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Vers le journal 2012

Extraits du journal de Harry Morgan 2013

JOURNAL 2013. La manifestation du 13 janvier. - L'accusation d'homophobie. - Les canaux de Mars existent. - La manifestation du 24 mars. - Le défilé du 4 mai. - Toujours le mariage gay. - Violences symboliques et imagerie. - La manifestation du 26 mai. - L'école lombarde. - Monuments londoniens.

13 janvier. — À Paris pour la manifestation contre le mariage homosexuel. Je n’accorde aucun crédit à la famille en tant qu’institution et je suis libéral en matière de mœurs. On peut sans me choquer beaucoup accorder à tout un chacun la faculté de déshériter ses enfants au profit de son pékinois ou de se mette en couple avec son propre grand-père. Mais ce qui me fait me déplacer est la volonté du régime de détruire nos structures juridiques et sociales une à une, pour achever l’oblitération civilisationnelle, au nom de la bêtise et de la revendication. — Cela et ma vieille détestation des trafiquants de chair humaine, car, derrière la prétendue avancée sociale sous prétexte d’égalité, on prépare l’adoption par des couples du même sexe et la gestation pour autrui, autrement dit le trafic d’enfants.
J’étais dans le cortège des régions. Familles avec poussettes, élus en écharpes. Chez les messieurs d’âge mûr, tweed à carreau et casquettes de chasse. Rien de caricaturalement catholique, pas de curés en soutane, pas de jupes plissées ou de serre-têtes, mais plutôt la province, celle qui n’a pas changé depuis Vieille France (1933) de Roger Martin du Gard, qui ne désire pas de changer et qui, je l’espère, ne changera pas.
J’ai beaucoup plus attendu que je n’ai marché, compte tenu de l’afflux dans les trois cortèges de manifestants. Des comptages internes nous apprennent successivement que nous sommes cinq cent mille, puis huit cent mille (à dix-sept heures). Quand j’arrive enfin au Champ de Mars, après cinq heures de piétinement, j’apprends que les cars continuent à déverser les arrivants place d’Italie.
Le soir, stupéfaction, les médias semi-officiels du régime mentent, et mentent comme des imbéciles. Nous aurions été trois cent cinquante mille (en réalité, on a presque certainement dépassé le million). Le Monde a l’incroyable toupet de titrer « une mobilisation en hausse », en comparant les chiffres à ceux de la précédente manifestation, du 17 novembre, qui avait réuni 70 000 manifestants. Comme si un chiffre multiplié par douze ou par quinze pouvait s’interpréter comme une simple « hausse ». Titraille soviétique. Du reste, il ne s’agit que d’amortir la mauvaise nouvelle qu’est cette manifestation monstre. On finira évidemment par prendre la mesure du phénomène, et en parlera alors de la manifestation de 2013, comme on parle de la manifestation de 1984 en faveur de l’école libre.
Scandaleux propos de Harlem Désir, président du Parti socialiste, parlant d’une manifestation qui aurait été « l'occasion pour la droite et l'extrême droite de réaliser une alliance de fait en se retrouvant sous un même mot d'ordre d'intolérance ». On se demande bien où est l’alliance, puisque le Front National n’a pas appelé officiellement à manifester, et que sa présidente, madame Le Pen, n’a pas jugé utile de se déranger à titre personnel. On se demande où est l’intolérance, puisqu’on a pris un soin extrême pour écarter tout propos, toute image, qui pût être interprétée comme de l’« homophobie », fût-ce par le plus sourcilleux des « militants » gay, c’est-à-dire des indignés par vocation. L’intolérance, c’est donc l’intolérance vis-à-vis des décisions du régime, autrement dit c’est l’opposition politique, que monsieur Désir considère évidemment comme un crime. Mais on n’accuse pas impunément de dérives fascisantes une foule immense composée de personnes qui, justement, ne manifestent jamais — vieilles dames, enfants sages et jeunes mamans à poussettes. L’apparatchik issu du mouvement associatif se dévoile ici, et il dévoile aussi rétrospectivement ce qu’était son idéologie frelatée de « l’antiracisme ».
Ce soir, le palais annonce qu’il ne retirera pas sa législation, puisque le mariage homosexuel figurait dans son programme. L’élection de M Hollande valait donc plébiscite. Je ne me trompais pas dans ce journal, en voyant dans l’actuel régime une sorte de bolchévisme ou de sans-culottisme.

16 janvier. — « Vous êtes homophobe. » L’accusation de rétorsion qui, dans les médias, structure aujourd’hui tout débat, quel qu’en soit le sujet, a l’immense intérêt de répondre à tout, puisque tout rappel d’une vérité désagréable se trouve ipso facto criminalisé (ainsi, rappeler qu’un couple homosexuel ne peut pas faire d’enfants reviendrait à « affirmer la primauté du biologique », et on laisse entendre que de là aux sympathies nazies, il n’y a pas loin). Seulement un argument qui répond à tout est un argument qui ne répond à rien. L’accusation d’homophobie vaut donc exactement ce que valait l’accusation d’être contre-révolutionnaire pendant la Terreur, ou l’accusation de menées anti-soviétiques pendant les grandes purges staliniennes.
Cette accusation de rétorsion est d’ailleurs elle-même d’une brutalité inimaginable. Ainsi, ce que j’ai fait dimanche (participer à un défilé pacifique, au milieu de familles) constituerait d’après le think tank du parti socialiste, Terra Nova, une « violence homophobe ». Exactement comme si, fort de notre million, nous étions allés « casser du pédé ».
Quant à l’argument de « l’égalité » (« le mariage pour tous »), il se ramène à une sorte de « pourquoi pas » (pourquoi les homosexuels n’auraient-ils pas le droit de se marier ou d’adopter ?). Le danger ici est qu’on peut tout exiger au nom de l’égalité. « Profondément “hétérocentré”, notre système juridique devrait évoluer vers un modèle garantissant une réelle égalité », écrit Terra Nova. C’est, à la lettre, l’argument des musulmans qui notent que notre corpus juridique reste informé par le christianisme et qu’il est donc devenu « indirectement discriminatoire », pour reprendre l’expression de Dounia Bouzar, qui réclame par exemple, au nom de l’égalité, la généralisation de la viande halal dans les cantine scolaires.
L’argument de l’égalité est en vérité si fragile qu’il n’est jamais avancé seul, mais s’accompagne toujours d’une déploration victimaire (« SOS Homophobie, au mois de décembre, a vu ses appels augmenter de pas moins de 300 % », écrit Terra Nova). Et il va de soi qu’y répondre comme je viens de le faire, en disant qu’il justifie tout, qu’il permet tout, constitue une « dérive » ou une nouvelle « violence ».

26 février. — Rapport du contrôleur général des prisons. M. Delarue explique qu’il souhaite voir sa juridiction étendue aux maisons de retraite, puisque chacun sait que les vieilles dames souffrant de la maladie d’Alzheimer y sont séquestrées par les soignants. Au lieu de conclure raisonnablement que M. Delarue est maboul (ce que des esprits subtils avaient pu déduire déjà de son activisme en faveur de l’amnistie des taulards), les journalistes répètent comme des perroquets qu’une maison de retraite est après tout un « lieu de privation de liberté », et c’est à peine si l’on entend les protestations des professionnels du secteur, atterrés d’être soudain désignés à la vindicte publique comme les geôliers de sortes de pénitenciers privés et semi-clandestins.
Une dame Florence Arnaiz-Maumé, présidente du principal syndicat professionnel des maisons de retraite, dénonce « la violence de l’amalgame » entre maisons de retraite et prison. La formule est heureuse. C’est en effet l’une des caractéristiques de l’actuel régime que cette utilisation systématique, contre des innocents, de l’arme de la calomnie.

27 février. — Dernière catéchèse de Benoît XVI, qui renonce à 86 ans à la charge pontificale. Et par une ironie du destin, ce même jour, mort, à 95 ans, de Stéphane Hessel, auteur du médiocre pamphlet Indignez-vous. L’engouement médiatique pour ce grand vieillard quelque peu narcissique et quelque peu mythomane, mais qui du point de vue d’un journaliste représentait un providentiel encore qu’anachronique parangon — un résistant de 1944 qui serait pro-Hamas —, révèle ce qu’est cette moderne idéologie de la bien-pensance. Elle est un gâtisme, une bêtise satisfaite d’elle-même. France Culture diffuse en boucle, comme si c’étaient des paroles de génie, un passage où Hessel explique qu’il faut s’indigner, mais pas contre n’importe qui (c’est-à-dire pas contre un gouvernement socialiste). Déjà une pétition circule dans les milieux politiques de gauche pour réclamer que « l’indignation » soit accueillie au Panthéon.
Demain soir, Benoît XVI, cet intellectuel modeste qui ne s’est jamais pris pour un pape, abandonnera sa charge, et l’Église ne s’en portera ni mieux ni plus mal. Mais avec la disparition de Stéphane Hessel, les bien-pensants ont réellement tout perdu. Après tout, ayant fait le choix de la logique médiatique, ces gens sont astreints au temps médiatique. Leur culte aura duré deux ans et demi. Le cérémonial aura consisté en tout et pour tout à donner un million de fois une pièce de deux euros pour acheter une ineptie lue en dix minutes — ce doit être à peu près le produit de la quête dominicale dans un pays « déchristianisé » comme la France. Si les thuriféraires de M. Hessel ne parviennent pas à diviniser « l’indignation » en couchant le grand homme au Panthéon, et en contraignant les enfants des écoles à s’y rendre en procession, tout indique que le culte s’éteindra avec lui.

24 mars. — Participé à la deuxième grande manifestation contre le mariage homosexuel. Cette fois, j’ai pris le car à Poppenheim. Une expédition de vingt et une heures.
Visible sympathie de la population. Dans le bois de Boulogne, que nous sommes obligés de traverser à pied, car la police, complètement débordée, est incapable de gérer l’afflux des autocars, les automobilistes nous font des signes. Sur le boulevard Maillot, les riverains nous saluent des balcons.
Cette nouvelle manifestation est statique, peut-être parce que la dernière fois, comme on marchait, on a eu du mal à se compter. On piétine. On trouve que c’est long. C’est toujours le pays réel, enfants, grands adolescents, personnes âgées, jeunes couples avec des poussettes, bref, les gens qui ne manifestent jamais. Quelques écharpes d’élus, de rares costumes ecclésiastiques.
Le soir, revenus au car, nouvelle extraordinaire à la radio : le régime répète son mensonge idiot, son mensonge absurde du 13 janvier. Nous aurions été 300 000. Mais 300 000 personnes ne suffisent pas à remplir l’avenue Charles De Gaulle, l’avenue de la Grande Armée, sans compter l’avenue Carnot et l’avenue Foch, qui servent de trop-plein (je ne parle que des endroits que j’ai vus de mes yeux). La nouveauté par rapport au 13 janvier, c’est que les flics de monsieur Valls s’en prennent à la foule, qui veut gagner les Champs-Élysées, et la dispersent à coup de gaz lacrymogènes. Et le plus fort, les gazés (dont la dirigeante du parti Chrétien-Démocrate, Christine Boutin) sont décrits par les médias comme des provocateurs fascistes.

22 avril. — Moi qui ai défilé deux fois avec la Manif pour tous, je suis le premier surpris de l'ampleur de la fronde contre le mariage gay, qui est devenue un vrai mouvement social, avec manifestations quotidiennes dans toute la France.
Face à cette résurgence du catholicisme de combat, le gouvernement et les médias se sont enferrés dans de grossières erreurs, qu’ils paieront très cher, le gouvernement en multipliant les coups de force et les gestes de mépris, et en réprimant brutalement des manifestants aux allures de boy scouts — et qui, de fait, en sont bien souvent —, les médias en usant jusqu’à la corde leur unique argument de l’« homophobie », autrement dit du « racisme », sans mesurer à quel point l’accusation est outrageante — on ne traite pas impunément d’extrémistes de droite des protestataires dont la principale caractéristique est la proportion assez élevée en leur sein de catholiques pratiquants, au seul motif qu’ils s’opposent  au chamboulement du droit de la filiation —, et sans se rendre compte que cette stéréotypie d’une accusation absurde dévoile sa nature de propagande. Et comme les médias, qui fournissent systématiquement des excuses idiotes aux émeutiers de banlieue, n’en trouvent aucune à cette révolte pacifique de jeunes gens ordinaires, les journalistes se trouvent ramenés à leur vérité.
Le curieux est de voir les journalistes bien-pensants hurler contre la « radicalisation » du mouvement, alors que ce peuple de droite utilise, comme l’écrit très justement un internaute, « les techniques de gauche contre la gauche », telles que les comités d’accueils des ministres en déplacement, l’investissement de l’espace public à la façon mouvement Occupy, et naturellement la déploration victimaire (les victimes des lacrymogènes du 24 mars sont devenus dans la rhétorique de la Manif pour tous « les enfants gazés », comme si les flics de monsieur Valls avaient installé des crématoires place de l’Étoile).
Mais je crois à la vérité le régime politico-médiatique en état de sidération. Ceux qui servent ce régime ont d’eux-mêmes une vision flatteuse mais complètement faussée, celle d’une avant-garde de la liberté et du progrès, qui aurait en quelque sorte le monopole de la rébellion, et ils n’arrivent tout simplement pas à concevoir que les « braves gens » puissent se révolter.

4 mai. — Défilé à Strasbourg contre la loi sur le mariage gay, adoptée mais pas encore promulguée. Je suis, en matière politique, condamné à n’être compris par personne. Ce que mes coreligionnaires découvrent avec stupéfaction — que le parti au pouvoir s’est fixé comme objectif, comme en témoigne son récent texte de réorientation, « le combat contre les droites » (comprendre naturellement le combat contre le catholicisme)  — je l’ai, quant à moi, su d’emblée, puisque je décrivais le régime, dès avant son accession au pouvoir, comme un sans-culottisme. Du coup, ce qui sidère mes camarades ne suscite chez moi guère d’indignation et en tout cas aucune surprise.
Nouveauté de cette manifestation, peut-être parce qu’elle est beaucoup plus petite que les deux manifestations parisiennes auxquelles j’ai participé (nous devons être un petit millier), nous sommes au contact des opposants. Une dame en vélo, qui a reçu la grâce de sonder les cœurs et les reins, nous déclare avec reproche : « Vous êtes intolérants. » Des jeunes gens s’embrassent sur la bouche avec ostentation, dans l’espoir de nous choquer. Sur le quai, pluie d’un liquide quelconque lancé des chatières. Dans la rue qui mène à la gare, une jeune femme au bras de son compagnon fait à toute la cohorte des manifestants le geste du pollice verso, espérant peut-être que ce geste mystique nous transportera miraculeusement dans les geôles souterraines du Circus Maximus.
Ce combat contre la réforme du droit de la famille n’aura pas été vain puisqu’il aura servi à démasquer le régime. Quant aux médias, leur prévention et leur partialité sont également évidentes pour tous. On a parlé de violence homophobe avant qu’il y ait des violences homophobes (le simple fait de défiler était selon les journalistes une violence homophobe). Les violences subséquentes (des bagarres dans des bars gays) ont été généreusement attribuées à la mauvaise influence des catholiques, les médias adoptant en la circonstance la paranoïa des associations gay et lesbiennes.
Dans les perdants de cette petite guerre, je range aussi Caroline Fourest, qui est apparue — de façon très déconcertante pour moi, qui ne l’identifiais que comme une essayiste ferraillant contre la bigoterie et la censure — comme ce qu’elle n’avait en réalité jamais cessé d’être, une militante de la cause gay et lesbienne ; et du militant, je retiens la belle définition de Fabrice Bouthillon : « Ni vraiment militaire, ni vraiment citoyen, le militant est le soldat politique d’une guerre civile que son activisme aggrave. » (La Naissance de la mardité, Presses universitaires de Strasbourg, 2001.)

7 mai. — Il est fort instructif d’observer comment des erreurs d’appréciation apparemment sans gravité, ou de simples accidents du destin, conjuguent leurs effets pour aboutir à de grands désastres. Le candidat François Hollande n’était pas particulièrement favorable au mariage homosexuel. C’est la volonté de capter l’électorat gay, comme il cherchait à capter les voix des autres minorités supposées favorables à la gauche (à commencer par les musulmans), qui l’a poussé à inscrire le « mariage pour tous » dans son programme. L’actuelle ministre de la Justice, Mme Taubira, n’était pas prévue pour ce poste. C’est une conception erronée de la parité qui amena à confier, à contre-emploi, ce stratégique maroquin à la célèbre pétroleuse bolivariste.

8 mai. — Si j’avais eu besoin de me persuader que le mariage pour couples de même sexe était une erreur, je n’aurais eu qu’à considérer l’argument dirigé contre les protestataires (supposés hétérosexuels) : « On ne vous enlève aucun droit. » Certes le raisonnement repose sur la conception contractualiste de la société, si typique de l’actuel pouvoir politico-médiatique (c’est la somme des droits et libertés individuelles qui définirait la société), mais, telle quelle, la phrase correspond au « Vous pourrez continuer à vivre comme avant » qu’une peuplade conquise entend de la bouche d’un occupant qui se donne l’illusion de la magnanimité.
Au surplus, l’argument selon lequel la loi sur le mariage des personnes de même sexe ne change rien, qu’elle se contente d’ajouter des droits sans en ôter, était peut-être à sa place dans un argumentaire électoral, mais il est de nulle valeur dans le débat politique. La conséquence de cette loi est bel et bien une violence symbolique, violence presque inimaginable par son ampleur et par sa généralisation — jusqu’à la très terre à terre déclaration de revenus que je viens de recevoir, où les rubriques « vous » et « votre conjoint », décidément trop « genrées », sont remplacées par « déclarant 1 » et « déclarant 2 ».
De fait, les violences symboliques du mariage et de la parentalité « pour tous » rappellent celles du « multiculturalisme ». Dans l’homoconjugalité, alors même qu’on prétend abolir les trompeuses distinctions basées sur l’ordre biologique, à commencer par la différence entre homme et femme, on définit — fait sans précédent dans notre anthropologie — des catégories sociales et des rapports juridiques sur la base de préférences ou de pratiques sexuelles. De même, dans le multiculturalisme, on prétendait surpasser les fallacieuses distinctions fondées sur la teinte de la peau ou sur la morphologie, mais le résultat fut une brutale racialisation des rapports sociaux, avec une opposition polaire entre le « brun », forcément victime, et le « blanc », forcément coupable.
Relèvent pareillement des violence symboliques, avec d’importantes nuances, les imageries convoquées. L’iconographie du « mariage pour tous » a privilégié la représentation de personnes du même sexe s’embrassant sur la bouche, jouant habilement sur la polysémie d’une telle image, qui représente à la fois un préliminaire et une composante de l’acte sexuel et — à cause du poncif du baiser hollywoodien — un symbole de l’amour romantique. De cette façon, on pouvait mettre sous les yeux de tous une pratique sexuelle impliquant deux personnes de même sexe, provocation habituelle dans la frange dure du mouvement gay, tout en se réfugiant derrière une feinte naïveté (« on ne fait rien de mal, on s’aime »), et en exploitant sans vergogne la culpabilisation du spectateur (« si vous êtes choqués, c’est parce que vous êtes homophobes »). Moins habiles furent les actions des Femen, hystériques à moitié nues, le corps peint d’obscénités ; ces corps nus et souillés courant à travers les rues évoquaient la peine médiévale de la course, réservée aux adultères, en flagrante contradiction avec la revendication réformiste et égalitariste des Femen.
Pour ce qui est de l’imagerie multiculturaliste, j’ai, ailleurs, identifié le poncif imagier de la ronde d’enfants de tous les pays autour du globe comme le type même de l’image lénitive. Mais je notais aussi que l’image est toujours « passionnante ». Et de fait, une iconographie où le couple est forcément mixte, où la femme est inévitablement très blanche et très blonde, n’est pas anodine. Je pense ici en particulier à une image d’un mystérieux Comité contre l’islamophobie en France, montrant une « famille française en 2012 », avec épouse convertie, en strict costume islamique, même dans l’intimité de son foyer. La « conquête » qu’a faite le jeune musulman figuré ici doit s’entendre dans plus d’un sens et, personnellement, je trouve cette image d’une incroyable violence. Au reste, rien n’interdit de rappeler qu’elle décrit à la lettre la conception du mariage et de la filiation qu’entretenait le Kalmouk Tsarnaev, qui convertit une chrétienne à l’islamisme radical et lui fit un enfant, avant de perpétrer l’attentat de Boston.

19 mai. — Pour célébrer comme il convient la promulgation hier de la loi sur le mariage homosexuel, regardé Maurice, de James Ivory, d’après le roman de Forster, où des jeunes undergraduates de Cambridge, joués par James Wilby et par Hugh Grant, et qui ressemblent à de jeunes veaux, s’entre-lèchent le museau pendant deux heures ou, alternativement, pleurent... comme des veaux.
Du point de vue de la théorie du droit, le Conseil constitutionnel a, en validant la loi Taubira, assuré la prééminence du mariage contrat, résultant de la seule volonté, sur le mariage institution, union d’un homme et d’une femme ayant pour finalité la fondation d’une famille. Cependant cette désinstitutionnalisation n’apparaît guère compatible avec l’objectif affiché de la loi sur le « mariage pour tous », celui de l’« égalité », car on ne reconnaît jamais que la volonté individuelle, autrement dit le caprice. Or si le caprice d’un monsieur est d’en désigner un autre comme « mon conjoint », rien ne s’oppose à ce que mon caprice à moi soit précisément qu’une telle affiche déshonore l’uranisme.

24 mai. — L’avènement en Occident de l’islam génocidaire, facilité par l’idéologie médiatique, amène un régime imagier nouveau, qui n’a pas fini de nous surprendre.
Frappante est, pour commencer, la revendication de l’exclusion, exclusion dont la modalité la plus visible dans l’islam est le marquage sexuel. « Le voile, c’est mon étoile jaune », pourraient proclamer fièrement ces femmes qui ont, dans le meilleur des cas, la tête et le cou couverts de sortes de bandages, comme les grands brûlés, mais qui sont parfois enfermées dans des tentes portatives. Marquage consenti, désiré, dont l’aspect sexuel (« je ne me montre qu’à mon mari ») est si évident que dans toute société qui aurait conservé le sens commun, ces femmes seraient immédiatement arrêtées, à l’instar des femmes à qui il prend fantaisie de se promener nues, comme les Femen.
Autre exemple de l’inversion iconique, la violence extrême, le meurtre sanguinolent sont devenus des spectacles édifiants. Apparaît d’ores et déjà anachronique l’avertissement que « ces images peuvent choquer », imprimé par le Sun au début d’une vidéo montrant un musulman de Woolwich brandissant le hachoir avec lequel il vient, avec l’aide d’un complice, de déchiqueter en pleine rue, en plein jour, un soldat britannique que le duo a au préalable renversé en auto. Dans l’iconologie contemporaine, ces images sont glorifiantes et on en vient à regretter que l’agile police londonienne intervienne au bout de vingt minutes seulement, car les échanges entre les terroristes et les passants qui filment la scène sont d’une importance cruciale, les équarrisseurs nigériens et les spectateurs anglais étant précisément en train de négocier les modalités du nouveau régime imagier.

26 mai. — Nouvelle manifestation parisienne contre la loi Taubira. Je suis peut-être le seul, au milieu de cette foule, qui manifeste contre le mariage gay parce que je suis virulemment opposé au mariage et que je demande l’abolition de cette hideuse institution.
Au fond, j’ai gagné, quoi qu’en pensent mes co-manifestants, et j’ai même gagné sur toute la ligne. Premièrement, la loi Taubira n’a pas du tout assuré l’égalité de tous devant le mariage. Elle a seulement créé un mariage uranique et un mariage saphique, qui coexistent avec le mariage normal, désormais affublé de la désignation infamante de mariage hétérosexuel, de sorte que cette institution sombre dans le grotesque d’un conte de Jean Lorrain. En second lieu, le pouvoir sera forcé de reculer sur le trafic d’enfants et sur la location des ventres (gestation pour autrui), de peur de faire descendre dans la rue deux millions de personnes.
Enfin, et ceci n’est pas à négliger, le régime s’est totalement dévoilé. Qui sont ses ennemis ? Qui est pris dans les rafles ? Des lycéens, des mères de famille, des prêtres. Voilà les subversifs. Voilà les dangers.

3 juin. — La fronde contre le mariage gay cristallise à l’évidence les révoltes qui couvaient contre les abus et les scandales de notre époque — et au premier chef contre la brutale rectification démographique et contre ses conséquences, le prosélytisme agressif et la violence crapuleuse, cette dernière favorisée par le laxisme judiciaire et l’abolitionnisme carcéral de la ministre de la Justice — toutes choses que résume bien ce slogan des manifestants : « CRS, en banlieue ! »
On perçoit fort bien ce qui, dans le discours public, ne passe plus auprès de la génération montante, qui n’a jamais connu le catholicisme dominant et qui a donc toujours vécu dans la situation d’une minorité : pour commencer, le sot esprit de repentance et la systématisation du deux poids, deux mesures ; ensuite, le changement imposé au nom de la seule volonté individuelle, ouvrant théoriquement des droits à l’infini. Un lecteur de La Croix, bon sociologue, note : « La jeunesse actuelle ne peut et ne veut se contenter d’un prêt-à-penser démagogique et mortifère au nom d’un concept dévoyé de l’égalité. »
Il n’est du reste pas nécessaire d’être très intelligent pour déceler le caractère frauduleux des prétendues avancées sociales du régime. Ce que l’archevêque de Cantorbery (Daily Telegraph du 3 juin) résume excellemment dans le cadre britannique s’applique tel quel au cas français : loin de « rajouter des droits sans en ôter », comme le prétend l’actuel pouvoir, la loi Taubira a aboli le mariage, en a donné une définition nouvelle et l’a réinstitué, de façon différentielle et inégalitaire selon les catégories concernées, le mariage des couples de même sexe et le mariage des couples de sexe différent étant mis au même moule, qui ne convient tout à fait ni à l’un ni à l’autre. (Le passage du très-révérend Justin Welby que je paraphrase mérite d’être cité dans l’original : « Marriage is abolished, redefined and recreated, being different and unequal for different categories. The new marriage of the Bill is an awkward shape with same gender and different gender categories scrunched into it, neither fitting well. »)

12 juin. — Mon impression de triomphe sur le plan politique — puisque la résurgence, à l’occasion de la loi Taubira, du christianisme militant est pour moi une complète et très agréable surprise — s’accompagne, d’une façon qui peut paraître paradoxale et qui ne l’est pas, d’une indifférence accrue aux médias et à ce produit médiatique qu’on appelle l’« actualité », qui n’a en vérité d’intérêt que comme reflet de l’idéologie du régime actuel, et qui n’en a plus du tout une fois qu’on a vérifié que ce régime se répand invariablement, et quel que soit le sujet, en calomnies contre les chrétiens. Voici qu’ils sont rendus responsables, parce qu’ils auraient, en manifestant, déchaîné on ne sait quels démons, ou ouvert on ne sait quelle boîte de Pandore, de tous les faits-divers tragiques, comme la mort il y a une semaine de cette petite brute appartenant aux fascistes rouges (tuée par ses rivaux mimétiques d’extrême droite, au cours d’une rixe), petite brute que j’ai vue — c’est le sel de la plaisanterie — sur les images du site de journalisme coopératif Line Press, au milieu d’un groupe qui attaquait la Manif pour tous, et se faisait repousser par les CRS.

15 juin. — Le régime, qui semble décidément ne vouloir renoncer à aucune erreur politique, loin d’apaiser les tensions, transforme les célébrations des premiers mariages gay en démonstrations politiques, ostentatoires et revanchardes. À Strasbourg, l’émouvante cérémonie unissait — cela ne s’invente pas — le président et le trésorier de l’association Festigays, venus dans une superbe limousine rose, et elle a été suivie de la gay pride, avec chars loués par une boîte de nuit et par le sex shop du patelin, derrière lesquels défilait avec le plus grand sérieux toute la gauche et l’extrême gauche.

19 juin. — Visité une exposition au musée d’Orsay. Journée parfaite. Un train qui vous dépose à Paris en deux heures. L’ambiance feutrée d’un musée. La librairie de bandes dessinées où nous achetons ensuite de vieux « petits formats », celle où nous prenons d’antiques romans populaires, avant de remonter dans notre train. Et nous oublions un moment ce pays en proie à une fermentation pré-insurrectionnelle, où la population assiste en spectatrice impuissante mais rageuse au déchaînement de violence des bandes de voleurs ou d’émeutiers qu’une justice laxiste ou complice dédaigne de réprimer, mais où un régime pourri fait condamner à deux mois de prison ferme un jeune opposant au mariage gay.
Cette exposition L’Ange du bizarre, à Orsay, en théorie consacrée au romantisme noir, était à l’image de L’Europe des esprits, au Musée d’art moderne de Strasbourg, une invraisemblable enfilade, quoique plus brève qu’à Strasbourg, sans fil conducteur (l’ange titulaire est, chez Poe, l’ange des accidents bizarres et, tout simplement, l’ange de l’alcoolisme, et n’entretient aucun rapport même lointain avec le romantisme noir), sans les références indispensables (il n’est au fond jamais question du roman noir, c’est-à-dire du roman gothique), les références présentes étant commandées par des souvenirs de lecture — il fallait nécessairement mettre la Méduse et Sade, à cause de La Mort, la chair et le diable de Mario Praz — ou par rien (on finit sur les surréalistes — Dieu sait s’ils font pâle figure à côté de Füssli ou de John Martin — parce que le surréalisme est la caution moderne de tout ce qui est tant soit peu biscornu, déviant ou fuligineux). Le plus fort : une section d’art victimaire, où l’on trouve La Victime de Gustave Moreau, L’Éternelle Douleur de Paul Dardé (le visage d’une prostituée émergeant d’une chevelure tentaculaire, signe de son avilissement), et des photos de bondage des années 1890, d’un mystérieux rentier charentais.

29 juin. — Milan. Devant deux Vierges à l’enfant du Quattrocento, de Giovanni Bellini, à la pinacothèque de Brera, comme je viens d’admirer longuement celles du Trecento, je ne puis m’empêcher de déceler une double manœuvre, commandée par la technique nouvelle de la perspective, celle d’une dénudation de la convention ou du procédé (la coloration conventionnelle du champ iconique derrière la Vierge est désormais représentée comme une toile qui pend d’une tringle, comme si nous voyions directement l’installation de l’atelier du peintre), et celle, inverse, d’une nouvelle feintise, mais d’ordre supérieur (l’enfant pose le pied sur ce qui semble être le bord du tableau mais qui s’avère n’être qu’un trompe-l’œil), comme si le peintre nous disait : Que voulez-vous que j’y fasse ? Nous ne serons jamais que des illusionnistes. Dans la deuxième de ces Vierges à l’enfant, on voit du reste dans le paysage un singe, au-dessus de la signature du peintre, aveu que le peintre n’est que le singe de la nature.

30 juin. — Messe dominicale au Duomo, selon le rite ambrosien, fort curieux : on échange le geste de paix avant l’offertoire, et non avant la communion, le Credo vient après l’offertoire, et non après l’homélie, il n’y a pas d’Agnus Dei, mais une prière spéciale, et on redit le Kyrie tout à la fin, à la place du Ite Missa Est.
À la pinacothèque du Castello Sforzesco, une Vierge à l’enfant de Vincenzo Foppa, qui vérifie ce que je notais à propos de Giovanni Bellini. C’est un pastiche de style gothique, avec notamment un cadre en dorure (le halo de la Vierge et son voile sont également dorés), mais c’est un pastiche blagueur et mensonger, et le cadre est un trompe-l’œil, dont débordent la Vierge, l’enfant et le missel, comme si le peintre nous disait : « Normalement, n’est-ce pas, c’est plat, c’est absolument plat. »

1er juillet. — Je me refais la réflexion que, dans l’école lombarde, les personnages n’ont pas d’âme. Ils sont des types idéaux, et ils prolongent l’inexpressivité des statues antiques. D’où tous ces trucs d’atelier pour leur faire arborer des airs sereins, y compris le truc léonardesque de la commissure des lèvres accentuée et des paupières plissées. Alternativement, les personnages arborent des expressions — et quelles expression ! — mais ce sont des expressions théoriques, qui semblent tirées d’un ouvrage technique. Tout cela explique du reste que les poupons (enfant Jésus, S. Jean Baptiste enfant) soient si conventionnels, car comment indiquer le « type » d’un être qui n’a pas encore vécu ?
Un autre procédé fréquent consiste à donner peu de définition au visage, qui est, pour ainsi dire, surexposé, les traits n’étant qu’esquissés, mais la prunelle noire des yeux étant bien marquée, ce qui permet de donner au visage une vive expression, mais, précisément, sans empiéter sur le domaine du portrait.
Les exceptions sont rares et sautent aux yeux. Andrea Solario fait des portraits, comme en témoigne sa Madonna col bambino du musée Poldi Pezzoli, ou son Ecce Homo, au même endroit. Il suffit de comparer avec des madones de Bernardo Luini, de G. Ferrari, de G. A. Boltraffio pour comprendre la différence.

Le museo del Novecento propose dans son entrée, visible même aux heures de fermeture, derrière sa vitre blindée, le très célèbre et très émouvant tableau Le Quatrième État, de Giuseppe Pellizza da Volpedo, montrant le peuple en marche, tableau qui date du tout début du XXe siècle. Mais paradoxalement le cartel précise que ceci n’est pas le début mais la fin de quelque chose, que l’inscription de Pellizza dans la continuité de l’histoire de l’art est problématique, parce que le peintre se fixe toujours pour finalité la figuration et pour idéal la coïncidence du propos et des moyens, et que, précisément, le XXe siècle a donné tout autre chose, que ce qui le caractérise est la rupture avec le passé.

Or il me semble à moi que les peintres italiens qui constituent évidemment le gros des collections du museo del Novecento n’ont cessé de revenir à la figuration, de se référer au passé, de revisiter les genres traditionnels, etc. Et du coup, j’ai l’impression que le museo del Novecento s’ingénie à « moderniser » artificiellement l’art qu’il expose. Un cartel qui accompagne une allégorie de l’automne par De Chirico, qui se trouve être un portrait de sa compagne, précise que le peintre ne prétend ici nullement renouer avec l’art du portrait (défunt), mais veut seulement explorer la notion de genre en peinture. Reste qu’il s’agit bel et bien d’un portrait !
L’erreur d’appréciation consiste, me semble-t-il, à figer la peinture ancienne dans ses codes, et à définir a contrario celle du XXe siècle par la liberté formelle et par l’expérimentation.
Pour commencer, je ne suis pas sûr que l’art moderne se caractérise par la prédominance donnée à la forme, ni même par la prédominance de la structure (qui engendrerait l’œuvre dans une pure relation sémiotique entre signifiants et signifiés, en se passant plus ou moins complètement du référent). S’il faut parler par très grandes généralités, davantage que sur le signe, l’accent dans la peinture du XXe siècle me paraît mis sur la matière, ce qui est tout autre chose. Quant à l’éloignement volontaire de l’image naturelle — puisque les fameux signes convoqués sont ceux de la peinture elle-même, et non plus les signes « du monde » —, il est à mon avis toujours problématique, et il risque constamment d’aboutir soit à la pure décoration (dans la peinture italienne, le spatialisme, le nucléarisme, etc.), soit à ce compromis embarrassant, qui remplit les galeries d’art entourant le Duomo, du « semi-abstrait ».
Et symétriquement, on ne peut à mon avis réduire la peinture ancienne à des conventions figées, à l’intérieur d’une rigide hiérarchie des genres ayant à son sommet la peinture religieuse et allégorique. En quoi une peinture de la Renaissance, prenant en compte la nouveauté scientifique radicale de la perspective avec point de fuite est-elle moins « expérimentale » qu’une toile futuriste qui intègre la dimension temporelle, à cause de la chronophotographie, par exemple la fameuse sculpture spatiale d’Umberto Boccioni, représentant la continuité d’un mouvement dans l’espace, ou bien l’image mareysienne de Giacomo Balla montrant une petite fille avançant le long d’un balcon ?
En réalité, la fameuse rupture annoncée à l’entrée du museo del Novecento ne viendra que tard dans le siècle, quand des avant-gardes au demeurant faiblement structurées prétendront renoncer, successivement ou ensemble, au sujet, à la couleur, à la composition, à la bidimensionnalité, à la peinture de chevalet elle-même. Cependant il convient d’être prudent dans l’analyse, car des productions qui ont paru à leur époque tout à fait radicales, comme les « concepts spatiaux » de Lucio Fontana, frappent aujourd’hui par la modestie de leur propos. Les toiles en relief de Fontana, trouées à la perceuse ou lacérées au moyen d’une lame de rasoir, et semées de pierreries, ne diffèrent que fort peu à mes yeux des tableaux ornementés du Trecento et du Quattrocento, qui empruntent eux aussi à l’art de l’orfèvre. Quant aux installations de l’art cinétique des années 1960, à base de plexiglas et de moteurs de vélosolex — qu’on fait fonctionner encore au museo del Novecento par des trésors d’ingéniosité —, elles me font penser aux fragiles et touchants appareils optiques de quelque musée de la science.

5 juillet. — À la basilique S. Ambrogio, devant les reliques de S. Ambroise, de S. Gervais et Protais, un petit touriste français demande à ses parents si ce sont « des vrais ». Visité ensuite la basilique S. Eustorgio, où S. Pierre Martyr repose dans la chapelle Portinari, qui est sans doute, plus que le Duomo, l’apex de la sacralité milanaise. J’aurai ainsi pu voir, moi aussi, « les vrais » S. Ambroise et S. Pierre Martyr, après avoir vu pendant une semaine dans les musées toutes les images les représentant.

3 août. — Peut-être y a-t-il au ciel aussi des apparitions. Je ne parle pas des morts qui entrent en paradis, ni des prières qui arrivent à destination, mais de véritables apparitions, comme les apparitions mariales, des apparitions de mortels, en somme, à la Sainte Vierge et aux saints, très dérangés dans leur béatitude éternelle. Que peuvent bien demander ces ombres ?

5 août. — Les travaux à Morgan Hall, au bout de trois mois (correspondant à quatre jours de présence effective des artisans) se résument à un béton liquide versé à la cave ; une sorte de toile mal collée, sur une profondeur de soixante centimètres, le long de mes murs extérieurs, un drainage dans ma cour qui, mal fait, empuantit mes cabinets.

7 août. — Question de l’expert en techniques du bâtiment que j’ai fait venir aujourd’hui pour expertiser mes travaux et qui m’apprend que rien n’a été fait dans les règles de l’art : « Comment un homme comme vous [c’est-à-dire, je suppose, comment un homme intelligent] a-t-il pu se laisser abuser ainsi ? »
Pour commencer, je ne suis intelligent que pour les choses de l’esprit. Ensuite, il faut savoir que ces affaires-là marchent de façon incrémentale : on voit bien que les travaux (je parle du très peu qui a été fait) sont une cochonnerie ; on se met en colère, l’artisan se défend véhémentement ; on discute ; on s’accorde sur une solution plausible, marginalement moins catastrophique que la situation existante. On se laisse happer par les minuties de la négociation.
La supériorité de l’expert qu’on a convoqué vient précisément de ce qu’il est séparé de ce qui est devenu la seule réalité pour la victime, qui est la réalité négociée avec son escroc. L’expert porte un regard circulaire et conclut que tout cela ne vaut rien. De mauvais travaux, jugés par un expert en bâtiment, ne sont pas différents sur ce point d’un mauvais mariage, évalué par un bon psy.

27 août. — Londres. Les monuments en Angleterre sont toujours plus réussis que nos monuments français. Ils sont à leur place, semblent avoir poussé là naturellement, comme les arbres d’une forêt, alors que les nôtres ont l’air d’avoir été transportés à l’endroit où on les voit, et conservent toujours on ne sait quoi de froid, d’officiel, d’administratif. Il y a par exemple sur le Mall une nouvelle statue de la reine Elizabeth, la queen mum, qui n’y était pas la dernière fois que j’y suis passé, à Noël 2008. On croirait voir, grande robe et grand chapeau, la statue d’une actrice populaire de l’ancien temps, érigée là par souscription publique.
Au fond, le monument, la statue commémorative, sont intimement liés à la notion de souveraineté, c’est-à-dire, sur le plan iconique, à la notion de royauté, car la statue doit arborer les symboles du pouvoir, couronne, spectre, vêtements somptueux, comme dans un livre d’images. En France, la Révolution a instauré une iconoclastie qui perdure jusqu’à ce jour, puisque nos grands hommes ne sont pas des rois, que ce sont des quidams qui sont mis à la place des rois. En ce sens d’ailleurs, toujours du point de vue iconique, nous autres Français sommes responsables de toutes les révolutions imagières et de tous les cauchemars imagiers du XXe siècle, de l’imagerie de Lénine à celle de Kim Il-Sung, en passant par celles d'Hitler, de Mao et de tous les monstres assassins qui ont dominé le siècle dernier.

28 août. — Passé à la Bank of England pour échanger de vieilles banknotes n’ayant plus cours contre des neuves, que je me suis hâté d’aller dépenser à 30th Century Comics.
Contraste saisissant entre le monde des artisans du bâtiment, qui sont presque tous escrocs, et le monde des libraires d’anciens, « the shady world of antiquarian bookselling » comme l’écrit l’éditeur de Valancourt Press, qui malgré tout sont presque toujours honnêtes. Pour ma part, je n’ai jamais été victime de fraude, ni même de mauvais renseignements, et, pour peu que je dépense une somme un peu élevée, plus que d’une bonne grâce de commerçants, les libraires semblent me témoigner une reconnaissance sincère. Je n’ai en mémoire qu’une seule exception, un libraire à qui je voulais prendre deux volumes qui me manquaient, dans un lot, et qui insistait pour me vendre ce lot, et me le présentait comme complet, ce qu’il n’était pas. Ce libraire était alcoolique. — Tandis que boniment, promesses vaines sont systématiques chez les artisans, de sorte que, si tous ne sont pas absolument des fripouilles, du moins tous sont menteurs.

29 août. — Il n’y a dans ce quartier du Temple, si pittoresque pourtant, pratiquement pas de touristes, à l’exception de quelques groupes en visite guidée. Mais il faut savoir pour commencer que tel monument, tel quartier, existe. Et puis, il faut apprendre à lire une ville. Quelqu’un qui passerait par hasard devant S. Clement Danes penserait seulement : « Tiens, il y a une vieille église, pas particulièrement propre », et n’aurait aucune raison de penser que cette église est importante, puisque personne n’a songé à la surmonter d’une enseigne au néon. Mais une fois qu’on possède ce sens des villes, on arrive à les feuilleter, dans un parcours un peu distrait, propice à la rêverie, comme on bouquinerait pendant une heure oisive, prenant tantôt tel livre, tantôt tel autre. On peut aussi, sur un mode légèrement différent, dérouler le feuilleton d’une ville, et le parcours est alors émaillé d’incidents qui prennent leur sens.

30 août. — Bethnal Green Museum of Childhood, où j’ai joué pendant deux heures à « je l’avais quand j’étais petit ». J’avais une version de la soucoupe volante en tôle peinte, qui faisait toupie et qui clignotait (c’était déjà là quand je suis arrivé, je suppose que cela avait appartenu à l’aîné de mes frères, de six ans plus âgé que moi), j’avais une version du camion de pompiers en plastique rouge. Quant au circuit électrique pour voitures miniatures Scalextric (dans sa version française du Circuit 24), il fut le grand jouet de l’enfance de mes frères. Dans le cas des comics Marvel, présentés dans leur version anglaise, le jeu devient « je l’ai chez moi », car je possède toujours le numéro de Spider-Man datant de 1974 qui est exposé (il y avait deux super-héros par fascicule et les bandes étaient reproduites en noir et blanc).

28 octobre. — Dans le métro de Londres. Parce qu'on est assis latéralement, parce que la vitre à laquelle on fait face est incurvée, on se voit avec un crâne en cierge, portant à son sommet un second visage aplati.

Si l'on se redresse un peu, apparaît l'inquiétant autoportrait aux yeux d'insectes.

Se redresse-t-on encore, apparaît la plus exotique des images, celle de ce cyclope extraterrestre au regard impénétrable.

29 octobre. — Matinée au Victoria & Albert. Dans l’exposition sur les perles, passé une heure à me crever les yeux pour distinguer les broches et les pendentifs. La perle en peinture, avec son point de lumière. Quand on s’approche, on s’aperçoit que la perle, apparemment si solide, n’est qu’une légère ombre de couleur, mais que le point de lumière est, lui, une petite masse épaisse de peinture blanche, déposée du bout du pinceau.
Le soir, concert à S. Martin-in-the-Fields. Didon et Énée de Purcell, admirablement interprété.

30 octobre. — Librairie d’ancien, à Putney Bridge. Je cherche les World's Classics (les petits in-16, avec jaquette) et les Penguin Books anciens. Les quelques livres avec lesquels je repars, j’ai toujours l’impression de les sauver, de les recueillir chez moi. J’ai du reste la même impression au sujet des premiers propriétaires de ces livres. Le lecteur, en particulier le lecteur qui possède peu de livres, et qui lit ce peu de livres qu’il possède, est à mes yeux leur gardien. Le fait d’écrire son nom sur la page de garde relève selon moi d’un élan d’amour désintéressé dont l'aboutissement consisterait, pour le sauver, à apprendre par cœur un livre entier, comme le font les hommes-livres dans Fahrenheit 451.
Nous avons mangé un morceau sur le Strand, puis avons foncé au S. Martin’s Theatre pour voir The Mousetrap d'Agatha Christie. Excellente soirée.

31 octobre. — Fait sur mon carnet, en deux minutes, un dessin de la Reine, d’après une photo de presse.

Ce n’est pas que je sois devenu farouchement monarchiste, mais je veux vérifier que, lorsque je dessine la Reine, mon dessin, qui est au suprême degré dénué de la moindre valeur artistique comme du moindre intérêt anecdotique, du moins ressemble à la Reine. C’est que j’ai vu sur le site du Daily Telegraph un portrait de la souveraine, cadeau à l’occasion de ses soixante ans de règne, de l’artiste contemporaine Tracey Emin, bien connue pour son installation My Bed, 1998 (son lit défait avec des condoms, des mégots de cigarette, des taches d’urine dans les draps et une petite culotte pleine de menstrues).

Or le dessin d’Emin ne ressemble à rien et j’affirme que Tracey Emin, qui a été nommée en 2011 professeur de dessin à la Royal Academy, ne sait pas dessiner. Elle ne sait d’ailleurs pas écrire non plus, et elle constelle ses œuvres de fautes d’orthographe grossières. Et selon toute apparence elle ne sait rien faire d’autre, elle ne possède aucune compétence artistique d’aucun ordre, puisque ses œuvres sont des idées d’œuvres, et sont exécutées en réalité par des assistants (par exemple l’œuvre cousue est cousue par des petites mains).
Tracey Emin est « bien née » selon les conceptions post-modernes (elle est de père chypriote turc et de mère Rom). Sa notoriété est auto-référentielle (l’artiste est bien connue pour être célèbre, comme les top models qu’elle fréquente, et son œuvre est censée exprimer ses espoirs, ses humiliations, sa fragilité, etc., fournissant donc un équivalent « artistique » et « autobiographique  » aux reportages des tabloïdes sur les femmes célèbres comme Kate Moss ou Lady Di). Ses œuvres valent paraît-il des millions, grâce au collectionneur Charles Saatchi. Mais la seule image immédiatement identifiable qu'ait produite cette dame, c’est le sourire asymétrique qu’elle arbore sur la plupart des photos.
Des amis charitables m’expliquent de temps en temps que le fait de ne savoir dessiner n’a pas l’importance que je crois, que c’est moins important en tout cas que la spontanéité, mais que ce qui compte avant tout est la force de l’œuvre. Seulement, à force de répéter que la technique n’a aucune importance, il était inévitable qu’on finisse par porter aux nues une artiste qui est totalement dépourvue de la moindre compétence. Le seul jugement qu'on puisse raisonnablement former au sujet des gribouillis — et des photos floues — de femmes nues, jambes écartées, des coutures en application formant des inscriptions, et du reste du bric-à-brac de Tracey Emin, c'est que c'est inepte.
Bouquineries le matin sur Charing Cross Road. Entrant à l’église Notre-Dame de France, sur Leceister Square, j’aperçois sur les derniers bancs des Africains prosternés en adoration. Frappé par tant de piété, je fais mes oraisons avec plus de ferveur que de coutume. En ressortant, je m’aperçois que mes Africains ne sont pas prosternés. Ils dorment, tout simplement, la tête posée sur les avant-bras.
Dînette à l’hôtel. Passé au bureau de poste, puis vu l’exposition sur le portrait dans la Sécession viennoise, à la National Gallery. Entre les Klimt, les Schiele et les Kokoschka, surprise : le portrait de cour de l’impératrice Elisabeth d’Autriche, dite Sissi (ou plutôt Sisi).
Dîné sur le Strand, dans un restaurant indien.
Le plaisir du voyage, c’est en grande partie le plaisir des lieux. Il s’agit non tant de se changer les idées que de changer de lieux ; le rêve continue à nous y promener. Il est même possible que ce changement corresponde réellement à un changement intime, comme si la démonstration qu’on peut après tout vivre dans une ville étrangère nous mettait en possession d’un autre nous-même.

20 novembre. — Qu’y a-t-il derrière les belles histoires de S. Marguerite-Marie Alacoque, à qui le Christ apparaît à Paray-le-Monial, ou de S. Catherine Labouré, de la rue du Bac, réveillée par un ange ayant l’apparence d’un petit enfant, qui lui dit : « Venez à la chapelle ; la Sainte Vierge vous attend » ? Il y a des nonnes, visionnaire et extatiques, en attente au pied des autels et des statues. En attente de quoi ? En attente d’un signe de vie.
Et si les régimes athées érigent eux aussi des statues, n’est-ce pas également dans l’espoir d’obtenir un signe, d’un « Ur-Président de la République », d’un « Archi-Général » doté de pouvoirs divins, ou, qui sait, d’un « État » surnaturel, doué de conscience, ou d’une « République » incarnée, avec des ailes d’ange et un faisceau de licteur ?

21 décembre. — Je ne puis que faire le constat des excentricités orthographiques et lexicales dans mes essais sur les littératures dessinées. J’écris, à la mode anglaise, les Aztec, les Toltecs, en croyant très bien faire (si j’écrivais les Aztèques, qui est la seule graphie acceptable en français, je m’imaginerais faire la même faute plaisante que si j’écrivais biftèque).
J’écris un unicat (pour un exemplaire unique) et, m’interrogeant sur ce mot qui ne figure, je crois, dans aucun de nos dictionnaires, je ne puis que conclure que j’ai décalqué l’allemand Unikat. Le pire est que je suis très content de mon mot, qui me paraît beaucoup plus clair que le mot-source latin, unicum, le seul disponible en français, que je trouve à la fois pédant et obscur.

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