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Vers le journal 2011

Extraits du journal de Harry Morgan 2012

JOURNAL 2012. Une planche d'Opper. - L'argent. - Conrad et Ford Madox Ford inspirateurs de Thomas Pynchon. - Le bicentenaire de Dickens. - Dogme météorologique. - Nous les primitifs. - Les acteurs à la ville. - The Artist ou le cinéma muet raconté aux pignoufs. - The White Sister de Henry King. Une liturgie de l'image. - The Romance of the Forest d'Ann Radcliffe. - Comment on devient sulfureux. - Three is a Crowd (1927) et The Chaser (1928) de Harry Langdon. - Les élections en France. — Frankenstein de James Whale. - Les Natchez de Chateaubriand. - Martyre d'enfant. — Le Journal des voleurs et Le Journal des assassins. - Si Adam avait été chinois. - Bologne. - Le mystère des cathédrales. - L’Initiation de Diane, roman spirite, de Rosny Aîné et L’Homme qui se retrouva d’Henri Duvernois. - Le cycliste Lance Armstrong. - Mort de ma mère. - Le style de Libération. - Le Sherlock Holmes de Jeremy Brett. - L'extrémisme bien-pensant. - Turin. - Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois. - Caleb Williams de William Godwin. - Le cinéma et « Aquarium » de Camille Saint-Saens. - Le genre du substantif adamantine.

29 janvier. — Au musée de la bande dessinée, dans l’exposition du Musée imaginaire d’Art Spiegelman, une vision très curieuse. Une planche du Happy Hooligan d’Opper, du début des années 1930, un trait épais et sale, un évident bâclage, mais aussi quelque chose d’autre que je n’arrive pas à expliquer, comme si le dessinateur avait désappris le dessin. Est-ce de l’arthrose ? de la sénilité ? Il y a par exemple une main de personnage tout à fait absurde, une main sans doigts, un pouce et une paume, et rien au bout. Il a fallu que je me souvienne d’un mot d’Art Spiegelman pendant sa conférence — « il dessinait en braille » — pour que je comprenne qu’Opper était à peu près aveugle. Il dessinait de mémoire, sans plus voir ce qu’il faisait.

1er février. — L’argent, on le sait depuis Ricardo, est du temps de travail gelé, et n’est que cela. C’est donc le temps qui est la véritable unité, la seule qui compte. Penser que l’argent ait quelque vertu que ce soit, par exemple celle de permettre la détention des marchandises, c’est déjà une bêtise. J’ai par exemple depuis quelques années suffisamment d’argent pour acheter tous les livres que je veux. Mais ils ne sont payés qu’à moitié lorsqu’ils atterrissent sur ma table, car il me faut budgétiser encore le temps nécessaire pour les lire.

4 février. — J'ai souvent observé que la vie ne fait pas crédit, que tout se paie presque tout de suite — ainsi, une loi de l'existence veut qu'après tel succès, dont on peut se flatter, on subisse invariablement quelque petite humiliation professionnelle —, ce qui m'amène à la réflexion théologique qu’aux temps derniers les comptes seront rapidement soldés, que nous en serons quittes, à notre stupéfaction, pour trois Pater et trois Ave, comme à confesse.
Le plus curieux est que, neuf fois sur dix, on s’inflige à soi-même la punition, qui est, pour ainsi dire, contenue dans l’acte. J’ai, dans ce journal, voulu disserter de façon experte sur les références que fait Thomas Pynchon, dans Against the Day, à la littérature populaire de la fin du XIXe siècle, et j’ai oublié la plus importante, celle qui crevait les yeux, celle que je ne pouvais méconnaître, et qui est The Inheritors (William Heinemann, 1901) de Joseph Conrad et Ford Madox Ford (qui signait encore Ford Madox Hueffer). Les mystérieux voyageurs temporels de Pynchon, dont il est suggéré plus ou moins confusément qu’ils tirent toutes les ficelles, et aussi qu’ils sont enfermé dans une boucle temporelle, s’inspirent à l’évidence des Dimensionists de Conrad et Ford, êtres de la quatrième dimension, arrivés dans notre monde, dont ils prennent secrètement le contrôle, et qui sont une allégorie du cynisme en politique.

7 février. — En ce jour du bicentenaire de la naissance de Charles Dickens, déjeuné en excellente compagnie à l’Ami Schutz, qui fait une très convaincante auberge dickensienne. Et comme rien n’arrive par hasard voici que le serveur est le portrait craché du long et filiforme Simon Tuggs dans les Sketches by Boz.
Après-midi au musée d’art moderne, pour revoir l’exposition « L’Europe des esprits », inépuisable bazar, sans cohérence ni propos, aux cartels remplis de prodigieuses foutaises. (Le Compendium Maleficarum de Gaccius, traduit « L’Abrégé des maléfices ».) Cela n’a du reste pas la moindre importance. Devant des gravures du peintre nazaréen Joseph Anton Koch pour La Divine Comédie, un visiteur, très sûr de lui, décide qu’il est devant La Nef des fous.

20 février. — Un monsieur royaliste m’apprenait qu’il avait la clé de tout, qu’il détenait la solution à tous nos problèmes. Cette solution m’apparaissait d’une clarté aveuglante et je m’efforçais de la retenir pour pouvoir la noter quand je me réveillerais (car quoi que cette conversation fût absolument réelle pour moi, je savais cependant que je rêvais).
Effet d’un dimanche passé à regarder sur la Toile les vidéos des candidats à la présidentielle.

24 février. — Dans le demi-sommeil, j’arrive littéralement au bout de mes pensées. Je suis un fil, qui est, comme toujours chez moi, une phrase, et cette phrase s’interrompt, laissant place au silence, à un battement de cœur fœtal, et peut-être à un arrière-fond de menu déroulants, comme devant un écran d’ordinateur.

4 mars. — Je m’aperçois en cherchant dans ma pauvre cervelle une traduction anglaise de gourmand que ce mot n’existe pas dans la langue de Shakespeare. Gluttonous est trop spécifique, car il décrit un comportement (la gloutonnerie, le fait de se bourrer) plutôt que le péché de gourmandise lui-même. Inversement, greedy, qui pourrait s’employer pour décrire l’état moral de celui qui veut se réserver la meilleure part, n’est pas spécifique à la nourriture — et de surcroît n’appartient pas au bon champ lexical, le mot désignant aussi l’avarice. (Je passe sur les périphrases du type « s/he has a sweet tooth », sur les fond of, etc.)

5 mars. — Une neige tardive a paralysé ce matin le nord de la France. Mais l’imbécile qui conclut toujours le journal de midi trente sur France Culture par deux mots sur la météo ne peut annoncer qu’il fait beau sans que perce un accent de triomphe (« les température sont nettement au-dessus des normales saisonnières »), ni qu’il fait froid sans laisser entendre son dépit. C’est que le réchauffement global fait partie des dogmes, et si celui-ci est proclamé plus hargneusement que les autres, c’est parce que, dans ce cas précis, on ne peut se débarrasser des mal-pensants en les accusant de « racisme ».

7 mars. — À propos de la pièce de Vitrac, Victor ou Les Enfants au pouvoir, la « journaliste culturelle » de France Culture : « On est dans une satire, mais version tragique. » Les vieilles catégories littéraires (la satire, la tragédie) ne servent plus que de désignations approximatives pour traduire des « impressions » tout aussi confuses. Qu’essaie de dire cette malheureuse ? Probablement que la pièce de Vitrac est vache. Et aussi, sans doute, que l’étroitesse d’esprit de la bourgeoisie mène tout droit au nazisme, car une bien-pensante se doit d’entonner son petit couplet doloriste et culpabilisateur.

9 mars. — Nous les primitifs. — Le Telegraph de ce matin m’apprend qu’on a retrouvé une adaptation filmique de Dickens de 1901, plus vieille de quelques mois que celles qu’on connaissait déjà. Le sujet : la mort de Tom le balayeur dans Bleak House. Regardé cet incunable sur le site du British Film Institute. Cela n’a d’ailleurs pas d’autre intérêt qu’historique, mais cette minute de pellicule me rappelle que nous sommes nous aussi, avec nos sites web et nos images gif animées, les primitifs de nouvelles formes d’art et de littérature.
Première vraie journée de printemps. Promenade dans la campagne que j’arpente depuis dix ans — le cheval qui semble trop grand pour sa petite colline, l’eau qui sourd au bas du coteau —, les seules différences étant que je vois de moins en moins bien ce paysage enchanteur, et que les paysans achèvent l’éradication des arbres qui le parsemaient.

11 mars. — Lu Le Royaume enchanté, du journaliste du New Yorker James B. Stewart, sur la carrière controversée de Michael Eisner à la tête de Disney. Mais un homme qui a mon passé ne lit pas impunément l’histoire d’un individu qui a exercé le pouvoir en pervers narcissique, et j’ai passé la nuit à faire des cauchemars.

12 mars. — Sur le DVD de My Best Girl (1927), film de Mary Pickford, des home movies de Mary Pickford et de son dernier mari (et partenaire dans le film), « Buddy » Rogers. Et voici, je n’arrive pas à me convaincre que la dame qu’on voit sur le paquebot qui l’emmène en voyage de noces, ou sur la pelouse de sa demeure, est Mary Pickford. Les acteurs de cinéma filmés à la ville (documentaires, actualités, films d’amateur) ne se ressemblent pas, car l’acteur qui joue est une image de lui-même once removed. Il faut d’abord que cette absurde petite dame à chien-chien se change en Mary Pickford pour qu’elle puisse ensuite se changer en l’émouvante Maggie.

21 mars. — Vu quatre minutes trente, sur un écran de grande surface spécialisée, du film de Michel Hazanavicius, The Artist, couronné par cinq Oscars. Quatre minutes trente, c'est amplement suffisant pour juger d'un tel film, et cela suffit pour faire passer quelqu'un qui connaîtrait et apprécierait le cinéma muet par les phases de l'incrédulité, de la colère et de l'abattement. The Artist correspond en gros à la conception que peut se faire du cinéma muet un petit bourgeois qui s'admire lui-même de regarder sur Arte le film muet du mois. Les plans sont fichus n'importe comment, les acteurs gesticulent et grimacent (car tout le monde sait qu'au temps du muet, les acteurs jouaient faux). Surtout, le tempo est beaucoup trop lent — d'autant que la moindre information visuelle est répétée trois fois —, car tout le monde sait également qu'un film muet, en noir et blanc de surcroît, c'est ennuyeux, et le film entier défile donc au rythme de l'ennui qui est, en 2012, celui du spectateur moyen devant Lillian Gish ou Greta Garbo.
Le cinéma muet était un art naïf, tel est le message qu'un infâme paltoquet nous met sous les yeux dans chaque image bâclée, dans chaque mimique inepte. Le plus fort est que, dans le passage que j’ai vu, on projette à un moment cinq secondes de Mark of Zorro (1920) de Fred Niblo, avec Douglas Fairbanks. Ce morceau d’authentique film muet semble l’irruption de la vie au milieu d’un cortège de spectres.
Désormais, les formes artistiques disparaissent avant même d’avoir une chance d’être préservées, à commencer naturellement par les plus populaires. On continuera assez longtemps à jouer les pièces de Shakespeare et à monter les opéras de Donizetti, et le grand public cultivé croira de son devoir de s’y ennuyer. Mais quand les derniers érudits et les derniers militants du cinéma muet disparaîtront, il ne restera de cette immense littérature filmique, y compris dans les cervelles instruites, qu’un nom, vaguement évocateur de facétie, comme ceux d'Arlequin ou de Polichinelle — celui de Charlot.

14 avril. — Vu The White Sister (1923) de Henry King, dans une copie restaurée. Parce que c’est un film catholique (je ne crois pas qu’il en existe aucun autre dans l’histoire du cinéma où l’on fasse aussi souvent le signe de croix), parce que les émotions y sont traitées de façon musicale (Lillian Gish interprète les passions de l’âme comme on interprète une partition, dans ce qu’on pourrait appeler un opéra-pantomime), The White Sister prend valeur, à mes yeux tout au moins, d’une cérémonie sacrée, et révèle peut-être le caractère cérémoniel de tout le cinéma muet, qu’on projette après tout avec un accompagnement d’orgue (The Mighty Wurlitzer), en puisant dans le répertoire de la musique sacrée (par exemple la Prière à Notre Dame, de la Suite gothique de Léon Boellmann). « You will be thrilled, captivated, and exalted as never before », disait la copie publicitaire qui accompagnait la sortie de The White Sister, et cette idée d’exaltation, c’est-à-dire de ravissement, de transport, d’extase, pointe la véritable nature de ce qui se joue sous nos yeux : il s’agit d’une liturgie de l’image.
Je n’ai pas lu le roman original de Francis Marion Crawford, dont je ne connais que deux nouvelles fantastiques (The Upper Berth et The Screaming Skull). J’avoue à ma courte honte que je m’étais persuadé, avant de chercher la biographie de l’auteur, que Crawford était une femme, trompé par ce nom de Marion, et par celui de Francis, qui est aussi un prénom féminin (Frances). (Il est possible à la réflexion que je confonde Francis Marion Crawford avec Frances Marion, scénariste et réalisatrice du muet.) Crawford, qui était italo-américain, écrivait apparemment cette littérature moyenne qui fait d’excellent cinéma.
Un grand atout de The White Sister est que le film est tourné en Italie (Henry King, Lillian Gish et Ronald Colman y revinrent l’année suivante pour réaliser l’adaptation du Romola de George Eliot). Le film montre, du coup, un étonnant mélange de réalisme — pour ne pas dire de néo-réalisme — et de travail de studio. Il incorpore aussi des éléments de roman d’imagination scientifique (un ingénieur inventeur d’un vulcanomètre tient un rôle crucial dans le film), et le drame psychologique s’achève dans le cinéma à grand spectacle, puisque tout se termine sous les laves du Vésuve.
Le film, terriblement mélodramatique selon les conceptions modernes, déborde constamment vers le sublime. Curieusement, les talkies ne conserveront — très partiellement — cette grâce que dans des films qui se situent explicitement soit dans le surnaturel, comme Song of Bernadette (1943), du même Henry King, soit dans la fantasy, comme Portrait of Jennie de William Dieterle (1948), où Lillian Gish reprend du reste son personnage de The White Sister, simplement vieilli d’un quart de siècle et transplanté en Amérique. Ce qui était courant dans le cinéma muet advient donc tout à fait exceptionnellement dans le parlant, ce qui m’incline à penser qu’il s’agit bien de deux arts différents, dont le premier, à cause de cette stylisation qu’implique un récit purement imagier, n’appartient pas tout à fait à ce monde.
The Parade’s Gone By de Kevin Brownlow m’apprend que Henry King n’était pas encore catholique au moment où il réalisa The White Sister. Cependant The White Sister préfigure Song of Bernadette, dans sa description d’une femme prédestinée, trop pure pour des amours terrestres. Dans The White Sister, c’est le personnage du peintre qui, au début du film, explique à Lillian Gish sa sublimité, et qui l’explique par voie imagière, au travers du portrait qu’il a fait d’elle, ce qui la laisse naturellement tout à fait dubitative, car elle est au seuil de l’existence et très amoureuse de son beau capitaine. Dans Song of Bernadette, ce sera le meunier M’sieur Antoine, l’amoureux de Bernadette, qui dira en portant dans ses bras la jeune femme, saisie par la grâce et qui a fait une syncope, que des êtres pareils ne devraient même pas être touchés par des mains humaines.
D’un autre côté, je note que Henry King est resté griffithien, comme en témoigne une course impossible, créée par la seule ressource du cinématographe, un croiseur qui traverse l’écran et la méditerranée, essayant littéralement de prendre de vitesse... une prise de voile dans un couvent.
Gish interprète tout le répertoire de l’hystérie : grand arc dans les bras de monsignore quand elle apprend la mort de son amant, suivie d’un état de catatonie à l’hôpital, qui se résout par un délire érotique suivi d’une crise de larmes, évanouissement dans les bras de son amant réapparu, attitude extatique quand, en prière, elle résiste au même amant qui l’a enlevée. (Gish ressemble à cet endroit à Dorothea the Dove, la catatonique « femme du pilier » de l’asile de Bedlam, dans le film de Val Lewton et Mark Robson.)
Le paradoxe est que celle qui joue ainsi les hystériques est la mignarde femme-enfant inventée par Griffith. Cela impose une lecture à rebrousse-film, Lillian Gish apparaissant comme une sorte de grande poupée qui se plie à une direction d’acteur reposant sur l’hypnose, et qui, de fait, joue souvent pour ainsi dire du bout des cils, en conservant un regard neutre.

16 avril. — Très repris par le roman gothique. Relu The Romance of the Forest, de Mrs Radcliffe, que je lisais il y a vingt-cinq ans, pendant ma préparation militaire — mais que je crois bien n'avoir pas achevé alors. Je garde en tout cas le souvenir de cette lecture au milieu d’un décor qui était lui-même gothique, celui de la casemate où nous faisions du tir ; le château-fort du roman noir relève après tout lui aussi de l’architecture militaire.
Comme j'ai pris The Romance of the Forest après l’autre lecture importante de cet hiver que fut Against the Day, grand plaisir du telling radcliffien en comparaison du showing de Thomas Pynchon (qui est souvent un showing off). Chez Radcliffe, le récit procède d’une voix autoriale, les propos des personnages sont résumés, les détails ne sont pas visualisés. Cependant le récit est réflectorisé, parce qu’on se promène dans les angoisses de l’héroïne, qui est la porte-parole de l’auteur dans la fiction, et qui d’ailleurs devient elle-même la voix autoriale quand elle traduit les effusions de son cœur dans des sonnets qui interrompent le cours du récit.
Reste, me confie une amie qui avait pris de confiance Les Mystères du château d’Udolphe, qu’Ann Radcliffe, c’est passablement embêtant. D’où vient alors qu’on garde un si vif souvenir de sa lecture et qu’on fasse, comme je le fais moi-même, figurer la romancière dans ses littérateurs préférés ? C’est que le « suspense » n’est pas nécessairement associé à la lecture tendue. Dans le cas du roman gothique, il repose au contraire sur la longueur. Montague Summers (The Gothic Quest, 1938) notait très justement : « The Gothic novel does not permit of any abbreviation ; a certain leasure, a certain length allowing of long drawn suspense ; a certain hesitation even, seem essentials in the true Gothic romance. »
Je ne m’étais jamais rendu compte de la dette que doit au roman gothique ma Reine du Ciel, que j’avais conçue comme un roman fin de siècle. Mais l’angoisse de la persécution, focalisée sur une figure féminine, vient bien d’Ann Radcliffe et de ses imitateurs et imitatrices. (Je soupçonne du reste une origine commune. Il n’a jamais fait de doute, sauf à mes propres yeux, que j’évacuais en écrivant La Reine du Ciel des angoisses liées à la grande persécution familiale.)
Le gothique étant un courant littéraire qui s’est accompagné de sa propre élaboration théorique, The Romance of the Forest se lit comme un manuel de la sensibilité préromantique, articulée autour du sublime de Burke, tandis que les paysages « peints avec des mots » de la romancière remploient les idées de Gilpin sur le « picturesque ». L’autre grande influence littéraire d’Ann Radcliffe est le rousseauisme, de sorte que la romancière a cru devoir introduire dans son roman un vicaire savoyard, qui est celui de Rousseau, et qui y tient le rôle du père noble.

Elle n’est pas inintéressante, la position éthique de Montague Summers dans The Gothic Quest. Pas d’atermoiements chez notre ecclésiastique, qui pose que la littérature de terreur fait partie des plaisirs, et même des nécessités de l’existence. « To escape thus from humdrum reality is a primitive desire, and, in itself, it is excellent and right. The world, if we had not our dreams, would, God knows, be a very dull place. Of course, as precisians will never fail to tell you, there is danger in dreams. But, if we had not our dreams, life, I take it, would be far more dangerous ; in fact, it would not be worth while living at all. »
Le révérend n’est pas non plus homme à se laisser abuser par des accusations d’incorrection. À propos des reproches de blasphèmes adressés au Moine de Lewis, il note fort raisonnablement : « We may perhaps allow (as he himself acknowledges) that he expresses himself a little roughly and awkwardly in this passage, but that he should therefore be assailed as a blasphemer, a scoffer and unhallowed sacrilegist, threatened and coarsely denounced, can only be ascribed to an access of that fanatical exhibitionism which shatter-brained cranks so love to stimulate and indulge. » Ceci de la part d’un homme qui croit, ou feint de croire, à l’existence réelle des vampires, et qui répète dans ses ouvrages sur la sorcellerie, et jusque dans The Gothic Quest, que les sorciers sont les conjurés d’une conspiration universelle dirigée contre l’humanité, conspiration qui traverse l’histoire, et dont l’exploit le plus récent, au moment où écrivait Summers, était le déclenchement de la révolution russe.
L’histoire de la censure montre qu’en matière de police de la pensée et de vertu effarouchée, les progressistes n’ont rien à envier aux réactionnaires. Il appartient à une infime minorité d’esprits libres de réclamer la liberté pour la littérature et pour les arts. Montague Summers, qui était ultra-réactionnaire (l’universitaire britannique David Punter, spécialiste du roman gothique, mentionne « his disastrous ideological agenda and his polemical proselytising for a variety of unworthy causes »), appartenait à cette minuscule élite.

25 avril. — Revu deux films de Harry Langdon, Three is a Crowd (1927) et The Chaser (1928). Curieux personnage de comédie, ce qu’on appelait autrefois un jocrisse (« Benêt se laissant gouverner, ou s'occupant des soins du ménage qui conviennent le moins à un homme », dit Littré.) Dans le premier film, Harry abrite dans l’espèce de grenier qui lui sert de domicile une femme et son bébé, et tente de reconstituer la conjugalité et la paternité en faisant l’économie de l’acte de chair. Dans le second, affublé d’un vieux jupon de sa femme et cantonné aux tâches domestiques, entre la cuisine, le potager et le poulailler, il s’imagine qu’il est devenu ovipare.

27 avril. — Amuïssement journalistique. Le journaliste de France Culture prononce « touffe tout flamme » pour « tout feu tout flamme », l’apocope visant apparemment à mimer le style oral.

29 avril. — Élections présidentielles. Les médias nous annoncent jour après jour le nouveau messie. Mais c’est un étrange messie, qui change le vin en eau. Car les médias aiment à faire passer des vessies pour des messies.
On en a profité pour prodiguer à l’ensemble du corps électoral une nouvelle leçon d’ultracisme. Il s’agit de dire les choses les plus ébouriffantes sur le ton de l’évidence. Ce procédé est-il efficace ? Il vise à désorienter et à inquiéter, et sans doute un esprit pusillanime finit-il par douter si l’on peut encore être attaché à sa langue ou à son histoire — ou si l’on peut encore demander à l’État qu’il assure les fonctions régaliennes (monnaie nationale, sécurité intérieure, protection des frontières) — sans être convaincu d’extrémisme.

15 mai. — Prise de fonctions du nouveau président. Que nous prépare le nouveau régime ? Sans doute la puissance du faire-taire, associée à l’incontinence verbale, une sorte de sans-culottisme où les meneurs seront les médias et les « associations ». Ajouter la chasse au talent. (Je l’entends littéralement : on pourchassera le talent, pour l’éradiquer.)

22 mai. — La question qui se pose est : « Est-il possible soulever une amibe ? » Et, si cette question paraît extraordinaire, c’est qu’elle suppose non seulement qu’on se miniaturise, mais aussi qu’on passe d’un univers à deux dimensions — l’univers du microscope dans lequel on voit nager l’amibe — à un univers à trois dimensions, dans lequel l’amibe aurait un volume. De fait, l’exploit insensé est accompli, puisque je vois un type revêtu d’une sorte de scaphandre, tenant dans ses bras l’amibe, qui ressemble à une grosse miche de pain. Il se fait à ce moment une confusion entre amibe et larve et l’homme explique doctement que, de jaune paille, l’amibe deviendra d’abord noire, quand l’individu sera adulte et aura sa carapace, puis que, plus tard, dans la vieillesse, cette carapace tournera au gris. À ce moment, le rêve m’entraîne vers des visions insectoïdo-érotiques, de sorte que ma vieille phobie me réveille à moitié puis me fait rêver d’autre chose.

24 mai. — Revu l’admirable Frankenstein (1931) de James Whale. Il me frappe que ce film qui emprunte sa forme à une théatralité assumée, ce film joué devant des toiles peintes — et qui est en effet l’adaptation d’une pièce de théâtre, et non du roman original de Mary Shelley —, obéisse d’un bout à l’autre à la logique du fait divers. C’est évident dans la scène où le monstre, qui joue avec une petite fille, la noie accidentellement. Mais c’est vrai même de la première partie, qui se passe dans l'environnement fabuleux de la tour-laboratoire de Frankenstein. Relèvent ainsi du fait divers l’aversion qu’éprouve Fritz, le représentant du Lumpenproletariat, envers le monstre, qui, lui, est hors-caste, et dont Fritz devient inévitablement le tortionnaire, la vengeance du monstre (qui pend Fritz), l’irruption sur les lieux du drame de gens qui n’ont rien à y faire, et qui ne feront que compliquer les choses, le père et la fiancée de Frankenstein, ainsi que le « meilleur ami » et rival. Fait divers encore, à la fin du film, l’irruption, au travers de la baie vitrée, du monstre dans la chambre de la mariée, que son fiancée a, par une erreur de jugement monumentale, enfermée à clé dans cette chambre, croyant la protéger. Fait divers enfin, mais je l’avais déjà noté ailleurs, la séquence finale, qui raconte une scène de lynch.
Je ne crois pas qu’une civilisation puisse échapper à la logique de ses propres images. Revoyant la fin de Frankenstein, je ne puis m’empêcher d’y voir une prophétie du nazisme. Et la chose extraordinaire est que Triumph des Willens, de Leni Riefenstahl, qui est presque immédiatement postérieur (1935), est un anti-Frankenstein, puisque ce qui est montré dans Frankenstein comme des scènes de terreur (des femmes en costume traditionnel, apeurées, aux fenêtres de leurs maisonnettes médiévales, des gens qui défilent avec des torches parce qu’ils cherchent quelqu’un pour le tuer), est présenté dans Triumph des Willens comme un idéal ardemment désiré (les femmes aux fenêtres célèbrent l’arrivée de l’ordre nouveau, les porteurs de torches font une émouvante retraite aux flambeaux). Ces images « riment » extraordinairement.

28 mai. — Relu Atala et René et lu avec curiosité Les Natchez de Chateaubriand. Un lecteur moderne n’a probablement pas d’usage des Natchez, mélange de poème épique et de roman d’aventures (comme Les Martyrs sont un mélange de poème épique et de roman historique). C’est si vrai que le metteur en œuvre de mon édition en Livre de Poche (Le Livre de Poche classique, 1989) a coupé la plupart des chapitres allégoriques, de sorte que j’ai dû d’abord télécharger le roman complet sur Gallica pour pouvoir le lire. Quant à l’amateur de western, il reconnaîtra seulement la convention mélodramatique de traîtres intégralement mauvais et celle d’Indiens parlant par métaphores, comme les anciens Grecs. L’hétérogénéité du texte ajoute à son étrangeté. Atala et René ont d’abord fait partie des Natchez avant d’en être retranchés et le roman lui-même, remanié, n’est paru que trente ans plus tard. Du coup, le destin matrimonial de René, époux de Céluta chez les Indiens, est décrit de façon très différente dans Les Natchez et dans René.
La position idéologique de Chateaubriand est également paradoxale. Celui qui écrit est un disciple de Rousseau revenu au christianisme, mais c’est le « génie des souvenirs » qui possède le mélancolique René, sous les sassafras du Meschacebé, et non le génie du christianisme.
Littérairement, ce qui me frappe dans un récit reposant sur un narrateur objectif, est le remploi solipsiste de l’image homérique ou biblique. « Comme on voit, au commencement de la lune voyageuse, des corneilles se réunir en bataillons dans quelque vallée, ou comme des fourmis se retirent sous une racine de chêne, ainsi cette nombreuse tribu d'Esquimaux était réfugiée dans le souterrain. » « On voit quelquefois à la fin de l'automne une fleur tardive : elle sourit seule dans les campagnes et s'épanouit au milieu des feuilles séchées qui tombent de la cime des bois : ainsi les amours de Mila et d'Outougamiz répandaient un dernier charme sur des jours de désolation. » « Ici se brisent les paroles d'Ondouré, de même que se rompent quelquefois ces chaînes de fer qui attachent les prisonniers dans les cachots. »

9 juin. — « En 2010, [Fouad Belkacem] avait enjoint les musulmans [sic] à rejoindre les rangs des jihadistes armés. » (AFP, 7 juin).
« L'UMP a condamné aujourd'hui l’attentat suicide survenu le même jour en Afghanistan qui a coûté la vie à quatre soldats français et en a blessé cinq autres, le qualifiant "d'acte de barbarisme" [sic]. » (AFP, 9 juin).
Dans ces phrases — et dans combien d’autres ! —, l’effondrement de la langue n’est pas moins spectaculaire que les faits de guerre qui sont décrits. Publicistes et politiques se collètent avec leur charabia asyntactique pour rendre compte tant bien que mal des actions de l’adversaire.

14 juin. — Dans mes lectures, je vais de préférence, et sans que la volonté y ait beaucoup de part, aux auteurs catholiques. Il y a quelques années, je me fusse soupçonné moi-même — de quoi, au juste ? pieuserie ? niaiserie ? militantisme ? fanatisme ? Mais non. Je lis les Britanniques G. K. Chesterton, R. H. Benson, Montague Summers, Evelyn Waugh, Graham Greene, les Français Chateaubriand, Péguy, Claudel, Green, Bernanos ou Mauriac pour la raison qui fait que l’amoureux lit de la poésie lyrique, parce que je retrouve chez des gens qui ont fait avant moi ce chemin ma propre expérience, et que je reconnais dans leurs phrases un peu de mes pensées.

Je suis un peu humilié de noter ici une confusion théologique bien ancrée chez moi, de sorte que je suis chroniquement repris d’un doute, qui ne cède que lorsque je recours à mes sources. C’est la confusion entre la mort et le sommeil. Je ne sais jamais si les morts dorment en attendant le jugement dernier ou s’ils sont déjà « au ciel » (ou « en enfer », selon le cas). Or je devrais savoir — puisqu’on me l’a appris lorsque j’étais enfant — que la mort est suivie d’un jugement individuel. Ce qui me fait me tromper toujours, c’est l’image d’un corps endormi (le cimetière, littéralement, c’est le dortoir) — mais ce corps est endormi dans l’attente de la résurrection de la chair  —, et aussi l’idée du jugement dernier, qui rend superfétatoire le jugement individuel.

16 juin. — On juge devant la cour d’assises de la Sarthe les parents de la petite Marina, morte sous les coups après un calvaire qui dura de sa deuxième à sa huitième année. Les esprits systématiques, comme le démonologue britannique Montague Summers, postulent que ces meurtres d’enfants ne sont possibles que moyennant une immense conjuration de sorciers et de sorcières, qui professent une religion infernale, et dont le dessein est de nuire au genre humain. Mais l’affaire Marina montre qu’il n’est nul besoin de conspiration, de sorciers, de satanisme, de tout ce bric-à-brac romantique. Une société comme la nôtre, qui n’est ni meilleure ni pire qu’une autre, tolère parfaitement les martyres d’enfants ; mieux, elle les organise, elle les ritualise. Les médecins ne voient rien, les gendarmes referment le dossier, se contentant des déclarations de l’enfant, le parquet classe sans suite. Quand la petite est trop esquintée, on la soigne à l’hôpital, avant de la rendre à ses parents. Tout le monde s’habitue très bien à voir Marina de plus en plus estropiée, le visage de plus en plus bouffi. Transgresse seule la loi du silence, une enseignante de maternelle. Mais une enseignante ne peut rien contre sa direction, contre le médecin scolaire, contre l’inspection académique, et cette dame se fait taper sur les doigts.
Libération et Le Nouvel Observateur reproduisent le même article de l’AFP, qui donne une idée assez précise de ce que serait une presse publiée par des sorciers si cela existait. Sous le titre « une histoire d'amour et de coups », on nous explique que Marina protégeait ses parents par « amour ». Elle est donc morte d’amour. On ne peut rien contre l’amour. (La même presse parlait déjà d’« amour » à propos du tortionnaire Fritzl qui séquestra dans un souterrain sa fille, et les enfants qu’il fit en violant sa fille, et qu’il violait aussi.)

17 juin. — Quelles nouvelles pourrait bien donner un journal qui s’appellerait Le Journal des voleurs ? Si des bandes nomades vivant de rapines étaient reconduites à la frontière, un tel journal clamerait sans doute que ce sont des victimes qu’on accable et que ces expulsions rappellent la déportation des juifs. Et si des gangs suburbains, frustrés dans leurs tentatives criminelles par une police vigilante, se livraient à l’émeute, un tel journal titrerait que c’est la faute à la population, incorrigiblement raciste, et à l’État-providence, pas assez généreux avec ces malheureux. S’il s’avérait qu’un escroc touchait indûment une prestation sociale, ou qu’un prétendu réfugié avait menti sur son cas, et ne résidait sur le territoire que par fraude, ce journal expliquerait que ce sont-là des détails inessentiels et que les gens qui s’offusquent de telles pécadilles sont, eux, les véritables inciviques. Oui, voilà en vérité le genre de nouvelles qu’on pourrait lire dans Le Journal des voleurs.
Mais, par exemple, à quoi pourrait bien ressembler un journal qui s’intitulerait Le Journal des assassins ? Sans doute, un tel journal expliquerait-il, éditorial après éditorial, qu’on fait bien des histoires pour quelques morts, qui ne sont après tout que de bien regrettables accidents, et que les pauvres criminels sont cruellement stigmatisés. Pareil journal donnerait une grande importance à l’inéluctabilité de la mort. Le mort est mort, que voulez-vous qu’on y fasse, on ne le ressuscitera pas ; chercher noise à l’assassin, c’est s’obstiner au-delà du raisonnable, c’est faire preuve, en somme, d’une obsession malsaine. La psychologie des assassins serait pour un tel journal un sujet inépuisable, et l’investigation psychologique aboutirait à deux figures favorites — 1. l’assassin est incapable d’expliquer son geste, il n’avait aucune raison particulière, il ne sait pas pourquoi il a fait ça ; 2. l’assassin avait ses raisons —, ces figures étant toutes deux exculpatoires. Un tel journal accorderait également une particulière attention aux particularismes locaux et, tout en déplorant que, dans tel pays, on pende dix homosexuels, avertirait que ce fait n’autorise pas l’interprétation que voudraient lui donner les méchants (barbarie, coutumes médiévales, etc.). Le Journal des assassins pourrait porter en exergue le mot fameux du docteur Clabert dans le film de Jean-Pierre Mocky La Cité de l’indicible peur : « Toute mort est naturelle. »

18 juin. — Ce sont donc les socialistes qui remportent la majorité à l’Assemblée et qui captent de ce fait tous les pouvoirs. Le paradoxe, c’est que l’électorat est profondément conservateur, et qu’il a plébiscité le parti de M. Hollande dans le vain espoir qu'on ne changera rien, qu’on continuera à financer la croissance par l’endettement. Seulement la barque est déjà entraînée dans les rapides et tout indique que l’aventure se terminera par quelque catastrophe.
Quant à ces socialistes désormais tout puissants, il suffit, pour voir de quoi ils sont faits, de considérer le débat, dans Marianne 2 du 17 juin, entre Laurent Bouvet, partisan de la « gauche populaire » et Éric Fassin, partisan de la ligne majoritaire du parti, celle du think tank immigrationniste Terra Nova. En dépit de l’apparente opposition doctrinale, les deux débateurs se rencontrent sur la liquidation de notre passé, « la France » étant ramenée à une unique institution — la République — dont le but est précisément d’assurer l’oblitération civilisationnelle (« La République n’a pas à savoir si des religions sont “de souche” ou pas », déclare Éric Fassin, dans une curieuse profession de foi inversée). Il ne faut plus parler ici de conception, mais de contraception de l’histoire.
Encore ce débat qui n’en est pas un est-il surmonté dans Marianne 2 par un « chapeau » apocalyptique sur la droitisation des socialistes français. Car cette lyse du tissu national est une chose qui va de soi, elle est « actée », pour parler comme les décideurs, et y faire référence, fût-ce dans un débat — et même dans un débat faussé —, c’est déjà se rendre suspect.

5 juillet. — C’est bien curieux. La recopie manuscrite d’un journal réveille le souvenir. La mise au net de la prose dans le fichier informatique — autrement dit la correction d’épreuves — vous en détache. Les diaristes d’aujourd’hui, qui saisissent directement leur journal dans une mémoire informatique (comme je fais moi-même depuis un quart de siècle), produisent un résultat qui sera sensiblement différent de celui des grands diaristes du XXe siècle, des André Gide, des Julien Green.

6 juillet. — Si Adam avait été chinois, il aurait perdu la Terre au jeu, dans un tripot.

9 juillet. — « Est-il bien nécessaire de montrer cela sur les écrans ? Est-on obligé de détailler les séances de torture et les exécutions sommaires, les attentats et les massacres ?
— Mais mon cher, c'est précisément l’énorme émotion que suscitent ces scènes qui impose de les rendre publiques. »
Si un nouvel empire Ottoman décidait de nouvelles campagnes d’empalement, si un nouveau nazisme décidait d’une nouvelle extermination d’un peuple entier au moyen des gaz, ou par la mort lente d’un bagne hideux, cela ne serait pas du tout caché, comme une chose « ignoble mais nécessaire » (c’est ainsi que les SS parlaient de leur besogne). Cela serait diffusé sur tous les canaux.

15 juillet. — Un taxi vient me chercher à Morgan Hall pour me déposer à Frankfurt-Hahn, d’où part mon vol pour Bologne. On voyage en sandales, avec seulement deux petits pulls dans un petit sac, car le vol low cost ne permet d’emporter qu’un bagage à main.
Les habituelles fouilles à l’aéroport. Cela nous rappelle opportunément que nous sommes en guerre, car il n’est jamais bon de s’assoupir dans l’illusion de la sûreté. Mais le danger réside dans l’absurdité des précautions prises (on vous confisque les tubes d’onguents que contient votre trousse de toilette, de sorte qu’il faut racheter à l’arrivée le dentifrice, la crème pour les pieds, etc.), qui rendraient presque rationnelle, par contraste, la guerre conventionnelle. Plutôt que de délivrer des messages dignes d’Alice au pays des merveilles — « Si un inconnu vous confiait un paquet, merci de bien vouloir le signaler » — il semblerait plus à propos de déverser des tapis de bombes sur des objectifs stratégiques dans quelque lointain pays musulman.
Je me suis beaucoup perdu, à Bologne, en cherchant mon hôtel, qui n’est pourtant qu’à un kilomètre et demi de la gare. Arrivé très tard, et tout suant, je suis accueilli, dans la salle de bain, par l’image d’un sexagénaire chauve (j’ai cinquante ans), avec une couronne de cheveux ras, tout blancs, une loucherie de l’œil droit, des rides. Effet combiné de l’exertion et du curieux éclairage de cette salle d’eau, où la lumière, placée très haut, vous tombe dessus, et cascade sur chaque relief du visage.

16 juillet. — Le cloître de S. Domenico est bouché par la chapelle où repose le corps du saint fondateur de l’ordre des prêcheurs, chapelle qui a poussé sur la basilique par bourgeonnement. Sur le gazon, on a rajouté le saint sur une colonne, comme pour dédier incontestablement ce cloître à l’édifice qui l’occupe désormais. Dans l’espace subsistant, le jardin du cloître est toujours là, mais aplati en trapèze irrégulier.

Cela m’a donné à penser. Au fond, les églises et les chapelles occupent toujours l’espace d’étrange façon. Alors qu’un édifice normal est d’abord une façade, puis un volume, et subsidiairement un intérieur, ce qu’on voit d’une église du dehors — je parle de n’importe quelle église, qu’elle ait ou non des chapelles latérales, des absidioles, etc. —, c’est toujours pour ainsi dire la moulure de cet intérieur, c’est toujours l’envers du décor. Rien ne s’opposerait en théorie à ce que l’église n’apparût pas du tout à l’extérieur, qu’elle se situât dans une autre dimension. (Et si cela se produisait dans le monde réel, on nous expliquerait naturellement par toutes sortes de raisons que cela ne justifie toujours pas la croyance au surnaturel.) Ce retournement du monde, cette idée d’une église comme un monde plénier, dont on ne peut par définition voir à l’extérieur que l’envers, c’est peut-être là, au fond, le véritable mystère des cathédrales.

25 juillet. — Dernier jour à Bologne. Matin au Giardino Margherita, à lire les Contes porrétains du bolognais Sabadino degli Arienti. Église Santa Maria da Misericordia.
Retourné au centre par la via San Stefano et découvert la face laide de la ville, qui m’avait été cachée jusqu’à présent. Des scooters garés devant une arcade ont été aspergés d’essence et enflammés. (Le sel de la plaisanterie, c’est naturellement que, si cela brûle bien, on arrive à incendier aussi les maisons.) Déjà, dans le jardin Margherita, j’avais constaté que les toilettes avaient été vandalisées. Automate de paiement arraché, panneau de contrôle recouvert de peinture verte, à la bombe. Quel être peut tirer jouissance du fait d’empêcher les gens de pisser ? Mais je crois que ce qui s’exerce ici est la violence gratuite, et que la faculté de nuire devient sa propre fin. Cette malveillance, précisément parce qu’elle n’a pas d’autre fin qu’elle-même, c’est celle qui devrait être la plus sévèrement réprimée — et qui l’est le moins, parce que les perpétrateurs sont invariablement des crétins, et qu’ils expliquent devant les carabinieri puis devant le juge qu’ils ne savent pas pourquoi ils ont fait cela.
Acheté des éditions des années 1920 d’Emilio Salgari, à la librairie Nanni, pour des sommes rondelettes.
Retourné à S. Domenico, par quoi j’avais commencé mes visites d’églises, il y a dix jours, et prié dans la magnifique chapelle du Rosaire.

Un Christ du Trecento, de Giunta Pisano, sur une croix qui, comme la basilique elle-même, s’est étendue par bourgeonnement. On a mis la Vierge et Saint Jean au bout des bras, de sorte que la croix s’achève de chaque côté par un petit tableau. Du coup, la base et le sommet s’élargissent aussi (croix potencée), pour recevoir respectivement les pieds et le titulus. De plus, comme sur ces croix du Trecento le Christ est cambré, la croix s’étend en largeur, pour le contenir, et elle devient dès lors un champ iconique, car la symétrie impose que cette extension soit aussi large de l’autre côté.

8 août. — « Le ministère de l'Intérieur a assuré aujourd'hui que les expulsions de campements illicites [de gitans] décidées par la justice seront effectuées "avec fermeté", mais en précisant que les préfets avaient reçu instruction de "mener un travail de concertation préalable". (...) Elles le seront "en considération des circonstances et difficultés locales et tout particulièrement des risques sanitaires", parce que "les campements insalubres sont inacceptables", explique l'Intérieur. » [Le Figaro de ce jour.]
Concertation (les préfets ont reçu instruction de mener un travail de concertation préalable) et indignation (les campements insalubres sont inacceptables), les deux mots d’ordres — pour ne pas dire : la définition même — du militantisme associatif qui a fourni ses cadres à l’actuel régime. Régime qui atteint au comble de l’hypocrisie pharisaïque lorsqu’il expulse ces gens de leur bidonville en excipant de leur malheur, en leur disant : « Vous ne pouvez pas rester dans de pareilles conditions, c’est indigne. »

22 août. — Lu une partie de mon butin du 15 août au village du livre. L’Initiation de Diane, roman spirite, de Rosny Aîné et L’Homme qui se retrouva d’Henri Duvernois, dont je n’avais jamais rien lu. Sur le plan strictement littéraire, les évidentes limites de ces proses conjecturales, si on les compare par exemple à la littérature britannique d’inspiration semblable, ne sont pas du tout celles du fameux « cartésianisme » français, mais, tout simplement, celles du roman bourgeois. Chez Rosny, cela se concrétise dans ce fait « théorique » qu’est l’absence chez lui du concept du surnaturel. Si une chose est, elle est forcément dans la nature. Du coup, les spirites et les occultistes de Rosny retrouvent dans l’au-delà des êtres médiocres et sans mystères, aux vies exactement semblables aux nôtres, et dont on nous explique qu’elles finissent du reste, comme finissent les nôtres, et s’ouvrent sur des au-delà supplémentaires.
Chez Duvernois, le narrateur va dans Proxima du Centaure en suçant des pastilles, dans une fusée construite par un savant pauvre qui, le jour, travaille dans un garage automobile ! Et au terme du voyage — il est impossible de pousser plus loin la logique du roman bourgeois — il se retrouve dans son propre passé ! S’ensuit un roman assez touchant, le roman d’un vieil homme qui cherche à corriger les erreurs et à éviter les drames de sa jeunesse, et qui n’y parvient naturellement pas.

24 août. — Le coureur cycliste Armstrong, septuple vainqueur du Tour de France, est définitivement convaincu de doping et on lui retire tous ses titres. La chose incroyable est que les médias, qui, avec un parfait cynisme, avaient fait d’Armstrong le symbole d’un cyclisme propre, après le scandale de l’année 1998, qui menaçait la survie même du Tour, exploitent à présent la thématique favorite du géant déchu. C’est qu’au fond le réel médiatique est déjà une fiction et que les êtres promus par les médias sont — aux yeux des médias eux-mêmes — des acteurs, qui peuvent par définition tenir indifféremment le rôle du bon ou du méchant. Il n’y a que le public qui s’y trompe encore et qui continue à confondre l’acteur et le rôle.

31 août. — Brève villégiature chez les Joubert. Dans le train du retour, téléphonage de mon frère, qui m’annonce le décès de notre mère.
Ma mère n’était pas une mauvaise femme, mais elle avait deux défauts très fâcheux. Premièrement, elle était incapable de la moindre manifestation d’amour, de tendresse, ou même seulement d’encouragement, soit qu’elle fût naturellement froide, soit qu’elle eût dû apprendre très tôt à réfréner ces manifestations. Deuxièmement, elle avait cette faculté de faire totalement abstraction de ce qui la menaçait ou que, simplement, elle ne comprenait pas. Mon biais artistique faisait partie de ces choses menaçantes ou incompréhensibles et, après une première période où elle me fit beaucoup la guerre à cause de ce qu’elle considérait comme des tendances dangereuses, période qui correspond à mes années de formation, ma mère choisit de se conduire comme si mes travaux de plume n’existaient pas. La tentative d’étouffer mes aspirations, que j’interprétai comme de l’injustice, me révolta contre elle, et elle explique l’aigreur et le mépris avec lesquels j’ai, ma vie durant, accueilli chaque manifestation de sottise ou d’inculture. Quant à son affectation d’ignorer ce qui était pour moi l’essentiel de ma vie, elle m’infligea une blessure d’amour-propre qui reste inguérissable.

15 septembre. — Voici les premières lignes d’un article d’un certain Willy Le Devin, dans Libération du 14 septembre :

«  Il est 17 heures et, comme à son habitude, la station de métro Barbès fourmille. Les voyageurs s’agglutinent dans les tourniquets, pendant qu’en face, les kebabs partent comme des petits pains. »

Ce sont les voyageurs qui fourmillent, et non la station — qui au surplus ne peut pas avoir d’habitude, étant un inanimé —, et quoi qu'il en soit elle pourrait seulement fourmiller de, mais fourmiller de ne comporte pas normalement l’idée de grouillement. Si les voyageur s’agglutinaient dans les tourniquets, ils les bloqueraient. Suit la naïveté de style sur les kebabs qui partent comme des petits pains — l’expression comme des petits pains ayant vraisemblablement perdu son référent pour le scripteur, et le hasard faisant qu’elle est convoquée au sujet d’une autre pâtisserie.

20 septembre. — Visionné sur la Toile les médiocres encore que très littérales versions télévisuelles des enquêtes de Sherlock Holmes des années 1980 et 1990, avec l’insupportable et théâtral Jeremy Brett dans le rôle du détective. Le seul intérêt de ces dramatiques est qu’elles respectent, au moins dans les première saisons, les leçons iconiques des illustrations du Strand Magazine. Leur pire défaut est qu’elles traitent les aventures de Sherlock Holmes comme de simples et ennuyeux whodunnit.

22 septembre. — Nous vivons sous le règne des extrémistes bien-pensants, de cette frange de l’opinion que caractérise le mélange de petite-bourgeoisie, avec ce que cela comporte nécessairement de conformisme et de frousse, et d’idéologie, avec ce que cela entraîne d’aveuglement volontaire et de violence désirée. Les quotidiens nationaux qui constituent la presse quasi officielle du régime pourraient porter en sous-titre : Le journal qui nie l’évidence, car la vérité doit s’effacer, en application de cet aphorisme journalistique d’une singulière portée : La vérité n’excuse pas tout. Ou alternativement ces journaux pourraient porter en sous-titre : Plaisir de nuire, car sous l’apparente philanthropie de ceux qui font du petit délinquant maghrébin, raciste et violent, une victime à laquelle on n’a pas donné sa chance se cache la simple fascination pour le mal.
Je suis frappé de constater que nos sociétés post-chrétiennes retrouvent instantanément l’ordre des sociétés archaïques, ordre dans lequel la victime est le coupable indubitable. (La victime est nécessairement coupable puisqu’elle est déjà punie.) Les émeutes ethniques de ce mois d’août, à Amiens, en ont encore fait la démonstration, puisque les médias ont accordé infiniment plus d’importance à l’enquête visant des policiers qui auraient eu l’incroyable audace, en plein quartier islamisé, de contrôler un chauffard roulant à contresens — ce qui aurait mis le feu aux poudres selon les allégations auto-justificatrices des émeutiers — qu’aux tirs de ces mêmes émeutiers contre ces mêmes policiers.

1er novembre. — Je ne suis rentré à Morgan Hall, ayant donné mon cours annuel à l'école de l'image d'Angoulême, que pour repartir à Turin, via Francfort, trimballement tout à fait inhabituel chez moi. Terrible épreuve des aéroports. Je jongle entre deux paires de lunettes et une paire de jumelles de théâtre, qui sont la seule chose qui me permette de déchiffrer, tant bien que mal, la signalétique.

2 novembre. — L’islamiste français Mohamed Merah, tueur d’enfants juifs, a pu sortir pour téléphoner pendant le siège que lui ont livré les forces spéciales, siège qui s’est achevé par un assaut et une fusillade mortelle pour le terroriste. Décidément, c’est bien en termes de théâtre et d’acteurs qu’il faut interpréter les événements d’actualité. Les médias ne sont pas les enregistreurs neutres de l’événement, ils en sont les producteurs. Sans les médias, il n’y aurait pas eu d’affaire Merah, pas de tuerie d’enfants juifs, pas d’assaut final ni de mort l’arme au poing. Ce monsieur voulait, en somme, passer à la télévision.
Longue course dans Turin par un beau temps anticyclonique. L’Italie me donne toujours l’impression d’être dans Pinocchio. Mais je ne suis pas dans Pinocchio, je suis dans la ville de Cuore (Grand Cœur (1886) de Edmondo De Amicis). Dans le jardin Sambuy qui occupe la piazza Carlo Felice, monument à De Amicis, avec des extraits de discours aux enfants, en style noble.
De la piazza Carlo Felice à la piazza Reale, cinq places en enfilade, délimitées, au sud, par la gare de Porta Nuova, au nord, par le Palazzo Reale. Sur la piazza S. Carlo, a perfect baroque stage, ravissantes églises jumelles, S. Carlo et S. Cristina, peuplées de fantômes bienveillants. Entendu la messe des défunts dans S. Carlo.
Jure avec le reste, du côté de la gare de Porta Nuova, la place CLN (Comitato di Liberazione Nazionale), qui est — comme on s’en doute — la place construite par les fascistes, aux colonnes romaines idiotes, aux statues brutales et glaciales, allégories du Pô et de son affluent, bonnes pour un décor de cinéma (la place figure du reste dans Profondo Rosso de Dario Argento). À l’autre bout, piazza Castello et piazza Reale, la vue au sud est gâchée par une horrible tour moderne, construite pour être le siège du parti fasciste, et qui paraît, tout comme la place CLN, une punition infligée à la ville.
Vu l’église royale de S. Lorenzo, puis la basilique de la Consolata, autres merveilles baroques, sur un plan circulaire, la dernière un peu usée par la dévotion des fidèles. Très curieux ex voto dessinés, de survivants à la guerre, à l’hospitalisation et aux accidents de circulation (Vespa renversée par une auto, paysan dont le tracteur est renversé par les tonneaux qui tombent d’une remorque).

3 novembre. — Levé aux aurores pour arriver au musée du cinéma avant l’ouverture. Moins d’une heure de queue me permettent de monter au sommet de la Molla Antonelliana et de voir de haut le Turin que j’ai parcouru hier à pied.
Dans le musée, où trône la statue de Moloch du Cabiria (1914) de Pastrone, on s’étend sur des lits de repos pour voir des bouts de film sur deux très grands écrans installés en altitude. Et de temps en temps, les projections s'interrompent et « le ciel s'ouvre », c'est-à-dire qu'il y a des projections de lanterne magique dans les hauteurs.
Chapelles latérales consacrées aux genres (l'humour absurde, l'horreur, le polar, le mélo, le western, etc.). Le plus réussi : la chapelle « télé et cinéma ». On met le pied dans un salon petit-bourgeois des années 1960, avec papier peint à fleurs, et photo du mariage de la tante au-dessus de la télé.
En visitant, à l’étage, l’exposition permanente sur l’art de faire des films, au milieu des explications sur les trucages numériques (où l’on est filmé soi-même et où l’on se voit changé en film muet), je vois un fenestron ovale qui montre une scène de rue, en plongée, de couleur sépia-orangée. Il me faut un moment pour comprendre que je vois la via Montebello, tout simplement, à travers une sorte de fenêtre clandestine, « the secret window whence the world looks small and very dear. » C’est certainement la plus belle image de cinéma que j’aie vue de toute la journée.

4 novembre. — Je voulais assister à la messe de dix heures à la Consolata, mais j’ai mal calculé le temps du trajet et je me suis rendu finalement à la cathédrale, arrivant pour la messe de dix heures et demi.

5 novembre. — Longuement marché du côté de la piazza Statuto, très anglaise, dont la perspective est malheureusement défigurée par une tour style années 1960, édifiée corso Francia.
L’après-midi, musée du Saint Suaire.
Turin est une ville superbe, mais elle manque un peu d’âme, du fait de la disposition des rues en quadrilatères, comme si le « sens » d’une ville, c’était, au fond, celui que lui imprime le sinuement de ses rues. Curieusement, on arrive à se perdre, en dépit du plan orthogonal, parce que les places sont disposées perpendiculairement les unes aux autres et qu’on ne sait plus, quand on en a fait le tour, vers quel point cardinal on est tourné.

6 novembre. — Musée Cesare Lombroso, dans un coin de l’université qui ressemble à la maison de la famille Addams, dans les cartoons de Chas Addams. Volets pointus, à moitié décrochés. Il y a même la tour sur le toit. Lombroso figure à l’entrée de son musée, en squelette complet, ainsi qu’il sied à un savant positiviste, agnostique et socialiste. Il sert aussi, je suppose, de point de comparaison pour les six cent crânes de criminels, les moulages en plâtres d’aliénés, et les moulages en cire des condamnés morts en détention, classés par vices (assassin, violeur, voleur, etc.). Au milieu de ces masques, un sosie de Fritzl, l’homme qui a séquestré sa fille et les enfants qu’il a faits à sa fille dans une série de cachots creusés sous sa maison. Mais le Fritzl de Lombroso n’est pas un pervers sadique et incestueux, mais « seulement » un uxoricide.
Les conservateurs n’ont pu s’empêcher d’achever sur un texte à la première personne, qu’on entend prononcer par une voix désincarnée au milieu la reconstitution du bureau de Lombroso, texte dans lequel le savant regrette d’avoir donné dans le racisme scientifique et dans le spiritisme. Mais je ne trouve aucune répudiation du spiritisme sous la plume de Lombroso, qui a publié Hypnotisme et spiritisme l’année même de sa mort.
Musée égyptien. C’est le principal objet de ma visite, puisque je viens documenter La Cité de la Lune. Et de fait, ce musée égyptien qui ne le cède pour la richesse des collections qu’au seul musée du Caire, est bien une sorte de musée du chat (impressionnante avenue de statues monumentales de Sekhmet).
J’aurai donc vu des cadavres et des signes associés à la mort sous trois formes différentes : mystère de « l’homme du suaire », et analyse scientifique du saint linge ; reliefs des criminels et des aliénés (crânes, moulages en plâtre, moulages en cires, mais aussi armes du crime, et d’autres traces que Lombroso jugeait de la plus haute importance pour la connaissance de l’homme criminel : tatouages, graffiti sur les brocs contenant l’eau de boisson des détenus) ; et finalement ingénierie mortuaire égyptienne, avec les objets funéraires de la tombe de Kha qui, paradoxalement, composent un environnement complet non pour un mort, mais pour un vivant, et même pour un couple de vivants.

7 novembre. — Musée de l’école et du livre d’enfant (Museo della scuola e del libro per l’infanzia). Fondé par un marquis et une marquise morts sans enfants, et devenus philanthropes. Reconstitutions de salles de classe. Grande place accordée à De Amicis et à Cuore. La section des livres pour enfants, ouverte en 2011, pour le cent-cinquantenaire de l’unité italienne, est particulièrement riche et intéressante. Exposition d’un grand nombre de dessins originaux, y compris des plus grands, Chiostri, Attilio Mussino, Antonio Rubino, à côté de la version imprimée. Comme il fallait s’y attendre, c’est à peine si l’on voit une bande dessinée, à l’exception notable du Corriere dei piccoli de différentes époques. Visite très longue, faite par une jeune guide qui, à défaut d’être très savante, se montre extrêmement dévouée. Je ne me suis rendu compte qu’en sortant que j’avais dépassé l’heure de fermeture de vingt bonnes minutes (le musée n’est ouvert que le matin).
L’après-midi, musée des arts asiatiques (Mao), flambant neuf, lui aussi, et très bien présenté. Sentiment de douloureuse ironie en voyant les merveilles bouddhiques du Gandhâra, quand je songe que la vallée de Swat est actuellement occupée par les plus arriérés et les plus destructeurs des islamistes.

8 novembre. — Pèlerinage jusqu’à la maison où De Amicis écrivit Cuore, à côté de la gare de Porta Susa. Grande satisfaction de connaître désormais Turin et de pouvoir lire Cuore en ayant en tête des images précises des rues, des places et des monuments.
Ce qui manquait au tableau, c’était le versant catholique de la littérature et de l’iconographie enfantines. Mais mes pas m’ont conduit à l’église des salésiens, S. Maria Ausiliatrice. Grande chapelle consacrée à Don Bosco, qui repose ici. Dans celle, plus petite, de S. Dominique Savio, une fresque représente — Si je ne l’avais pas vu de mes yeux, je n’y croirais pas ! — S. François de Sales inventant la Bonne Presse.

Comme la Consolata, toute proche, S. Maria Ausiliatrice est un haut lieu de la spiritualité des Turinois. Il faut visiter cela entre deux messes, comme on franchit certaines voies ferrées entre deux trains.
Après-midi dans le parc du Valentino. Visité le jardin aux rochers et le village médiéval, construit pour l’exposition universelle de 1884, et qu’on a eu la bonne idée de conserver. Si on avait fait de même pour son équivalent français (le « vieux Paris » de l’exposition universelle de 1900), nous aurions, en plein Paris, une chose dessinée par Albert Robida.

9 novembre. — Matinée sur l’autre rive du Pô. Escaladé le monte dei Cappuccini, puis visité l’église Gran Madre de Dio, sorte de panthéon local, et pour finir longuement cheminé sur le corso Casale pour voir la maison où vécut Salgari « in onorata povertà ».
Après-midi consacré aux arts décoratifs, musée Accorsi Ometto puis Palazzo Madama. Dans le palazzo, exposition des premières éditions de Dante. Ahurissement de voir sous les vitrines de tels trésors, à quelques salles des assiettes et des tabatières, qui sont très jolies mais qui sont des bibelots.
Fin du grand beau temps qui a accompagné ce séjour. Impression d’avoir passé huit jours hors du temps, ou plus exactement dans le temps qui est le mien.

10 novembre. — J’ai vu fondre le marché aux puces de Bâlon, sous la pluie battante. je regarde l’unique stand de vieux bouquins, dont les rangées sont trempés par l’eau qui dégouline des parasols. Quant aux brimborions vendus à même le trottoir, par les biffins, la pluie les change en détritus.
Le mauvais temps rend les mendiants intempérants et agressifs. Devant S. Maria Ausiliatrice, où je viens d’entendre la messe, un noir se répand en imprécations et réclame, si je comprends bien, que le curé vienne arrêter la pluie. Plus loin, un arabe vocifère dans sa langue.
Slogan sur un mur de Bâlon : « Perché essere inutili quando si può essere ostili. » (« Pourquoi se contenter d’être inutile à la société quand on peut lui nuire ? » Ou encore : « Ne vous contentez pas d’être un zéro, devenez une menace. ») J’en avais vu de la même veine à Bologne.

16 novembre. — Visionné Des hommes et des dieux (2010), de Xavier Beauvois, tourné comme un faux documentaire, seule façon d’émouvoir un public abruti par des décennies de télévision, mettant en scène le faux héroïsme de religieux qui acceptent de se faire tuer (par les islamistes ? par l’armée d’un régime pourri ?), pour témoigner d’un faux christianisme qui n’est qu’un antiracisme devenu suicidaire, le message de ces moines de cinéma étant, à en croire le cinéaste : rien n’est plus beau que de nous faire tuer, puisque cela nous permet de pardonner à nos frères musulmans.
Je passe sur la mise à égalité délibérée et systématique du christianisme et de l’islam, présentés comme deux spiritualités parfaitement substituables, cette indifférenciation mortifère triomphant dans l’image. Il y a même un plan qui est réellement et très délibérément un blasphème imagier (plan du terroriste islamiste blessé, étendu sur le brancard, nu sous un drap, évoquant fatalement une Déploration). À l’inverse, relève seulement d’un monstrueux contresens cinématographique l’émouvante Dernière Cène des moines (avec gros plans sur les visages, façon « étude de vieillard » par Léonard de Vinci), accompagnée par Le Lac des cygnes. Or Le Lac des cygnes, c’est le générique des films fantastiques de la Universal (Dracula, The Mummy). Mais Des hommes et des dieux relève d’une conception du cinéma tellement dégénérée que cette forme d’expression n’a plus ni histoire ni esthétique, et par conséquent, Le Lac des cygnes, c’est ce qu’on voudra, en l’occurrence le chant du cygne de nos candidats à l’extermination.

17 novembre. — Nuit entière à faire des cauchemars, après le visionnage de Des hommes et des dieux. Et un véritable chagrin. J’ai fini par regarder des scènes à tonalité religieuse de films que j’aime, pour remplacer de mauvaises images par de bonnes, A Tale of Two Cities (version MGM de 1935, réalisation de Jack Conway), scène où Sydney Carton accompagne Lucie Manette à la messe de Noël et scène finale où Carton meurt à la place de Charles Darney, sur la guillotine (carton final : « I am the ressurection and the life, he that believeth in me, though he were dead, yet shall he live »), la fin de San Francisco (MGM, 1936, W. S. Van Dyke), où Jeanette McDonald, rescapée de l’incendie de San Francisco, chante « Nearer my God to Thee » dans le village de tentes, et où Clark Gable tombe à genoux, la scène de la dédicace de l’église dans My Darling Clementine (1946) de John Ford, la scène de l’enterrement de la prostituée dans The Sun Shines Bright (1953) du même John Ford.

30 novembre. — Lu Caleb Williams (1794) de William Godwin, roman énigmatique, situé pour ainsi dire à un nœud de la littérature, à la fois roman gothique (Falkland est un traître gothique, et même une sorte de vampire, puisqu’il persécute Caleb au nom d’une vertu défunte, l’honneur aristocratique du nom) et roman de détection, dont le sujet, dans le premier livre, est la culpabilité de Falkland, qu’il finit par confesser à Caleb, et, dans les deux livres suivants, la persécution de Caleb sous des charges controuvées, et l’établissement de son innocence. Mais Caleb Williams et aussi un roman d’action sociale, dénonçant les vices de la justice et de l’institution pénitentiaire, un roman psychologique, puisque le personnage de Falkland est la magistrale étude d’un paranoïaque, un roman « politique » enfin, reposant sur l’opposition polaire entre le caractère corrupteur de la société et la définition de l’homme de nature par la vertu. La fin, que Godwin a eu du mal à trouver (il existe une fin toute différente, en manuscrit), montre Caleb désarmant son aristocratique persécuteur in extremis, en proclamant son adoration pour lui, ce qui ramène Falkland à la vérité lacrymale des sentiments.
Le roman d’action sociale était apparemment la préoccupation première de Godwin, mais Caleb Williams n’impressionne plus guère en tant que roman de l’erreur judiciaire. C’est par la dimension cauchemardesque de la persécution de Falkland que le récit nous saisit.
J’admire que jamais Falkland ne devienne un traître de mélodrame. Tout au contraire, il peut protester à la fin du roman qu’il n’a jamais fait défaut à Caleb, qu’il lui a porté des secours en prison, qu’il a, au moment crucial, abandonné les charges contre lui. Or la terrible vigilance de ce persécuteur aux mains blanches, qui empêche Caleb de s’établir en aucun endroit, qui lui interdit même de s’expatrier et lui assigne l’Angleterre comme une prison à ciel ouvert, apparaît comme infiniment plus monstrueuse que les exactions d’un traître gothique qui séquestrerait sa victime dans quelque souterrain. En cela, Caleb Williams annonce Kafka, ainsi que la littérature anti-utopique du XXe siècle.
Il n’est pas si étrange que ce roman de la culpabilité (celle de Caleb, trop curieux des secrets de son maître) ait mérité à son propre auteur le sort de son personnage. Godwin livre dans la préface à la Standard Edition de ses romans l’anecdote de la lecture de son manuscrit par un ami proche (son secrétaire) qui ne lui rendit que pour être fidèle à sa parole, mais lui affirma qu’il avait été tenté de le brûler. De fait, il il y a quelque chose de délibérément blasphématoire dans le portrait de Falkland qui est, aux yeux de Caleb, un être surhumain, paré de toutes les vertus, mais qui choisit de le persécuter pour l’unique raison que Caleb veut quitter son service, et qui ensuite le voit partout « avec l'œil de l’omniscience », et a tout pouvoir sur lui. Godwin avoue du reste s’être inspiré d’ouvrages de théologie morale tels que God’s Revenge Against Murder.
Mieux déguisée peut-être pour ses premiers lecteurs, en une époque où l’attendrissement faisait partie des mœurs, est l’ambiguïté de la relation entre Caleb et Falkland, ambiguïté que Godwin lève dans la même préface lorsqu’il fait allusion au conte de Perrault La Barbe bleue, en notant que Falkland est la Barbe Bleue, qui cache de grands crimes, et que Caleb, dont la curiosité sera fatale, est sa femme.

13 décembre. — Le morceau qui sert de générique au festival de Cannes est, comme le savent tous les cinéphiles, « Aquarium », tiré du Carnaval des animaux de Saint-Saens. C’est assez bien vu, car il y a bien dans la fascination d’un spectateur pour un film quelque chose qui relève de l’immersion, du vase clos et aussi du poissonneux (les yeux fixes, la bouche béante). — Mais je lis sur la Toile que Gilles Jacob, président du festival, s’imaginait choisir comme générique du festival une musique d’Ennio Morricone pour le film Days of Heaven de Terrence Malick, ignorant tout de Saint-Saens et du Carnaval des animaux, que connaissent pourtant tous les collégiens de France.

15 décembre. — Il ne faut pas demander au malheureux écrivain ce que signifient les mots qu’il emploie, ni même d’où il les tire. J’ai baptisé il y a vingt-cinq ans mon fanzine The Adamantine. En français, cela donne L’Adamantine. Pour commencer, je ne suis pas bien sûr que le mot soit un substantif en français. Il n’est un substantif en anglais que d’extrême justesse, parce qu’adamantine désigne une variété de la pierre qu’on appelle en forme longue adamantine spar, autrement dit une variété de corundum, qui est notre corindon. Cependant la plupart des dictionnaires d’anglais donnent adamantine seulement comme un adjectif, qui signifie « fait de — ou ayant les qualité du — diamant, en particulier la dureté et l’éclat ». En second lieu, même en acceptant qu’adamantine soit un substantif en français, j’ignore son genre. L’une des rubriques de ma feuille s’intitule « L’Adamantine artistique et mondain ». Faut-il mondaine ? Je n’en sais pas plus là-dessus qu’un autre. (On me fera certainement la remarque que presque tous les mots du lexique français qui finissent en ine sont du genre féminin. Mais justement, les noms des minéraux font exception. On dit le platine.)

Vers le journal 2013

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