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MISCELLANÉES STRIPOLOGIQUES DE L'ANNÉES 2010

Mythopoeia - Æsthetica - Critica


LIVRES LUS
MANGA : HISTOIRE ET UNIVERS DE LA BANDE DESSINÉE JAPONAISE
Jean-Marie Bouissou
Philipe Picquier, 2010

La particularité de l'ouvrage de Jean-Marie Bouissou consacré aux mangas est qu'il applique un programme fort de sociologie de la littérature, en liant le contenu des bandes nippones à la psyché, à la culture et à l'histoire sociale des Japonais. L'auteur tâche d'éclairer ainsi les spécificités du manga en s'adressant à un lecteur français théorique, qui serait amateur de bande dessinée franco-belge, mais qui se montrerait déconcerté ou rebuté par les littératures dessinées japonaises.
Le fait est que le Japon fait partie d’une aire civilisationnelle qui n'est pas l'aire occidentale, même si, comme l’écrit Jean-Marie Bouissou, il balance entre l’Occident et sa source asiatique. Cependant l'ouvrage de M. Bouissou amène à s'interroger si l'on peut expliquer de façon satisfaisante une littérature par le fait social

Les littératures dessinées traditionnellement consommées en France provenaient d’Europe, des États-Unis et, marginalement, d’Amérique latine. La proximité culturelle des pays-source avec le nôtre va parfois jusqu'à l'indistinction. Ainsi, l’Italie, qui a nourri pendant un demi-siècle la bande dessinée populaire, apparaît fumettologiquement parlant comme un double pur et simple de la France et, dans les années 1950, on prend le même plaisir à lire Blek le Roc (Il Grande Blek) ou les aventures de Pipo et Concombre (Cuccioli et Beppe), qu'on habite Trévise ou Amiens. Le cas des États-Unis est un peu différent ; ils appartiennent au Nouveau Monde. De fait, la lutte contre les bandes américaines, perçues comme profondément étrangères au génie national, et imbues de sensations troubles servies par une esthétique alarmante, apparaît comme un élément fédérateur des diatribes contre la BD. Si les éducateurs français ont glapi contre les strips américains depuis les années 1930 jusqu’à la fin des années 1960, les propres exégètes de la BD, les Couperie et les Moliterni, vitupéraient encore le comic book, au début des années 1970, croyant faire la part du feu. Et pourtant les États-Unis sont, civilisationnellement, une extension de l’Europe. La société, les mœurs sont un peu différentes (les comics prouvent par exemple que, aux États-Unis, les filles sont beaucoup plus libres que leurs consœurs de l'Ancien Monde). Mais la culture est commune.
le Japon, lui, est réellement différent. Il faut donc — et c'est à quoi s'emploie Jean-Marie Bouissou — expliquer au lecteur français, supposé ignorant des choses nippones, pourquoi, dans les mangas, le Bien et le Mal sont relatifs et pourquoi l'important est d'aller jusqu'au bout de sa quête, ou bien pourquoi la figuration de la nudité, de la sexualité ou de la scatologie ne pose pas de problème particulier dans une société qui ne connaît pas l'interdit judéo-chrétien.
Cependant le programme que se fixe Jean-Marie Bouissou n'est pas sans soulever d'épineuses questions. À expliquer l'intégralité des séries parues au Japon depuis 1945 par les aléas de l'histoire (la défaite, la bombe atomique), de l'économie (le miracle économique, la crise) ou de l'histoire sociale (l'essor du salaryman, la désillusion des contestataires des années 1960, les générations sacrifiées de la crise), on s'expose tôt ou tard à faire entrer des objets carrés dans des trous cylindriques. L'extraordinaire récit de Kazuo Umezu, L'École emportée (1972-1974), résulte-t-il réellement de la catharsis des combats perdus (défaite de 1945, échec du Mai 1968 japonais) ? Et le genre post-apocalyptique sert-il vraiment dans l'esprit d'Umezu à dénoncer le Japon capitaliste ? Si l'on excepte les préoccupations écologiques explicites de l'auteur, le récit donne plutôt le monde d'origine des enfants comme un paradis perdu et le monde futur dans lequel ils sont jetés comme un enfer, enfer que leur destin est pourtant de coloniser. La lecture "défaitiste" du récit semble ici bien proche du contresens.

En somme, l'analyse sociologique de M. Bouissou apparaît convaincante tant qu'on demeure dans de grandes généralités (la génération du gekiga, les dessinatrices de "l'an 24"). Mais quand on pousse l'analyse jusqu'aux œuvres, la démarche trouve rapidement ses limites, précisément parce qu'une œuvre littéraire n'est jamais la stricte fonction de ses conditions de production, fussent-elles idéologiques.

L'autre écueil auquel achoppe Jean-Marie Bouissou est la définition en creux de son destinataire, cet hypothétique Français rétif aux mangas. C'est lui-même en réalité, que l'auteur prend comme cobaye, en tant qu'amateur de BD "moyen", se déclarant féru de Bourgeon, Bilal, Moebius... Mais les réactions de surprise de cet honnête homme du début du XXIe siècle devant les singularités du manga paraissent parfois convenues. Dans l'analyse des codes du manga, c'est toujours l'exception qui est prise pour norme (la destructuration du shôjo manga, le cinétisme d'un Ryôichi Ikegami). Mais un amateur de BD non lecteur de manga, qu'on aura mis devant un récit de Tezuka ou d'Ishinomori, ne sera guère dépaysé par la narration et, selon toute probabilité, trouvera tout au plus que "c'est mal dessiné", les codes graphiques et les standards de production différant de ceux auxquels il est habitué.
En sens inverse, quand Jean-Marie Bouissou, parlant cette fois avec la voix de l'expertise, tente de montrer en quoi c'est la bande dessinée occidentale qui diffère du manga, il hasarde des propositions intenables. En particulier, les nombreuses références qu'il fait à la censure des littératures dessinées en France apparaissent comme des contresens, l'auteur ne comprenant pas comment fonctionne la Commission de surveillance. M. Bouissou va jusqu'à écrire p. 127 que « en France où leurs héros de papier auraient été refoulés par la censure, ils [les éditeurs japonais] sont entrés par la télévision ». La Commission de surveillance française ne s'occupait pas de l'origine des bandes, qu'elle était du reste incapable d'appréhender, et l'arrivée du manga, en 1979, via la revue suisse Le Cri que tue n'entraîna aucune protestation des rapporteurs de la Commission, mais seulement une mévente complète.
Cette faible connaissance en matière de bande dessinée occidentale (l'auteur s'en excuse du reste dans son avant-propos) amène des erreurs d'appréciation et des erreurs de faits. Spécificité japonaise, l'importance culturelle des mangas ? Mais l'importance culturelle des comics ne fut pas moindre aux États-Unis. Retard de dix ans des Américains par rapport aux Japonais quant au récit confessionnel (p. 353) ? C'est oublier l'underground. Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary, de Justin Green, paru en 1972, est confessionnel. Crumb entame ses propres confessions dessinées la même année. Disparition en France de la BD pour filles au début des années 1960 (p. 245) ? C'est dix ans trop tôt. Même Âmes Vaillantes n'a pas disparu au début des années 1960, en dépit de ce que soutient l'auteur. Le journal est devenu J2. Sacrilèges, en Occident, les machines dotées d'une âme, et donc vouées à la folie (p. 198) ? Mais l'ordinateur HAL dans 2001 l'odyssée de l'espace ne devient pas fou, comme le croit l'auteur, qui n'a pas lu les romans d'A. C. Clarke. Et les robots ont une âme dans les pulps américains et dans les comics qui en furent tirés, comme en témoigne l'Adam Link de Eando Binder dans Amazing Stories (1939-1942).

Ne cherchons pas une mauvaise querelle à M. Bouissou. Alors même que l'université française traite aujourd'hui assez souvent de la bande dessinée, elle se condamne dans ce traitement à un regrettable amateurisme. Tant qu'elle n'aura pas créé d'enseignement spécifique (en clair de chaire de littérature dessinée comparée), le plus scrupuleux des universitaires s'exposera à des bévues qui, si elles sortaient de la plume d'étudiants de 1e année, seraient sévèrement sanctionnées.

Regrettons pour finir, quitte à passer pour rustre, des coquilles ou des maladresses provenues d'une rédaction sans doute quelque peu hâtive. Les yeux des personnages de mangas sont des "icônes symboliques" (p. 159), étrange agrégat conceptuel dont un sémiologue peinerait à tirer du sens. Castigat ridendo mores ne signifie pas : "Je corrige les mœurs en faisant rire." (p. 192.) Il y a là deux fautes de version latine. Plus insolite est la "morale sexuelle judéo-chrétienne" juxtaposée à "sa vision manichéenne du Bien et du Mal" (p. 278). Le manichéisme, doctrine dualiste du IIIe siècle, est sans rapport avec le judéo-christianisme, qui désigne des personnes, ou des groupes, ou une théologie, qui font le lien entre christianisme naissant et judaïsme. Ce n'est pas le docte universitaire qui nous parle de la "vision manichéenne du Bien et du Mal" dans le christianisme, c'est l'ancien lecteur de Pilote.

LIVRES REÇUS
PARODIES : LA BANDE DESSINÉE AU SECOND DEGRÉ
Thierry Groensteen
Le Musée de la bande dessinée/Skira Flammarion, 2010

J'avoue que je suis un peu embarrassé pour rendre compte du dernier ouvrage historique et théorique de Thierry Groensteen (qui accompagne une exposition sur la parodie au musée de la bande dessinée d'Angoulême, qui sera inaugurée en janvier 2011), car l'éminent auteur a tenu à me remercier au verso du faux-titre en tant qu'érudit sagace (alors que je me souviens d'avoir, tout au plus, servi de caisse de résonance à mon camarade, au stade du manuscrit) — à quoi j'ajoute que mes idées sur la mythopeia des littératures dessinées sont évoquées plus d'une fois.
Les deux qualités éminentes de notre auteur sont un encyclopédisme sans faille et une considérable faculté de synthèse et d'abstraction. L'une et l'autre de ces qualités sont rares, mais, de surcroît, elles semblent mutuellement exclusives l'une de l'autre ; les concilier comme le fait Thierry Groensteen est sans antécédent. Le tour de force de Parodies est que, sur un sujet dont il nous est dit qu'il est structurellement lié à la forme bande dessinée (parce que toute adaptation en bande dessinée tend vers la parodie), l'auteur arrive à brosser un tableau complet, sans jamais tomber dans l'énumération. C'est le mot de cartographie qui convient ici, et c'est celui qu'emploie notre auteur. Cette cartographie ne s'arrête pas aux frontières de ce que le fandom définit comme bande dessinée ; Thierry Groensteen remonte aux origines, en prenant naturellement comme point de départ Töpffer. Quant à l'analyse théorique, elle s'attache aux procédés réflexifs et propose des nomenclatures, l'auteur concluant que les frontières entre parodie et intertextualité sont parfois floues, mais aussi, curieusement, que la parodie repose sur des marqueurs de parodie, car dans ce mauvais genre qu'est la bande dessinée, le caractère grotesque n'est pas en lui-même un indice de l'intention parodique.

LIVRES REÇUS
CENT CASES DE MAÎTRES
Gilles Ciment & Thierry Groensteen
La Martinière, 2010

Cent cases de bandes dessinées, de cent maîtres du genre, reproduites dans un très grand format, dans un ouvrage qui ressemble à une boîte à gâteaux, destiné à faire un très beau cadeau de fêtes de fin d'année pour les bédéphiles, avec des textes de Vincent Baudoux, Gilles Ciment, Erwin Dejasse, Pierre Fresnault, Thierry Groensteen, Dominique Hérody, Jean-Paul Jennequin, Harry Morgan, Jacques Samson, Antoine Sausverd et Thierry Smolderen, textes relevant de la discipline philosophique de l'esthétique, mais écrits dans un style volontairement non technique, et qui constituent à ce titre une éducation de l'œil pour apprécier sur le plan plastique un art dont il faut rappeler que sa finalité est narrative.

Afin de donner au lecteur un aperçu de l'ouvrage, nous proposons sous forme de prime une case qui ne figure pas dans l'album (une 101e case, donc, d'un 101e dessinateur), avec son commentaire par nous-même.

Jack Davis : « Barrier », Incredible Science-Fiction n° 30, juillet-août 1955, EC Comics, pl. 1.

Les EC Comics de Bill Gaines sont produits de façon particulière. Les récits, structurés sur le principe de la nouvelle à chute, à la O. Henry, sont conduits par une « voix » narrative, inspirée de celle du récitant dans un show radiophonique (et qui, comme elle, parle souvent à la « deuxième personne »). La planche est livrée au dessinateur toute prête, récitatifs et bulles, généralement abondants, étant composés mécaniquement. Le dessinateur n’a donc plus qu’à mettre en image chaque étape d’un récit dont le découpage et la mise en page sont préétablis. De là sans doute une tendance générale à des images très chargées, le dessinateur se concentrant sur son « métier », au sens le plus technique, et cherchant presque instinctivement à laisser sa trace sur une planche dominée, lorsqu’elle lui est livrée, par la composition typographique.

La grande image ou splash panel dessinée par Jack Davis qu’on voit ici fait l’objet d’une attention encore plus soutenue, car sa fonction est d’accrocher le lecteur et de lui donner envie de lire la nouvelle. L’espace plus large dont dispose le dessinateur lui permet une composition plus aérée, quoique le dessinateur conserve le principe d’un cadrage des personnages en buste, imposé par l’exiguïté des vignettes.
Les décors des récits de science-fiction dans les EC Comics portent tous la patte du dessinateur Wallace Wood, qui en a fixé la plupart des conventions, coursives sombres des vaisseaux spatiaux, inspirées de celles des navires et des avions, où l’on distingue des machines incompréhensibles, mobilier et espaces intérieurs elliptiques.
Quant à Jack Davis, il reste au premier chef un humoriste et un satiriste, et il ne peut rester tout à fait sérieux devant les conventions du genre « anticipation », qui semblent être leur propre caricature. Le dessinateur a fait des uniformes de la flotte spatiale un mélange incongru entre références militaires (on reconnaît les épaulettes des guerres napoléoniennes) et références aux superhéros (la cape du capitaine, les grandes étoiles sur les tuniques des juges). Les physionomies des assesseurs de la cour martiale sont traitées comme des études psychologiques, lorgnant vers le portrait-charge. De la droite vers la gauche, le premier est pénétré, le second pensif, le troisième affiche un visage douloureux. Plus curieuse est l’inexpressivité du quatrième, au regard dissimulé derrière ses lunettes, et dont l’attitude corporelle indique qu’il considère la situation avec détachement, en savant, ou en philosophe. Il n’est pas interdit de lire ici un portrait moral du satiriste lui-même, qui se penche avec un intérêt professionnel sur les faiblesses de la société des hommes, fût-elle celle de nos lointains descendants.

RÉFLEXIONS NARRATOLOGIQUES
NOTES SUR LE RÉCITATIF JACOBSIEN

En voyant les trois saisons du feuilleton de science-fiction de la BBC Quatermass (1953, 1955, 1958-1959), écrit par Nigel Kneale et réalisé par Rudolph Cartier, feuilleton qui est interprété et filmé en direct comme on le faisait à l’époque, je comprends mieux la fonction des récitatifs chez E. P. Jacobs.
L’a-t-on assez répété que ces récitatifs omniprésents étaient redondants par rapport à ce que montrait l’image. Et les pastiches de Blake et Mortimer qui se débitent aujourd’hui avec tant de succès (je dis bien les pastiches, et non les parodies, même si ces deux mots sont devenus interchangeables dans le jargon des bédéphiles) reposent sur cette théorie erronée de la redondance, et abusent par conséquent de ces récitatifs superféfatoires, en appuyant leur côté scolaire.
Le secret du récitatif jacobsien, c’est dans l’immédiateté de la « représentation » de la pièce par les personnages de papier qu’il me semble résider, et c’est ici que le parallèle s’impose avec un feuilleton filmé en direct, qui suppose un repérage et un chronométrage très précis des temps et des déplacements (sans quoi l’acteur risque de n’être pas dans le champ au moment où le réalisateur passe à la caméra n° 2).
Loin de paraphraser le contenu de l’image, les récitatifs de Jacobs donnent ce que le dessin ne peut pas donner, un ferme ancrage spatio-temporel, qui retrace scrupuleusement les itinéraires (l’intérieur de la grande pyramide, le centre de Londres), et qui restitue minutieusement la succession des événements et leur chronométrage. Ce n’est pas—ou ce n’est pas seulement—pour donner l’impression d’une rédaction de bon élève que Jacobs écrit « à peine franchi le seuil » ou « après un instant de stupeur ». Ces indications contribuent à l’étalonnage temporel, car il est essentiel aux yeux de Jacobs d’indiquer dans le premier cas la continuité de l’action d’une image à l’autre, dans le second, la présence d’un micro-intervalle avant la réaction du personnage.
Bref, c’est le « direct » de l’action que les indications spatiales, temporelles et cinétiques du récitatif jacobsien sont chargées de rendre. À telle enseigne que les récitatifs disparaissent quand s’engagent les dialogues, parce que, à ce moment, le « direct » est maintenu par les seules répliques et par la mimique des personnages de papier.

LIVRES LUS
POUR UN REGARD-MONDE
Armand Mattelart
Entretiens avec Michel Sénécal
La Découverte, 2010

Dans ce livre d'entretiens, le sociologue marxiste franco-belge, spécialiste des médias, revient sur ses combats et sur ses idées. Et, oh suprise !, p. 116, parlant du célébrissime Donald l'imposteur ou l'impérialisme raconté aux enfants (Para leer al Pato Donald), 1972, Mattelart avoue ceci avec une totale ingénuité et une parfaite tranquillité d'esprit : « Travaillant jour et nuit, la rédaction d'un seul jet ne nous a pas pris plus de deux semaines. »
Ce « manuel de décolonisation », ouvrage-clé des media studies des années 1970 et tome fondateur des post-colonial studies, et autres subaltern studies, a été littéralement pondu en 15 jours.

Archive : Notre analyse de Donald l'imposteur.

LIVRES REÇUS
ALAN MOORE : TISSER L'INVISIBLE
Sous la direction de Julien Bétan
Les Moutons électriques, collection Bibliothèque des miroirs, 2010

En intégrant dans un volume de la Bibliothèque des miroirs des textes qui étaient déjà parus dans Alan Moore : l'hypothèse du lézard (Les Moutons électriques, 2005), Julien Bétan donne forme et cohérence à un ensemble qui apparaissait quelque peu disparate dans son édition originale, dont la pièce de résistance était une novella d'Alan Moore. L'étude bio-bibliographique a été complétée. On a repris les deux interviews avec Alan Moore et l'interview avec Eddie Campbell. Le témoignage de Steve Bissette permet de rappeler cette vérité que les dessinateurs d'Alan Moore ne sont pas de simples exécutants, mais ont ajouté leurs idées à l'œuvre commune.
Mais l'intérêt du volume tient dans les études, toutes originales, à l'exception de l'article de Pascal Blatter sur Supreme, déjà présent dans Alan Moore : l'hypothèse du lézard. On retiendra une étude américaine sur l'apocalypse comme utopie urbanistique dans Promethea, ainsi que de bonnes analyses de la politique chez Alan Moore, de l'érotisme dans Lost Girls, et une étude de MM. Morgan et Hirtz, vos serviteurs, sur l'évanesence du réel et l'incarnation du fantasme dans From Hell et La League des Gentlemen extaordinaires. À signaler encore un bon digest de l'ouvrage de Moore sur l'art du scénario.

LIVRES LUS
DANS LA PEAU DE TINTIN
Jean-Marie Apostolidès
Les Impressions nouvelles, collection Réflexions faites, 2012

En appliquant à l'œuvre de Hergé une grille de lecture essentiellement psychanalytique, Jean-Marie Apostolidès tente de donner un portrait cohérent d'un homme qui apparaît à première vue comme particulièrement insaisissable.
L'hypothèse de l'auteur, inspirée du Moi-peau de Didier Anzieu, est que Tintin est pour Georges Remi une seconde peau, une armure, qui lui permet de marcher dans le monde. Il en va de même pour le lecteur, qui est appelé à « habiter » Tintin afin de se sentir plus fort et de vaincre les peurs de son enfance. Mais « Hergé » devient lui-même une peau à habiter pour Georges Remi, et, pour finir, un Moi médiatique.
Jean-Marie Apostolidès met à jour deux fantasmes essentiels de Georges Remi : celui du « mythe des jumeaux » que, dans sa vie, il tenta de réaliser avec sa première femme (on sait qu'ils furent pour l'abbé Wallez Hergé et Hergée), et celui du « maître et de la petite fille ». Ceci amène l'auteur à donner une interprétation psychanalytique des personnages de Jo et Zette, les grands oubliés de l'exégèse hergéenne.
Jean-Marie Apostolidès met aussi à jour une opposition entre le propre et le sale, typique de la névrose obsessionnelle, et qui a évidemment à voir avec la ligne claire.
Certaines des hypothèses proposées peuvent sembler risquées. D'ailleurs l'auteur ne s'en cache pas et les présente lorsque c'est nécessaire comme des paris interprétatifs. Mais Jean-Marie Apostolidès fait aussi de nombreuses remarques frappées au coin du bon sens. Ce qu'il dit par exemple sur le rééquilibrage de la fiction après l'apparition de Haddock, et l'évolution de la personnalité de Tintin, et ses rapports avec l'androgynie ou avec la féminité, est d'une grande pertinence.
Dans la dernière partie de l'ouvrage, M. Apostolidès analyse la gestion des ayant droit, Fanny et Nick Rodwell, et la création du musée Hergé, en deux chapitres vivement polémiques que goûteront les méchants.

LIVRES REÇUS
L'ANIMATION JAPONAISE DU ROULEAU PEINT AUX POKÊMON
Brigitte Koyama-Richard
Flammarion, 2010

Brigitte Koyama-Richard avait publié en 2007 chez Flammarion l'excellent Mille Ans de manga. La nouvelle incursion de cette universitaire, spécialiste de l'estampe japonaise, dans le domaine du récit imagier nippon révèle le même souci pédagogique et documentaire que son précédent ouvrage. L'auteur reprend l'ensemble des procédés donnant l'illusion du mouvement, importés d'Europe au Japon, les boîtes d'optique, les petits théâtres d'ombres chinoises, les lanternes magiques, et même les automates. Elle passe ensuite aux joujoux scientifiques que l'on tient pour les ancêtres du cinéma, phénakistiscope, zootrope et autres praxinoscopes. Suit un panorama historique des différentes maisons de production japonaises de dessins animés, pour le cinéma puis pour la télévision, avec visite des lieux pour les société encore existantes et interview des créateurs et des décisionnaires. (Manquent cependant les studios Ghibli, l'auteur ayant trouvé porte close.) Un chapitre est consacré à l'animation de poupées en stop motion, dont le maître est Kihachirô Kawamoto.
Le rouleau peint japonais est donné comme l'ancêtre à la fois du manga et du dessin animé, ce qui est en l'occurrence une excellente intuition. Le lecteur pourra en juger du reste, puisque est donné in extenso un e-maki, celui consacré au monstre Shuten Dôji (1695), dont la proximité avec les manga et l'anime saute aux yeux, tant sur le plan technique que sur le plan thématique. La leçon qui se dégage de l'ouvrage de Brigitte Koyama-Richard est en effet que si les Japonais sont les maîtres du récit imagier (en bande dessinée et en dessin animé) c'est parce qu'ils sont fermement ancrés dans leur culture imagière, et non parce qu'ils seraient passés maîtres dans l'imitation et le remploi des techniques et du savoir-faire occidentaux.
Notons pour finir que le lecteur un peu débrouillard et disposant d'internet pourra poursuivre l'investigation à partir de l'ouvrage, en saisissant sur google video les noms des pionniers du dessin animé japonais, et en regardant les extraits de films que des fans extatiques n'ont pas manqué de mettre en ligne.

RÉFLEXIONS NARRATOLOGIQUES
L'IMAGE EST TOUJOURS VIOLENTE

Ce que j’appelle pulpitude, le fait que les images des bandes dessinées soient sensationnelles, et que ce caractère soit pour le lecteur source de plaisir, s’applique en réalité à toutes les images. La philosophe Marie-José Mondzain, spécialiste de la querelle des iconoclastes, au VIIIe siècle, voit l’origine de cette nature « passionnante » des images dans leur relation à l’incarnation. « Puisque l’incarnation christique n’est rien d’autre que la venue au visible du visage de Dieu, l’incarnation n’est rien d’autre que le devenir visible de l’infigurable. C’est cela incarner, c’est devenir une image, et très précisément une image de la passion. » (L’Image peut-elle tuer, Bayard, 2002, p. 31-32)
De sorte que, pour Marie-José de l’Incarnation : « L’image en tant qu’objet passionnel est toujours violente, reste à savoir la force ou la faiblesse qu’on en tire. » (L’Image peut-elle tuer, p. 51)
Et la philosophe note ailleurs : « La mimésis est donc bien une opération (...) de mise à distance de la réalité (...) qui se charge de transformer la peine ou le dégoût en plaisir. La mimésis est un opérateur de transformation pathique... » (Le Commerce des regards, Seuil, 2003, p. 127)

Si la philosophe est dans le vrai, il faudrait conclure que les monstres imagiers, ce ne sont pas les images violentes, malsaines ou perturbatrices, qui préoccupent tant les censeurs et les bien-pensants de tout poil, mais les images ostensiblement bland — j’emploie à dessein ce mot intraduisible qui signifie à la fois suave et insipide. Des exemples extrêmes d’une telle blandness imagière sont l’imagerie religieuse post-conciliaire (ces dessins géométrisés façon vitrail) ou l’imagerie multiculturaliste et droit de l’homiste (ces farandoles d'enfants autour du globe). Du point de vue d’un enfant, ce sont des images d’adultes (et les voies des adultes sont impénétrables). On peut les lui tendre, les lui prescrire, tâcher de les lui faire admirer, mais il n’en aura pas l’usage, faute de pouvoir entretenir avec elles un rapport de passion. On peut collectionner les images pieuses victoriennes en chromolithographie où des chatons se frottent à des crucifix, parce que leur mignardise même est fascinante, mais personne ne collectionne l’imagerie post-conciliaire. On peut avoir de la nostalgie pour un livre de contes de tous les pays paru chez Gründ ou chez Delagrave, et qu’on a reçu en cadeau dans son enfance, mais personne n’éprouve de nostalgie pour Max et Lili aident les enfants du monde. Ces images sont vides précisément parce qu'elles sont dépassionnées. Elles ne participent nullement d'un bourrage de crâne mais au contraire d'un vidage de crâne. À la façon d'un neuroleptique, elles visent à créer un état d'indifférence affective.

POPULARIA — À LA RENCONTRE DES ANTIQUES CIVILISATIONS POPULAIRES
 PULPITUDE, SENSATIONNALISME ET IMAGE

C’est dans les Principes des littératures dessinées que j’ai introduit la notion de pulpitude comme constitutive de la fascination qu’exercent sur leurs lecteurs les littératures dessinées, et de la désapprobation que suscitent ces mêmes littératures auprès du public des éducateurs. Pulpitude fait référence à une littérature écrite, celle des pulp magazines américains, caractérisés par le sensationnalisme, et par conséquent héritiers du sensation novel victorien, celui des Wilkie Collins (The Woman in White, 1859) et des Mrs Braddon (Lady Audley's Secret, 1862). Mais le sensation novel incorpore lui-même des éléments du roman de brigands (le Newgate novel) tel que pratiqué par Bulwer-Lytton (Paul Clifford, 1830) et des éléments du roman gothique à la Ann Radcliffe (The Mysteries of Udolpho, 1794).
C’est d’abord en termes de physiologie qu’il faut examiner le sensationnalisme. Il faut partir de la sensation et arriver ensuite au sentiment. Puis il faut passer du sentiment au plaisir (on entre alors dans l’esthétique), sachant que ce plaisir peut dériver d’un objet terrifiant. C’est ce que Burke appelait le sublime. « Tout ce qui est propre, de quelque façon que ce soit, à exciter des idées de douleur et de danger, je veux dire tout ce qui est, de quelque manière que ce soit, terrible, épouvantable, ce qui ne roule que sur des objets terribles, ou ce qui agit de manière à inspirer de la terreur, est une source du sublime ; c’est-à-dire qu’il en résulte la plus forte émotion que puisse éprouver l’esprit. » (Recherches philosophiques sur les idées que nous avons du beau et du sublime, 1765.)

Dans tout le vocabulaire de la sensation, c’est le mot de goût qui décrit le mieux l’impression globale que je tirais de la lecture de bandes dessinées. Je me souviens très bien du goût qu’avaient les superhéros de la DC, découverts à l’âge de huit ans, le goût frais et pétillant d’un monde à la fois merveilleux et parfaitement réglé, et, par conséquent, quelque peu naïf. Les faits et gestes de Superman obéissaient à un très petit nombre de règles immuables, qui étaient appliquées à des situations brodées à l’infini par d’imaginatifs scénaristes, et la connaissance et l’acceptation de cette limitation par le jeune lecteur que j’étais contribuaient à mon plaisir.
Mais les superhéros de la Marvel, que j'avais découverts un an plus tôt dans la revue Fantask des éditions LUG (février 1969), étaient capiteux et astringents. Ils m’avaient apporté, en plus de l’émerveillement, une extraordinaire excitation. Le monde des Fantastic Four, celui de Spider-Man et celui du Silver Surfer étaient, à mes yeux tout au moins, réellement imprévisibles, et ils me remplissaient par conséquent d’un délicieux sentiment d’horreur. Les transformations des personnages semblaient n’avoir aucune limite précise et elles s’étendaient aux objets et au décor. Les combats qui faisaient la substance des récits étaient susceptibles d’une escalade soudaine qui menaçait le cosmos tout entier. L’impression était toute autre que celle de la puérilité consentie des récits de la DC.

À l’âge de onze ans, et quoique je ne m’en rendisse pas compte alors, c’est la pulpitude qui m’attira vers les lectures occultisantes, et spécifiquement vers la collection L’Aventure mystérieuse, aux éditions J’ai Lu. Le doute religieux naissant avait sa part dans ma fascination, mais c’était surtout l’excitation de l’interdit qui m’aiguillait — en l’occurrence, de la connaissance interdite, car la collection s’adressait à un public sans instruction, qui n’accordait d’importance à une idée qu’en tant qu’elle se présentait comme véridique.
La pulpitude ne fut définitivement associée pour moi aux pulps magazines (autrement dit à la science-fiction et à la fantasy américaines) qu’à la préadolescence (l’anthologie de Sadoul, Les Meilleurs récits d’Astounding Stories, parut chez J’ai Lu en 1974, j’étais alors dans ma treizième année).

Je viens de parler de goût, pour la sensation produite sur moi par les récits dessinés. Mais pour la littérature écrite, la pulpitude est, en ce qui me concerne, olfactive. L’odeur de papier journal des J’ai Lu, et un peu plus tard des paperbacks américains, est associée à l’excitation de ma lecture, à la façon dont une odeur accompagne les expériences faites lors d’escapades sexuelles, et avec le même résultat, la naissance d’un attachement fétichiste à l’objet.
De fait, lorsque, bien plus tard, j’ouvris pour la première fois cette merveille, un authentique vieux pulp magazine d'avant-guerre, je découvris qu’il ne différait pas fondamentalement d’un pocket book. Le papier, l’odeur étaient les mêmes, et la fragilité. Un numéro d'Astounding Stories de 1935 et un pocket book des éditions Fawcett de 1975 sont aujourd’hui réunis dans ce qui est, pour des imprimés populaires, le grand âge. Le papier est jaune, le dos collé se détache des cahiers, et on ne peut ouvrir ces ouvrages qu’avec précaution. Ils sont comme ces couples de vieilles dames qui trottinent ensemble et dont on ne comprend pas tout de suite que l’une est la mère de l’autre.

À propos des pulps de science-fiction, E. F. Bleiler (dans Science-fiction : the Gernsback years : a complete coverage of the genre, Kent State University Press, 1998, p. XXVIII) fait deux remarques concomitantes. Il note d’abord que le lectorat des pulps de science-fiction des années 1920 et 1930 était formé autour d’un noyau d’adultes instruits (en particulier dans le domaine scientifique et technique ; ce sera vrai aussi en France des lecteurs de Fiction, dans les années 1950), ce qui n’est pas du tout le cas des lecteurs des pulps « ordinaires », d’aventures, de western, de récits ferroviaires, ni des lectrices de pulps sentimentaux, qui étaient toutes de pauvres cruches. Bleiler fait ensuite l’observation suivante : « for most pulp readers and most of the general American public at this time [the 1920s and 1930s] science-fiction was “crazy stuff”, something impossible and thereby frowned upon and undesirable. »
Voici donc le sensationnalisme qui pointe son nez et qui s’attire, comme il est d’usage, la réprobation sociale. Mais on voit aussitôt que le second phénomène est la clé du premier. C’est parce que les pulps de science-fiction et de weird fantasy (Weird Tales, Strange Tales) titillaient délicieusement l’imagination qu’ils avaient des lecteurs instruits. Bleiler, compte tenu de ces prémisses, suggère que ces amateurs lettrés constituaient l'embryon d’une contre-culture, un quart de siècle avant son émergence officielle.

Mais voici la chose curieuse. Bleiler note très justement que cette culture est devenue majoritaire. La science-fiction constitue aujourd’hui la matière d’œuvre du cinéma “blockbuster”. On peut donc supposer qu’elle a perdu sa pulpitude. On peut appliquer la même remarque aux séries de superhéros. Connues par les dessins animés télévisés bien davantage que par les comic books, elles sont aujourd’hui partie intégrante de la culture mainstream et ont perdu leur pouvoir de fascination. Adaptées au cinéma, elles sont vouées à ne plus sécréter que de l’ennui, un peu dissimulé sous le côté tapageur du spectacle tourbillonnant qu’est aujourd’hui un blockbuster.

BINKY BROWN RENCONTRE LA SAINTE VIERGE DE JUSTIN GREEN

Je suis devenu traducteur un peu par hasard. Thierry Groensteen m’avait sous la main, en tant que cofondateur des éditions de l’An 2, et il me confia la traduction d’ouvrages tels que le recueil de planches dominicales de Polly and Her Pals, celui des comic books de Fletcher Hanks (nous ne traduisîmes jamais le volume deux de l’édition américaine, ce que, pour ma part, je regrette beaucoup), ou de l’édition intégrale des bandes quotidiennes de Sam’s Strip.
Simultanément, celui qui allait devenir l’ami Stara prit mes conseils pour la première édition française, qu’il entreprenait alors, du premier comic underground, le Jésus de Foolbert Sturgeon, que je traduisis avec lui. Suivirent deux ouvrages destinés à un public de jeunes adultes sophistiqués, toujours centrés sur le personnage de Jésus, Jésus contre les zombies et Battle Pape, qui vient de paraître.
Mais à présent, c’est sur un autre classique de l’underground américain que je me penche, toujours pour les éditions Stara, Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary de Justin Green (Last Gasp, 1972).
Ceux qui écrivent sur l’autobiographie en bande dessinée, très à la mode ces dernières années, oublient toujours Binky Brown, qui est pourtant la première œuvre dessinée longue entièrement autobiographique (même si Justin Green s’abrite derrière son double fictionnel, « Binky Brown »). Fait exception, comme toujours, Thierry Groensteen, qui parle longuement de Binky Brown dans « Les petites cases du Moi : l'autobiographie en bande dessinée » (9e Art n° 1, janvier 1996, p.58-69).
Justin Green entretient des rapports complexes avec le catholicisme et il n’est donc pas étonnant qu’il ait, littérairement parlant, des atomes crochus avec l’autre grand catholique des comics, Robert Crumb (que certains pseudo-spécialistes croient juif, mais passons...).
Les relations intertextuelles entre Justin Green et Robert Crumb sont un excellent exemple de ce que le théoricien américain de la littérature Harold Bloom appelle the anxiety of influence. On devient auteur parce que les œuvres d’un auteur précédent ont provoqué un bouleversement (Justin Green décrit cela très précisément à propos d’une petit bande de Crumb lue par hasard dans un journal underground tombant en lambeaux, alors qu’il s’était, quant à lui, égaré du côté « d’œuvre bombastiques, peintes à l’huile »). Seulement, comme on ne peut pas devenir un double de cet inspirateur, on est obligé de créer contre lui.
Au thème dominant de Crumb, qui est l’expression de ses fantasmes, Justin Green opposera donc l’exact inverse, qui est l’expression de ses scrupules. En somme, c’est le catholicisme pris par les deux bouts, religion de l’Incarnation, religion charnelle, mais aussi religion de l’espérance du Salut, et donc du détachement de la chair.
Cette thématique du scrupule, Justin Green l’aborde explicitement dans sa version religieuse (selon la Catholic Encyclopedia, le scrupule est « une peur infondée et par conséquent injustifiée que quelque chose constitue un péché alors que ce n’est pas le cas »). Binky se persuade par exemple que le fait qu'il porte son chapelet dans la poche, à proximité de son pénis, le place en état de péché mortel.

Mais le scrupule de Binky Brown relève en réalité de la psychiatrie, puisque le double fictionnel de l’auteur souffre, sans que ce soit jamais dit clairement dans le récit, d’une névrose obsessionnelle.
Ceux qui voient dans la métaphore le secret, ou la condition d’existence, de toute littérature (il faut parler d’une chose en feignant de parler d’une autre), trouveront donc dans Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary un exemple parfait.
Une preuve de cette centralité de la métaphore dans le chef-d’œuvre de Justin Green est d'ailleurs fournie par un texte de l’auteur — qui est aussi bon écrivain qu’il est bon cartoonist — en postface à l’édition complète des aventures de Binky Brown (The Binky Brown Sampler, Last Gasp, 1995). Justin Green y crée d’emblée un anticlimax d’immense proportion en faisant son coming out d’obsessionnel (« Binky Brown est l’un des cinq millions d’Américains qui souffrent de troubles obsessionnels compulsifs »). C’est qu'entre-temps le TOC est entré dans la culture de masse par le biais de la télévision (qui adore décrire cette pathologie, parce que les rituels obsessionnels sont très télégéniques). Seulement, comme on le voit, le fait de diagnostiquer chez « Binky Brown » un TOC n’apporte strictement rien à l’intelligence du chef-d’œuvre de Justin Green. C’est la façon dont la névrose obsessionnelle est codée par le récit qui fait l’intérêt de celui-ci. C'est la métaphore.
Dès le début du récit de Justin Green, on relève l’obsession du petit défaut, la thématique du “je l’ai cassé”, typique de l’obsessionnel. Un Binky d’âge préscolaire manifeste désolation et angoisse car il a éraflé de l’ongle le revêtement rose d’un petit cochon jouet, dévoilant le corps de caoutchouc. Mais voici la chose intéressante, cette blessure infligée provoque son premier orgasme. On est ici dans la littérature confessionnelle la plus pure, celle qui décrit les paraphilies enfantines. Souvenons-nous de l’enfant André Gide (Si le grain ne meurt...) se pâmant en imaginant un bris d’assiettes. Et la scène primitive du cochon éraflé donne la clé du récit entier puisque les troubles compulsifs de Binky seront d’évidence liés à la puberté et qu’ils présenteront celle-ci comme potentiellement destructrice. Lorsque les choses s’aggraveront pour Binky, sa hantise sera que, lors d’une érection pubertaire, le « rayon » que projette son pénis ne « détruise » un clocher d’église ou une statue de la Madone.
Appartiennent à la même zone grise entre attitude enfantine normale et névrose naissante le fait que le petit Binky ne marche plus jamais sur la dalle de l’église où un fidèle a laissé un jour tomber une hostie, mais aussi la peur de la contamination des sous-vêtements de Binky et de ses sœurs dans le lave-linge (l’enfant s’inquiète si ses sœurs ne risquent pas de tomber enceintes), ou encore l’étrange relation au propre et au sale de l’enfant Binky qui, constatant que sa main sent mauvais (parce qu’il s’est gratté le derrière à travers ses vêtements), se l’essuie sur les cheveux brillantinés de son petit frère, après quoi cette main « sent bon », ou bien encore la comptabilité mystique de l’enfant pieux qu’est Binky, qui nous vaut une description hilarante des indulgences comme « monnaie céleste » permettant de s’épargner des pénitences (ce qui, évidemment, est d’un importance cruciale du point de vue d’un obsessionnel, dont l’existence quotidienne est empoisonnée par les rituels expiatoires).
Mais la problématique obsessionnelle est codée aussi sur un plan purement plastique. L’appréciation que fait Justin Green sur Crumb (appréciation qu’il faut donc lire comme la façon dont Justin Green s’écarte de Crumb, puisqu’il lui faut échapper à l’angoisse de l’influence) est que le trait de plume vigoureux de Crumb révèle un degré élevé de maître technique, mais guère de souci de perfection. Le trait de Justin Green, moins « plaisant » que celui de Crumb, ressemble à celui d’une eau-forte, il présente une ciselure qui correspond précisément à cette volonté de perfection. Et le lettrage de Justin Green, si incisif et comme gravé au burin, est le comble de la perfection, au point qu’il semble appartenir à un autre ordre que le reste de la page. (Justin Green rapporte que sa fascination des comics commença par la fascination de leur lettrage et que, petit enfant, il en copiait les bulles, sans savoir les lire, et il n’est pas étonnant qu’à un moment de sa vie, Justin Green soit devenu peintre d’enseignes).
Plus étonnant encore, le dispositif spatio-iconique lui-même choisi par l’auteur est une façon de coder la problématique obsessionnelle. Justin Green note que son usage, en plus de l'appareil des cases et des bulles, du récitatif, contenant la prose d’un narrateur omniscient (et qui est devenu un trait omniprésent dans l’actuelle bande dessinée autobiographique), est lié à la dualité de l’obsessionnel, qui sait parfaitement que ses rituels sont absurdes, qui est même capable, le cas échéant, d’en trouver l’étiologie, y compris sur un plan psychanalytique, mais qui est incapable d’y échapper car l’angoisse devient alors insurmontable. Cependant, c'est dans des textes littéraires, sortes de « mères de tous les récitatifs » (archirécitatifs ?) que l'auteur pousse l'auto-analyse jusqu'à son terme (En réduisant les choses à leur plus simple expression, l’autodiagnostic que fait l’écrivain Justin Green sur « Binky Brown » est que celui-ci, adolescent, fait une fixation sur sa mère, qu’il a peur de menacer par sa sexualité naissante, d’où sa relation privilégiée avec une mère « céleste », la Sainte Vierge, et sa peur de blesser les images de celle-ci par les fameux « rayons » qu’il projette.)
Enfin, il faut noter que la problématique de Justin Green entre en parfaite adéquation avec la mythopoeia des littératures dessinées. C’est précisément pourquoi Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary est un chef-d’œuvre et pourquoi ce chef-d’œuvre ne pouvait trouver sa forme que dans une bande dessinée. Le rayon que Binky finit par projeter par toutes ses extrémités (y compris les orteils !) le rapproche du personnage des X-Men appelé Cyclops (qui doit porter une visière spéciale, car ses yeux lancent en permanence un tel rayon destructeur !). La transformation, dans les planches de Binky Brown, des objets ordinaires en dangereux symboles phalliques n’est pas un simple poncif freudien. La transformation est réelle, et le lecteur partage par conséquent la consternation et l’horreur de Binky. (Dans la logique narrative des littératures dessinées, le principe de transformation opère de façon permanente, et ce principe se lit toujours au « premier degré » : il y a transformation dès lors qu’un objet est modifié ou substitué d’une case à l’autre).
Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary possède ce que Harold Bloom appelle canonical strangeness, l’étrangeté canonique. Même une fois qu’on en a fait l’exégèse, l’œuvre reste profondément idiosyncrasique et en partie impénétrable.
De cette étrangeté, je ne donnerai qu’un exemple, la séquence des planches 12 à 14, qu’on pourrait titrer « digressions sur la viande ». On nous explique d’abord que le petit Binky et son frère Bucky s’empiffrent de viande tous les soirs, les normes diététiques dans l’Amérique du nord des années 1950 ne laissant pas de surprendre. Une conséquence est l’irritation rectale de Binky, d’où l’épisode que j’évoquais plus haut, de la main qui sent, parce que l’enfant s’est gratté le derrière à travers pantalon et sous-vêtement.

On voit ensuite Binky rongeant une côte d’agneau pêchée au frigo, ce qui amène chez l’adolescent une réflexion théologique sur Ève sortie de la côte d’Adam, puis, par association d’idées, sur le péché originel (dont Ève est la première responsable puisque c’est elle qui a poussé Adam à croquer la pomme). Nous avons alors droit à un petit cours très amusant sur l’âme souillée par le péché, qui est visualisée elle aussi sous une forme « viandue », comme des poumon de fumeur noircis par la nicotine.

Finalement, à la page suivante, le motif de la viande revient à travers un devoir pour le cours de catéchisme. Binky doit faire un dessin sur le sacrement de son choix, en s’inspirant de son environnement quotidien. Or son sacrement préféré est naturellement la confession, puisqu’on y distribue les rituels expiatoires (sous forme de « Je vous salue » à réciter). L’écolier représente alors la confession comme une mystique machine à faire des saucisses : la matière brute, soit le hachis, ce sont les péchés non encore confessés ; à l’autre bout, les saucisses sont les péchés confessés et par conséquent « traités », « transformés », rendus inoffensifs.

L’ensemble de la séquence procure une impression de bizarrerie et il s’y décèle en même temps une logique sous-jacente. La séquence procure aussi une indéniable répulsion. Les allusions scatologiques y abondent, les représentations de Binky rongeant son os d’agneau sont peu ragoûtantes. De façon plus subtile, l’alternance, chez le petit bâfreur, entre manducation et défécation (évoquée, non sans une certaine pudeur, à travers le motif du « cul qui gratte ») est mise en parallèle, via la mystique machine à saucisses, avec la transformation des péchés (symbolisés par le hachis) et leur expulsion sous forme de « péchés pardonnés » (les fameuses saucisses, dont le chapelet évoque les matières fécales). Le sacrement de Pénitence est ici ramené à une fonction digestive, et par conséquent utilitariste.
Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary ne pouvait qu’être mal interprété à l’intérieur de son courant même, c’est-à-dire de l’underground. Certes, l’irrévérence avec laquelle est traité un sujet religieux (si l’on s’en réfère à la promesse du titre, un adolescent est censé rencontrer la Sainte Vierge) paraît faire écho à la représentation délibérément blasphématoire de personnages surnaturels, Christ, anges ou démons, chez un S. Clay Wilson, dont l'œuvre relève d'un satanisme littéraire, ou à l’imagerie religieuse d'un Rick Griffin, plus apaisée, mais qui fait toujours l'objet d'un traitement comique. Le portrait que fait Justin Green des nonnes psychorigides évoque la satire d’un Robert Crumb. Et naturellement, le fond de l’affaire, cette histoire de pénis et de doigts qui émettent des rayons destructeurs d’icônes et d’églises, semble un délire psychédélique dû à l’abus de substances. Seulement, ces interprétations à travers le prisme de la contreculture sont autant de contresens. Si on l’examine attentivement, l’épiphanie sur la couverture du comic book est rien moins qu’impie, et relève au contraire d’une vision religieuse parfaitement orthodoxe, Binky Brown étant dans la position d’un saint, ou plus vraisemblablement d’une sainte, par exemple Catherine Labouré ou Bernadette Soubirous, conversant avec la Vierge. Justin Green ne décrit pas les nonnes sadiques pour s’en moquer mais parce qu’il pense que l’éducation qu’elles lui ont donné constitue un facteur aggravant de sa névrose. La seule nonne humaine et sympathique qui apparaisse dans le récit obtient d’être relevée de ses vœux, mais la réaction de Binky en la voyant en civil est l’horreur et une condamnation virulente (il est vrai que l’ex-sœur Virginia, venue lui faire ses adieux, est représentée comme une grosse dame qui le couvre de baisers baveux). Quant à la mythologie des « voyages sous acide », il nous est expliqué qu’un « bad trip » fait autant d’effet à « Binky » que l’eau sur le plumage d’un canard, les rituels obsessionnels constituant un « bad trip » permanent, d’une intranquillité transcendantale.
Le ton de Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary devient de plus en plus vindicatif à mesure que l’auteur progresse dans son récit (la condition mentale de « Brinky Brown » se dégrade par ailleurs considérablement). Et lorsque l’histoire se termine et que le double fictionnel de l’auteur est « guéri », le narrateur adopte un ton quasi-militant, en dénonçant le « marécage moral de superstition et de culpabilité favorisé par des institution pleines de bonnes intentions comme l’Église catholique ». Mais l’auteur, qui est revenu depuis à une vision plus apaisée de ses rapports avec le christianisme, semble être ici, au moins en partie, le jouet d’un air du temps. Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary n’est pas une polémique contre le catholicisme (même s’il contient à l’évidence des éléments de polémique). Pas plus qu’il ne relève de façon pure de la sociologie ou de la psychologie. Le récit est infiniment plus riche et plus profond et, encore une fois, il est en partie irréductible à l’analyse. Son premier mérite est d’échapper au simplisme et au binarisme, qui sont le signe de tant d’œuvres médiocres.

ENFANCE DE L'ART ET ART DE L'ENFANCE

On a beaucoup parlé de la constitution d'un patrimoine et de la constitution d'une histoire de la bande dessinée au colloque La bande dessinée : un art sans mémoire ? organisé par Benoît Berthou, à Saint-Cloud, le 10 et le 11 juin 2010.

Mais il me semble qu'on n'aura pas le fin mot sur une question que j'aborde pour ma part en termes de constitution d'un canon, tant qu'on n'aura pas analysé pragmatiquement le lien qu'il y a entre les littératures dessinées et l'enfance.

Cette association constitue aujourd'hui une sorte de secret honteux de la bande dessinée, et elle n'est faite qu'à contre-cœur. Soit on prend acte de la nostalgie qui gouverne les pratiques de lecture et de collection (ah ces spécialistes éminents des littératures dessinées qui vous confient au moment du café qu'ils possèdent la collection complète des Ric Hochet, les soixante-dix-sept albums !), soit on prend le contre-pied, et on produit alors ce consternant poncif journalistique du passage de la bande dessinée à l'âge adulte, censé être garant de sa légitimation culturelle.

Que le lien entre littératures desssinées et lectures d'enfance soit primordial, on s'en convaincra facilement en observant que les adultes qui ne lisent pas de bandes dessinées n'en lisaient pas dans leur enfance, et que ces non-lecteurs invoquent leur aniconisme : ils sont des « analphabètes de la bande dessinée », faute d'un apprentissage (en l'occurrence d'un auto-apprentissage) à l'âge approprié.

Mais au-delà, il me semble que trois processus cognitifs, relevant de la psychologie de la lecture, nouent les littératures dessinées à l'enfance.

Le premier processus est l'habituation. Les premières œuvres lues définissent largement pour chacun de nous les normes esthétiques et narratives de la bande dessinée. Enfant des années 1960, nourri des illustrés français de la SAGE et des éditions LUG, je trouverai intéressant n'importe quel Dell Comic ou n'importe quel récit comique italien du temps, même s'ils n'appartient pas spécifiquement à la bibliothèque de mon enfance. Plus surprenant, je « reconnaîtrai » sans difficulté des œuvres de la même époque appartenant à une aire culturelle complètement différente (par exemple les mangas fantastiques de Kazuo Umezu ou de Shigeru Mizuki), parce que les codes esthétiques (et les normes éditoriales) d'une époque donnée sont largement transculturels.

Le second processus est la fixation. Les images regardées inlassablement dans notre tendre jeunesse restent gravées dans nos cervelles. Ce tatouage mnésique intervient à un stade du développement où les compétences linguistiques sont encore limitées, et où l'image constitue un vecteur d'information privilégié. L'âge de dix ans semble être ici l'âge crucial. Les bandes que nous avons lues et relues après cet âge, nous les reconnaissons aussi, mais comme on reconnaît un ancien voisin : ces images ne font pas partie de nous.

Le troisième processus est l'évocation. Relisant une bande dessinée de notre enfance, nous retrouvons nos impressions d'enfant, comme si elles étaient imprimées sur la page. La relecture d'un récit dessiné découvert dans l'enfance nous retransforme donc en enfant, ce qui n'est pas le cas pour la littérature écrite (un lecteur qui déclare « retrouver son âme d'enfant » en relisant par exemple un conte, veut dire seulement qu'il est capable de faire abstraction de la naïveté du récit pour en retirer encore un plaisir esthétique). C'est ce qui explique que des critiques chevronnés se déclarent incapables d'émettre un jugement sur une bande dessinée qu'ils ont lue enfant, faute de pouvoir écarter le fantôme de leur moi enfantin.

La fameuse nostalgie de l'enfance cache donc un lien préférentiel avec une imagerie. Reste que cette association fonctionnelle avec l'enfance n'est pas la mieux faite pour conférer aux littératures dessinées le statut qu'en des milieux éclairés on exige pour elle. Des enfances, il n'y a que la nôtre qui soit pour nous fascinante. Celles de nos aînés ont l'avantage de nous paraître pittoresques. Celles de nos cadets ne nous inspirent que du dédain.

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