fâché de voir le bout.

25 juillet. — Trente-huit degrés. Dormi ou somnolé la plus grande partie de la journée. À seize heures, la température au rez-de-chaussée de la maison dépasse les vingt-cinq degrés. Cela ressemble assez à un problème d’inondation. On regarde la colonne du thermomètre comme on mesure la hauteur de l’eau qui est entrée. Plus réalistement, c’est une question de radiation. On commence à émerger de sa torpeur vers 19 heures, quand le bombardement devient moins intense à l’extérieur, quoique la température intérieure n’ait pas changé (du moins a-t-elle cessé de grimper).
J’ai couru une heure, comme tous les matins, mais encore plus tôt que de coutume.
Rêve érotique très désagréable. Une femme que je ne désire pas me contraint à faire l’amour avec elle. Possible effet de la traduction des bandes de S. Clay Wilson dans Zap. Ou bien de la lecture de Rider Haggard ? Je suis dans The Wanderer’s Necklace.

26 juillet. — Couru à sept heures du matin. Il faut vingt-cinq degrés. Lorsque j’achève mon périple, il en fait vingt-huit.
L’isolation de ma maison, qui m’a coûté si cher, fonctionne en somme à la façon d’une porte anti-feu. Cela résiste un certain temps.
Le soir. Je dors au rez-de-chaussée, sur le canapé. À minuit, j’entends au loin par la fenêtre grande ouverte un bruit de chaises qu’on racle sur un parquet. L’orage, enfin.

28 juillet. — Fin de la canicule. Mais comment faire baisser la température à l’intérieur ? Il faudrait ôter le toit.

30 juillet. — En dépit de la chaleur, travaillé avec acharnement à mon chapitre sur Krazy Kat pour l’ouvrage de l’ami Delisle sur le chat dans la bande dessinée.
Cette perle dans Le Figaro : « Quand on s’engage, désormais, c’est dans une impasse. »

1er août. — Ayant fini mon chapitre sur Krazy Kat, que j’ai lu à Manu hier, je dégonfle. La création s’accompagne des symptômes d’une grossesse nerveuse.
Pas mécontent de mon mois de juillet. Si le mois d’août pouvait être aussi productif...
Journal radiophonique de France Culture. On annonce un sujet d’indignation quelconque, les mineurs isolés à Mayotte, les « migrants » bloqués en Sicile, les islamistes maltraités dans les prisons d’Égypte, puis on donne la parole à un humanitaire, un avocat, le porte-parole d’un groupe d’agitateurs pour une cause indéfendable.
C’est comme cela tous les jours.

2 août. — L’idée m’est venue cette nuit d’un festival cinématographique de la manufacture de l’opinion, qui ne se bornerait nullement au film de propagande, mais dont l’un des buts serait d’ouvrir les yeux sur la façon dont opère la propagande, et ce qu’ont en commun toutes les propagandes, leçon dont un spectateur d’aujourd’hui pourrait, je crois, tirer profit. Je jette de premières idées pour un programme :
The Black Stork, Leopold Wharton, Theodore Wharton, 1917 (propagande eugéniste pour l’euthanasie des enfants tarés),
Gabriel Over the White House, Gregory La Cava 1933 (propagande pour une dictature fasciste aux États-Unis),
Jud Süß, Veit Harlan, 1940 (propagande antisémite),
Heimkehr, Gustav Ucicky, 1941 (propagande anti-polonaise),
The North Star, Lewis Milestone, 1943 (propagande américaine pour Staline).

3 août. — Dans Le Figaro daté du 1er août, article à sensations sur la rééducation politique en Chine des musulmans Ouïgours et Kazakhs, rééducation mise en place – mais le journal oublie étourdiment d’en parler – après des vagues d’émeutes meurtrières contre l’ethnie Han, au cours desquelles des centaines de gens ont été tuées à l’arme blanche, et culminant dans des campagnes d’attentats suicides. La fraction de la population jugée à risque est conviée dans des « centres de formation professionnelle », que les activistes décrivent comme des camps de rétention, voire comme des camps de concentration, mais où, si j’ai bien compris, les élèves ne passent pas forcément la nuit. Ces gens sont déradicalisés par l’apprentissage du chinois, la récitation de slogans à la gloire du parti et d’autres critiquant la religion. Détail curieux, la société chinoise étant une société de surveillance, chaque famille n’est autorisée à détenir qu’un unique objet tranchant, dûment identifié par un code-barre.

4 août. — Je m’aperçois que je suis contaminé par cette atmosphère onirique que créent les médias, où l’on doute constamment de la réalité des choses, où l’on refait sans cesse les mêmes découvertes, avec la même incrédulité. Que survienne un attentat très médiatisé, après la sidération et l’horreur, après que j’aurai examiné les événements par tous les bouts, je passerai à autre chose, et ce sera alors comme s’il n’y avait jamais eu d’attentat, tout à fait comme si c’était un film et qu’apparaissait le mot fin. Et à l’attentat suivant, je réagirai de la même façon à des événements similaires, je passerai par les mêmes phases, je déploierai les mêmes efforts d’analyse, avant que l’événement se déréalise à son tour.
Je crois que les anathèmes des médias opèrent non tant par l’intimidation que par la simple répétition, par une sorte de suggestion hypnotique, de sorte que, réellement, on finit par s’interdire de penser ce qu’il est interdit de dire. À telle enseigne que c’est un éberluement, accompagné du petit choc d’une idée que l’on reconnaît, quand au détour d’un éditorial ou d’une tribune on tombe sur une réflexion qu’on s’était faite à soi-même. Et le plus fort est que, la phrase lue, la page tournée, on est aussitôt ramené à la situation antérieure, à la conviction qu’on ne peut pas entretenir – encore moins exprimer – des idées pareilles.

8 août. — Le matin, je pratique la course légère en écoutant en audio-livres les romans de Rider Haggard. Le jour, je traduis Zap Comics. Le soir, je revois au lit les comédies de Shakespeare dans leur version de la BBC de la toute fin des années 1970 et du début des années 1980.
Ces productions de la BBC sont des modèles de clarté, de modestie, d’intelligence et de goût. Elles sont interprétées par les meilleurs acteurs shakespeariens de leur époque, de sorte qu’elles constituent de précieuses archives. Cela passait, il m’en souvient, en version originale avec sous-titres en vernaculaire, le samedi après-midi sur la troisième chaîne, en occupant à chaque fois trois heure d’antenne. J’ai su en comparant mes notes avec celles d’amis étrangers qu’il en allait de même dans l’Europe entière.
Mort de Jean-Pierre Mocky. Il est le seul cinéaste dont je sois allé voir les films au fur et à mesure de leur sortie, et que j’associe par conséquent au déroulé de ma propre existence. J’ai pris au fil des ans, en prévision d’un article que je n’ai jamais écrit, des liasses de notes sur ses films, tous marqués du signe d’un génie excentrique. La Cité de l’indicible peur (1964) reste de tous mon préféré et, en analysant, je m’aperçois que c’est parce qu’il donne une vision purement fantastique d’un environnement que j’ai connu enfant, celui de la petite ville de province des années 1960.

9 août. — Perdu au milieu de mille et mille brouillons, notes éparses et autres paperoles, j’ai d’ores et déjà les doutes les plus sérieux sur la « productivité » de mon mois d’août. Je crois que ce rêve de « productivité » n’est pas très différent de ces vantardises de chiffonniers, qui racontent toujours la même histoire mirifique : comment, en fourrageant dans leurs chiffons, ils ont trouvé de l’or.
Rallumé France Culture. Pour cette station en théorie « culturelle », la « couverture des événements culturels », autrement dit la réclame sur fonds publics pour les « industries du divertissement », n’est qu’une occasion de plus de rabâcher ce que les « journalistes » de la chaîne nous ont déjà ressassé à longueur d’émissions. L’impression dominante est qu’on a affaire à des obsédés que tout ramène à leurs obsessions, mais aussi, très curieusement, qui « tournent autour du pot », qui reviennent sans cesse au moyen d’allusions obscures à ce qui leur pèse sur le cœur, mais qu’ils ne veulent ou qu’ils ne peuvent lâcher. Des « refoulés » comme on disait vers 1950.

11 août. — « Quatre palestiniens tués », annonce la dépêche. On a empêché une tuerie en éliminant quatre terroristes armés de fusils et de grenades qui venaient de franchir la frontière. Mais il n’est pas question de titrer : « Attentat déjoué. » Autre exemple le même jour : « Un Palestinien tué après avoir tiré sur des soldats israéliens. » La victime est le terroriste, les tirs sur les soldats israéliens sont as a matter of course.
Le « médiatique » est la même langue dans toute les langues. Il ne paraît en réalité dans le monde occidental qu’un unique journal, en dépit de l’illusion qu’on s’efforce de créer par la multiplication des marques commerciales (mythe de la presse pluraliste). Le titre de ce journal est : Ta Gueule ! Son supplément culturel est : Tartagueule !
Un effet de ce jargon médiatique, c’est que tout énoncé non dogmatique est criminalisé.

12 août. — Excellente journée de travail. Tiré le plan de ce que serait un ouvrage sur la littérature d’aventures impériales britannique, qui pourrait être titré Un empire de l’imagination (citation de She de Rider Haggard). La suite serait La Fabrique d’oxygène, dont le sujet serait la première science-fiction américaine. Mon dessein serait d’examiner le contenu fantastique des romans en montrant la cohérence interne du « mythe » qu’ils contiennent. Comme dans mes études sur les littératures dessinées, le mythe serait considéré comme tautégorique (ne renvoyant qu’à lui-même et non à quelque objet extérieur) et l’investigation elle-même serait autotélique (elle renverrait à la compréhension du mythe lui-même et non à son interprétation en fonction d’une quelconque « clé »).
Depuis que je sais qu’il n’y a pas dans les œuvres littéraires de « structure cachée », que les fictions ne disent pas autre chose que ce qu’elles contiennent, j’ai l’impression d’avoir quitté une maison de santé dont les patients vous menaçaient sans cesse d’une « interprétation ».

13 août. — Le réseau pédophile opéré par le directeur de campagne d’Hillary Clinton depuis des pizzérias n’existait pas. Mais celui du financier Jeffrey Epstein existait bel et bien, puisque cet homme avait besoin de trois orgasmes par jour, qu’il avait recours à des mineures prostituées, et qu’il en faisait profiter ses amis haut placés. Le mode opératoire d’Epstein et de son organisation ne différait pas fondamentalement de celui des gangs pakistanais qui ont réduit en esclavage sexuel des milliers de gamines britanniques. Seul changeait le paysage. Au lieu des arrières-salles de kebab et des matelas moisis, les décors immaculés de Palm Beach et de l’Upper East Side. On a retrouvé l’infâme, il y a trois jours, pendu dans sa cellule, et le procès qui s’annonçait si embarrassant pour le joli monde n’aura pas lieu. « Pour une fois, écrit énigmatiquement Le Point, on ne peut pas tout à fait en vouloir aux complotistes, car les conditions de sa mort sont plus que bizarres. »
En somme, la fable complotiste (le réseau pédophile dans la chaîne de pizzérias, les cérémonies satanistes) fournit au public, faute de mieux, une version romancée d’un phénomène bien réel. (La plupart des motifs romanesques de la littérature « de genre » sont avérés dans le monde réel ; simplement, ils sont excessivement rares.) McKay Coppins résume congrument la situation dans The Atlantic : « Every grotesque beat of Epstein’s story – including, now, his untimely death – illustrates how America’s culture of elite impunity, failure, and corruption has allowed conspiracy theorists to thrive. »

14 août. — Nouvelles du Cachemire. Le statut d’autonomie de la région a été aboli par Delhi. La région est bouclée. Les communications téléphoniques et internétiques sont coupées. Le Pakistan voisin multiplie les communiqués furieux, mais à en croire le Financial Times, il a très peu de soutiens internationaux, du fait de son recours au terrorisme. Il n’y a que les médias qui feignent de croire encore que le pays où Bin Laden passait une retraite paisible, sous la protection du renseignement militaire, est un « partenaire responsable ».
On a vu en Asie, en réponse à trois guerres saintes, trois stratégies de contre-insurrection. Jihad dans l’État birman d’Arakan. Solution : expulsion des illégaux bangladeshi. Jihad des Ouighours en Chine. Solution : rééducation de la population. Jihad au Cachemire. Solution : fin du statut d’autonomie et reprise en main de la province.

15 août. — Trois constats :
1. Les activistes, sur le terrain ou sur la Toile, sont une infime minorité. L’unanimité des médias, l’immédiateté et le caractère massif des réactions sur les réseaux sociaux, donnent l’illusion de la masse. La vision d’un pays déchiré est une fantasmagorie.
2. Les permanents des associations, des partis, des ligues de vertu, croient en général à leur propre propagande. Les dirigeants de ces officines ne croient pas en général à leur propre propagande. Ils ne croient généralement à rien.
3. La réalité vécue par la population est celle d’un régime autoritaire. On se garde de parler avec sincérité, sur le lieu de travail ou dans le cercle des relations. On se garde de révéler ses sentiments. Cas du petit personnel, l’employé de guichet, le vendeur au rayon « traditionnel », etc. Face à des provocateurs qui ne pensent qu’à offenser et à afficher leur suffisance méprisante, on fait le dos rond, c’est-à-dire qu’on s’humilie, ou qu’on se laisse humilier. La peur est celle de perdre son emploi, de mettre en péril sa famille, de se retrouver à la rue. En attendant, on engrange son ressentiment et sa haine. Cela ne sera pas sans conséquences.

17 août. — Crise migratoire. Le chantage à la « minorité isolée » m’évoque irrésistiblement les pirates de Penzance, dans l’opérette de Gilbert and Sullivan, qui par éthique ne dévalisent jamais les orphelins, et qui s’étonnent que tous les équipages de tous les bateaux qu’ils arraisonnent depuis tant d’années soient intégralement composés d’orphelins.
Il faudrait analyser l’usage du pastiche. « It might be you. Caring for Evacuees is a National Service », proclamait l’affiche britannique du Blitz. « Dites-vous que ça pourrait être vous », admoneste le militant de l’association d’aide aux « migrants ». « Je pourrais être un fanatique illettré qui a fui son pays dans l’urgence parce qu’il a tué dix personnes ? » répond le sceptique.
Peut-être voit-on les prémices d’une civilisation nouvelle, la civilisation migratoire, civilisation fondée sur le mensonge et sur de nouvelles façons de mentir, et qui a inventé aussi de nouvelles formes de sournoiserie, de fourberie. Un principe de l’ordre nouveau semble être de de transférer les gens à l’endroit où ils sont le moins à leur place, où l’on est assuré que leur présence créera des problèmes, comme si le fait de créer des problèmes à tout le monde était en lui-même méritoire, comme si cela aussi se confondait avec l’idée de faire le bien. Cela peut se décrire aussi de la façon suivante : il s’agit de créer des problèmes en faisant mine de les résoudre. Les gens du peuple disent : « pourrir la vie. »

18 août. — La propagande n’est pas une démonstration de vérité, elle est une démonstration de force. Les propagandistes nous disent : « Nous contrôlons le discours public, voici la version officielle. Vous la contestez à vos risques et périls. » Cela n’est pas compris, parce que la population n’a pas d’expérience du totalitarisme, et le caractère flagrant du mensonge enrage cette population.
Dans le contexte de l’actuelle guerre intérieure, le discours médiatique est un discours incendiaire parce qu’il calque le discours islamique : on ne peut s’opposer au terrorisme, puisque tout ce qui relève de l’islam est intouchable ; mais il faut nier que le terrorisme soit lié à l’islam, puisque l’admettre reviendrait précisément à critiquer l’islam. Dans une société musulmane, cette solution est cohérente et elle renforce les valeurs partagées par la communauté (elle renforce aussi considérablement le terrorisme). Dans une société occidentale la solution adoptée est incohérente et elle se ramène à une double intimation scandaleuse : « Laissez-vous tuer » et : « Il vous est interdit de nommer vos bourreaux. »

19 août. — J’ai renoncé à mes expéditions culturelles à Londres, pour cause de Brexit. Je ne suis apparemment pas le seul, car la compagnie aérienne à bas coût qui avait ma clientèle a massivement débauché cet été. Le nombre des touristes venus du continent aurait baissé paraît-il d’un million.

20 août. — Bouclage de la traduction de la première moitié de l’intégrale de Zap. Je finis à deux heures du matin et j’ai certainement fait fi de toute prudence au point de vue santé.
Schackespeare console de tout. C’est d’ailleurs l’une des fonctions des comédies, où dans la scène finale un roi, un duc, un magistrat, un prélat rend la justice, châtiant les coupables, récompensant les vertueux, mariant qui doit être marié. Ces scènes sont toujours empreintes d’une certaine majesté, et elles ont pour un esprit un peu religieux un aspect sacral.

24 août. — Journée fort peu productive, la plus grande partie ayant été consacrée à la recherche vaine d’une désignation adéquate pour le baragouin politico-journalistique qui a nourri mes réflexions ces derniers jours.

25 août. — La nuit portant conseil, je me suis souvenu que, dans l’Espagne de la convivencia, les dhimmi chrétiens acculturés chez les maures sont les mozarabes et que leur dialecte se nomme également le mozarabe, dialecte roman, donc, mais employé par des gens qui culturellement sont arabisés. Mozarabe conviendrait très bien pour le jargon médiatique international, les journalistes étant acculturés, eux, à la nouvelle société multicriminelle et multicruelle.
Autres dialectes du monde nouveau. J’avais identifié le « sur comment », la langue progressive, faussement analytique, faussement savante, de la piétaille intellectuelle, des profs, des invités de France Culture (« il faudrait s’interroger sur comment naissent les stéréotypes de genre »). Mais à côté du « sur comment », il faudrait faire une place au cant humanitariste, à l’expression sur le mode déploratif de poncifs victimaires. Comme ce mot de cant est incompréhensible en français, et que le « chant » contenue dans le mot cant renvoie à la pleurnicherie stéréotypée des mendiants, on pourrait appeler cela le « sivoplé ». « La capitaine du bateau arraisonné a fait une déclaration en “sivoplé”. » « Les associations d’aide aux passeurs ont appris aux faux mineurs à parler le “sivoplé”. »

27 août. — Je sais bien que le processus de la civilisation progressive est invariable : une secte d’activistes qui représentent la vérité gnostique organise la civilisation en un empire placé sous sa férule. Mais ce qui me frappe dans la doctrine victimaire est qu’elle fait le lien entre le très ancien, voire l’archaïque (fanatiques inspirés, messianisme ravageur), et la post-modernité. Dans l’ingénierie sociale contemporaine, la classe managériale est chargée de ce qu’on pourrait appeler l’euthanasie active de nos institutions, au nom de « l’égalité des droits » et du « progrès ». Or nos institutions, loin d’être des sources d’injustice et d’immobilisme, sont des inventions fort précieuses, qui offrent des solutions pour des problèmes dont elles nous avaient fait oublier l’existence. C’est ce qui donne cette impression singulière de gens débranchant les dispositifs d’alerte de machines dont ils s’étonnent ensuite qu’elles fassent explosion. Cette classe managériale assure en second lieu ce qu’on pourrait appeler l’euthanasie passive de notre civilisation : non-contrôle des flux migratoires, non-réplique à l’agression (délinquance, terrorisme), non-compétition avec les ordres politiques émergents ou déjà dominants.
Je visionne toujours les comédies de Shakspur. L’un des intérêts à mes yeux de ces pièces est qu’elles nous ramènent à la littérature médiévale, à la nouvelle italienne, aux recueils d’historiettes. Ce fonds, je le crois beaucoup plus intimement européen qu’Homère, qui n’était pas lu en Occident. Témoigne de cette européanité le fait que l’action shakespearienne se situe un peu partout : en France et dans les guerres d’Italie (All’s Well That Ends well), dans la forêt des Ardennes, si du moins tel est le sens de « the forest of Arden » (As You Like It), à Éphèse (The Comedy of Errors), dans l’Angleterre de la conquête romaine (Cymbeline), à Vienne (Measure For Measure), à Venise (The Merchant of Venice).

28 août. — J’ai pris mes quartiers au festival de musique de Heiligenhain. Curieuse existence. Le matin, je cours au milieu des vaches et des maïs. Le soir, sans changer de lieu, j’écoute du piano parmi une foule cosmopolite.

31 août. — À Villeurbanne, « violente agression au couteau », puisqu’il n’y a plus par définition d’attentats dans la « France post-attentats ». L’auteur du non-attentat est un « migrant afghan ». En mozarabe, le « migrant » est un « palestinien » à l’usage de l’Europe, quoique l’innocence et la qualité de victime soient moins fermement associées au mot « migrant » qu’au mot « palestinien ». Toujours est-il que lorsqu’un « migrant » se met à tuer des gens dans la rue, il n’en devient pas pour autant un assassin, encore moins un terroriste.
Le migrant afghan « tiendrait devant les enquêteurs des propos confus ». On va donc le classer parmi les « déséquilibrés ». Puisqu’il n’y a plus d’attentats dans la « France post-attentat » et que ce monsieur frappe quand même, il faut en effet qu’il soit bien fou.

1er septembre. — « Le maire socialiste de Villeurbanne a jugé “honteuse” dimanche la réaction de l'extrême droite après l'attaque au couteau dans sa ville samedi 31 août, celle-ci tentant selon lui “d'utiliser un événement dramatique à son profit”. » (Le Figaro.) Voilà le mozarabe dans son essence, le langage creux des esprits caverneux. On s’est arrangé pour ôter de la langue le concept même d’égorgeur mahométiste. S’indigner qu’un « migrant afghan » soit l’auteur d’une « violente agression au couteau » à un arrêt d’autobus, autrement dit parler d’attentat quand un muwahhid commet un attentat, c’est par conséquent se livrer à une « récupération » politique d’extrême droite.

2 septembre. — Hier soir, au festival de musique, tableaux vivants sur des toiles du Caravage, par une troupe italienne. Il est extrêmement amusant de voir ces quatre jeunes hommes et ces quatre jeunes femmes fourrager dans des étoffes et déplacer un sorte de cageot avant de se figer soudain dans L’Enterrement de Sainte Lucie ou Le Martyr de Sainte Ursule.

3 septembre. — Sur une chaîne d’information en continu, le président du groupe de l’actuelle majorité à l’Assemblée s’indigne lui aussi de l’indignation de l’opposition après la frappe de Villeurbanne : « Pourquoi faudrait-il qu’un demandeur d’asile ait une prédisposition particulière à commettre des crimes ? » Pourtant ici l’orateur semble forcer le trait, et le propos pourrait facilement passer pour de l’ironie. Car enfin, à la question : « Pourquoi faudrait-il qu’un demandeur d’asile ait une prédisposition particulière à commettre des crimes ? », la réponse la plus simple est tout de même : « Parce que c’est un terroriste. »

4 septembre. — Il me semble que d’ordinaire, après la sidération initiale et le déni, on lâche un peu de lest dans les jours qui suivent une frappe, en laissant entendre que certes on n’est pas dans un contexte terroriste, que tout cela n’a décidément rien à voir avec l’islam, mais que tout de même... Pour ce qui est du non-attentat de Villeurbanne, rien de tel. Il a fallu se contenter d’un « la dangerosité de l’auteur des coups de couteau était connue depuis de longs mois », dans Le Progrès (immédiatement traduit en mozarabe : « L’auteur de l’attaque au couteau de Villeurbanne avait été repéré pour sa fragilité. ») Tout le monde tient très fermement la ligne, peut-être parce que le pouvoir a su presque immédiatement que le non-responsable du non-attentat n’était nullement un « demandeur d’asile », mais que, cet asile, il l’avait obtenu, non certes en tant que « réfugié », personne n’imaginant que ce musulman ait pu subir dans son pays des « persécutions », mais au titre de la « protection subsidiaire », qui s’applique aux ressortissants de pays en guerre.
La découverte qu’on avait accordé l’asile à celui dont on persiste à nier qu’il soit un terroriste a décuplé les réactions de rage de l’opinion, qui crie au complot, c’est-à-dire qui soupçonne le pouvoir d’organiser lui-même le massacre de sa population, les plus modérés accusant seulement l’exécutif, la magistrature et les journalistes de se ranger dans le camp des tueurs. La vérité, pas bien glorieuse, est que ces pouvoirs cherchent à se protéger eux-mêmes. Comme on a donné une carte de séjour à quelqu’un dont on ne connaît même pas le véritable nom, mais dont on savait par contre qu’il était dangereux, on se serait, si le mobile terroriste était retenu, mis dans un mauvais cas.
Ce que l’opinion prend pour du complot ou pour de la complicité serait donc plutôt du laxisme. Un ancien préfet explique dans Le Figaro que, les déboutés du droit d’asile étant inexpulsables, parce que leurs pays, trop contents d’être débarrassés d’eux, nient qu’ils soient leurs ressortissants, on finit par leur accorder la « protection subsidiaire » et donc une carte de séjour, de guerre lasse, en se disant que, puisqu’ils vont rester en France, il vaut mieux qu’ils aient un statut, même usurpé ; on les garde en centre d’accueil pour demandeur d’asile, auquel ils n’ont plus droit, pour leur éviter la rue, où ils poseraient encore plus de problèmes, tous ces petits arrangements avec le droit humanitaire ayant en bruit de fond le chantage victimaire des médias et des ligues de vertu. Est-ce de l’« idéologie », cela ? Oui dans le sens très vague où l’intérêt particulier (du « migrant », du fraudeur, du fauteur de troubles) passe avant l’intérêt général. Mais cette « idéologie » est universellement partagée par les élites – jusqu’au pape, à Rome – et elle se confond avec un certain air du temps. Ce qui se dégage, une fois de plus, c’est l’idée d’impuissance ; ce que décriront les historiens du futur, ce sont des institutions tombées en décadence, un État devenu un simple distributeur de prestations pour des ayants droit revendicatifs et violents (ou pour des « n’ayant pas droit », en l’occurrence), des autorités incapables de faire appliquer les lois. Les réactions qui indignent tant l’opinion sont celles du politicien malhonnête : nier l’existence du problème ; répondre à côté ; présenter le problème comme la solution, etc. C’est toute l’utilité du mozarabe, la langue de la société nouvelle, multi-ethnique, multi-éthique et multiconflictuelle, une langue dans laquelle on a forcément raison et dans laquelle l’adversaire a forcément tort. En déroute sur le terrain, où règne l’anarchie, on est triomphant dans le langage.

6 septembre. — Rider Haggard est un romancier de l’inconscient, dont la lecture suivie est génératrice de songes très réalistes. Dans celui-ci il est question d’une rupture, ou plutôt d’une séparation définitive mais non désirée avec une femme aimée, dont je demande et obtiens une petite mèche de cheveux. Cette femme est de race noire (comme Mameena dans Child of Storm) mais les cheveux, au creux de ma main, sont lisses, très noirs, mêlés de gris.
Mort de Robert Mugabe, dictateur sanglant de l’ex-Rhodésie. Toute la presse titre ce matin sur la métamorphose du personnage, d’abord « résistant à l’apartheid », « libérateur », puis « autocrate » ou « tyran ». Or Mugabe n’était nullement un personnage double à la Jekyll et Hyde. Fermement dédié à la violence depuis les années 1960, selon le mot de l’historien Stuart Doran, il était un psychopathe vouant aux blancs une haine meurtrière. Il se déguisa d’abord en révolutionnaire marxiste, et eut le soutien de toute la gauche internationaliste – raison pour laquelle, du fait de la stratification géologique des idéologies passées, les articles nécrologiques continuent à chanter ses louanges –, avant de devenir un tyran africain typique, quoique beaucoup plus sanglant que ses pairs. Après sa prise de pouvoir en 1980, il fut applaudi par tous les niais de la planète pour ses discours lénifiants sur la « réconciliation » tandis qu’il organisait le génocide des Ndebele au Matabeleland, génocide qui ne fut dénoncé que par quelques catholiques, qui payèrent leur courage de leur vie. En 2000, il envoya les wovits de Hitler Hunzvi – des « war veterans » trop jeunes pour avoir connu la guerre d’indépendance – sur les terres des fermiers blancs, parce que les élections, pourtant truquées et frauduleuses, n’avaient pas tourné à son avantage et que, dans sa paranoïa, il en rendait responsable ses ennemis de toujours. L’une de mes lectures de cet été, When a Crocodile Eats the Sun : A Memoir of Africa (2007) de Peter Godwin, relate par le menu cette campagne de persécutions raciales. S’ensuivit l’effondrement de la production agricole, l’hyper-inflation, et finalement l’effondrement complet de la société, où ni les écoles, ni les hôpitaux, ni aucune administration ne fonctionnaient plus. L’espérance de vie tomba à 34 ans pour les hommes, 36 ans pour les femmes. L’agriculture zimbabwéenne, désormais aux mains de 60 000 fermiers noirs, ne s’est jamais relevée et ne se relèvera jamais. À ce jour, le Zimbabwe n’a toujours pas de monnaie nationale. Pire : le pays créé par Mugabe semble enfermé dans sa violence, qui constitue pour ainsi dire la matière même de l’action publique, comme si le pays entier n’était que la projection de l’esprit du meurtrier dément.
Mugabe était la véritable égérie du racisme « antiraciste », un Ubu africain sous les ordres de qui un Hitler noir (Hitler Hunzvi) persécutait les blancs au nom de la lutte anti-apartheid et au prétexte d’une réforme agraire. Ce matin même, sur les réseaux sociaux, un joueur de balle expliquait : « Les blancs discriminent et exploitent les noirs. Un noir ne peut pas être raciste envers un blanc, le racisme anti-blanc n'existe pas. » Il ne s’agit pas, comme le croient de naïfs éditorialistes, de gagner des points dans une compétition victimaire. Il s’agit d’appeler à la violence raciale, en justifiant cette violence, en niant son caractère racial. C’est du Mugabe dans le texte.

7 septembre. — Dans la presse réactionnaire, éditoriaux furieux sur l’affaire de Villeurbanne. L’un adopte la position « dure » : c’est l’État qui organise le massacre des Français (« Il était urgent de protéger cet Afghan du risque d’être tué dans son pays pour lui permettre de tuer dans le nôtre »), l’autre adopte la position « modérée » : l’État se range du côté des moujahidin  (« Timothy serait en vie si les “élites” avaient accepté de prendre enfin leur distance avec l’idéologie diversitaire »). La différence d’analyse ne change pas grand chose au fond. Le plus extraordinaire est que l’explication des médias bien-pensants, celle du fait divers, de l’acte dénué de signification commis par un « déséquilibré », n’y change rien non plus, puisque ce qu’on nous avoue, paradoxalement, c’est la banalité de ces tueries. Il y a même ici, au-delà des querelles partisanes, un curieux cas de collaboration entre ennemis politiques. Le jihadiste d’hier, le « déséquilibré » d’aujourd’hui, est un mannequin que l’on construit, et que l’on retape en fonction des besoins. En ces temps de micro-terrorisme, il s’agit d’habituer la population au fait qu’il y a au milieu d’elle un nombre indéterminé de types qui frappent au hasard. Il y a eu une attaque dans une école de Marseille hier matin : « la double agression qui a blessé deux employées municipales et semé un vent de panique dans l’école de La Pauline pourrait être l’œuvre d’un mineur déséquilibré. » Il n’y a donc plus qu’à décliner le « déséquilibré » selon ses caractéristiques : « migrant », « mineur », « revenant » du Califat, etc.

8 septembre. — Mes réflexions des derniers jours sur les pouvoirs faibles me semblent quand je les relis quelque peu iréniques. Sont-ils tout à fait sans arguments ceux qui dénoncent un État comploteur ou du moins un État complice ? N’y a-t-il vraiment que du laxisme ou de l’impuissance quand l’exécutif, quand l’administration, quand la justice, quand la presse d’un pays semblent plus soucieux d’obscurcir la vérité que de préserver la sécurité publique ?
Une difficulté est que l’opposition entre activisme et impuissance est fallacieuse, puisque l’impuissance est précisément l’un des moyens employés par les gnostiques pour obtenir le basculement civilisationnel (c’est ce que je nommais l’autre jour l’euthanasie passive de notre civilisation). La sécurité intérieure est confiée aux Dupondt. La protection aux frontières est une prérogative des Keystone Cops. Et l’enquête sur les réseaux jihadistes et sur leurs ramifications à l’intérieur de « l’islam de France » est aux mains de l’inspecteur Croûton. C’est du laxisme, certainement, du laxisme encouragé par le troublant « refus de stigmatiser ». Mais quand le laxisme devient-il de l’opportunisme politique ? Quand le « refus de stigmatiser » devient-il de l’activisme ?
Autre difficulté, mais en sens inverse. L’intention des autorités – à tout le moins celle des acteurs de terrain – est de se protéger au moyen du mensonge, dans une situation où l’État ne contrôle plus rien. Cependant la forme qu’adopte ce mensonge dans l’espace médiatique, c’est le remploi de la rhétorique militante, de sorte que l’effet obtenu est exactement inverse à l’effet recherché. Ce que les huiles essaient de nous dire, c’est : « Vous n’imaginez tout de même pas qu’on distribue des cartes de séjour à des gens dont on sait que ce sont des islamistes prêts à passer à l’acte. » Mais ce qu’on entend, compte tenu de la façon dont cela est dit, c’est : « Un “migrant” est en toute circonstance et quoi qu’il fasse une victime. Un “migrant” qui terrorise et qui tue reste une victime. »

9 septembre. — Pas d’internet ce matin. À la compagnie de téléphonie, on m’explique avec une parfaite indifférence que ce sera rétabli ce soir (ça ne l’est toujours pas à l’heure où je note ceci), pas du tout intéressé quand j’explique que j’exerce mon activité professionnelle en télétravail et que cela me pose d’énormes problèmes.
La difficulté est que tout, absolument tout, chez moi, passe par internet, non seulement mon travail de professeur, mais les échanges dans mon travail de plume, les journaux auxquels je suis abonné, que je lis sur écran, jusqu’aux audio-livres que j’écoute pendant mes promenades.
Rallumé, pour avoir au moins les actualités, France Culture, cette station dont, comme tous les auditeurs historiques, j’ai été exproprié. Dans le journal radiophonique de cette rentrée, il n’est plus du tout question ni de « crise des migrants », ni de « réfugiés ». Il y a eu, m’apprend-on, une « forte migration », il s’agit à présent d’intégrer tous ces gens. Suit un laïus sur un programme quelconque d’alphabétisation, en Italie. La seule mention que cette « forte migration » ait pu jamais poser problème est oblique : on est, explique le militant italien, dans une période de « fort racisme ».
Ce journal radiophonique devrait s’appeler Frankensteinfo (sur le modèle de ce qu’on orthographie désormais Franceinfo). Le journal, et la chaîne entière, sont des monstres hideux, confectionnés à l’aide des cadavres d’idéologies mortes.

10 septembre. — Toujours pas d’internet (cela s’était rétabli brièvement avant de lâcher à nouveau).
Oublié de noter les propos du co-rédacteur en chef du Temps de Genève, à propos du non-terroriste auteur du non-attentat de Villeurbanne, article du 5 septembre : « Chaque cas est un défi déontologique en soi, où le journaliste doit arbitrer avec intelligence entre la nécessité d’informer le plus précisément possible et celle de ne pas stigmatiser une communauté. » Il est évidemment tout à fait contradictoire de prétendre informer le plus précisément possible et simultanément de cacher aux lecteurs une donnée politiquement embarrassante. Le journaliste ajoute : « En principe, on ne précise que si la nationalité ou l’ethnie joue un rôle : un meurtre à caractère raciste par exemple. » Traduction : si un assassin appartient à une « minorité », il est interdit d’en faire mention, mais on le précisera s’il est la victime. C’est la définition même de la doctrine victimaire : la construction du musulman comme victime.
Voilà qui devrait convaincre les complotistes que tout est parfaitement régulier et above board. Il n’y a point de sournoiserie ni de calcul obscur, mais un code déontologique qu’on applique avec discernement, ce qui explique qu’on se retrouve face à une inexplicable épidémie de « violentes agressions au couteau » commises par des « déséquilibrés ».
Le résultat pratique est la dépolitisation de l’attentat. Et-ce une étape vers sa décriminalisation ? Va-t-on vers un « droit à l’attentat » ? Il me semble parfois lire entre les lignes le regret que les choses soient rendues si difficiles aux terroristes (« Le parcours de l’attaquant est un véritable parcours du combattant. »)

11 septembre. — Titre du New York Times : « Eighteen years have passed since airplanes took aim at the World Trade Center and brought them down. » Le terrorisme est devenu le fait d’avions doués de conscience, qui se suicident en se précipitant contre des gratte-ciel.

12 septembre. — In the Land of Zu. Champ visuel normal, la mesure alarmante de mars était donc un « faux positif ». Pression oculaire 14 et 16. Tout va bien, donc. Curieusement, la pratique de la course légère a un effet bénéfique sur la pression intraoculaire. On ne sait pas l’expliquer. C’est peut-être un simple effet de la transpiration. Cela ne marche qu’avec mon type de glaucome.
En sortant, acheté pour me récompenser des tablettes de chocolat. Pris des graphic novels à la librairie anglaise, pour expier le fait que j’ai commandé d’autres graphic novels sur Amazon, contribuant ainsi à ruiner la librairie indépendante.
France Culture dispose de pages sur la Toile. Lu un long papier de l’un des « producteurs/animateurs » de la chaîne, consacré au journal intime de Julien Green en version non expurgée, parution imminente chez Laffont dans la collection Bouquins. Ainsi on peut être « producteur » à France Culture et ne pas même savoir que James Joyce est irlandais (« son compatriote Joyce, originaire du Sud des États-Unis comme lui »). On peut être « producteur » à France Culture et écrire tout au long d’un article Ernest Psichiari, au lieu d’Ernest Psichari. (Le « producteur » à France Culture ne connaît donc pas le très beau Voyage du centurion. Cela n’a du reste aucune importance : s’il ne connaissait, il ne pourrait pas le lire ; s’il arrivait à le lire, il n’y comprendrait rien.)

13 septembre. — Très grande fatigue. Couru une heure comme tous les jours, mais sieste le matin, sieste l’après-midi. Il y a des jours où ce que j’appelle mon travail se réduit à quelques lectures.
Les développements des dernières semaines m’ont fait réfléchir à la nature du « racisme », puisque c’est, en théorie, pour nous préserver de ce qui est devenu l’unique péché capital dans la religion des dradlomes qu’on nous impose la censure des vérités embarrassantes. Peter Godwin, l’auteur de l’ouvrage sur le Zimbabwe que je citais l’autre jour, When A Crocodile Eats the Sun, écrit ceci à propos des travailleurs humanitaires venu du monde développé : « A wary enthusiasm blooms into an almost messianic sense of what might be possible. Then, as they bump up against the local cultural limits of acceptable change, comes the inevitable disappointment, which can harden into cynicism and even racism. » Il me semble qu’il y a là une leçon qui pourrait s’appliquer aux pays développés abritant d’importantes minorités ethniques, ou qui font face à d’importants mouvements migratoires. La déception qui naît des obstacles culturels à l’intégration des minorités et à leur avancement, est proportionnelle à l’espoir messianique que l’on avait placé dans l’utopie multiculturelle, de sorte que celui qui était le plus ardent défenseur de la minorité ethnique finit par être celui qui peste à la façon d’un administrateur colonial du XIXe siècle qu’il n’y a décidément rien à tirer d’« eux », qu’« ils » sont foncièrement irrationnels, qu’« ils » sont violents, paresseux et ivrognes, qu’« ils » ne vivent que dans le dessein de se gruger les uns les autres et pour tirer parti des Européens, etc. Je suis toujours frappé de la différence entre le discours public des bien-pensants et les énormités qu’ils arrivent à lâcher en privé. Cependant l’espoir messianique relevait d’un choix idéologique, par définition critiquable. Une vision plus réaliste aurait évité la déception.

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