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notes pour servir à l'histoire du spiritisme scientifique

Théodore Flournoy et Hélène Smith

(deuxième partie)

par Harry Morgan

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IV. FLOURNOY METAPSYCHISTE

 

Nous traiterons successivement de la réception des livres de Flournoy par ses différents lecteurs, spirites, chercheurs psychiques, presse et grand public, et des apports de Flournoy à la métapsychique.

 

RECEPTION DE DES INDES

 

Pour ce qui touche la place de Flournoy dans le spiritisme scientifique, deux lectures seraient également fautives. L'une verrait en Flournoy un psychologue froid et méthodique, un homme de laboratoire matérialiste et incrédule. L'autre en ferait un chercheur en sciences psychiques analogue aux Richet, aux Maxwell, aux Myers, aux Sidgwick, aux Podmore, c'est-à-dire un homme qui traque la merveille, moyennant un facile protocole scientifique, et veut en avoir le coeur net.

La vérité est entre les deux.

Savant matérialiste, Flournoy est cependant prisonnier des habitudes mentales héritées des mesméristes. La singularité et le caractère prodigieux des manifestations lui paraît aller de soi chez des sujets en qui un psychiatre moderne ne chercherait que des symptômes sans s'arrêter aux apparences de merveilleux.

Psychiste? Si c'est abusivement, et même par fraude délibérée, que des spirites religieux font figurer le livre de Flournoy dans leurs listes d'ouvrages recommandés (en se doutant que leurs lecteurs n'iront pas voir), les métapsychistes continentaux ou les psychistes anglo-saxons avec qui Flournoy est en contact (il a tout un commerce de lettres avec Myers et est l'ami de William James) ne peuvent cependant, eux non plus, se l'annexer tout à fait.

Il semble que Flournoy ait, sans bien s'en rendre compte lui-même, inventé sa propre variété de métapsychique, - représentant, si l'on veut, l'école hélvétique des sciences psychiques, - avec Jung, dont nous parlerons à la fin de ce chapitr).

Flournoy prend l'histoire de l'inconscient nettement avant l'émergence du spiritisme, à la moitié du 19ème siècle. Sa référence implicite, et celle de son médium, paraît être Friedericke Hauffe, la célèbre voyante de Prevorst (Die Seherin von Prevorst), découverte en 1827 par Justinus Kerner, dont le livre, publié en 1829, eut un succès prodigieux.

Extatique et mystique dans la tradition chrétienne, Friedericke reçoit des messages d'esprits désincarnés et parle dans une langue inconnue qu'elle dit être la langue primitive de l'humanité. Malheureusement, Kerner n'en a noté que quelques échantillons. O pasqua non ti bjat handacadi? (Tu ne me donnes pas ta main, docteur?)

Le rapprochement des prouesses de Friedericke avec celles d'Hélène est évident. C'est en particulier à cause de Kerner que Flournoy se montre si préoccupé de langues extraterrestres de son médium. De façon caractéristique, la traduction allemande de Des Indes est titrée Die Seherin von Genf (La voyante de Genève).

Ainsi, la "métapsychique" de Flournoy emprunte ses phénomènes (le parler en langues) à la tradition des inspirés chrétiens plutôt qu'à celle des médiums, et ses routines (les passes magnétiques) à celles des mesméristes plutôt qu'à celle des métapsychistes accoudés au guéridon.

C'est au point que - lorsque Flournoy en vient, bien obligé, dans Des Indes, aux fameuses "apparences supranormales" c'est-à-dire aux habituelles histoires de bijoux retrouvés et d'esprits qui se souviennent brusquement de leur nom, qu'Hélène Smith lui donne avec le reste, - on a l'impression soudain de tenir un autre livre.

Et lorsque Flournoy proclame - hommage à ses confrères - sa conviction de la réalité des "effets physiques" d'Eusapia Palladino, il provoque chez le lecteur un ennui variable mais réel, comme si le passage était indispensable pour l'ordonnance de l'ouvrage, mais écrit sans plaisir et destiné à être survolé plutôt que lu.

 

une lecture matérialiste

 

Il semble donc que, dans cet ouvrage qu'il qualifie de bâtard, ni mémoire savant, ni livre de grande vulgarisation, Flournoy ait pris, sur le merveilleux, une position elle-même bâtarde - au regard de ses propres convictions.

Flournoy ne nie pas les forces mystérieuses mises en oeuvre par la métapsychique. Seulement, elles lui semblent opérer très peu chez Hélène Smith et, surtout, l'objet de son ouvrage est autre.

Il s'ensuit que Des Indes est peut-être l'ouvrage le plus mal lu de l'histoire du spiritisme scientifique. Tous ici, auteur, médium et les différents publics de l'ouvrage, paraissent s'être ingéniés à se comprendre de travers.

Plus précisément - et pour nous en tenir aux lecteurs:

- Les métapsychistes prennent Flournoy, selon le cas, pour un incrédule (ce qu'il n'est pas) ou pour un esprit ouvert (ce qu'il est), - mais travestissent toujours sa pensée en essayant de le ramener à la discipline commune et en glosant, de son ouvrage, ce qui est le moins important et le moins concluant, les hypothétiques prouesses métagnomiques du médium. Car ce qui distingue Flournoy et ses confrères ès-sciences psychiques est la méfiance de notre genevois vis-à-vis du médium, tandis que les autres ne demandent qu'à admirer.

- Les journalistes et le grand public confondent Hélène avec une simulatrice (ce qu'elle n'est pas) et Flournoy avec un spiriticide, un démasqueur de médiums, une sorte de Houdini avant la lettre (ce qu'il n'est pas non plus), et le type du scientiste et du matérialiste, pour qui le laboratoire aura raison de toutes les superstitions. Matérialiste! Un lecteur de Kant!

- Les spirites religieux (c'est-à-dire kardecistes) enfin, tombent sur notre psychologue à bras raccourcis pour des raisons de dogme, le prenant (à juste titre) pour un négateur du fait spirite et (à tort) pour un esprit fort. Argument d'autorité et basses insultes feront le fonds de ces âmes bénignes. Agacé notre psychologue consacre page après page des Nouvelles Observations à leur répliquer et à se justifier.

Le cercle spirite de Genève (Autour de des Indes à la planète Mars, Société d'Etudes Psychiques de Genève, 1901) est même partisan de la fraude, - mais c'est Flournoy le fraudeur; faute d'être prodigieux, les phénomènes produits par le médium ne seraient rien autre que des réponses à ses suggestions à lui, Flournoy. L'intervention intempestive du psychologue remplacerait par des simulacres des phénomènes qui seraient, sans lui, authentiquement supranormaux (car les pouvoirs d'Hélène Smith ne sont pas douteux) et Flournoy contraint son médium à une comédie des esprits qui, pour être pittoresque, n'en relève pas moins de l'illusion.

On voit que les amateurs de révélations posthumes ne sont pas les derniers à soupçonner la mystification, le guignol, le rôle préparé et, à tout le moins, la mauvaise foi, la simulation et la fausse hypnose, c'est-à-dire le pithiatisme.

La faute est en partie à notre psychologue. Flournoy, sans en être pleinement conscient peut-être, en tant que narrateur et en tant que personnage de son livre, endosse un costume. Il dit sa défiance de la doctrine spirite (c'est-à-dire de la croyance aux esprits), il ironise sur les cercles spirites. Nombre de lecteurs, ainsi préparés, resteront incrédules devant l'aveu que fait Flournoy aux tables tournantes, aux ectoplasmes (qu'il suppose produits par le médium, et non les désincarnés), et croiront à une ruse, quand il se dit disposé à se laisser persuader par ces messieurs de la S. P. R. de l'existence de la télépathie ou de la clairvoyance.

Le contre-sens est flagrant. Quand Flournoy, au début de Des Indes, loue en Hélène un médium présentant tous les types de phénomènes, à l'exception des phénomènes physiques, la comparaison se fait implicitement avec Mrs. Piper, le médium de Boston, dont il parle un peu plus haut, reine des médiums polyvalents, exercant toutes espèces d'automatismes.

Et la satisfaction de Flournoy n'est pas différente dans l'espèce de celle des James, Ochorowicz, von Schrenck-Notzing et autres chercheurs psychiques qui se félicitent d'avoir mis la main sur un excellent sujet, c'est-à-dire un excellent mystère.

"A l'exception des phénomènes physiques (...), écrit Flournoy d'Hélène Smith, elle constitue le plus bel exemple que j'aie jamais rencontré, et réalise certainement à un très haut degré l'idéal de ce qu'on pourrait appeler le médium polymorphe ou multiforme, écrit Flournoy, par opposition aux médiums uniformes, dont les facultés ne s'exercent guère que sous une seule espèce d'automatisme."

 

Flournoy devant

les sciences psychiques

 

Passons au détail.

Les chercheurs en science psychique, on l'a dit, se montrent partagés et c'est dans les deux sens qu'ils déforment Flournoy, le tirant à eux (c'est-à-dire vers la merveille) ou le repousant dans le camp de l'incrédulité.

Hâtons-nous de dire qu'à tout prendre, l'attitude des métapsychistes continentaux ou de leurs homologues anglo-saxons nous semble plus simple que celles des "spirites par conviction", qu'elle contient en tous cas moins d'arrière pensées et que leurs conclusions parfois prématurées proviennent plus probablement d'une lecture hâtive - en vue de faire la recension de l'ouvrage - et toute de connivence.

Les chercheurs en science psychique, métapsychistes, et jusqu'à nos modernes parapsychologues, se sont en effet empressés de faire une place à Théodore Flournoy, ne serait-ce qu'à cause du sérieux et de la clairvoyance de son étude, "a model of fairness throughout", écrit Myers dans Human Personnality.

"M. Flournoy, Professor of Psychology in the University of Geneva, has done more than any other recent writer to elucidate the genesis of mediumship", renchérit Podmore (Mediums of the 19th century).

"On peut dire que ce livre fait date dans l'histoire de la métapsychique" conclut Toquet (Les Pouvoirs secrets de l'homme).

Plût aux cieux que ce concert de louanges ne se fût pas accompagné d'une épidémie de fausses interprétations!

Du côté des optimistes, d'abord.

De Rochas (écrivant dans la Revue philosophique) croit tout de bon que les signatures du curé Burnier et du syndic Chaumontet sont tenues par Flournoy pour authentiquement supranormales. Flournoy répondra pour démentir.

Podmore lui-même, d'habitude plus fiable, dans une note infrapaginale de Mediums of the 19th century, note à propos de la même affaire: "M. Flournoy expresses no decided opinion about this particular case, but he is disposed without dogmatising on the subject, to take the view that Hélène possesses telepathic and clairvoyant powers."

Il est impossible d'exprimer plus prudemment une opinion plus fausse.

Dans les deux cas, les commentateurs sont victimes de la fameuse diplomatie flournoysienne, et prennent pour argent comptant des hypothèses faites par Flournoy pour ménager son médium.

Cela nous rappelle à propos que, fût-on un investigateur psychique prudent, soupçonneux et détaché, il n'est rien de plus hasardeux que ces dispositions à envisager un évènement "en évitant tout dogmatisme". C'est la porte ouverte aux spéculations les plus folles et les maîtres ouvrages de la recherche psychique anglaise, Phantasms of the living de Gurney, Myers et Podmore et Human Personality de Myers ne sont pas autre chose qu'une accumulation de faits présentés sans dogmatisme aucun, mais dont le simple poids fait pencher la balance en faveur de la télépathie, de la clairvoyance et de la survie humaine.

 

psychiste et incrédule

 

Les méfiants à présent.

Les psychistes américains, représentés par Hyslop, tombent sur Flournoy de prime saut.

C'est que Flournoy en tient pour la métapsychique continentale (Eusapia) mais pas pour les désincarnés (Mrs. Piper).

Flournoy se montre blessé du reproche que lui fait Hyslop de se draper dans sa religion ("An exhibition of pious cant," écrit Hyslop, que Flournoy, dans sa réponse, traduit merveilleusement, encore que bizarrement, par "une contradiction et une mômerie.")

Il est vrai que les professions de foi (protestante) de Flournoy sont un peu ennuyeuses et son attitude de "métapsychiste sans l'être" vague et pompeuse, avec ses deux "principes" celui d'Hamlet "tout est possible" et celui de "Laplace" "Le poids des preuves doit être proportionné à l'étrangeté des faits". Deux formules un peu trop ronflantes pour qu'on puisse faire fonds dessus et dont la valeur philosophique est discutable.

Toujours du côté des métapsychistes déçus, mais tardifs, Robert Toquet, au début des années 1960, peut encore écrire dans Les Pouvoirs secrets de l'homme que "Flournoy n'a pas toujours été d'une impartialité absolue dans l'examen des faits. Il déclara qu'il était a priori hostile à toute interprétation supposant l'intervention d'une intelligence étrangère... Les mouvements sans contact ne l'intéressaient pas."

Curieux commentaire de la part d'un homme dont le livre, y compris dans sa version révisée de la collection "J'ai Lu, Aventure mystérieuse", rejoint, soixante ans plus tard, les opinions... de Flournoy lui-même, puisque Toquet, sur le spiritisme, conclut grosso modo: Tout le monde est suspect sauf, dans certaines de ses manifestations, Eusapia.

En réalité, en reprochant à Flournoy sa partialité (Flournoy réclame, comme nous le rappelions à l'instant, que le poids des preuves soit proportionné à l'étrangeté du fait attesté), Toquet pratique ce renversement de la charge de la preuve bien typique des parapsychologues, dignes successeurs des métapsychistes.

Quant au désintérêt de Flournoy pour le mouvements d'objets sans contact, la formule fait manquer l'essentiel, à savoir que Flournoy a cru en recevoir des preuves expérimentales (séance Eusapia, guéridons sauteurs de Thury). Mais, sans doute, pour Toquet, on est coupable de ne pas s'exclamer d'enthousiasme devant les stupéfiantes torsions de petites cuillères (sans contact) ou les mystérieux tic-tacs de résurrection des horloges dont on a retiré le mécanisme.

 

de la presse

 

Et concluons par une revue de la presse générale.

Flournoy rend compte dans les Nouvelles Observations de la presse suisse, qui prend le médium pour une simulatrice, - ce qui ôte du même coup tout intérêt au livre de Flournoy, qui ne manque pas de le relever; on voit mal en effet, dans cette hypothèse, pourquoi il aurait consacré un ouvrage à son médium, à moins de supposer qu'il ne prépare une Psychologie de la simulation.

Le Journal de Genève, au tout début de 1900, parle de "pythonisse", d'"admirable actrice qui étudie à fond tous ses rôles et les fait valoir avec une habileté passionnée qui rend un peu fous tous ceux qu'elle admet dans le cercle intime de ses extases."

La Semaine littéraire, fin janvier, continua sur le même ton et convoqua le médium "devant le tribunal de la science", Flournoy citant à la barre "géographes, linguistes, historiens et indianistes." La feuille concéda d'ailleurs au médium de s'être tirée "point trop mal... de cette scabreuse entreprise."

Hélène explosa, et peut-être pas tout à fait à tort. De quel droit la désignait-on comme une coupable ayant à répondre de son forfait devant le tribunal de la science, en ajoutant à l'infamie de lui reconnaître de la rouerie?

Après la parution des Nouvelles Observations, c'est un article de la Gazette de Lausanne (4 janvier 1902) signé J. El. D.* qui met le feu aux poudres; encore l'auteur n'a-t-il que le tort de résumer trop intelligemment Des Indes et sa suite, et d'ironiser sur la conversion spirite d'Hélène, "puissamment étançonnée" par la donation de la bienfaitrice américaine, avant de conclure aimablement sur "une honnête abusée, de qui la mentalité un peu débile n'a pas résisté au vertige d'un succès de curiosité."

 

* Cité dans Théodore et Léopold, article obtenu par M. Cifali dans les archives du journal.

 

des spirites

 

Une réticence, presque une feintise, se décèle sous les hommages rendus par Flournoy à M. Lemaître sans qu'il soit jamais dit clairement que celui-ci est spirite. (Lemaître publie, et sur Hélène elle-même, dans les Annales des sciences psychiques du Dr Dariex.)

Et dans les Nouvelles Observations, la même remarque pourrait s'appliquer à M. Marchot, professeur de philologie romane à la Faculté des Lettres de Fribourg (Suisse) qui a, en 1900, quelques séances avec Hélène. Les politesses et la révérence un peu compassée de Flournoy à l'endroit de son savant collègue dissimulent le fait, inavouable apparemment, de son spiritualisme.

Certes, étant amené à rompre des lances avec la catégorie des spirites, Flournoy ne peut, sans risquer de les inclure dans sa diatribe, y ranger des gens avec qui il prétend rester en bons termes.

Le curieux, dans l'espèce, est précisément que Flournoy ne fasse pas de distinction entre les spirites. Il accepte comme des savants les métapsychistes, partisans de l'action directe de l'esprit sur la matière, - mais du moment qu'on en tient peu ou prou pour les esprits désincarnés et qu'on écrit dans une feuille "psychique", on est, de son point de vue un spirite, c'est-à-dire un homme avec qui on ne discute pas.

A force de ne pas faire, à l'intérieur du spiritisme, de nécessaires distinctions et de dissimuler chez ses amis mêmes des options spirites, Flournoy finit par s'enfermer sur une position intenable.

Car enfin, il y a des métapsychistes qui penchent pour l'hypothèse spirite! Que Flournoy ne refuse-t-il en bloc les prouesses d'Eusapia, sachant que certains de ceux qui l'étudient (et en tous cas les Lombroso, les Flammarion) croient aux esprits? Et comment peut-il utiliser à longeur de pages les notions et les théories de Myers, un spiritualiste?

Pour un peu, on croirait Flournoy de mauvaise foi, quand il fourre dans le sac des spirites tous ceux qui viennent contredire la véritable révélation, l'authentique merveille, qui est l'existence non d'esprits mais du subliminal d'Hélène - ou, tout simplement, qui critiquent sa méthode.

 

Hélène Smith n'est pas spirite

 

A l'instar de Mrs. Piper, Hélène ne tient pas spécialement à l'interprétation spirite et réincarnationiste. Télépathie, influences occultes, communications provenues des hautes sphères lui paraissent expliquer également les phénomènes mirifiques qui s'opèrent au travers d'elle. Le paradoxe est que des spirites, persuadés par le livre d'un incrédule, soient allés chercher ce médium qui ne croyait pas aux esprits et l'aient adoré.

Hélène ne tient qu'à deux choses, mais fermement, et sur celles-là Flournoy est obligé de trouver un compromis:

1° On ne discute pas la réalité de Léopold (Flournoy doit donc rempocher ses théories sur Léopold comme personnalité secondaire du médium).

2° On ne met pas en doute le caractère supranormal des phénomènes. Et l'explication des prouesses par le moi subliminal, Flournoy la hasarde tout bas.

Flournoy se demande si ce terme de médium, il doit le conserver. Il lui préfèrerait celui d'automatiste. Il finit par garder médium par souci d'être compris, en laïcisant le terme (c'est-à-dire en supposant que l'intermédiaire ne le soit pas entre nous et les esprits mais, encore que ce ne soit pas clairement dit, entre nous et le subliminal).

 

crispation

 

Flournoy met en sourdine, tant bien que mal, son ironie antispirite. C'est, croit-il, pour ménager les susceptiblités de "mademoiselle Smith".

Mais, on l'a vu, mademoiselle Smith se soucie assez peu de la croyance spirite et consentirait à des explications de type métapsychistes, pourvu qu'on accepte Léopold et qu'on ne lésine pas sur le caractère merveilleux des phénomènes.

Hélène, pour tout dire, s'accomoderait fort bien d'être le sujet privilégié et la source jaillissante d'un merveilleux scientifique. Elle va jusqu'à épouser le point de vue de l'universitaire et, en fidèle alliée, presque en assistante, à écrire avec satisfaction à Flournoy, devant tel dévelopement de sa médiumnité, qu'il aura ainsi "des choses neuves à présenter à son congrès" (Il s'agit du 4ème congrès international de psychologie de Paris, en 1900.)

Or, ce ton, Flournoy ne peut ni ne veut l'accepter. Il peut feindre de céder sur Léopold et la merveille, mais on le sent agacé au-delà de toute mesure par la moindre tentative d'Hélène de se placer avec lui de plain-pied. Les politesses - et occasionnellement les flagorneries - de Flournoy à l'endroit du médium masquent ici une réticence et même une réelle méfiance vis-à-vis de son sujet, pourtant si complaisante et d'un enthousiasme si touchant.

La position intenable de Flournoy, savant sceptique pour la galerie et pour les spirites, métapsychiste pour les experts en sciences psychiques, c'est-à-dire, au fond, ni l'un ni l'autre, entraîne Hélène dans une position pareillement intenable, écartelée qu'elle est entre une croyance spirite à laquelle elle n'a donné qu'une adhésion de principe et sa place légitime dans une étude scientifique de la médiumnité, place que Flournoy lui dénie avec une inexplicable crispation.

 

un roman non écrit

 

La rupture après la parution de Des Indes était fatale. Mais la raison de la rupture n'est peut-être pas celle que donne Flournoy dans les Nouvelles Observations.

Le psychologue insiste sur les prodiges de diplomatie dont il a dû user pour ne point blesser les convictions de son sujet et laisse entendre que, le livre paru, son scepticisme éclatait, que c'en était fait de l'illusion qui tenait ensemble l'auteur et le médium.

Cependant, les choses ne sont pas si simples qu'elles paraissent.

Après la fameuse rupture, Hélène peut dire encore à M. Marchot, qu'elle prépare elle-même un livre qui serait comme un second tome de Des Indes et où figurerait la suite de son sanscrit et aussi son lunaire. (Elle achève vers cette époque [octobre 1901] son cycle lunaire.)

Encore qu'il soit question d'écrire cette suite dans un "tout autre esprit" que Des Indes, l'intention (qui ne connut pas, à notre connaissance, de commencement d'exécution) montre l'équivoque de la situation.

Des Indes est un livre à la fois accepté et refusé par le médium. Hélène se considère comme une collaboratrice voire, dans sa vanité naïve, le co-auteur de l'ouvrage ou - qui sait - son véritable auteur. Elle a l'air parfois de penser tout de bon que le livre de Flournoy est l'exégèse d'un livre non écrit mais rêvé qui serait précisément le roman martien, hindou et royal, et, pour tout dire, le roman de ses phénomènes.

D'un autre côté, Hélène peut penser que Flournoy, en déniant la merveille, l'a trahie, c'est-à-dire qu'il s'est montré mauvais exégète.

Dans la serre chaude du milieu spirite, pressé de la récupérer, Hélène cultivera son indignation et la fera s'épanouir en fleurs vénéneuses. S'ensuivront, à l'endroit du pauvre Flournoy, fausses accusations, avis secrets de mystérieux inconnus, lettres anonymes et autres inventions persécutrices d'une hystérique déchaînée.

Il y aura même, pour compléter le tableau, un escroc, un intriguant, à tout le moins un mythomane, un monsieur Charles Pospesch de Budapest, attiré par le parfum vaguement scandaleux de Des Indes, et sans doute par l'appétit de lucre, et qui essaiera maladroitement de se réclamer de Flournoy (ignorant peut-être que celui-ci s'est brouillé entre-temps avec son médium) pour circonvenir Mlle Smith, - dans quel but? Notre psychologue, averti par la charitable missive d'un lecteur, trop modeste peut-être, en tous cas anonyme, écrit à son tour au médium et ameute l'ami Lemaître. Pospesch battra en retraite, tout en continuant à jurer ses grands dieux qu'il ne convoite rien et ne rêve que de traduire en allemand Des Indes, dont il est, voyez-vous, le plus fervent admirateur.

 

l'avenir d'une illusion

 

Si le livre de Flournoy apporte moins de choses, du point de vue de la théorie, qu'on a voulu le dire, du moins il tombe en place. Il ne pouvait paraître à une meilleure date.

Il est frappant de lire le programme du 4ème Congrès International de Psychologie de Paris, du 20 au 25 août 1900 (l'année de l'expo), auquel on se souvient que Flournoy participe avec une communication sur Hélène. Une semaine plus tôt à eu lieu le second Congrès International sur l'Hypnose (du 12 au 16), où on a rendu moults hommages aux mesméristes. La troisième séance du Congrès de Psychologie est consacrée au somnambulisme. Outre la communication de Flournoy, F. W. H. Myers lit un papier sur les phénomènes de transe de Mrs. Thompson, suivi de Frederik van Eeden, qui a étudié la même Mrs. Thompson. Morton Prince parle des personnalités multiples de Miss Beauchamp. Et cela voisine avec une réfutation de l'origine sexuelle des névroses par Hartenberg, une communication de Durand de Gros sur le polypsychisme et une autre de Jovic sur la méthode expérimentale en psychologie.

Jamais plus, dans l'histoire de l'inconscient, métapsychistes et psychologues orthodoxes ne se coudoieront avec tant de familiarité.

Freud lui-même, matérialiste et athée, est rattrapé au tournant par les phénomènes supranormaux* et en particulier par la télépathie, comme si décidément, il n'y avait pas moyen d'échapper!

(Freud est membre de la S.P.R. dès 1911. Iil reçut, sa vie durant, des "propositions de collaboration" de la part d'occultistes, qu'il eut la sagesse de décliner, - comme il refusa toute compromission avec le surréalisme.)

Le progrès de la pensée de Freud est du reste un bon révélateur du changement d'état d'esprit d'une génération. Les prouesses médiumniques disparaissent aux alentours de la Grande Guerre (qu'on donne souvent comme la véritable fin du 19ème siècle), parce que disparaissent les théories qui les sous-tendent.

 

* Freud traite de la télépathie dès 1921, dans une causerie datée du 21 août 21, que l'éditeur allemand titra Psychanalyse et télépathie (GW 41), puis dans "Rêve et télépathie" (1922) puis dans une courte note sur "La signification occulte des rêves "(1925) qui était destinée à être intégrée dans la Traumdeutung et "fut en fait initialement éditée comme partie d'un appendice dans le volume III des Gesammelte Schriften," (James Strachey), enfin dans la conférence très connue titrée "Rêve et occultisme" dans les Nouvelles Conférences (1932).

 

FLOURNOY DANS LA METAPSYCHIQUE

 

Nous avons déjà dit que la véritable merveille n'était pas la douteuse existence des désincarnés, ni la réalité des vies antérieures, ni des mouvements sans contacts ni des prouesses de devineresses, qu'elle n'était pas dans le contenu de la transe mais dans la transe elle-même, qu'elle était dans le sommeil et dans le déploiement d'imagination d'une femme endormie.

La question par conséquent n'est pas de déterminer si Hélène a des révélations sur la planète Mars, si elle est l'incarnation de la reine de France et de la princesse du Kanara, mais si elle possède des personnalités secondaires, - ou si elle est une simulatrice.

Question souterraine dans tout l'ouvrage de Flournoy. C'est la raison d'être de tout le discours psychologico-technique de notre hypnologue, sur la profondeur des transes, la confusion gauche-droite, l'insensibilité du médium, etc.. Ces symptômes attestent l'automatisme et la dissociation de la personnalité.

La question des preuves, ce qu'il nomme le problème de la "sincérité et [de] la bonne foi" des supposés-esprits, est encore une façon pour Flournoy d'établir les personnalités secondaires et il n'y insiste si longtemps que pour cela. Les omissions, confusions, fariboles, mensonges, oublis, erreurs, anachronismes et inepties des pseudo-désincarnés s'expliquent fort bien s'ils proviennent du manque d'information du médium. Dans l'hypothèse spirite, ils deviennent inexplicables.

Quel féru de sciences psychiques ne s'est étonné devant ces esprits qui ont oublié la langue qu'ils parlaient de leur vivant, ne reconnaissent pas leur mère et donnent sur leur existence mille détails saugrenus, erronés ou invérifiables (obligeant, comme on sait, les adeptes à supposer toutes sortes d'esprits trompeurs ou d'esprits goujats et on ne sait quelles bruits de la communication avec l'au-delà.

 

la dépossession de soi

 

Il faut rajouter, comme cause de confusion générale, le mélange chez Hélène des différents automatismes, des différentes incarnations, les fluctuations constantes dans la profondeur de la transe, même si des constantes se dégagent, Léopold dictant ordinairement via la main gauche, le martien Ramié parlant par sa bouche, Simandini ou Marie-Antoinette étant totalement incarnées en elle.

Hélène souffre perpétuellement de ce mal commun aux nerveux, aux attristés, aux surmenés et aux personnes souffrantes, de n'être pas maîtresse d'elle ou, ce qui revient au même, de sentir d'un jour à l'autre des différences et des degrés dans la possession de soi.

De même, si la sous-personnalité mise en oeuvre utilise certaines facultés étrangement développées (en particulier dans l'exploitation, par "cryptomnésie" - le mot est de Flournoy - de données emagasinées à son insu), elle comble enfantinement les lacunes de ses connaissances par le plus impudent mensonge.

Flournoy invente même pour l'occasion les néologismes de jocal (qui restera inusité) et de ludique. C'est, selon lui, ce trait dominant de puérilité qui explique que la sous-conscience du médium donne comme du martien des langues enfantines, prétende que le médium est la réincarnation d'une princesse hindoue, etc.

Mais ici, notre auteur semble avoir perdu de vue que son médium, à l'état naturel, est persuadé du bien fondé de ces assertions, et que si puérilité il y a, elle est un des traits dominants de Mlle Smith, ni plus ni moins affirmé à l'état de veille qu'en trance.

 

comment le subconscient

fut alphabétisé

 

Hors l'hypothèse de la fraude délibérée, l'automatisme d'Hélène Smith pose le problème de la préparation consciente ou semi-consciente.

C'est certainement l'établissement du lexique et des alphabets planétaires qui étonne le plus le lecteur moderne. Peut-on admettre que le médium accomplisse ce qui est un considérable effort d'imagination et de mémoire (invention et apprentissage de plusieurs centaines de mots et de signes, certains hiéroglyphiques) de façon totalement inconsciente?

Même si l'idée d'apprendre en dormant grâce à la puissance du subconscient est demeurée populaire chez les potaches et les agents secrets, traditionnellement gros dormeurs, il est à craindre que les progrès des sciences cognitives ne conduisent à rejeter cette possibilité, ce qui porte un coup sérieux à l'édifice de Flournoy.

Notre auteur se prémunit contre les critiques en supposant, dans Des Indes, que la prévision de l'endroit et de l'assistance de la prochaine séance dirige l'élaboration subliminale d'Hélène et limite le travail. Le médium "prépare" (inconsciemment) ses séances.

Flournoy établit, d'ailleurs, par d'assez bons indices, que le médium, à chaque séance, en sait juste assez pour contenter son auditoire et que, serré d'un peu près, il renvoit la question "à une prochaine séance", à la manière d'un enseignant débutant, - ce qui lui laisse le temps d'élaborer la suite.

Dans les Nouvelles Observations, Flournoy va plus loin puisqu'il parle, avec tant soit peu d'embarras, de "toute l'échelle des nuances et des transitions possibles dans ce processus d'action et réaction mutuelles des préoccupations conscientes d'une part et de la concoction subliminale d'autre part".

Et plus loin, il parle "d'états crépusculaires et de demi-veille".

Certes Hélène a conscience parfois de ses visions, puisqu'elle fait des lettres à Flournoy pour les raconter. A d'autres moments, il faut supposer que cette conscience est absente, soit que la vision n'y affleure pas, soit qu'elle précède ou suive le sommeil et soit de ce fait effacée, "vécue mais non enregistrée".

On ne peut se défendre de penser en tous cas que Mlle Smith repasse ses alphabets et ses lexiques, mais qu'elle s'autorise ces leçons et ces récitations moyennant le facile prétexte d'hallucinations, de somnambulismes, ou simplement d'appels irrésistibles et de nécessité impérieuse, - états qui ne doivent pas être rares chez une personne encline à la rêverie et à la fantastication.

Le terme de simulation n'a guère de sens ici, puisque la personnalité entière du médium est pathologique; mais on peut penser que Flournoy s'illusionne, tout comme son médium, en pensant que l'activité est toujours subliminale, dans les deux sens qu'il peut donner à ce mot:

1) inaperçue du sujet (inconscient au sens littéral du mot);

2) involontaire (automatique).

Il existe un moyen terme où l'inconscience se mêle tant soit peu de mauvaise foi, et où la pulsion irrésistible est accueillie avec tant soit peu de complaisance.

Quoi qu'on pense de la préparation des alphabets, force est de constater que Flournoy, comme son médium, reste prisonnier d'une rhétorique de la vision, de la possession, et - nonobstant sa théorie de la personnalité infantile sous-jacente.

 

vers la fin des médiums

 

L'originalité de Flournoy dans le spiritisme scientifique est double.

Premièrement, il est partisan du doute systématique vis-à-vis des phénomènes.

En seconde lieu, les facultés critiques de Flournoy se concentrent sur le médium et non sur le phénomène.

A notre psychologue, partisan du doute et ennemi du dogmatisme, on peut parfaitement appliquer cette phrase de l'article signé J. El. D. dans la Gazette de Lausanne (4 janvier 1902): "Quand les écrivains de ce bord (spirite religieux) diront franchement: «Nous sommes spirites parce que cette philosophie nous plaît, quand bien même il n'y en a pas encore de démonstration scientifique vraiment digne de ce nom» - exactement comme d'autres sont matérialistes, ou idéalistes, ou quoi que ce soit . . . alors un grand pas sera fait vers le support mutuel."

Flournoy exprime sa position sur le spiritisme religieux dans Esprits et Médiums. Selon Kardec, l'attribution des messages aux "esprits" découle de deux prémices: 1) pas de phénomène intelligent sans cause intelligente 2) "çà" ne provient pas du médium, puisqu'il est inconscient de les produire.

Et Flournoy d'expliquer, à la suite de Myers, que l'esprit humain n'est pas un tout et que l'inconscient du médium opère. Dogmatisation prématurée, sur des preuves insuffisantes, écrivait Myers à propos de Cardek.

La conséquence de l'attitude de Flournoy est qu'il finit par baisser les bras et par reconnaître l'impossibilité de conclure sur des phénomènes qui dépendent du bon vouloir, du caprice ou des pouvoirs d'une seule personne.

Ce n'est pas assez dire que Flournoy se méfie des médiums; il les trouve insuffisants, - et insuffisants d'abord à établir le spiritisme comme religion scientifique, par l'impossibilité même des contrôles.

"Il pourrait bien arriver que le culte du guéridon, l'écriture mécanique, les séances et tous autres exercices médianimiques reçussent précisément leur coup de mort de la reconnaissance officielle des Esprits par la science. Supposons en effet que les recherches contemporaines aient enfin prouvé clair comme le jour qu'il y a des messages venant réellement des désincarnés: il ressort déjà de ces mêmes recherches, avec non moins d'évidence, que dans les cas les plus favorables, les messages véritables sont terriblement difficiles à démêler de ce qui n'est pas authentique. Ils se présentent noyés dans une si formidable mixture de confusions, d'erreurs, d'apparences illusoires de toutes sortes, que vraiment c'est un folle prétention que de vouloir, dans un cas donné, assigner ce qui proviendrait véritablement des désincarnés, et le discerner avec certitude au milieu de ce qui doit au contraire être attribué aux souvenirs latents du médium, à son imagination subconsciente, aux suggestions involontaires et insoupçonnées des assistants, à l'influence télépathique de vivants plus ou moins éloignés, etc."

Flournoy écrit encore, sombrement: "Il me paraît probable que les pratiques spirites perdront de plus en plus de leur charme à mesure que la science mettra mieux en lumière la rareté des messages authentiques et la quasi-impossibilité de les reconnaître en fait."

En somme, ce qui est de trop, selon notre chercheur en science psychique, c'est le médium. Flournoy fait le rêve d'une métapsychique sans médium.

Il est vrai que la position des médiums, intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts, est presque intenable; leur costume est trop grand pour ces pauvres actrices couronnées de clinquant (ou d'épines) et qui ont hâtivement jeté un manteau de pourpre sur leur linceul.

Flournoy a très judicieusement observé que le fonctionnement de la séance est celui d'une représentation, où l'actrice disparaît derrière son rôle à mesure qu'elle obtient chez son public l'adhésion à sa fiction et le willing suspension of disbelief.

"Lorsque ignorant des phénomènes d'automatisme et introduit par curiosité dans quelque groupe spirite, l'on assiste pour la première fois à une séance de table ou d'écriture, on y éprouve d'ordinaire le sentiment désagréable de quelque chose de louche, le soupçon que parmi les assistants doit se trouver un mauvais plaisant qui remue la table sans en avoir l'air, ou que le prétendu médium écrivain se moque du monde en disant n'être pour rien dans les griffonnages de son crayon. Bientôt cependant .... on arrive à la certitude qu'il n'y a ni feinte ni supercherie en tout cela." (Conférence Esprits et médiums, faite à l'Institut Général Psychologique, à Paris, le 24 mars 1909, reccueillie dans Esprits et médiums.)

Il faut dire aussi qu'hors Hélène, Flournoy, dans son Genève, a rencontré des médiums lamentables, filles de famille hystériques, vieilles toquées, toute la litanie.

 

l'en-deçà du miracle

 

Hélène Smith, du point de vue des sciences psychiques, ne fait pas un sujet bien fameux.

Tout ce que fait Hélène Smith, d'autres médiums (ou d'autres névrosées) le font, et mieux.

Les personnalités secondaires, d'abord.

Le cas de Mrs. Piper avec son esprit guide Phinuit, est plus extraordinaire que celui d'Hélène avec son Léopold-Cagliostro.

Dans le cas du médium de Boston, les deux personnalités, du médium et de l'esprit guide, sont totalement clivées. Le médium ignore le guide et vice-versa. Il faut raconter à chacun d'eux ce qui s'est passé pendant que l'autre était aux commandes.

Tandis que, dans notre cas, les méchancetés sur Hélène dites en "présence" de Léopold "traversent" la cloison et sont connues après la séance du médium. Ce qui prouvent que les deux personnalités partagent au moins... leur amour-propre.

Plus surprenante, la Félida X. du docteur Azam (dans ce cas, la personnalité secondaire englobe la principale, et déborde autour). Plus suprenant enfin l'enchevêtrement des personnalités secondaires (dominantes ou non, conscientes ou non les unes des autres), des Lucie et autre Léonie étudiées par Janet, et impossibles à résumer en dépit de complexes schémas.

Chez Hélène et Léopold, il y a entrecroisement de deux personnalités; le partage est assez flou à vrai dire et même, Flournoy finit par douter si la coexistence de personnalités différentes est autre chose qu'une apparence.

Nous avons déjà dit que Flournoy faisait démarrer Léopold dans la sphère psycho-sexuelle, mais la pensée de notre psychologue, en dépit de ce début, est passablement floue et il semble penser par ailleurs que Cagliostro est une collection de préoccupation intimes, morales, religieuses, mais aussi organiques, un ensemble de tendances coupées du sujet et agglutinées en pseudo-personnalité (conception proche de celle d'un Morton Prince); d'où la teneur dominante de ses propos ou attitudes qui est la prohibition, la réserve, l'exhortation à la patience, au pardon des offenses, etc.

Sur le plan sexuel, le rôle de Léopold est, on l'a vu, de repousser les propositions en mariage reçues par le médium. Selon toute apparence, Hélène-Elise mourra vierge.

En somme, Léopold, plutôt qu'une personnalité secondaire, est une collection d'automatismes agrégés en pseudo-personnalité, quelque chose comme le subliminal 1 et 2 de Mrs. Piper, avec lesquels Flournoy aurait pu faire la comparaison.

On ne peut qu'être frappé par ailleurs de ce que le tour naturel d'Hélène (à en juger par son style épistolaire) soit précisément ce machouillis de préceptes moraux pour pain d'épice de foire et d'exhortations d'images de première communion qui fait le style, c'est-à-dire le caractère, de Théodore.

Dans les Nouvelles Observations, Flournoy note encore que Léopold n'a pas une existence continue et distincte de celle du médium comme c'est le cas pour la quadruple personnalité de Miss Beauchamp, récemment publiée par le Dr Morton Prince (Proceed. SPR vol. XV p. 466, fév. 1901).

De sorte qu'il semble que dans le cas de Mlle Smith, cette notion de seconde personnalité est surtout une métaphore commode.

 

La déception est la même en ce qui concerne les pouvoirs subliminaux d'Hélène.

Pour les remèdes, cures, cas de guérison, pour la clairvoyance, la recherche d'objets perdus, la communication apparemment authentique avec des morts, étayée plus tard par des recherches d'archives, Hélène Smith n'arrive pas à la cheville d'un médium digne de ce nom, comme Mrs. Piper avec laquelle la comparaison, ici encore, est implicite.

Pour ce qui touche les productions automatiques d'Hélène, Flournoy déplore leur caractère décousu et regrette les longs méandres de leurs élaborations.

Sauf à supposer, il est vrai, une continuité secrète, mais dont les échappées dans la transe ou dans la conscience du médium sont trop rares et lacunaires, et qu'on ne connaîtra donc jamais, - hypothèse alarmante, émise par un Flournoy impavide et qui ne se démonte pas, d'un univers entièrement et minutieusement déployé dans les "secrètes retraites où s'élabore le roman martien" mais dont la "personnalité secondaire" chargée du martien n'a pas conscience elle-même, et qui serait, en conséquence, perdu pour le médium et pour le monde.

(Méta)psychiquement parlant, l'histoire d'Hélène Smith est précisément ce qu'annonce Flournoy. Une collection de "romans" ou de fragments romanesques, fort intriguants, au reste, mais qui ne font avancer les sciences psychiques que par la négative, en éclairant les mode d'élaboration subliminale des sujets automatistes que l'on appelle en spiritisme les médiums.

 

Sur le plan de la psychopathologie, Flournoy semble résoudre la question fondamentale de la médiumnité (comment des malades peuvent-elles manifester des pouvoirs supérieurs?) par une décourageante arithmétique.

La merveille n'est qu'apparente. Et soustraite la merveille, le phénomène ne traduit plus que l'infantilisme histrionesque du médium.

 

Phénomène médiumnique

- merveille

----------------------------

= affabulation enfantine

 

Encore ne va-t-il pas jusqu'à supposer du symptôme chez son hystérique, et ne pose-t-il jamais la question d'une cure éventuelle.

 

le rêve, la pensée

et l'agrégation en personnalité

 

"Il est vraiment fâcheux, écrit Flournoy dans Des Indes, que ce phénomène du rêve, à force d'être commun et banal, soit si peu observé ou si mal compris (je ne dis pas des psychologues, mais du grand public qui se pique pourtant de psychologie), car il est le prototype des messages spirites et renferme la clé de tout explication - non point métaphysique, il faut le reconnaître, mais humblement empirique et psychologique - des phénomènes médiumniques... Il faut se dire que les rêves ne sont point toujours, comme un vain peuple pense, une chose méprisable ou de nulle valeur en soi. La plupart sont insignifiants et ne méritent que l'oubli où ils s'ensevelissent promptement; un trop grand nombre sont mauvais et pires encore parfois que la réalité; mais il en est de meilleurs qu'elle aussi, et «rêve» est bien souvent synonyme d'«idéal». En jaillissant de notre fonds caché, en mettant en lumière la nature intrinsèque de nos émotions subconscientes, en dévoilant nos arrières-pensées et la pente instinctive de nos associations d'idées, le rêve est souvent un instinctif coup de sonde dans les couches inconnues qui supportent notre personnalité ordinaire."

Ne dirait-on pas, au milieu du reste, c'est-à-dire du fatras automatiste sur la désagrégation de la personnalité, une inopinée mise à jour, intégrant plutôt que précédant (ne rêvons pas!) les travaux de Freud?

Mais le rêve peut aussi servir de métaphore à l'ensemble de l'activité médianimique (y compris les phénomènes physiques qui ne sont, comme le rappellent les métapsychistes, que des rêves en trois dimensions).

Le caractère miraculeux de l'inconscient à la Myers ou à la Flournoy réside précisément dans sa nature automatique ou "rêverique", dans le fait qu'une activité intellectuelle complexe est mise en oeuvre à l'insu du sujet ou, pour le moins, hors de sa volonté et dans un état de conscience amoindrie.

D'où ses manifestations les plus spectaculaires, transe, hallucination, incarnation ou "impersonnation", d'où aussi la quasi-obligation faite au sujet d'une amnésie subséquente. Le maître mot ici est celui de jeu.

Mais ce jeu lui-même réclame des personnages.

De là une tendance naturelle de tous les phénomènes automatiques à s'agréger en"personnalités" parfois de pure forme. Flournoy lui-même, parle de ces cas "où il n'y a pas plus d'esprits au sens spirite du mot que dans le fait de rappeler son nom ou son adresse" et renvoi à son étude "Genèse de quelques prétendus messages spirites" (Revue philosophique, T. XLVII, p. 144, fév. 1899.)

Flournoy tient que l'ambiance du spiritisme catalyse cette tendance à agglutiner "des souvenirs, des scrupules, des tendances affectives", sous forme de personnalités, mais la tendance proprement dite, il la suppose, avec William James, consubstantielle à l'esprit humain. "la forme «personnelle» à laquelle tend toute conscience", écrit-il, en citant W. James, "Thought tends to personal form".*

Que ces manifestations expriment des tendances profondes de la personnalité, c'est ce que Flournoy pose en principe, mais sans tenter d'analyser par quel mécanisme.

 

* "It seems as if the elementary psychic fact were not thought or this thought or that thought, but my thought, every thought being owned.

(...) it is, and must remain, true that the thoughts which psychology studies do continually tend to appear as parts of personal selves.

I say 'tend to appear' rather than 'appear' on account of those facts of sub-conscious personality, automatic writing, etc., of which we studied a few in the last chapter. The buried feelings and thoughts proved now to exist in hysterical anaesthetics, in recipients of post-hypnotic suggestion, etc., themselves are parts of secondary personal selves. These selves are for the most part very stupid and contracted, and are cut off at ordinary times from communication with the regular and normal self of the individual; but still they form conscious unities, have continuous memories speak, write, invent distinct names for themselves, or adopt names that are suggested; and in short are entirely worthy of that title of secondary personalities which is now commonly given them." (William James, Principles of psychology, 1890, T. 1, p. 225 ssq.)

 

inconscient et subliminal

 

Résumons.

Tout en conservant le modèle myersien d'un subliminal utile (en particulier pour retrouver de menus objets égarés!) et en exagérant le modèle myersien d'un subliminal créatif (en le rendant capable de véritables prodiges sinon d'imagination, du moins de mémoire), Flournoy insiste sur l'aspect "ludique" (néologisme de Flournoy) des manifestations du subliminal, - preuve, avec l'insistance bêtasse du médium sur la réalité de ses sornettes, du caractère infantile des phénomènes.

Flournoy voit donc, dans les "incarnations" d'Hélène, des retours à des personnalités puériles, conservées intactes dans le subliminal.

Il insiste sur la "cryptomnésie" (nouveau néologisme de Flournoy), l'importance des réminiscences de souvenirs cachés, c'est-à-dire inconnus du médium, explication rationnelle de connaissances en apparemment obtenues par des moyens supranormaux.

 

La conception de Flournoy paraît, à l'image des prouesses de son médium, charmante mais un peu mièvre.

Flournoy est à la fois prisonnier de conceptions vieillotes (par exemple la désagrégation de Janet et son fort relent d'hérédité ou la théorie à la mode du temps de personnalités secondaires enkystées dans la cervelle des gens), et incapable d'arriver à une théorie complète de l'inconscient, c'est-à-dire d'en définir les composantes et l'économie.

Ainsi, au lieu de préparer la psychologie des profondeurs du XXème siècle, Flournoy clôt les travaux du XIXème siècle. Au lieu de donner une théorie nouvelle il illustre les conceptions scientifiques en vogue dans son temps; on peut même dire que son étude tombe à point, mais que de nouvelle orientation, il n'y en a pas.*

 

* Myers, dans Human Personality, accorde à Flournoy que, profitant de vingt années de progrès de la psychologie (les travaux sur les personnalités secondaires des Richet, Charcot, Bernheim, Janet, etc), il accomplit un pas

 

Il était tout naturel qu'à mesure que les idées de Freud se généralisaient, les notions de Flournoy devinssent obsolètes.

L'inconscient de Freud, s'exprime dans des phénomènes échappant eux aussi au contrôle du sujet mais moins clairement à sa conscience, de sorte que, si le terme d'automatisme, chez Freud deviendrait absurde, celui même d'inconscient semble devenir curieusement inadéquat. D'où l'invention par notre docteur viennois, dans un premier temps, du préconscient (entre le conscient et l'inconscient) et, dans un deuxième temps, du ça, du moi et du sur-moi (tandis qu'inconscient devient un adjectif).

Les phénomènes mis en lumière par Freud sont moins spectaculaires que ceux des automatistes. Lapsus, actes manqués, symptômes organiques, et le rêve lui-même, ne valent pas, pour l'étrangeté et la beauté, l'écriture automatique, les révélations spirites ou les romans subliminaux. L'importance de ces irruptions de l'inconscient est moindre; elles ne représentent plus, pour le malade, ces tremblements de terre intimes. On passe de la merveille au symptôme et on se dispose à abandonner cette ancienne association entre l'inconscient et les pouvoirs surhumains.

Ajoutons que, dans la conception actuelle de ce qu'il faut se résoudre à appeler le freudisme, l'étude de l'inconscient est remplacée, pour le meilleur et pour le pire, par une métaphysique du nourrisson, à base de "bon" ou de "mauvais" sein, de fantasmes de dévoration et de mémorables séances sur le pot.

 

Nous avons dit que Flournoy achevait le dix-neuvième siècle au lieu de commencer le vingtième. C'est peut-être en cela que réside son importance, à travers un nécessaire retour aux sources.

N'a-t-on pas trop laïcisé l'inconscient? N'a-t-on pas négligé les aspects utiles du subliminal de Myers - à commencer par ses productions artistiques?

Cet inconscient jasard et babillard, prisé des surréalistes, héritier à la fois des conceptions romantiques sur l'âme et le rêve et des théories des psychiatres sur l'automatisme, faut-il renoncer à en comprendre le fonctionnement?

Est elle dénuée de valeur, enfin, cette inquiétante et belle idée de vastes fresques, d'univers achevés, déployés dans le canton le plus retiré de l'esprit humain, univers-îles, galaxies intimes et destiné à rester inconnues?

Enfin, en a-t-on fini avec les personnalités secondaires, remplacées, en orthodoxie freudienne, par une collection de désirs refoulés, le plus souvent cryptés et qu'il importerait de déchiffrer?

Paradoxalement, et nonbstant le fantastique un peu tapageur des productions d'Hélène Smith, l'erreur de Flournoy fut peut-être de s'attacher aux manifestations d'une médium (ou d'une hystérique, comme on voudra) au lieu d'explorer la production mythique inconsciente d'une personnalité normale.

Nous ne saurions mieux conclure qu'en rappelant avec Henri F. Ellenberger (dans le mot de la fin de son monumental The Discovery of the unconscious), que "peu d'attention a été portée, après Flournoy, à l'«inconscient mytho-poetique»."

En supposant que la porte reste ouverte pour une telle étude, Flournoy ne serait pas la fin d'une lignée de vieux magnétiseurs, mais deviendrait lui-même le lointain fondateur d'une nouvelle branche de la psychologie.*

 

* Le rattrapage de Flournoy par la science se fait un peu attendre. De nos jours, Hélène Smith est étudiée par des linguistes et des lacaniens; ses peintures sont rangées dans l'art brut, catégorie suspecte et mêle-tout. Flournoy a, aux Etats-Unis, toute une postérité d'hypnotiseurs qui extirpent de leurs patients vies antérieures, mémoires cachées d'enlèvements par des extraterrestres et souvenirs refoulés de viols paternels.

 

LE ROMAN HINDOU

 

"On se souviendra d'ailleurs qu'un orientalisme conventionnel et naïf, - amples vêtements flottants, gestes hiératiques, langage sentencieux et imagé, - est la monnaie courante du médianimisme; plus d'un désincarné dûment photographié en séance spirite, se présente sous l'aspect d'un personnage à grande barbe, coiffé d'un turban."

Emile Lombard, Classification des glossolalies, Archives de Psychologie (Tome VII, n. 25, juillet 1907)

 

Nous sommes, à la fin de notre 20ème siècle, beaucoup mieux à même de porter un jugement sur le roman martien que sur le roman hindou, parce que sur Mars nous avons été voir (ou du moins que nous y avons envoyé nos machines) tandis que l'Inde dravidienne nous demeure mystérieuse.

Mais la remarque pouvait déjà s'appliquer dans une certaine mesure à Flournoy et à ses contemporains. L'astronomie de l'époque ne s'embarrassait de rien et on croyait posséder sur les conditions d'habitabilité de la planète rouge des notions précises. Par contre, la province du Kanara du début du XVème siècle en disait assez peu à nos genevois.

Flournoy doit, pour porter un jugement critique sur le cycle subcontinental d'Hélène Smith, se muer en érudit et battre le rappel de ses collègues orientalistes et sanscritisants.

Sur le fond, c'est-à-dire la véracité de l'incarnation hindoue de Mlle Smith, il y a peu à dire. Le roman hindou est un agglomérat de notions "exotiques" couvrant un vaste territoire et un temps plus vaste encore. Comme pour le Sâr Dubnotal, dit El Tebib, le mystagogue des fascicules populaires, de prétendues références à l'Inde mystérieuse paraissent davantage empruntées au contexte algérien. Ainsi du nom du singe d'Hélène (Mitidja!) ou de la dénomination "sa tente" pour "sa famille". Il est vrai qu'Hélène est supposée issue d'une tribu nomade d'Arabie!

Quant au fameux sanscrit, Hélène s'est tout simplement trompée d'époque! La princesse Simandini ne peut parler, en ce temps, en ce lieu, qu'une langue dravidienne.

Foin de vie antérieure! L'histoire hindoue d'Hélène est un tissu d'inepties.

Ce n'est pas là que se joue la partie Flournoy, voulant établir la génèse subliminale du cycle hindou, et tenant à la cryptomnésie, cherche des sources.

C'est ici, à la vérité, que notre auteur est le plus faible, car ces sources, dans la plus favorable des hypothèses, restent conjecturales et on ne peut se défendre de penser que notre érudit s'obstine outre le bon sens.

Certes, Flournoy a fini (Nouvelles Observations) par dénicher chez un certain monsieur, chez qui Hélène a fait des séances pendant l'année précédant l'irruption du roman martien, une grammaire du sanscrit. Mais outre qu'elle ne contient pas tous les termes utilisés par Hélène, elle n'explique ni la convaincante mélopée hindoue (voir plus bas), ni surtout le contexte historique du prince Sivrouka, régnant sur le Kanara et qui aurait bâti la forteresse de Tchandraguiri.*

Hélène aurait donc lu, en plus de sa grammaire, un historien.

 

* En matière de cryptomnésie, on a vu plus bête. Dans ses Principles of psycbology, I, p. 683, James parle d'une fille hystéro-épileptique, qu'il a publiée dans les Proceedings américains, qui écrivait automatiquement une des légendes d'Ingoldsby, en plusieurs cantos, alors que les parents d'icelle juraient leurs grands dieux qu'elle ne les avait jamais lus!

 

Marlès

 

Depuis Des Indes, Flournoy claironne que les noms de Sivrouka, de la forteresse et la date sortent de quelques lignes de Marlès. Mais cela signifie seulement que Marlès est le seul endroit où il a pu trouver ces références.

Il est vrai, ses savants amis sanscritisants, historiens ou simplement bibliophiles et coureurs de livres n'ont pas trouvé les sources de Marlès qui - comme par un fait exprès - ne s'embarrassait guère de donner ses sources et qui, en l'espèce, écrivant de mémoire, se serait trompé tout de bon, aurait mélangé deux forteresses.

Que Marlès soit l'unique endroit où Flournoy ait vu les références du cycle hindou, n'établit évidemment pas qu'Hélène n'ait pas utilisé une autre source, méconnue du psychologue, et peut-être plutôt un roman qu'un ouvrage d'érudit, et de préférence un roman pour enfants.

Pourtant, Flournoy consacre page après page à Marlès, aux sources introuvables de Marlès et à sa recherche d'un exemplaire de Marlès qui aurait pu tomber sous le regard de la jeune Hélène.

Or, les exemplaires genevois de cet obscur ouvrage de Marlès se multiplient comme les fameux petits pains du Christ, presque sous les yeux de Flournoy. (Il en existe même, c'est le clou de la fête, une version abrégée et qui aurait été distribuée comme livre de prix!)

Et là-dessus notre psychologue de donner dans le genre de Jean-Paul Richter (La Vie de Fibel) en cherchant, non plus un exemplaire complet, mais un fragment promu à allumer le feu - et même une page détachée destinée à servir de torche-cul (Nouvelles Observations) car, à Genève, on se désembrenne apparemment en défeuillant les vieux livres.

Notre auteur note, drôlement, sa surprise devant le nombre de personnes ayant habité Genève dans les trente dernières années et qui savaient peu ou prou le sanscrit. Le Genève de Flournoy est, comme la planète Mars d'Hélène, une Autre Inde.

Il n'empêche! ce Marlès à tout faire tient du procédé, puisque, encore une fois, il n'y a aucune preuve que ce soit Marlès la source du roman hindou.

 

quatre mots d'arabe

 

Hélène-Simandini, quoique fille de cheick ne sait plus d'arabe. La douce fiancée dit quelques mots de pseudo-sanscrit (du sanscrit, dans le sud de l'Inde, au 15ème siècle!) mais d'arabe, elle n'en sait plus une syllabe. Cependant, elle arrive à en écrire une fois quatre mots.

Flournoy, fort logiquement, cherche sur quel tapis, quelle potiche (ou éventuellement dans quel livre) elle a pu trouver le modèle. La suite vaut d'être citée tant elle est comique.

"Je causais un jour de ces phénomènes avec M. le Dr E. Rapin, qui fut à diverses reprises l'un des médecins de la famille Smith, et lui montrais mes documents, lorsque, examinant le texte en question, il s'écria: «Il me semble vraiment que je reconnais mon écriture!» et me fit remarquer combien ces quatre mots sont tracés d'une façon droite et horizontale, alors que les vrais arabes écrivent volontiers obliquement et plus ou moins de travers. Il faut dire que le Dr Rapin, qui est arabisant à ses heures, avait fait quelques années auparavant un voyage dans le nord de l'Afrique. Au retour, il publia le récit d'une de ses excursions et, avant de distribuer cette plaquette à ses amis et connaissances, il inscrivit à la plume sur chaque exemplaire, en guise de dédicace originale, quelque proverbe arabe (sans la traduction française) emprunté à une collection d'exemples qui se trouvait dans la grammaire où il avait étudié cette langue. Or le texte dessiné en somnambulisme par Mlle Smith, et tel qu'il est ponctué, est précisément un de ces proverbes, celui-là même qui se trouve en tête de la liste de ladite grammaire. D'où la supposition infiniment probable qu'Hélène a eu sous les yeux un exemplaire de l'opuscule du Dr Rapin portant cette dédicace manuscrite, et en a été d'autant plus frappée qu'elle connaissait personnellement l'auteur."

Et le docteur d'écrire: "Une faute d'orthographe au premier mot [l'absence de liaison entre l'a et l'l de elgalil] dont j'étais coutumier à mes débuts dans l'étude de l'arabe, me fait supposer que j'ai dû écrire ce proverbe de mémoire. Il m'arrivait aussi d'écrire le dernier mot en omettant une lettre [l'i de ktsir] et de réparer mon erreur après coup; ce que témoigne également la configuration de ce mot dans le texte en question."

 

missionnaires et mélopée

 

Reste le chant hindou de Simandini. Tant dans Des Indes que dans les Nouvelles Observations, on le donne comme un authentique chant hindou, déformé, certes, mais d'une pièce. Flournoy suggère que peut-être Hélène aurait entendu (et retenu) quand elle était enfant, la mélopée et la danse accompagnante lors des séances des dames missionnaires où elles s'habillaient à la mode indienne et chantaient en hindoustani.

Au lecteur que ces missionnaires en sari, filant la mélopée amoureuse laissent circonspect, Flournoy suggère une autre hypothèse - purement gratuite, celle-là - qui ferait intervenir une mystérieuse troupe de gitans. Or, quand on sait que les gitans sont partis d'Inde, il y a des siècles... Quand on sait d'autre part que le père d'Hélène était hongrois et que la Hongrie est une des "terres classiques des gitans"... Revoilà ce père absent, révélé, cette fois, sous la mystérieuse figure d'un gitan!

Ici, l'habituelle ironie de Flournoy à l'égard des spirites, pour une fois tombe à faux. "Introduire les bohémiens et la langue tzigane, écrit Flournoy, comme chaînons entre l'hindou de Mlle Smith et le pays des Brahmes, semblera aux spirites réincarnationistes plus compliqué que de passer tout droit par l'autre monde pour relier le cerveau actuel d'Hélène à celui de la princesse sivroukienne..." (Nouvelles Observations)

Le lecteur moderne trouvera quant à lui que les tziganes de Flournoy n'ont rien à envier aux incarnations des spirites et que l'on ne sort pas, dans l'un et l'autre cas... du domaine des hypothèses gratuites!

Deux remarques encore.

On note d'abord que Flournoy, dans son deuxième livre, Nouvelles Observations, se laisse aller tant soit peu. D'où la pétulance de la référence au torche-cul, les références constantes et de plus en plus triomphales à la mystérieuse figure du père d'Hélène. D'où aussi l'âpreté de la polémique et les débauches d'imagination comme dans l'invention des gitans.

Ces Nouvelles Observations sont évidemment beaucoup plus vite écrites que Des Indes et on sent, au rebours, le soin apporté à ce premier ouvrage.

On observe ensuite que la recherche de Flournoy met au jour un Genève inattendu; c'est sans doute le véritable intérêt d'un roman hindou qui - à nous qui ne disposons pas des pantomimes énamourées d'Hélène - peut sembler très ennuyeux, que de nous révéler dans la paisible cité réformée toute une vie de l'esprit, une excentricité contenue et, chez les personnes les plus inattendues, une érudition paradoxale.

Admirons au passage l'opiniâtreté d'un psychologue qui parvient à retrouver les sources littéraires et manuscrites de son médium, la supériorité quasi-policière de l'érudition scientifique. Un emprunt à un livre se retrouve toujours. On peut retrouver, dans Genève, l'original d'une phrase écrite dans une langue orientale (voir l'arabe du docteur Rapin) et faire sortir un obscur bouquin d'histoire de l'Inde dravidienne, littéralement, des murs.

 

LA FILLE DE FLAMMARION

 

"Elle avait une façon de jouer du piano, correcte et dure. Son spiritualisme (Mme Dambreuse croyait à la transmigration des âmes dans les étoiles) ne l'empêchait pas de tenir sa caisse admirablement."

Flaubert, L'Education sentimentale

 

L'origine du cycle martien, bien entendu, c'est Flammarion. Du grand astronome de Juvisy, Flournoy cite le début et la fin de La Planète Mars et ses conditions d'habitabilité, Paris 1892, plus un article de vulgarisation, "Les Inondés de Mars" (Le Figaro 16 juin 1888), avant d'établir que des conversations de 1892, dans le cercle spirite d'Hélène Smith, ont été très probablement à l'origine de ses créations martiennes.

On sait que le grand astronome et vulgarisateur était un ferme tenant de la pluralité des mondes habités, dont il a répandu l'idée dans une foule d'ouvrages.

Flammarion était aussi un grand métapsychiste, à ce titre fort apprécié dans les cercles spirites, comme nous le rappelle Flournoy, à la fois par la caution scientifique qu'il apporte au spiritisme et parce que sa conception de la pluralité des mondes habités étaye la théorie de la transmigration des âmes dans les planètes, à laquelle Flammarion est affectivement attaché, même si, bien entendu, il ne la défend pas dans ses ouvrages scientifiques.

Du reste, en cette fin de siècle, les martiens sont dans l'air, et notre psychologue signale aussi les caricatures de Caran d'Ache "Mars est-il habité?" (Figaro 24 février 1896) et mentionne les découvertes de Schiaparelli "et de tant d'autres depuis une vingtaine d'années". La conséquence en est que l'existence d'une "humanité martienne", en cette fin de siècle, fait partie des connaissances générales du grand public.

Le spiritisme n'a pas attendu Flammarion pour s'intéresser aux martiens. Comme le note l'astronome lui-même, dans Les Mondes imaginaires et les mondes réels (1865), le spiritisme, dès son invention, promena les adeptes dans les planètes, en prenant la suite de tant d'itinéraires spirituels. Les planètes des astronomes remplacèrent le ciel des mystiques et ses cercles ou sphères concentriques.

Dans ce mysticisme spirite, les planètes représentent des étapes pour les âmes, et correspondent à des degrés de développement spirituel plus ou moins important. Il y a ainsi des planètes inférieures et des planètes supérieures.

Une telle conception est présente chez Hélène Smith. Pour prendre l'exemple le plus caractéristique, son ultra-Mars correspond à un monde moins avancé que le nôtre et tout enfoncé dans la matière. D'où les couleurs caca d'oie et le bétail monstrueux paissant dans la bouse sous la conduite d'un bouvier plus monstrueux encore.

Flammarion exploite cette littérature mystico-planétaire dans son oeuvre romanesque, en fait la recension dans ses ouvrages historiques, mais ne lui reconnaît aucune force probante dans ses ouvrages scientifiques.

Si Flammarion n'est pas la source du spiritisme planétaire, l'astronome de Juvisy a largement contribué à l'évolution ultérieure du spiritisme planétaire, et, pour tout dire, une convergence des spirites et des astronomes, moyennant une préoccupation commune pour la communication.

C'est cette conception qui est à l'oeuvre dans le cas d'Hélène Smith ainsi que dans le roman scientifique de l'époque.

 

astronomes et spirites

ou: de la communication

 

En effet, les préoccupations des astronomes sur les moyens de communiquer avec notre terre jumelle (nul ne songe encore à un transport sur place) sont relayées tout naturellement par les spirites qui pensent, eux, fort logiquement que ce moyen de communication, ils le possèdent.

Les spirites, chauffés par les histoires d'humanité martienne et les perspectives de contacts par télégraphe optique se branchent tout naturellement sur Mars avec le... télégraphe spirituel. Et voilà pourquoi le guéridon d'Hélène Smith résonne des coups transmis, depuis un amphithéâtre martien, par l'ancien terrien et actuel martien Alexis Mirbel.

Astronomes et spirites s'étant rencontrés sur ces deux notions: L'habitabilité des mondes et la possibilité de la communication, l'au-delà se fixe en un lieu, qui est la planète Mars.

Flournoy ironise sur le fait que le voyage est facile selon les théories spirites, voyage astral, transmission de pensée, communication fluidique, sans bien se rendre compte que la question n'est pas celle du voyage proprement dit, à travers l'espace mais celle du contact à distance, de la correspondance. Surtout, il distingue mal que cette préoccupation est commune aux astronomes et aux spirites, parce qu'ils sont dans des situations similaires, connaissant ou soupçonnant l'existence d'une humanité cachée (les martiens dans un cas, les morts dans l'autre), trop distante pour que le contact direct soit possible, mais avec qui on peut espérer commercer par un... médium.

On peut penser cependant que le passage de la pluralité des mondes habités à la communication spirituelle avec les planètes ne se fût pas fait sans une théorie intermédiaire, et c'est toute l'importance de la doctrine de la transmigration des âmes dans les planètes (ou les deux humanités inaccessibles sont réunies, ce qu'on peut résumer ainsi: les martiens SONT les morts).

 

origines

 

L'origine du cycle martien d'Hélène Smith se perd dans les méandres des séances spirites. Hélène a rencontré, en octobre 1994, une dame Mirbel (pseudonyme donné par M. Lemaître qui a publié le cas dans les Annales des sciences psychiques). Elle obtient une communication d'Alexis, fils décédé de l'adepte. Le mort Alexis a amené un trépassé illustre, Raspail, dans le but d'obtenir des conseils sur la façon de soigner les yeux de sa mère. Il n'est pas encore question de la planète Mars dans cette séance. Or dès la deuxième séance Mirbel, en novembre 1894, l'aspect martien apparaît et prend le dessus. Hélène est transportée dans la planète Mars, où elle voit toutes sortes de choses cocasses, voitures sans roue, maisons à jets d'eau sur le toit, etc, avec, pour finir, un amphythéâtre martien où professe Raspail et, assis au premier rang, Alexis Mirbel, qui reproche à sa mère de n'avoir pas suivi les prescriptions de la séance précédente.

Tout cela aurait été préparé par des conversations du printemps et de l'été 1894, à l'intérieur du cercle spirite, conversations roulant sur la vie dans les autres planètes. En témoigne une phrase d'Hélène en prélude à sa première vision martienne: "Lemaître, ce que tu désirais tant!" phrase qui, à vrai dire, embarrassa fort (ou compromit?) l'interpelé, soupçonné aussitôt d'avoir aiguillonné ou suggestionné le médium.

Il est à peine utile d'insister sur le caractère "artificiel et lâche" de la réapparition d'Alexis et Raspail dans le contexte martien, mis en évidence par la bizarrerie des moyens de communication (Hélène est emportée dans une vision, mais aux questions qu'elle pose à haute voix, c'est la table qui répond, par typtologie).

Il y a, comme le démontre Flournoy, condensation d'éléments hétérogènes. D'une part, ceux destinés à Mme Mirbel, c'est-à-dire Alexis et Raspail dans leur salle de conférence, dont on se demande ce qu'ils font sur la planète rouge (et qui, depuis la planète Mars, ont conservé le pouvoir de manipuler un guéridon sur terre!). De l'autre, ceux destinée à M. Lemaître, qui comportent les détails pittoresques sur la planète Mars.

Cette agglutination, Flournoy fait justement remarquer qu'elle est analogue au mécanisme du rêve, avec cette différence que le médium reste prisonnier de ses inconséquences et doit bâtir dessus.

De fait, le jeune désincarné Alexis Mirbel prendra par la suite une identité martienne, celle d'Esenale.

Cette préhistoire martienne précède immédiatement l'arrivée de Théodore Flournoy. L'intervention de celui-ci sera déterminante sur la suite du cycle martien, qui attendra cependant 16 mois, et février 1896, car entretemps, c'est le roman hindou qui est prépondérant.

 

basimini météche

 

Entre-temps, de nouvelles inconséquences obligent à de nouveaux ajustements. Alexis, dans la séance de février 96, a oublié le français et ne parle plus que le martien, par l'intermédiaire du médium, c'est-à-dire en s'incarnant.

Mais comment un martien peut-il s'incarner dans un médium sur terre? La question est résolue ultérieurement par l'annonce qu'Alexis a déjà terminé son existence martienne. Il flotte dans les espaces interplanétaires et retrouve par conséquent tel souvenir de telle incarnation, ainsi qu'il sied à un pur esprit, détaché de ses linges corporels.

La grande nouveauté du cycle martien, apportée par Esenale-Alexis, sera la langue martienne.

En réalité, une fois vidé de la personnalité d'Alexis Mirbel, le martien Esenale ne sera plus guère qu'une sorte de lexique ambulant. Flournoy masse les tempes du médium en lui serinant ce nom: Esenale, et il obtient la traduction de quelques mots. Quand le passage est fini, le médium chantonne désespérément: "Il est parti, Esenale", au risque d'agacer son auditoire, et on n'obtient rien de plus en dépit de tous les efforts.

Le martien est-il créé comme le croit Flournoy, par incubation subconsciente, et subséquemment délivré pendant les transes, ou est-il fabriqué par bouffées, dans le cours même des séances? On ne sait, mais les brusques et irrémédiables départs d'Esenale semblent indiquer que le subliminal du médium n'en connaît pas plus, à chaque séance, que les passages qu'il donne, soit qu'il ait épuisé son répertoire subliminalement élaboré, soit qu'il ait atteint les limites de ses facultés de création spontanée.

Le martien se parle et s'écrit. Hélène l'ânonne, après ses guides invisibles, en recopie les caractères à partir de ses visions; ou bien, complètement intrancée, elle fait parler par sa bouche les martiens et leur prête sa plume.

Flournoy n'a pas de mal à montrer que si le martien est effectivement une langue, (c'est-à-dire que la signification des termes martiens se maintient à travers les textes et qu'il est possible d'en faire le lexique en dépit de quelques flottements), cette langue n'est pourtant qu'un décalque du français.

Les phrases martiennes suivent mot à mot l'ordre d'une phrase française. Les martiens parlent pour ainsi dire un français dont on a changé les sons, sans que cette substitution obéisse à un système, ce qui obligea en tous cas le médium à un colossal effort de mémorisation.

Le plus souvent la longueur des mots est respectée et parfois jusqu'à l'alternance des consonnes et des voyelles. Par contre, mis à part quelques cas Mère = modé (mother), bon = gudé (good, gut) superbe = mervé (merveilleux), il est difficile de leur trouver un origine dans un idiome européen. (Voir cependant, ci-dessous, Victor Henry.)

Flournoy observe que le mot à mot à partir du français est si servile qu'un mot ayant en français deux fonctions grammaticales différentes est rendu de la même façon en martien. Nous nous comprenions = Nini nini triménêni.

Par ailleurs, il observe qu'un T euphonique est traduit lui aussi, quoi que devenu parfaitement inutile dans la phonétique martienne. kévi bérémir m hed = quand reviendra-t-il?

 

Devant les observations de Flournoy, le médium finit par inventer une nouvelle langue que Flournoy appela l'ultramartien (parce qu'elle se parle sur une planète non désignée, située plus loin que Mars) et qui se greffe sur le cycle martien.

Conformément aux critiques de Flournoy sur l'esthétique familière, colorée et orientale du cycle martien - et les ressemblances de sa langue avec le français à quoi elle emprunte sa syntaxe -, Ultramars est un endroit triste, sale et bas, et l'ultramartien, une série de syllabes fermées, bak sanak top anok sik tip vané etc. Quant à la syntaxe, il n'y en a plus du tout, et même en l'assortissant d'une rétroversion martienne, il est impossible de démêler le sens d'un passage d'ultramartien.

 

BAK SANAK TOP ANOK SIK

sirima nêbé viniâ-ti-mis-métiche ivré toué

rameau vert nom de un homme sacré dans, etc.

 

Comme l'écrit Flournoy, agacé, on se demande qui est vert dans cette histoire, qui est sacré, et ainsi de suite.

 

où se trouve Ultramars?

 

Le contexte semble suggérer que ce nouveau monde est soit un satellite de Mars, soit un monde situé dans la ceinture d'astéroïdes entre Mars et Jupiter. C'est en tous cas un monde de dimensions restreintes, un "coin de terre" plutôt qu'une "Terre du ciel" pour parler comme Flammarion. Les habitants sont des nabots applatis. Tout y est laid, sordide et ratatiné.

Léopold interrogé répond qu'Ultra-Mars est un "petit monde" (c'est-à-dire un astéroïde). D'après Flammarion (Les Mondes imaginaires et les mondes réels) ces petits mondes sont eux aussi habités. Notre astronome manifeste du reste quelque dédain pour ces mondes qu'on pourrait faire "rouler dans nos campagnes" ou dont on pourrait "charrier la masse sur quelques convois de marchandises". Il parle, au sujet de leurs habitants, de "petits animaux qui pensent". On voit la proximité de cette conception avec la vision d'Hélène Smith.

Mais Flournoy trouve qu'un satellite de Mars serait plus logique qu'un astéroïde, puisqu'il est question d'un globe proche voisin de cette planète ("très près du nôtre", dit le martien Ramié). Il reconnaît que la ceinture d'astéroïdes s'applique plus ou moins à cette définition, en tous cas dans l'esprit d'une brave femme évidemment peu au fait de la mécanique céleste et pour qui "au-delà de l'orbite" d'une planète signifie à peu près "derrière cette planète".

Flournoy a quelques titres à l'invention d'Ultramars. C'est lui qui a forgé ce mot d'ultramartien, en partie pour ironiser sur la prétention d'Hélène à inventer un meilleur martien, qui fût le comble du martien et, en tous cas, ne fût plus calqué sur le français.

Ultramarsien ne cesse d'être un adjectif pour devenir un nom que dans les Nouvelles Observations. A cette date, Flournoy sait déjà que Mlle Smith a inventé de nouveaux cycles planétaires (et en tous cas l'uranien et plusieurs cycles lunaires) et il réévalue en conséquence l'ultramartien. S'ensuit l'invention d'Ultramars et une localisation planétaire nécessairement vague.

L'ultramartien n'eut aucun succès auprès de Flournoy. Dans Des Indes, le chapitre final du cycle martien s'arrête un peu brutalement. Quant à l'uranien et au lunaire, comme le médium et le psychologue sont brouillés, ces merveilles se sont presque entièrement perdues. Il est d'ailleurs peu probable que Flournoy eût consenti à en noter la teneur, ayant déjà tiré ses conclusions du cycle martien et ultramartien et éprouvant apparemment peu d'attrait pour les langues astronomiques.

 

Flournoy n'aime pas

la science fiction

 

Flournoy disserte sur les descriptions martiennes comme un spécialiste du roman scientifique, fait remarquer que les années martiennes sont doubles des nôtres et qu'un petit martien de cinq ou six ans n'est donc plus un garçonnet, que la pesanteur différente devrait amener des différences d'échelle et de proportion dans les êtres qu'il ne trouve pas dans les descriptions d'Hélène. Infantile, puérile, sont les épithètes les plus charitables qui naissent sous sa plume. Flournoy fait un bien mauvais lecteur de science-fiction.

En réalité, ces protestations du grand psychologue ne peuvent être prises tout à fait pour argent comptant. Le roman martien occupe trois gros chapitres de Des Indes. On y parle de Mars avant de parler des Indes, à rebours de ce que suggère le titre.

De même, ce sont les inventions linguistico-astrologiques, pourtant naïves et ennuyeuses à en croire notre auteur, qui occupent le gros des Nouvelles Observations.

En dépit de ses protestations, Flournoy est visiblement fasciné, et on ne peut douter que ce soit à lui que sont destinées ces élaborations. Médium et psychologue communiquent fort bien au travers du martien et des autres langues planétaires.*

 

* Le médium parle le langage de Flournoy quand elle a des hallucinations. Il suffit de voir comment Flournoy traduit en "psychologique" les phases qu'elle-même exprime dans un "spiritoïde" à la vérité assez transparent. Exemple daté du 1er mars 1989. Entre 5 et 6 heures du matin, encore au lit, mais parfaitement éveillée à ce qu'elle affirme, Hélène a eu "une superbe vision hindoue"... Dans un salon de repos, une femme [Simandini] à demi étendue et nonchalamment accoudée; à genoux auprès d'elle, un homme aux cheveux noirs frisés et au teint mat [Sivrouka], vêtu d'une grande robe rouge chamarrée et parlant un langage étranger, pas martien, qu'Hélène ne sait pas, mais qu'elle avait pourtant le sentiment de comprendre intérieurement, ce qui lui a permis d'écrire ses phrases en français après la vision. Tandis qu'elle entendait causer cet homme, elle voyait remuer les lèvres de la femme sans percevoir aucun son de sa bouche, en sorte qu'elle ne sait ce qu'elle a dit; mais Hélène avait en même temps l'impression de répondre intérieurement, en pensée, à la conversation de l'homme , et elle a noté cette réponse."

Spiritiquement parlant, la scène pourrait s'expliquer à peu près de la sorte: il y a réminiscence d'une incarnation lointaine, (par "mémoire lointaine"), de sorte qu'Hélène revoit la scène non exactement par les yeux mais par l'intermédiaire de Simandini, voit et entend son mari, Sivrouka. Par contre, elle perçoit directement la pensée de son incarnation précédente, avec laquelle elle demeure plus ou moins liée, puisque les deux femmes partagent la même âme.

Evidemment, cette explication ne fait pas justice des incohérences de la vision. Si Hélène est la réincarnation de Simandini, pourquoi perçoit-elle la scène comme une spectatrice? Et puisque spectatrice elle est, pourquoi n'entend-elle pas son incarnation précédente, alors qu'elle voit bouger ses lèvres? Mais ces détails, dans leur incohérence même, rendent un son juste et paraissent inspirés de la logique supérieure des songes.

Du point de vue de Flournoy, par contre: "Cela veut dire, psychologiquement, que les paroles de Sivrouka jaillissaient en images ou hallucinations auditives et les réponses de Simandini-Hélène en images dites psychomotrices d'articulation, accompagnées de la représentation visuelle de Simandini effectuant les mouvements labiaux correspondants."

Bien entendu, cette débauche de classification n'explique rien et Flournoy n'est pas dupe de sa phrasélologie. Et au fond, notre savant se soucie moins d'expliquer que de décrire son cas de "somnambulisme".

 

Saussure et le martien

 

L'histoire d'Hélène Smith et de Théodore Flournoy, nous renvoie à l'invention de la linguistique générale. Saussure, vieux genevois, érudit sanscritisant, appelé à la rescousse par Flournoy, étudie et le sanscrit et le martien d'Hélène, avec un solide bon sens de savant.

Conclusions: D'abord, c'est une vraie langue, pas de la glossolalie. Ensuite, c'est une langue primitive et enfantine; pour la structure, essentiellement calquée sur le français, procédant par substitution lexicale.

Saussure lui-même sera pastiché par un troisième larron, Victor Henry, dans Le Langage martien (Maisonneuve, 1901). Henry est un homme à thèse. Il veut à toute force une clé, une révélation et il la trouve. Le martien, c'est du magyar. Et comme on sait que le père d'Hélène Smith est hongrois...

Petite révélation en forme de pot en rose. Comme s'il importait de trouver un martien armé de pied en cap sur la Terre.

Dans le cas d'Hélène Smith, un tel procédé paraît tout à fait inutile. Et le moins qu'on puisse dire est que la démonstration de Victor Henry laisse pantois; à force de triturations de racines, on pourrait raccrocher le martien à peu près à n'importe quoi.

Reste que dans les Nouvelles Observations, Flournoy se montre enchanté.

Comme le fait remarquer notre psychologue, la démarche d'Henry est inverse de celle des spirites. Confronté à un fragment de langue ou un morceau d'écriture étrangère, Henry commence par chercher où Hélène Smith a pu le trouver, tandis qu'un spirite, même en admettant qu'il connaisse la source, protestera encore qu'il se refuse à croire que le médium ait pu en prendre connaissance.

 

les médiums martiens

 

Hélène Smith eut des prédécesseurs et a fait des émules, l'étude de Flournoy ayant eu un grand succès, en particulier en Suisse, mais aussi dans le nouveau monde.

C'est à la fois un précurseur et un émule que nous découvrons dans l'américaine Mrs. Smead, car sa médiumnité connut deux périodes, l'une immédiatement antérieure à la gloire d'Hélène Smith, l'autre subséquente et en quelques sortes consécutive.

En 1906, les Annales des sciences psychiques du Dr. Dariex nous présentent la médiumnité de Mrs. Smead (on notera la ressemblance de ce patronyme avec celui de Smith), en l'illustrant de ses gribouillis de martiens.

L'inventeur de Mrs. Smead est le chercheur américain James Hyslop (L'histoire est présentée dans son Psychical Research and the Resurrection, 1908).

C'est en 1901 qu'un ecclésastique, Mr Smead, lui fait rencontrer sa femme, médium automatiste dont les esprits guides, depuis 1895, étaient trois de ses enfants décédés et son beau-frère.

Les communications de ces esprits familiers contenaient de nombreuses références aux planètes. Mars abritait l'une des fillettes, Maude, ainsi que son oncle, tandis que les autres enfants étaient dans Jupiter, planète évidemment réservée aux coeurs purs, puisque les enfants y accèdent plus souvent que les adultes.

Curieusement, les communications martiennes furent interrompues pendant cinq ans. Quand elles reprirent, Maude, la petite morte acclimatée sur Mars, donna des éléments de langue martienne.

On distingue dans cette seconde carrière de Mrs. Smead l'influence d'Hélène Smith, dont la gloire au début du siècle était sans commune mesure avec la diffusion de son ouvrage (traduit en Amérique en 1900). Hyslop embrouilla tout en jurant que Mrs. Smead n'avait pas ouvert From India to the Planet Mars, dont un exemplaire traînait pourtant à proximité.

Pour le reste, notre psychiste yankee interpréta le cas de Mrs. Smead comme un exemple de personnalité multiple et, en bon anglo-saxon, s'intéressa davantage aux prouesses télépathiques de son médium qu'à ses accointances avec la planète rouge.

Du côté des métapsychistes français, le colonel De Rochas eut, en 1895, sa médium martienne en la personne de "Mireille".

Comme beaucoup de médiums, ce fut comme patiente que "Mireille" fut présentée à De Rochas. Le colonel était bon hypnotiseur, comme tous les métapsychistes français, et il utilisa le sommeil artificiel pour soulager la brave névropathe. En échange de bons procédés, "Mireille" décrivit ses pauvres visions, en particulier ses visites dans les planètes.

Les descriptions furent poursuivies sans guère plus d'imagination par un esprit guide (ou une personnalité secondaire du médium) du nom de Victor. Victor prenait entièrement possession de son médium, réclamait de quoi fumer, manifestait une surprise chagrine à se voir vêtu en femme et divaguait sur les grands bras des martiens qui leur servent à mieux embrasser et que nos mystiques dans leur naïveté ont confondus avec des ailes.

 

l'autre Hélène

 

Un fait peu connu de la carrière de Carl Gustav Jung est son étude d'une sienne cousine, Hélène Preiswerk, médium qui doubla en quelque sorte la carrière d'Hélène Smith. (Zur Psychologie und Pathologie sog. occulter Phenomäne, 1902.)

L'initiation spirite de la demoiselle Preiswerk date de 1899. Elle fait tourner les tables et incarne le grand père, Samuel Preiswerk. En septembre 1899, on lui montre le livre de Kerner sur la voyante de Prevorst. Le médium se magnétise sur le champ et parle lui aussi une langue inconnue. Sur quoi Ivenes (c'est ainsi que s'appelle le médium dans ses transes) va faire un tour sur Mars, décrit ses canaux et ses machines volantes, rend visite aux martiens et en est instruite.

Ivenes ne tarda pas à découvrir qu'elle était la réincarnation de la voyante de Prevorst et d'une multitude d'autres personnes, de sorte qu'au bout de quelques mois, la plupart des personnes que connaissait le médium furent identifiées comme ses descendants.

En mars 1900, Ivenes décrivit la structure du monde spirituel et de ses cercles, - réminiscence évidente des prouesses de la voyante de Prevorst.

Il semble qu'ensuite la jeune femme renonça à sa médianimité, prit un métier et que son état général s'améliora grandement. Jung interpréta cet épisode de médiumnité comme résultant de la difficile émergence de la personnalité adulte du médium.

L'étude de Jung sur la cousine médium fut très favorablement accueillie par Flournoy, ainsi qu'en témoigne sa recension dans les Archives de psychologie en 1903.


Bibliographie Smithienne

Flournoy (Théodore) Des indes à la planète Mars, 1900

Flournoy (Théodore) Esprits et médiums, 1911

 

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