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Extraits du journal de Harry Morgan 2014

Vers le début du Journal 2014

Le vert du lac Trasimène - Les émeutes en France. - Nouveau voyage en Savonie. - Toujours l'unisabir. - Les immolées de Rotherham. - La guerre contre le sumac.

11 juillet. — À Rome, en attendant l'heure de mon train pour Pérouse à la station Termini, passé à la basilique S. Marie-Majeure, toute proche. Si j’aime beaucoup la nef à colonnade de la basilique, qui me rappelle S. Paul-Hors-Les-Murs, je n’arrive pas à m’habituer à ce que cette nef soit vide et, compte tenu du flot de touristes, S. Marie-Majeure me semble illustrer ce que je notais (entrée du 6 juin) des édifices qu’on visite comme les vestiges d’une civilisation perdue. Le christianisme est repoussé dans les chapelles latérales.
Dans le train entre Rome et Pérouse, je me rends compte avec stupéfaction que je suis le seul qui lise un livre. Un monsieur âgé a acheté une revue, mais il s’est endormi presque tout de suite. Tous les autres sont face à des écrans : le jeune couple assis en face de moi regarde un film sur l’ordinateur, en se partageant les écouteurs, les africains de l’autre côté de l’allée sont sur leurs portables, alternativement à lire des messages et à téléphoner.
Lac Trasimène, vert, entre les montagnes bleues et les champs de tournesols.

12 juillet. — Les déplacements se font ici en zig-zag parce qu’on doit contourner les Apennins. Pour aller de Pérouse à Orvieto, qui, à vol d’oiseau, doivent être distants de 60 km, il faut repasser par le nord et le lac Trasimène, ce qui en fait parcourir 130. Deux heures d’attente à Terontola-Cortona. J’ai employé la première à la promenade, mais la ville est sans intérêt (Cortona est en réalité à plus de trente kilomètres), et l’Italie n’a pas de trottoirs, ce qui transforme la passeggiata en épreuve.
Orvieto sur son rocher. Vu du funiculaire, le paysage d’Ombrie, qui se déployait sous moi, m’a paru d’une beauté si poignante que ma vue se brouillait.
Sur la place où arrive le funiculaire, un très curieux monument, un calice géant d’où émerge l’hostie, car la ville est célèbre pour son miracle eucharistique et pour l’instauration de la Fête-Dieu (Corpus Christi) par le pape Urbain IV.

Duomo. Devant les mosaïques de la façade, un touriste néerlandophone, certainement calviniste, et ne croyant donc pas à la présence réelle, encore moins aux miracles eucharistiques, trouve cela « bombastique »
Galopé, au milieu du cortège d’une visite guidée, dans le dédale des galeries qui perforent le tuf volcanique. Orvieto n’a vraiment renoué avec la ville souterraine qu’à la fin des années 1980, après qu’un autobus fut englouti. J’ai un peu l’impression de me retrouver dans La Reine du Ciel.
Descendu au bas des remparts, et cherché en vain les tombes étrusques, mais on ne les visite pas. Il paraît qu’on est en train de les consolider. Je me suis consolé en regardant leur contenu au musée archéologique. En me promenant au milieu des restes antiques, il m’est venu la pensée que je ne suis pas seulement conservateur, mais que je suis archaïsant. On ne peut mal faire à mes yeux en ressuscitant les modes, les usages, les cultes de l’âge du bronze.

13 juillet. — Pérouse. Vu le Tempio S. Ercolano, qu’on ouvre rarement, joyau baroque serti dans une tour octogonale, de sorte que le trompe-l’œil se conforme ici à une définition très particulière : il est l’art de cacher les coins.
Au musée archéologique, contemplé des rangées d’urnes funéraires étrusques en forme de petites maisons, avec un toit à deux pentes, et dont l’iconographie comporte souvent une figure féminine ailée, qui semble un ange mais que les cartels identifient sinistrement comme un démon féminin.
Galleria Nazionale dell’Umbria, où j’ai vu des dizaines de Christs du Trecento, verts comme le lac Trasimène. Je crois bien que c’est la première fois que je vois un musée des beaux-arts qui ne contient, sur deux étages d’un palais immense, que de la peinture religieuse, puisqu’on prolonge l’art gothique du Trecento et le renouveau du Quattrocento avec le Pérugin. Ce n’est pas du tout que je sois malheureux devant des salles remplies de Vierges à l’enfant, d’Adorations des Mages et de Repos pendant la fuite en Égypte. Je suis au contraire très heureux et je passerais volontiers mes journées à les admirer et à en détailler la technique. Mais ici, la simple profusion décourage l’analyse et, après m’être penché sur la curieuse convention ombrienne des fossettes bleues au milieu du cou et au milieu des bras, et sur cette autre qui consiste à marquer les yeux d’un contour noir, j’ai commencé à défiler machinalement devant les tableaux. Même le polittico Guidalotti de Fra Angelico (qui provient de l’église où j’ai entendu la messe ce matin) ne m’arrache qu’une admiration moyenne. Ce qui me frappe, ce sont, au milieu de la prédelle, dans l’image représentant S. Nicolas de Bari sauvant le navire, les montagnes en chocolat de Fra Angelico, inspirées de celles de Giotto (mais celles de Giotto sont en chocolat blanc, alors que celles d’Angelico sont en chocolat au lait), et le fait que le peintre n’a sans doute jamais vu de navire dans la réalité.
Pérouse est la ville des escaliers, comme Bologne est la ville des arcades. Il y a même des escaliers roulants, gratuits, installés dans les souterrains datant de l’époque romaine, et qui permettent — c’est le cas de le dire — de monter en ville. On traverse la Pérouse archéologique comme si on traversait des grands magasins.
Pas noté une berlue. Les Italiens qui répondent « di niente » à mes remerciements, je les entends dire « de nada », à cause de l’habitude de mes années portugaises. C’est tout à fait extraordinaire, comme si j’avais la version doublée. (C’est même, à la réflexion, tellement extraordinaire que force m’est de conclure que ces gens me répondent « de nada » parce que, par étourderie, je leur parle portugais en m’imaginant leur parler italien.)

14 juillet. — Monté à Assise à pied, depuis la gare, par les champs, pèlerin au milieu des oliviers.
Tombeau de S. François, dans la crypte de la basilique inférieure.

O mate of Poverty ! O Pearl unpriced !
O co-espoused, co-transforate with Christ.
(Frederic W. H. Myers)

Devant la tombe du co-perforé, deux religieuses françaises lisent pour des pèlerins le Cantique des créatures.
Assise est belle, mais conventionnellement belle. Le pittoresque propre à un endroit qui est entièrement dévolu au tourisme en fait une sorte de décor. La vue sur le val de Spoleto est splendide, mais comme est splendide la vue sur la plaine d’Alsace, depuis le Haut-Kœnigsbourg, sans rien de la rugosité de la vue depuis les remparts d’Orvieto. Je me fais une grande joie d’aller à Spoleto, où j’espère un maximum de rugosité paysagère.
Redescendu à pied, suivant cette fois le trottoir des pèlerins, briqueté d’ex-voto. En prenant ces cent mètres de dénivelé dans le sens descendant, on croit avoir les pieds ailés, et cela constitue comme une revanche prise sur la pente.
En arrivant aux premières maisons, dans la plaine, jeté un dernier regard sur Assise. À cette distance, la ville aux sanctuaires semble une frise, une moulure collée entre montagne et ciel.

15 juillet. — Journée à Florence. Vu, une semaine avant sa fermeture, l’exposition Pontormo et Rosso Fiorentino au Palazzo Strozzi, exposition exemplaire, didactique, bien montée, au propos cohérent, non seulement narrativisée (de l’apprentissage à la maturité) mais composée de façon dramatique, de sorte qu’on a mis le plus beau à la fin, en point d’orgue. La comparaison des deux peintres, aux parcours si proches, permet de voir ce qui est propre à chacun, les curieux visages de Rosso, aux yeux brouillés, ses mains en forme de serre, contrastant avec les gros doigts carrés de Pontormo.
Fresques détachées, éclairées, mises sous mon nez. Pour moi qui ai passé tant d’heures à tâcher de déchiffrer les fresques dans les églises de Florence et d’ailleurs, à l’aide de jumelles de théâtre, même impression que si je débarquai sur le sol d’une planète que je n’avais jusque là qu’observée dans les télescopes.
Ce sont clairement les traces de modernité qui ont séduit les commissaires de l’exposition, les couleurs pastel en aplats (je parle ici des peintures à l’huile), ainsi que les implications politico-picturales (Pontormo, fidèle aux idées de Savonarole, Rosso resté proche de la République de Florence et ne trouvant de ce fait jamais sa place dans la Florence des Médicis). Cependant l’évolution mène Rosso Fiorentino vers le dessin plus que la peinture (est-ce un hasard s’il a fini comme peintre-décorateur chez François Ier ?). Quant à Pontormo, qui a, plus encore que Rosso Fiorentino, un véritable génie pour attraper les modes (l’influence de Dürer, l’imitation de Michel-Ange), il va vers le fantastique, et la sublime Visitation qui fait l’affiche de l’exposition le montre assez. Non seulement les deux femmes qui se tiennent derrière la Vierge et S. Elisabeth sont clairement leurs doubles, mais je crois de plus qu’il s’agit de la même femme à deux âges. Quoiqu’il en soit, l’image est profondément troublante.

Et le maniérisme, puis c’est cela qui sert de fil conducteur à l’exposition ? Pour ce qui est de la convention que semble impliquer ce terme devenu péjoratif, on trouve chez Rosso Fiorentino des séraphins d’élevage qui ressemblent à des poulardes (cuites). Mais la « belle manière » est avant tout une recherche sur la forme. Il y a toujours un manteau qui gonfle et fait des volutes, attaché on ne sait comment, on ne sait à quoi, et qui par dessus le marché change de couleur selon les nécessités de la composition. (Pendant leur apprentissage, Pontormo et Rosso Fiorentino ne savent pas encore dissimuler ces trucs et le tableau ou la fresque contiennent alors des incohérences.)
J’avais noté dans un autre carnet que la question du sujet étant étroitement délimitée dans le cas de la peinture religieuse, puisqu’il n’y a en somme qu’un très petit nombre de sujets disponibles, il n’y a que la forme qui compte, à la fois sur le plan pictural et sur le plan spirituel. Au XXe siècle, où la question du sujet n’est plus normée, et où la peinture s’est dispersée dans l’infini du motif, il faudra, pour retrouver cette cohérence du pictural et du spirituel, inventer la peinture abstraite.
Vu les restes étrusques au musée archéologique (chimère d’Arezzo). Très intéressante exposition temporaire sur la partie la moins brillante de l’archéologie, les tombes où tout ce qui est métallique, bout d’épée, bijou, fibule, est collé ensemble par les réactions chimiques, et mêlé inextricablement aux fragments osseux.
Le tripode étrusque, comme solution minimale (à partir de trois pieds, cela tient debout). Cela m’a fait penser au minimalisme de mes Astréens (dans La Nuit et le flambeau), eux aussi fermes partisans du tripode, du triangle, du tétraèdre.

16 juillet. — À Ponte San Giovanni, hypogée des Volumni, creusé non dans le roc mais en pleine terre, et serti dans un bâtiment moderne. C’est très impressionnant, on descend réellement dans le royaume des morts. Sur toute la colline, on peut librement visiter les tombes de la necropoli del Palazzone, elles aussi creusées dans la terre. J’ai même visité une ou deux tombes le cul devant, ayant ensuite le plus grand mal à m’extirper. Absolument l’impression que je visitais un champ de fouilles au XIXe siècle, en faisant le Grand Tour. Qu’on est loin des itinéraires balisés du tourisme de masse.
Dans le petit musée, au bout de la necropoli del Palazzone, buste en bronze d’Isis, provenant d’une tombe féminine ; une dame qui sacrifiait donc à Isis, et qui était certainement très mal vue de son quartier. Le reste, comme tout ce que j’ai vu dans les musées d’Orvieto, de Pérouse, de Florence, est hellénisant, avec une dominante, sur les bas-reliefs ornant la face antérieure des urnes cinéraires en terre cuite, d’une imagerie tragique, gorgone, bataille, sacrifice d’un enfant, furies ailées (les « démons femelles » dont parlent les cartels du musée archéologique de Pérouse). Quant à l’espoir associé à l’au-delà, c’est celui du banquet, raison pour laquelle les figures qui décorent le sommet des urnes « sarcophages » sont à demi allongées. Au lieu de gisants, ce sont des attablés, comme au banquet d’Odin. La sémiologie de la mort est la même dans toutes les cultures.

19 juillet. — Journée à Arezzo. À la basilique S. Francesco, à côté des fresques de l’Invention de la Sainte Croix de Piero della Francesca, je surprends la conversation de touristes français. Une dame à qui on vient d’expliquer que l’histoire de l’Invention de la Croix sort de Jacques de Voragine, demande, inquiète, si Voragine a tout inventé, ou bien s’il s’est basé sur des documents, se contentant d’enjoliver. J’ai bien compris que cette dame avait besoin qu’on lui dise que le christianisme n’était pas complètement légendaire, qu’on pouvait croire au noyau de la foi catholique sans être un complet jobard. Mais comme souvent, je n’ai compris qu’en repensant à la scène que cette dame, qui d’après sa façon de parler appartenait à un milieu plutôt instruit, se méprenait sur ce mot d’invention, et s’imaginait qu’il signifie affabulation, alors qu’il signifie tout simplement la découverte de la Sainte Croix (inventio, action de trouver, de découvrir). Voilà qui me confirme que les Français ne savent plus leur langue, et qui m’indique aussi quel intérêt on a trouvé à ne plus leur enseigner.
Je me suis toujours demandé pourquoi personne n’a jamais eu l’idée de faire porter à nos élégantes des bijoux antiques tirés des tombes, comme dans les romans de Rider Haggard. Mais c’est précisément ce que faisait l’orfèvrerie Castellani au XIXe siècle, dont les chefs-d’œuvre sont exposés dans la crypte de S. Francesco. Bijoux antiques restaurés (c’est-à-dire complétés) et mis au cou des belles dames.

20 juillet. — Messe à la Chiesa del Gesù, dite par le P. Camillo, le vieux prêtre barnabite qui, il y a deux jours, m’a fait visiter les trois oratoires superposés. Il ressemble tout à fait, y compris quand il dit la messe, au curé joué par Barry Fitzgerald dans Going My Way de Leo McCarey.
Visité, dans le faubourg de Monteluce, en face du cimetière monumental, la Commanderie des Templiers (Chiesa di San Bevignate), bâtie sur le modèle des églises templières de Terre Sainte, pleine de signes cabalistiques, et sise sur une ancienne villa et une foulonnerie romaines, qu’on a mises au jour à l’occasion de la restauration de l’église après le tremblement de terre de 1997. Les photos des fouilles montrent l’église sans son plancher, avec, sous les fresques des saints, la mosaïque et les cinq vasques du sous-sol antique.

21 juillet. — Dix jours d’une vie de traîne-patins, en Ombrie et en Toscane, prenant tous les matins un bus ou un train qui me conduisait de miracle en miracle. J’achève ce voyage la tête farcie d’idées  — et d’images — catholiques. Ainsi, j’imagine, au prix d’un tout petit rhabillage (tête et torche), qu’on transforme la statue de la Liberté en S. Claire d’Assise présentant au monde le S. Sacrement.

Rentré chez moi, un peu lu la presse française. Manifestations islamistes très nombreuses, très violentes, en particulier le 14, jour de la fête nationale. À Paris, les manifestants ont attaqué une synagogue (« foule très jeune et féminine » écrit l’AFP, dans un spécimen d’unisabir qui atteint au sublime). On avait déjà jeté un cocktail Molotov contre une synagogue dans la nuit de vendredi 11 à samedi 12 juillet. Le 19 juillet, le XVIIIe arrondissement de Paris est en proie à l’insurrection, avec batailles de rue entre émeutiers et policiers. Le 20 juillet, à Sarcelles, où réside une forte communauté juive, l’émeute s’accompagne d’un pogrom : les émeutiers tentent à nouveau d’incendier une synagogue, pillent les magasins juifs, ainsi que les magasins des chrétiens chaldéens — qui, c’est l’ironie de la situation, se sont réfugiés en France après la chute de l’Irak, pour fuir les islamistes. L’épicerie Naouri, où le réseau terroriste dit « Cannes-Torcy » avait fait sauter une grenade en 2012, a cette fois-ci été incendiée.
Sur les images, ceux que les journalistes de France Culture appellent « les militants de la paix entre Israël et Gaza » (mais qui, sur les vidéos, s’identifient plus correctement en scandant : « Nous sommes tous des palestiniens ») arborent les insignes traditionnels du terrorisme arabe (keffieh, drapeau à triangle rouge du fameux « État palestinien », censé s’édifier sur les ruines d’Israël), mais aussi ceux du Hamas (c’est-à-dire des frères musulmans), ou d’Al Qaeda et de l’État islamique en Irak et au Levant qui, eux, harcèlent les chrétiens et brûlent les églises.
Le premier ministre, sectaire maçonnisant, aboie un peu, pour la frime, mais ses adversaires, ce sont les catholiques, pas les musulmans. Le président de la République tient des propos incohérents. « L'antisémitisme ne peut pas être utilisé (sic) parce qu'il y a un conflit entre Israël et la Palestine. » Qu’est-ce que cela veut dire ? On ne sait pas. Le président a, comme tous ses contemporains, un vocabulaire de trois cent mots. Mais je fais le pari que cette phrase est également de l’unisabir, car on ne peut ainsi affirmer, de but en blanc, à propos d’antisémites musulmans qu’ils sont antisémites. En tout cas, l’antisémitisme est une chose que l’on utilise, c’est une substance. De sorte qu’on pourrra toujours chipoter sur la quantité de cette substance. La presse notera peut-être bientôt, après une journée d’émeute, après l’incendie d’une synagogue, qu’on a relevé des traces d’antisémitisme.
De quoi sera fait l’avenir ? La multiplication des émeutes à prétextes sportifs (matches de coupe du monde gagnés ou perdus), festifs (émeutes de nouvel an, du 14 juillet, etc.) ou émotifs (émeutes de solidarité avec les ensanglantés de Gaza, comme en ce moment) est, dans la vie politique de notre pays, une donnée nouvelle, dont il faudra bien tenir compte.

22 juillet. — Pas noté ceci dans l’actualité française : une candidate du Front Nationale qui avait posté sur sa page Facebook l’image de Mme Taubira juxtaposée à celle d’un petit singe vient d’être condamnée à neuf mois de prison ferme par le tribunal de Cayenne, sur plainte du... parti politique guyanais indépendantiste fondé par Taubira. Justice du tiers-monde, punissant l’offense au potentat local, grâce aux zèle de ses nervis. Et comme il se trouve que madame Taubira n’est devenue garde des Sceaux que pour organiser l’impunité des auteurs de violences à la personne — qui, eux, ne vont plus en prison — cette affaire, qui indigne au plus haut degré mes compatriotes, illustre parfaitement l’un des principes de l’ordre nouveau, que j’exposais dans ce journal (entrée du 5 juin) : les idées sont criminalisées, les comportements sont excusés, — quoique dans ce cas précis, l’illustration puisse sembler un peu trop vive, précisément du fait qu’elle a la couleur locale.

23 juillet. — Comme il suffit de peu de temps pour replonger dans son ordinaire, après la coupure des vacances. Conflit entre Israël et Gaza. On lit chaque matin dans la dépêche AFP le communiqué officiel sur nos pertes, car nous sommes naturellement les palestiniens, nous faisons cette guerre du côté des palestiniens. Difficile d’expliquer aux jeunes musulmans français qu’ils doivent se tenir tranquilles et renoncer à attaquer les juifs, quand nos médias prennent ouvertement parti pour les terroristes. On peut comparer l’énumération des tués, au palestinien près, au compte rendu des exactions des shebabs ou de Boko Haram, dont les victimes ont droit, dans le meilleur des cas, à trois lignes et sont réunies dans l’anonymat d’un massacre de masse, tandis qu’on identifie les morts palestiniens famille par famille, avec leur lignée. Il est vrai que les victimes des shebabs ou de Boko Haram sont noires, couleur de peau tout à fait hideuse, et chrétiennes de surcroît, autrement dit, abîmées dans la plus exécrable superstition. À la vérité, nos journalistes sont sages, car on ne peut sans dérision se réclamer de la doctrine victimaire et de la religion antiraciste si l’on ne fait pas preuve de discrimination entre de véritables maux et de véritables victimes, et des maux et des victimes qui ne sont qu’apparents.

24 juillet. — Qui douterait que l’actuel régime est révolutionnaire, il lui suffirait de considérer cette accusation portée en permanence contre ceux qui refusent le « changement de civilisation » : ceux-là se réclameraient d’une identité « de souche », fantasmée, ce qui les ramènerait à un fascisme d’essence völkisch. Mais les réfractaires désirent tout simplement de vivre à peu près comme ils ont toujours vécu. Or s’il est condamnable de prétendre vivre comme on vivait traditionnellement dans ce pays, c’est parce que, dans une révolution, se déclarer partisan de l’ordre ancien, c’est être un criminel. CQFD.

27 juillet. — Les artisans que j’ai embauchés pour réparer les dégâts causés par les escrocs qui, l’an dernier, m’ont volé mon argent et ont tout cassé chez moi, ont achevé de sculpter le paysage autour de ma maison à la tractopelle. Semé du gazon et commandé un jeu de croquet, pour jouer sur le futur gazon.
Entendu l’émission de France Culture sur le passage de la Guadeloupe à 100% d’énergie verte (rediffusion de l’émission du 31 janvier 2014), très amusante, car on comprend assez rapidement ce que la journaliste ne comprend manifestement pas elle-même, à savoir que le prétendu passage au solaire, à l’éolien et à l’énergie tirée des volcans cache une petite industrie de l’escroquerie qui ne laissera pas que d’être fructueuse. Exemple : ces particuliers qu’on incite à produire, au prix de lourds investissements, de l’électricité photovoltaïque qu’EDF leur rachètera peut-être au moment des pics de consommation, mais certainement pas en temps ordinaire (principe dit de la « déconnection des producteurs intermittents »).

29 juillet. — Nouvelles judiciaires à peine croyables. Les militants de la cause crapulo-victimaire qui ont à nouveau envahi Paris samedi 26, en hurlant « allahu akbar » et « mort aux juifs », en faisant le salut hitlérien et en dessinant des croix gammées, puis en jetant sur les forces de l’ordre des cailloux et des sacs de verre pilé (!) provenant du mobilier urbain détruit, ces militants, dis-je, qui sont parfaitement identifiables sur les images, sortent de garde à vue en bénéficiant d’un classement sans suite, ou en faisant l’objet d’un simple rappel à la loi. Pareille mansuétude vis-à-vis d’émeutiers ne peut s’expliquer que par des instructions venues du sommet de l’État. Il s’agit, pour emprunter à la langue de bois médiatique, d’adresser un « message d’apaisement aux musulmans de France ».
Particulière stupidité du poncif médiatique de « l’importation en France du conflit proche-oriental » et parfait illogisme de ceux qui l’invoquent, puisque qu’il n’y a, en France, aucun propos, aucune violence symétriques aux propos, aux violences des enragés mahométans, et qu’au surplus ces derniers n’attaquent pas seulement les juifs, mais la communauté nationale dans son ensemble (émeute et pillage), et la République elle-même (en s’en prenant à ses symboles et à ses représentants). Si l’on tient à user de poncifs, le seul qui convienne à la situation est celui d’une « cinquième colonne islamiste ».

31 juillet. — Il y a quelque chose de terrifiant dans la double norme de l’antiracisme et de l’immigrationnisme telle qu’elle s’applique à la question de l’anéantissement des chrétiens d’Orient. Au nom de l’antiracisme, il est interdit de dire que le régime qu’on applique aux chrétiens d’Irak, et qui provoque leur exil, est tout simplement la dhimma, c’est-à-dire qu'on applique strictement le droit musulman. C’est absolument comme s’il était interdit d’associer les lois antijuives dans l’Allemagne des années 1930 avec l’idéologie politique du National-Socialisme ou avec le régime politique du Troisième Reich. Quant au nomadisme et au sans-frontiérisme, ils rendent anodine l’idée que les chrétiens d’Orient soient chassés de leur pays. On en recueillera une partie en Occident, au titre de réfugiés, les autres iront où ils pourront, et voilà tout. Le fait d’être arraché à sa terre, qui dans l’échelle du malheur ne le cédait autrefois qu’à la mort elle-même, n’inspire plus l’horreur, en ces temps où l’on déplace les individus et les peuples comme des pions sur un échiquier.

1er août. — Une rumeur très relayée par les médias annonce la dissolution imminente de la Ligue de défense juive, c’est-à-dire d’une bande qui ne doit pas compter moins de trois douzaines de dangereuses petites gouapes sionistes. On est loin des milliers d’émeutiers afro-musulmans. Mais précisément, je crois cette dissolution une façon particulièrement cynique, pour le régime, de faire contrefeu à l’effet désastreux sur l’opinion des émeutes organisées par les militants pour la paix en Palestine. Si l’on répète pendant toute une semaine, et sur tous les tons, qu’il y a de dangereux extrémistes juifs, fascistes et violents, on aura créé, par des procédés strictement médiatiques, un factoïde, que des images d’illustration habilleront.
Les bandits du Front National ne sont pas les derniers à user du procédé du renvoi dos à dos et à dire aux voyous islamisés et à leurs cibles juives : « Allez vous battre là-bas (en Palestine). » Il y a quelque chose de profondément troublant dans cette unanimité soudain retrouvée, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Et je découvre avec horreur une chose que je croyais disparue, qui est l’antisémitisme catholique (hebdomadaire La Vie).

2 août. — Nouvelle manifestation palestinienne à Paris, à l’issue de laquelle une cinquantaine de militants qui avaient pris le métro dans l’intention d’aller provoquer des affrontements rue des Rosiers ont été interceptés à la sortie de la station Saint-Paul par une police alerte.
Ces démonstrations ont cet effet que plus personne dans la population ne croit au caractère pacifique de la cause palestinienne, ni à l’innocence et à la vertu de ceux qui la défendent, puisque tout un chacun peut voir sur les images les « militants pour une paix juste et durable » exhibant des roquettes en carton, pour glorifier les tirs du Hamas, et mimant des morts d’enfants, soit avec des oreillers tachés de mercurochrome, soit avec de véritables mioches, pour relancer la vieille accusation antisémite médiévale — « Kindermörder » — qui, en unisabir, s’énonce « frappes meurtrières sur des écoles de l’ONU ».
Vu Burnt Offerings (1976) de Dan Curtis, un de ces films de maison hantée où c’est la maison elle-même qui est responsable des phénomènes de hantise. D’où un problème cinématographique apparemment insurmontable, puisque, dans cette dangereuse atmosphère, tous les personnages deviennent plus possédés, obsédés, maniaques et dangereux les uns que les autres, et que le spectateur, tel un étranger qui assiste à une querelle de famille, ne sait quel parti choisir. le cinéaste s’en tirent moyennant un mélange de The Haunting de Robert Wise et de Psycho de Hitchcock.

3 août. — On dira certainement que mon intérêt pour l’image me conduit au paradoxe mais, dans les manifestations palestiniennes en Europe, davantage que l’antisémitisme des manifestants, m’inquiète l’outrance des représentations, qu’elles soient imagières  — roquettes du Hamas en carton, mosquée Al-Aqsa en carton, enfants palestiniens morts confectionnés à l’aide d’un édredon et d’éosine — ou théâtrales — femmes voilées mimant le deuil, barbus mimant la prière. L’antisémitisme des manifestants, dont la presse parle beaucoup (mais précisément elle en parle pour le nier, le mettre en doute ou le justifier), ne pose pas de problème spécifique, nos États possédant l’arsenal juridique qui permet de réprimer les actes ou les paroles antijuives — y compris quand ils émanent de contrevenants qui excipent de leur bonne foi parce que, dans leur société, il est vertueux d’être antisémite. Mais nous sommes désarmés face aux mises en scène de la martyrologie palestinienne dont le but est de susciter de nouvelles orgies sanglantes.
Bref, retournant une fois de plus la langue médiatique, l’unisabir, comme un gant, j’écrirais volontiers que ce qui m’inquiète est que de nombreux actes pro-palestiniens aient émaillé les récentes manifestations antisémites à Paris.

8 août. — Nouveau voyage en Savonie.
Du train qui me mène de l’aéroport de Stansted à Londres, je me fais la réflexion que le paysage sait très bien à quel pays il appartient. Un corbeau sur un arbre mort. On est en Allemagne. Une haie. On est en Angleterre.
Fait les librairies. Books and Comics Exchange à Notting Hill, puis, sur Charing Cross Road, le nouveau Foyles (mais je regrette bien le prodigieux foutoir qu’était le Foyles historique), et les bouquinistes, Quinto, Pordes, Any Amount of Books. Dégoté The Hampdenshire Wonder de Beresford, que je n’avais jamais lu.
Moi qui notais il y a tout juste un an dans ce journal que, au temps de ma jeunesse, mon point de chute à Londres, aussi peu glamorous que possible, était la pizzéria appartenant à une grande chaîne, sur Cambridge Circus, je découvre qu’elle a fermé. Après tout, à présent qu’il n’est plus, je finirai peut-être par mythifier l’endroit.
Mal tombé, sur un hôtel de dernière catégorie, mais qui coûte le prix d’un Ibis à Paris, où l’on m’attribue une chambre en sous-sol, qui prend le jour sur une sorte de puits dont je puis toucher le mur opposé sans avoir besoin de me pencher. J’ai passé la nuit dans ce trou sans air (il n’y a pas d’air conditionné), au milieu des moisissures, à écouter les gouttières se vider au fonds du puits, sans pouvoir dormir évidemment. Tout à fait l’impression de me retrouver dans le souterrain de Fritzl, le pervers séquestrateur.

9 août. — Dit ma façon de penser au manager de l’hôtel et beaucoup téléphoné à mon agence de voyage. Le manager m’a attribué une chambre au troisième, avec vue sur Prince’s Square. J’essaie de regarder la vue sans trop regarder l’état de déréliction de la chambre et de la salle de bain.
Vu in extremis l’exposition consacrée à Kenneth Clark, à la Tate Britain. Je fais miennes les positions exprimées dans ce passage de Civilisation (1969), le livre de la série documentaire de Clark pour la BBC (je traduis) : « Je tiens à nombre d’idées qui ont été répudiées par les plus vives intelligences de notre temps. Je crois l’ordre préférable au chaos, la création à la destruction. Je préfère la douceur à la violence, le pardon à la vengeance. Tout bien considéré, je crois que le savoir est préférable à l’ignorance, et je suis persuadé que la sympathie humaine est plus précieuse que l’idéologie. Je crois que, en dépit des récents progrès de la science, les hommes n’ont guère changé en deux mille ans, et que, en conséquence, nous devons nous efforcer de tirer les leçons de l’histoire. J’accorde également crédit à une ou deux idées qui sont plus difficiles à mettre en mots. Par exemple, je crois à la courtoisie, à ce rituel au moyen duquel nous évitons de blesser les sentiments d’autrui pour satisfaire nos égos. Et je crois que nous devrions nous souvenir que nous appartenons à un grand tout, que par commodité nous appelons la nature. Toutes les créatures vivantes sont nos frères et nos sœurs. Par dessus tout, je crois à ce don que Dieu à fait à certains hommes et qu’on appelle le génie, et j’apprécie une société qui rend possible leur existence. »
L’exposition montre l’influence de Kenneth Clark en tant que mécène et en tant que personnage officiel (directeur de la National Gallery, tête du comité des artistes de guerre) : rejet de l’abstraction et du surréalisme, place donnée à la nature, comme fons et origo, place donnée à la poésie comme inspiration et comme but de l’art, ce qui nous ramène donc au romantisme ; et il faut ajouter l’importance donnée à... la météo (qui est, après tout, le romantisme sous sa forme climatique). Kenneth Clark trace donc une ligne qui passe par William Blake, Samuel Palmer, Turner, et qui aboutit, au XXe siècle, à John Piper et Graham Sutherland.
Pendant la guerre, Kenneth Clark a l’habileté d’attribuer les missions des peintres du home front en fonction du vocabulaire pictural qui leur est propre. Henry Moore, l’homme des gisants (des reclining figures), va dessiner les réfugiés dans les abris. John Piper, peintre de ruines romantiques révélées par d’étranges éclairs chromatiques, représente les ruines du Blitz, tandis que Graham Sutherland, peintre des branchages enchevêtrés accédant à l’individualité, dessine les poutrelles tordues des gratte-ciel incendiés. Et la conséquence est que ces peintres, qui ne pouvaient avant-guerre être compris que par les happy few, sont compris à présent par les masses, et qu’ils donnent une forme picturale à l’expérience commune de la guerre, qui permet entre autres — c’est l’une des fonctions de l’art — de canaliser les émotions nées de cette expérience.

Visité la librairie d’occasion de Flask Walk à Hampstead, d’où je reviens avec Fifth Planet de Fred et Geoffrey Hoyle, que je n’avais qu’en français. Rentré à l’hôtel, entamant la lecture de l’unique livre que j’ai emporté pour ce voyage, Angel Pavement de J. B. Priestley, je découvre que l’illustration de couverture est une gravure de Charles Ginner représentant... Flask Walk.

10 août. — Messe à S. Mary of the Angels, dans mon quartier de Bayswater.
Je voulais aller voir l’exposition sur les georgiens, à la Queen’s Gallery, mais je n’y suis jamais arrivé car ma promenade à Kensington Gardens et à Hyde Park a pris toute l’après-midi.
J’ai beaucoup cherché à voir le pet cemetery de Hyde Park, à côté de la jolie petite loge du gardien, sur Victoria Gate, qui semble une maison de poupée. Le fait est qu’on ne voit rien, rien d’autre qu’une plate-bande, le pet cemetery étant apparemment une sorte de secret d’État. Après cet échec, guidé par je ne sais quels animaux féeriques, je me suis retrouvé devant le monument aux animaux morts à la guerre (Animals in War Memorial), inauguré en 2004. Deux mules en bronze, lourdement chargées, commencent à escalader trois degrés, en direction d’un mur en demi-cercle, représentant je suppose l’œil du cyclone, sur lequel sont sculptés en bas-relief les animaux de guerre, tandis que l’extrémité droite contient simplement le nom du mémorial, un peu comme si le monument était sa propre affiche. Les animaux au commencement de la frise sont indistincts et semblent émerger du brouillard des siècles. Puis viennent les chevaux, les ânes, les mules, les dromadaires, l’éléphant, la chèvre, le chien les pigeons. Tout au bout, l’un des quadrupèdes est tombé. Entre la frise des animaux et le nom du mémorial, le mur est fendu et, de l’autre côté, au sommet de trois autres degrés, on voit sur un gazon un chien et un cheval en bronze, libres, heureux. L’interprétation est laissée à la discrétion du visiteur, qui peut lire que les deux animaux ont survécu au feu, ou au contraire qu’ils sont à présent dans un paradis des bêtes. Cette image doit parler aux londoniens, qui, pendant le week-end, font s’ébattre leur chien dans Kensington Gardens et dans Hyde Park, où ils voient aussi la statue équestre de Watts représentant la force physique. Ce monument est l’une des choses les plus tristes et les plus émouvantes que j’aie vues de ma vie.
Jeté par voie internétique un coup d’œil sur la presse française. L’intérieur de la basilique de Thonon-les-Bains a été entièrement saccagé par un exalté musulman. Et une énième profanation d’un cimetière, le cimetière de Passy, en Haute-Savoie, où six tombes ont été attaquées à coup de masse. Mais plus terrible que ces nouvelles est l’incapacité de la presse française à en rendre compte sans recourir à la falsification.
À considérer les choses à bonne distance, la nature de ce que j’ai baptisé l’unisabir — la langue française telle qu’elle est transformée par trente années d’idéologie victimaire — m’apparaît mieux. Pour commencer, l’idéologie victimaire ne peut s’embarrasser de faits, puisque cela révélerait son caractère frauduleux (les prétendues violences racistes à l’encontre des populations immigrées n’existant pas, Dieu merci). Ne restent donc que les symboles, qui doivent être examinés de façon absolument autonome, en faisant totalement abstraction des faits, ce qui nécessite un classement de ce matériel symbolique, selon des critères métaphysiques et moraux, et qui entraîne par conséquent une redéfinition du sacré et, au niveau linguistique (voilà l’unisabir), une redéfinition des règles d’emploi du lexique du religieux.
Dans cette nouvelle théologie victimaire, de simples dessins humoristiques représentant Mahomet sont devenus un blasphème, parce que, en examinant les choses sur un plan purement abstrait, rigoureusement en dehors de toute histoire, de toute tradition, de toute culture, on a décidé qu’il y avait atteinte à on ne savait quoi, qui restait impossible à préciser (quelque chose comme la représentation qu’on pourrait se faire du prophète Mahomet s’il était permis de se le représenter), et aussi parce qu’il était parfaitement évident aux yeux de tous que les auteurs de ces dessins n’avaient rien fait de mal, ni en acte ni même en intention (il fallait nécessairement s’en prendre à des innocents pour faire triompher l’analyse in abstracto et asseoir la sacralité nouvelle).
Par contre, comme le montrent les dépêches d’agence de ce matin, on ne peut utiliser les mots de blasphème, profanation, sacrilège, etc. quand quelqu’un s’en prend physiquement à des lieux ou à des symboles chrétiens, d’une part parce qu’il s’agit là de faits délictuels ou criminels bien attestés (et qu’il faut écarter les faits), et d’autre part parce que les chrétiens n’y ont pas droit, la théologie victimaire ayant purement et simplement aboli la sacralité chrétienne. Les actes d’iconoclasme perpétrés par des musulmans dans des lieux de culte catholiques deviennent par conséquent les actes de déséquilibrés, pour des raisons à la fois théologiques et victimaires, théologiques parce qu’il faut être un peu déséquilibré pour s’en prendre à des poupées, en renversant des statues en plâtre de la Sainte Vierge ou de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, victimaires parce qu’il s’agit naturellement de faire bénéficier les vandales de l’irresponsabilité pénale en les faisant passer pour aliénés.
Pour ce qui est du cimetière de Passy, la presse locale note : « Six tombes ont été profanées, c'est-à-dire dégradées ou détruites : pierre cassée, ornements arrachés, coups de masse. » Il faut donc gloser le mot « profaner » pour en justifier l’usage ; autrement dit, il faut faire référence à son emploi en paléofrançais. Cependant cet emploi est trompeur car le mot ne peut avoir le même sens en français d’avant et en unisabir. En effet, la destruction des tombes est le fait de pillards, qui voulaient récupérer marbre et métaux. Or le mobile crapuleux est disculpatoire : du moment que l’intention est la récupération, l’acte qui consiste à dégrader et à piller une tombe n’a pas plus de valeur symbolique que si les roms avaient récupéré les métaux au fond des bennes d’une déchèterie, sous le regard courroucé du gardien.
Je note aussi l’extrême importance, dans la casuistique médiatique  — qui est aussi en l’occurrence la casuistique gendarmique et la casuistique judiciaire —, de l’inscription, qui signe une revendication. C’est l’inscription qui constitue la profanation. La sacralité victimaire est donc délibérément circonscrite à l’iconologie politique, celles des slogans peints à la bombe (on peut noter que les caricatures de Mahomet sont elles aussi des inscriptions), ceci s’expliquant naturellement par la généalogie de l’idéologie victimaire, née dans les franges de la gauche radicale. Cette centralité de l’inscription permet de transformer en profanation un simple tag sur le mur extérieur d’une mosquée, ou à proximité d’une mosquée. Par contre, en l’absence d’inscription, le musulman exalté qui arrache les saintes espèces du tabernacle et qui les écrase à coup de talons ne se livre pas à une profanation, et son geste n’a pas de porté politique ni religieuse, puisqu’il n’y a pas de revendication. — Il faut donc inférer que le fanatique, aliéné ou pas, a trouvé les hosties par hasard, qu’il les a piétinées par hasard, ce qui taxe considérablement la crédulité.

11 août. — Ma chambre est aussi laide, crasseuse, puante et délabrée que possible, mais j’ai une fenêtre qui donne sur la canopée des arbres de Prince’s Square et, quand je ne suis pas en train de visiter une exposition, j’écris à côté de cette fenêtre, que je laisse grande ouverte.
Vu, une semaine avant sa fermeture, l’exposition de Paul Gravett à la British Library, Comics Unmasked, Art and Anarchy in the UK, mais les bandes dessinées ouvertes dans les vitrines sont difficiles à lire pour qui voit aussi mal que moi, d’autant que l’éclairage est atténué.
Vu la touchante exposition sur les papiers privés de la Grande Guerre, puis regardé, dans l’exposition permanente des trésors de la British Library, les manuscrits d’écrivains.
Longue promenade sur Gray’s Inn Road et Holborn. L'idée idiote qu’on a en se promenant à l’aventure, qu’il ne sert à rien d’aller de tel côté, que ça doit s’arrêter, qu’il ne doit y avoir plus rien, ou du moins plus rien d’intéressant. Mais la ville ne s’arrête pas, la ville est inépuisable.

12 août. — Exposition Quentin Blake à la toute nouvelle House of Illustration, qui a ouvert en juillet à King’s Cross. Extraordinaire dessinateur, maître de la narration et, ce qui est plus difficile, maître des émotions, capable de faire rire comme de faire pleurer.

Je crois que le dessin lâche de Quentin Blake continue le style si typique des Britanniques — E. H. Shepard, Edward Ardizzone —, mais en faisant un pas de plus, parce que, chez ses prédécesseurs, si le tracé est « fuzzy », le dessin reste fidèle au référent, tandis que chez Blake le trait lâche ne cerne plus exactement le motif, et que le dessin nous dit en somme : « C’est quelque chose comme cela. » Je ne sais si je m’aventure beaucoup en supposant que c’est à Daumier que Quentin Blake a pris cela.
Regardé ensuite les dessins d’architecte de Norman Shaw à la Royal Academy. Ce que j’avais aperçu de ces dessins dans la presse était tellement extraordinaire que j’avais pensé, trompé aussi par le titre de l’exposition, « Dream, Draw, Work », que c’étaient des projets irréalisés. Mais non, tout a existé. À côté des façades sur Piccadilly et des cheminées monumentales pour les demeures des grands seigneurs, plans de la maison d’artiste de Kate Greenaway, une maison de la classe moyenne, aux murs couverts de tuiles, si typiques de Shaw, avec l’atelier à l’étage, orienté à 45 degrés par rapport au reste de la demeure.

13 août. — Vu au British Museum les momies égyptiennes dépapillotées par l’imagerie numérique, révélant les abcès dentaires et, paraît-il, la plaque artérienne. Le cerveau reste dans les crânes (apparemment on ne l’enlevait pas systématiquement) sous la forme d’une sorte de feuille qu’on a informatiquement colorée en bleu.
Allé jusqu’à l’East End par le métro léger pour acheter mon entrée à la Loncon, la 72e convention mondiale de science-fiction.
Exposition Virginia Woolf à la National Portrait Gallery. Horreur du féminisme ! Le public est composé aux quatre cinquièmes de femmes. Un excellent écrivain est devenu une « icône ».
Portrait extrêmement drôle de Lytton Strachey par Simon Bussy, le peintre ami de Gide. Strachey, qui est invité chez les Bussy, dans leur propriété du sud de la France, est assis à une toute petite table, montée sur des tréteaux, son manteau sur les épaules, car il a l’air de faire très froid, et il écrit la thèse qui doit le faire devenir fellow de Cambridge (il échoua).

Je n’ai pas voulu quitter la National Gallery sans aller voir le portrait du cardinal Newman, peint un an avant sa mort par Emmeline Deane.
Promenade à Kensington Gardens, mais à peine suis-je assis pour lire mon journal que la pluie me chasse.

14 août. — Convention de science-fiction sans intérêt — et j’en ai pris pour trois jours, en payant une somme astronomique, au lieu d’écouter mon instinct et de ne m’inscrire que pour la seule journée d’aujourd’hui !
Deux heures de queue pour retirer mon accréditation, c’est-à-dire pour qu’on écrive mon nom au feutre sur trois cartes en plastique, ce qu’on aurait pu faire hier quand je me suis inscrit.
Espace d’exposition gigantesque, édifié à coup de milliards par un émirat, mieux adapté à des séminaires de businessmen, sonorisé par les avions de London City Airport qui passent par dessus nos tête.

15 août. — Messe de l’Ascension à S. Mary of the Angels.
Voici un très curieux phénomène de synchronicité. Avant de déjeuner avec André-François Ruaud, patron des Moutons électriques, j’étais au British Museum. Voyant approcher l’heure de notre rendez-vous, je vais pisser puis, en sortant des toilettes, voulant emporter une image dans ma mémoire qui ne soit pas celle d’un ready made de Duchamp, je me rapproche d’une vitrine, dans la section mycénienne, sur laquelle s’ouvrent les toilettes. Je tombe sur la figurine en terre cuite que j’ai dessinée il y a vingt et un ans, d’après une photographie, et qui me sert de modèle pour mes belles martiennes dans Whitman et Ferlinghetti. Quelle probabilité y avait-il pour que, parmi les 60 000 objets exposés au British Museum, je tombe précisément sur celui-ci ?

Retourné à la convention de science-fiction, voulant goûter les conférences. Entendu des physiciens gériatriques de la British Interplanetary Society expliquer qu’ils doivent leur vocation à Dan Dare, à la série radiophonique de la BBC Journey Into Space, et aux dramatiques télévisées mettant en scène le Professeur Quatermass. C’est très touchant, mais on ne dépasse pas le niveau de l’engouement fanique.

16 août. — Matinée au musée de la RAF, à Colindale. Exposition « Biggles and His Chums », la mal nommée, car à part une unique aquarelle du captain W. E. Johns, ce sont des illustrations de combats aériens, sans aucun rapport avec la littérature populaire. Mais pour les Anglais, Biggles est évidemment un nom générique pour un aviateur de la Grande Guerre.
Ce n’est pas la première fois que je suis frappé par ce que le Catholic Times appelle « the over-promotion of minorities ». Cette exposition sur la guerre des airs, qui en théorie ne laissait place qu’aux engins aériens et à ceux qui les pilotent, s’arrange pour inclure trois images sur les femmes sorties de la sphère domestique à la faveur du conflit et sur le changement social d’importance que cela représentait.
Retourné à la convention de science-fiction dans l’unique but de voir la dramatique télévisée de Nigel Kneale The Crunch (1964) qu’on a retrouvée. Las ! la projection est annulée. J’aurai décidément perdu mon temps et mon argent, j’ai raté du fait de la convention l’exposition « British Folk Art » à la Tate Britain, et l’exposition sur les georgiens à Queen’s Gallery, ce qui me chagrine beaucoup, et, à cette quatrième visite à la Loncon en quatre jours, l’endroit m’est parfaitement odieux.
Longue promenade à Kensington Gardens et Hyde Park pour dire au revoir à Londres puis rentré travailler dans ma chambre d’hôtel qui, ce soir, en dépit des deux fenêtres ouvertes (chambre et salle de bain) exhale son odeur d’hôtel mal tenu dans un effort désespéré pour m’empoisonner.

17 août. — Le sol anglais vu de l’avion qui décolle, patchwork brun (les labours), jaune (les blés) et vert (les prés et les bois), avec, au lieu du manteau d’Arlequin qu’on voit sur le continent, les curieuses lignes sinueuses d’un paysage de bocage.
J’ai fini, à force de voyager par les airs, par acquérir les compétences d’un volatile migrateur moyennement intelligent. J’ai très bien reconnu, au décollage, il y a dix jours, après qu’on eut survolé la vallée de Schirmeck et les Vosges, les tours de refroidissement de la centrale atomique de Cattenom, tout au nord. Au retour, quand l’avion amorce son atterrissage, je reconnais le Bienwald, Lauterbourg, le barrage d’Iffezheim.
Même si on m’a appris au lycée qu’on s’emporte en voyage (« On disoit à Socrates, que quelqu'un ne s'estoit aucunement amendé en son voyage : Je croy bien, dit-il, il s'estoit emporté avecques soy. » Montaigne, Essais, « De la solitude  »), mes petites expéditions en Italie et à Londres ont cet intérêt à mes yeux de me faire constater que je ne suis pas exactement le même homme dans un autre pays, que je ne m’intéresse pas exactement aux mêmes choses, que je forme des habitudes qui sont différentes.
Salubre étrangeté qu’acquiert du coup, fût-ce passagèrement, mon environnement quand je rentre chez moi. Je suis frappé par le silence absolu de Morgan Hall, après la rumeur de Londres, et je me demande si un tel silence est bon pour les nerfs. Je suis sûr par contre qu’est tout à fait nocif l’effluve des engrais qu’on met sur les labours, dont en temps ordinaires je ne remarque même plus l’âcre odeur de levure.
Un signe que je suis englished, c’est que je cherche des produits qui n’existent pas chez nous. Le pot de 400 g. de yaourt à la fraise me manque bien, de même que la petite bouteille de Merlot.

18 août. — Je ne suis pas sûr que la langue de bois totalitaire, si nous vivions en régime totalitaire, m’intriguerait comme m’intrigue l’unisabir. Il s’agit — c’est précisément sa raison d’être — d’une langue de bois démocratique, dont la finalité n’est point l’instauration d’une vérité officielle, mais la négation des évidences. On y est tellement habitué que c’est son absence ponctuelle qui étonne. Voici le récit d’un crime (AFP, 14 août) dont les protagonistes se trouvent n’appartenir à aucune catégorie protégée. Une femme retrouvée dans une valise, dans un hôtel de Bali. Le journaliste trouve cela suspect. Mais comment cela serait-il suspect ? Au nom de quoi se permet-il de trouver cela suspect ? Et si cette dame a choisi une fin de vie dans la dignité, si elle a décidé, en somme, de « faire sa valise » ? La fille et le gendre avaient quitté l’hôtel par la porte de derrière. Et alors ? Et s’ils sont timides ? Et s’ils se font scrupule de déranger ? Et le plus fort : il s’agit d’un meurtre, déclare le chef de la police. Comment ose-t-on écrire des choses pareilles ? Ces gens bénéficient, comme tout un chacun, de la présomption d’innocence. Écrire comme cela, de but en blanc, qu’il s’agit d’un meurtre, c’est inouï, cela dépasse tout.
L’unisabir ne vise pas seulement à l’euphémisation du discours, comme son ancêtre, le « politiquement correct » (qui a eu raison des termes généraux vaguement péjoratifs, si utiles dans ces récits de faits-divers, l’individu, le quidam, etc.). Il ne se réduit pas à la généralisation des excuses idiotes caractéristiques des classes criminelles (« vous ne pouvez rien prouver »). L’unisabir donne la berlue. Tout en donnant à voir, il procure l’impression qu’on a mal vu, ou bien qu’il n’y a rien à voir, de sorte qu’on en vient à douter de ses sens, de son entendement et finalement de sa raison.

27 août. — Rapport britannique d’une professeure Alexis Jay, sur une abominable affaire de mineures blanches réduites en esclavage sexuel par un gang de chauffeurs de taxi pakistanais (pour la seule ville de Rotherham, dans le Yorkshire, 1400 victimes enfants, estimation basse, sur une période de seize ans, de 1997 à 2013), au vu et au su de tout le monde (on venait chercher les gamines en taxi à l’école, pendant la pause méridienne), les perpétrateurs se sachant intouchables et leurs victimes sachant que la police et les services sociaux ne les aideraient pas, de peur d’être soupçonnés de « racisme ».
Le rapport du professeur Jay est un document précieux pour comprendre la morale du perpétrateur. Lorsque cette morale triomphe, comme elle a triomphé à Rotherham, sa caractéristique n’est nullement le déni, mais tout au contraire l’inversion accusatoire. Les policiers qui refusaient d’écouter les petites victimes de Rotherham, dont les plus jeunes avaient onze ans, leur disaient : « Fiche-moi le camp. Tout le monde sait que tu te prostitues pour un hamburger. » Et ce n’est nullement l’incrédulité que rencontrèrent auprès des forces de l’ordre et, le cas échéant, de leur propre administration, les quelques intrépides qui tentèrent de défendre les gamines — parents, professeurs, et même une inspectrice du Home Office —, mais l’injonction de se faire oublier, assortie de menaces. En pareille situation, un antisémite, arrivé au dernier degré de sa dégoûtante abjection, ne dirait pas : « Les chambres à gaz n’ont pas existé », mais : « Vous, les juifs, on sait que vous allez dans des chambres à gaz », comme si c’était-là une chose accablante pour les juifs.

28 août. — Allumé France Culture parce que je bricolais chez moi. Douzième année de la « Contre-histoire de la philosophie » (qui serait mieux titrée : « La philosophie pour les bobos »), de Michel Onfray, qui ne peut littéralement ouvrir la bouche sans prononcer une sottise ou sans trahir son inculture, disant par exemple : « Et voilà pourquoi votre sœur est... », au lieu de « Et voilà pourquoi votre fille est muette. » (La citation exacte est : « Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette ».) Rien n’est plus détestable que ces fragments de culture classique, qui sont restés coincés entre les dents de l’orateur, où ils ont pourri, et qu’il vous envoie à la figure, entre deux postillons, comme une minuscule boule puante.

31 août. — Deuxième anniversaire de la mort de ma mère. Je ne suis pas sûr qu’on soit entièrement responsable du souvenir qu’on laisse, mais le fait est que ma mère m’en laisse un très mauvais. Ce n’est pas tant sa froideur qui demeure dans ma mémoire que son hostilité intrusive. Dans mon souvenir, elle s’intéressait juste assez à ce que je pouvais faire ou à ce qui pouvait me tenir à cœur pour flairer du louche et émettre un reproche. Je crois qu’elle m’aurait blâmé si, au lieu d’être un homme de lettres, j’avais choisi la carrière de maçon, et qu’elle se serait évertuée à contrarier cette vocation comme n’importe quelle autre.
Je me demande si le trait dominant de ma personnalité, mon goût pour ma propre compagnie, ne me vient pas de ma mère. Non qu’elle fût particulièrement solitaire, ou que je lui soupçonne une vie intérieure, mais elle avait tout simplement très peu d’usage pour les êtres, et pour les rapports entre les êtres, où elle voyait, je crois, une une sorte de cérémonie dont elle ne maîtrisa jamais les codes. M’a-t-elle transmis inconsciemment cette conception dévaluée des relations humaines ? Qui pourrait le dire ? Le grand mystère, au fond, c’est ce que les enfants apprennent de ce mystère que sont pour eux leurs parents.

1er septembre. — J’écris ceci un peu comme une suite à la note d’hier. Il me semble que la définition, très vague et très générale, de la névrose, c’est que ceux qui en sont atteints sont « faux », qu’un défaut fondamental donne à toutes leurs relations on ne sait quoi de dissonant. Ceci ne les empêche nullement, le cas échéant, de mener une existence en apparence « normale » — car précisément, pour ce qui touche l’existence ordinaire, l’apparence suffit —, de se marier, d’avoir des enfants, de prendre leur place dans le corps social. La dissonance n’intervient qu’à la marge et, naturellement, à l’insu de la personne. Je crois qu’elle est cause des grandes désillusions (par exemple l’amour de jeunesse qui connaît une issue malheureuse, ou bien au contraire le grief entretenu une vie durant contre un conjoint méprisé) et aussi des grandes blessures d’amour-propre (par exemple le déboire professionnel, la position convoitée une vie durant et jamais obtenue).

2 septembre. — Derniers échos de mon séjour en Savonie, j’écoute la série radio de la BBC écrite par Charles Chilton, Journey Into Space, et je regarde Civilisation, le cycle d’émissions de 1969 pour la BBC de Kenneth Clark. Passant outre les bizarreries et les idiosyncrasies de Clark, qui n’a pas une très haute opinion des peuplades germaniques, ni de ses compatriotes (qui, Shakespeare nonobstant, ne méritent pas le qualificatif de civilisés à l’époque élisabéthaine), je tombe d’accord avec lui sur l’essentiel. Premièrement, la civilisation est une chose extraordinairement fragile ; elle disparut après la chute de Rome pendant ce que les Anglais appellent The Dark Ages (pendant 300 ans, nous explique Clark, on n’a plus construit en dur en Europe). En second lieu, le génie est une chose extrêmement rare, et totalement inexplicable.

10 septembre. — Relaxe des Femen, poursuivies pour avoir, en février 2013, esquinté les cloches de Notre-Dame, sur lesquelles elles tapaient avec des bâtons, en vociférant contre le pape Benoît. Et pour que le message judiciaire soit sans ambiguïté, les juges ont condamné pour violences les vigiles qui ont expulsé les hystériques.
J’en viens parfois à désespérer de mes coreligionnaires, que leur foi chrétienne ne protège nullement contre l’idéologie victimaire. Les juges de l’actuel régime ont donné raison aux célèbres staliniennes dépoitraillées contre le recteur de Notre-Dame parce que, pour le régime, les catholiques — tous les catholiques, qu’ils défilent ou non avec la Manif pour tous — sont des ennemis politiques. Il y a là un fait élémentaire, qu’il n’est nul besoin d’emberlificoter dans des considérations ineptes sur la cathophobie, en réclamant, comme le fait la porte-parole du mouvement Ensemble pour le bien commun, issu de la Manif pour tous, un programme de lutte contre les agressions christianophobes, élaboré avec la LICRA et le MRAP.
Impression désespérante que, au lieu d’aller, comme je le souhaite, vers un Tea Party à la française, ou vers le Mai 68 de droite que semble redouter l’actuel chef de l’État, on cherche l’inspiration du côté d’une association de catholiques réactionnaires, spécialisée dans la surenchère victimaire, que j’appellerai, pour ne pas lui faire de propagande, l’AJVITS (alliance pour une justice vétilleuse dans l’intérêt de nos traditions séculaires). Surabondant sur la paranoïa interprétative et l’hystérie procédurière des associations « antiracistes » qu’elle méprise tant, l’AJVITS explique à la moindre occasion qu’une pièce de théâtre idiote, qu’un imbécile dessin anticlérical de Plantu, ou que les actions des Femen, provoquent à la haine envers les chrétiens et tombent sous le coup de la loi pénale, de sorte que les véritables luttes (le combat politique de l’actuel régime pour l’abolition du christianisme) et même les véritables persécutions (le génocide des chrétiens du Levant) se perdent au milieu de la déploration victimaire.

13 septembre. — Je vérifie au moyen d’une simple recherche sur Google Actualités que l’affaire de Rotherham n’a eu, chez nous, aucun écho, hormis un mince filet d’articles, aussitôt tari, rendant compte du rapport d’expertise d’Alexis Jay, souvent de façon sibylline. Le Nouvel Observateur, en écrivant que « leurs agresseurs, décrits comme "asiatiques", prenaient principalement pour cible les enfants vulnérables de "type caucasien" », semble évoquer les fuligineuses machinations de Fu Manchu et du Si-Fan à Whitechapel plutôt que la contre-société islamo-pakistanaise du nord de l’Angleterre. Le scandale originaire (immunité absolue, en régime multiculturaliste, des auteurs d’une série de forfaits qui confondent l’imagination) est comme inscrit en abîme dans le scandale nouveau qu’est la censure exercée par les médias français.
La place laissée inoccupée en France par l’absence d’une presse libre est prise par les blogs, et bien mal. Voici un site que j’appellerai Alarme blanche, site « agrégateur » de faits divers sanglants, de la veine « l’agresseur au couteau était typé » ou « pour un regard, Mohamed sort une hachette ». L’intention affichée de « réinformation » apparaît auto-contradictoire, puisqu’on se contente de reprendre, en leur rajoutant un titre, les articles de presse, rédigés en unisabir, en priant seulement le lecteur d’observer qui brandit toutes ces lames. Lorsqu’il advient quelque événement qui enfonce les clous du cercueil du multiculturalisme, comme l’affaire de Rotherham, le site est incapable d’en rendre compte de façon intelligible, et cela devient une nouvelle affaire d’agresseurs « typés », bref une nouvelle collection de faits divers. Le travestissement de la vérité, quoique dicté par des motifs exactement opposés, est tout à fait le même que pour Le Nouvel Observateur.

14 septembre. — Les adversaires de la liberté d’expression s’abritent facilement derrière l’argument de l’apaisement. Évitons, chantent-ils en chœur, les « débats malsains qui stigmatisent ». Mais c’est de la censure, et non de la liberté, que naît la polémique, une polémique âpre, amère, ictérique (j’essaie de traduire jaundiced, mot très-utile, qui manque à notre langue), puisque cette polémique porte précisément sur le périmètre — en constante diminution — de ce qu’il est encore permis de dire.
La liberté d’opinion, tout au contraire, amène un débat apaisé, puisqu’on sait les différences irréconciliables, et que l’illusion d’une opinion unanime est dissipée d’emblée. Elle permet de mesurer l’écart qu’introduit entre les individus un désaccord doctrinal. Des différences philosophiques et politiques font véritablement de nous des êtres différents, habitant des planètes différentes. De tels êtres peuvent, le cas échéant, s’estimer mutuellement et avoir plaisir à commercer. Mais le moindre intérêt de ce commerce d’âmes n’est pas qu’il nous ramène constamment à ce qui nous distingue, c’est-à-dire à nous-mêmes.

16 septembre. — Entamé depuis deux semaines une grande guerre contre les sumacs que j’ai eu le malheur d’acheter en jardinerie il y a huit ou neuf ans et de planter dans mon jardin. Ces arbres ont le terrible inconvénient de coloniser le terrain où on les plante. Les racines souterraines occupent à présent toute la surface de ce jardin, et il faut les extraire à la bêche.

17 septembre. — Je m’aperçois que la terrible fatigue de la rentrée est aggravée chez moi par le fait que, une fois réglé en « mode professeur », je donne in petto, par déformation professionnelle, de grandes conférences sur à peu près tout sujet qui se présente.

18 septembre. — Lu dans Thrilling Wonder Stories de février 1949, la novella, ou la novelette, ou l’epyllion « The Weapon Shops of Isher » d’A. E. Van Vogt. On dit toujours de cet auteur qu’il avait l’habitude déplorable de ficeler ensemble des nouvelles, au risque de les dénaturer, pour faire tant bien que mal un roman. Mais, dans le cas des Armureries d’Isher, le problème est à peu près inverse, car l’univers fictionnel est parfaitement construit, mais ce sont les récits qui sont éparpillés. Ainsi, ce que j’ai lu, « The Weapon Shops of Isher », n’a plus de sens sans la nouvelle « The Seesaw », parue huit ans plus tôt (Astounding Science-Fiction, juillet 1941), et qu’il faut par conséquent résumer dans le paratexte, au début et à la fin du récit. Plus gênant encore, « The Weapon Shops of Isher » est la suite directe de la nouvelle « The Weapon Shop » (Astounding Science-Fiction, décembre 1942), seul changeant le personnage focal.

Pris ensuite un roman tardif du même Van Vogt, The Battle of Forever, acheté par mon frère Denis à Londres, au début des années 1970, et dont j’ai gardé en mémoire la présence accusatrice sur notre étagère, car, à cette époque, aucun de nous ne lisait l’anglais (nous étions des pré-adolescents).

19 septembre. — Sur France Culture, émission sur le virus Ebola, intéressante car entièrement faite du point de vue victimaire, les journalistes nous expliquant par exemple que le problème que pose le virus est la mise en quarantaine des malades, puisque cette mise en quarantaine est une exclusion. On a envie de leur dire : « Vous avez raison, embrassons nos frère stigmatisés, comme cela, quand nous mourrons, ce sera tous ensemble. »

20 septembre. — Entendu sur France Culture : « Moi j’suis pas quelqu’un prone au bashing. » C’est un économiste qui s’exprime ainsi.

21 septembre. — La dépêche AFP qui fait part de la mort de deux policiers dans un nouvel attentat islamiste au Caire rappelle que « plus de 1400 » manifestants pro-Morsi ont été tués par la police et l’armée lors de la prise de pouvoir par le maréchal Al-Sissi, alors que les attentats de représailles des frères musulmans n’ont jamais fait jusqu’à présent que quelque 500 morts. En lisant pareille prose, on se surprend à quêter quelque indice — une référence à l’excessive chaleur, ou à une tempête de sable, la présence inopinée, au détour d’une phrase, d’un chameau ou d’un palmier — qui révélerait que cette dépêche a été écrite à Doha, au Qatar.

22 septembre. — Je déplorais la censure presque totale dans les médias français de l’affaire de Rotherham (petites blanches violées par des chauffeurs de taxi pakistanais protégés par leur immunité victimaire). Mais je découvre sur M6 une émission « 66 minutes » consacrée à l’affaire. Il s’agit d’une émission à scandale qui, sous couvert d’une vertueuse indignation morale, tire de la sordide affaire tout son potentiel scabreux. Voilà donc l’unique usage qu’ont les médias français d’une affaire qui, pour les Britanniques, sonne le glas du multiculturalisme : une émission de télé-poubelle destinée à émoustiller les cochons.

23 septembre. — L’ami K. qui, contrairement à moi, ne vit pas retiré du monde, et qui sait par conséquent des choses que je ne sais pas, m’explique avec commisération que ce qui m’intrigue tant — l’ergotage des médias sur le fait qu’il n’y a pas de « théorie du genre », mais seulement des « études de genre » — n’est pas, comme je le crois, le comble de l’imbécilité et de l’irréflexion, mais relève d’une stratégie de communication parfaitement mûrie, et considérée dans les cercles du pouvoir comme très efficace. En régime multimédiatique, on dispose, pour convaincre l’individu moyen, supposé ignorant de la question traitée, de deux minutes à peu près, et, de plus, l’important n’est point ce qui est affirmé positivement, mais ce qui est suggéré, ce qui est insinué. « Cela n’existe pas (et par conséquent ceux qui prétendent que cela existe sont des paranoïaques). » Voilà qui convaincra quatre-vingt-dix pour cent du public. Et il est de nulle importance qu’un intellectuel catholique, qu’un professeur agrégé, prenne le temps d’expliquer, à la suite de tel article en ligne du Nouvel Observateur ou de Rue89, qu’il existe bel et bien, dans le monde académique anglophone, une gender theory, une queer theory, etc., ou qu’il est déloyal de soutenir que « personne ne nie la différence biologique entre les sexes », quand toute la démonstration des théoriciens du queer est précisément que la biologie construit de façon performative la réalité genrée. La mise au point sera lue par quelques dizaines d’internautes, et ceux qui se trouveront d’accord avec l’auteur seront ceux qui étaient arrivés à des conclusions similaires aux siennes par leurs lectures ou leur réflexion. Ceux-là ne comptent pas, ne jouent aucun rôle, leur opinion n’a aucun intérêt.

24 septembre. — Funeste avis de la Cour de cassation, qui juge que le recours à la procréation médicalement assistée (PMA) à l’étranger n’interdit point (je cite) que « l’épouse de la mère puisse adopter l’enfant ainsi conçu ». Ainsi, on contourne au moyen d’un subterfuge l’interdiction légale de la PMA en France pour les couples de lesbiennes : il suffit d’une PMA à l’étranger, suivi d’une adoption par « l’épouse de la mère ».
Parfait exemple de ce qu’un groupe de socialistes demeurés de jugement sain appelle avec un beau sens de la formule « une jurisprudence de l’air du temps » (Libération du 23 septembre). — Ces socialistes-là, qui doivent être singulièrement en butte à l’ostracisme des leurs, sont opposés à la dite « gestation pour autrui » (GPA), c’est-à-dire aux mères porteuses, que la Cour européenne des droits de l’homme vient précisément de nous imposer au moyen d’un autre subterfuge, en condamnant la France pour refus d’inscription du faux état-civil français d’enfants nés à l’étranger de mères de location.

25 septembre. — Nous vivons des temps dangereux. Un détenu belge, violeur et assassin, particulièrement revendicatif et procédurier, et qui avait demandé une euthanasie au titre de son activisme carcéral, comme un moyen de chantage, en espérant être placé dans une structure de soin ouverte, aux Pays-Bas, sous prétexte qu’il est trop malheureux en étant enfermé avec ses pulsions, a été pris au mot. On va l’euthanasier.

Vers la fin du Journal 2014