Notes pour servir à l'histoire des littératures dessinées


DIX OUVRAGES CLASSIQUES SUR LA BANDE DESSINEE


Par Harry Morgan

 

Donald l'imposteur ou l'impérialisme raconté aux enfants

Armand Mattelart et Ariel Dorfman

Alain Moreau, Collection textualité, 1976 [1971]

 

Voici la notice consacrée à cet intéressant ouvrage dans notre Petit critique illustré, PLG, 1e édition 1997, édition refondue, 2004 :

« Traduction de Para Leer al Pato Donald, 1971, Ediciones Universitarias de Valparaiso, Chili.

« Ce qui caractérise Donald l'imposteur est son absence totale de méthodologie ou, si l'on préfère, son mépris de la bande dessinée. Les auteurs travaillent sur un corpus vague et indéterminé (si nous avons bien compris, une pile de numéros dépareillés du Journal de Mickey chilien). On ne trouvera dans leur pamphlet aucune recherche sur la provenance des comics étudiés. Pas d'apparence qu'il existe une histoire, ou une évolution, de la BD. Pas davantage de considération des altérations que font subir les éditeurs chiliens aux originaux. (En l'occurrence, les éditeurs chiliens, travaillant pour la cinquième colonne, ajoutent, dans les bulles, de la propagande anticommuniste, évidemment non prévue par les auteurs des bandes.)

« Les aspects satiriques du Donald de Barks ne sont pas pris en compte. Il semble d'ailleurs que, pour les auteurs de Donald l'imposteur, les séries Disney soient : a) à peine humoristiques et b) produites directement par un atelier de la CIA.

« Quant au dessin (que les auteurs croient - littéralement - usiné à la chaîne, sans doute parce qu'ils ont pris connaissance de reportages sur l'industrie du dessin animé), il n'en est jamais question. Comme si une bande dessinée n'était faite que de textes !

« Les auteurs se livrent à une « analyse » mélangeant vulgate marxiste et psychanalyse de soupe populaire, ce qui leur permet de dire tout et son contraire et, finalement, procès d'intention aidant, de dire n'importe quoi... Citons cette perle : « Comme dans Tintin au Tibet, il est plus courant de laisser l'abominable [le yéti] croupir dans sa condition d'animal et de lui interdire, ce faisant, tout accès à une économie de quelque nature qu'elle soit. »

« Les remarques pertinentes - car il y en a - se trouvent noyées dans ce brouet confusionniste. C'est dommage, car Donald méritait une véritable analyse idéologique. Ici, c'est Foottit et Chocolat font de la dialectique. »

Nous n'avons rien à ajouter sur le fond à notre notice, et nous nous bornerons dans ces feuillets à mettre en lumière les attitudes sous-jacentes des auteurs de Donald l'imposteur, non certes dans une intention polémique, mais parce que, comme nous le montrerons, ces attitudes, prédominantes pendant un demi-siècle, ont empêché toute analyse scientifique des littératures dessinées.

Précisons d'emblée que l'orientation marxiste des auteurs de Donald l'imposteur n'est aucunement ce qui nous pose problème. Comme le suggère la fin de notre notice, Donald Duck est à notre avis parfaitement justiciable d'une interprétation marxiste, à condition que celle-ci soit menée sérieusement, ce qui n'est malheureusement pas le cas ici. Des exemples de telles analyses d'orientation marxiste portant sur les littératures dessinées (mais pas sur Donald Duck !), sont les deux ouvrages de l'historien de l'art anglo-américain David Kunzle (qui est d'ailleurs le traducteur de Donald l'imposteur aux Etats-Unis, mais une traduction, même excellente, même accompagnée d'une introduction et de gloses, ne peut sauver un mauvais ouvrage !) sur la BD du 15e au 19e siècle et sur la BD européenne du 19e siècle (History of the Comic Strip volume 1 :The Early Comic Strip : Narrative Strips and Picture Stories in the European Broadsheet, from c. 1450 to 1825, University of California Press, 1973 ; History of the Comic Strip (The) : The Nineteenth Century, University of California Press, 1990), ou encore l'ouvrage de Clive Bloom, en partie consacré à la BD, Cult Fiction : Popular Reading and Pulp Theory, MacMillan/St Martin's Press, 1996.


L'iconographie de l'ouvrage consiste en cases isolées, rendues méconnaissables par des photocopies successives, dont les bulles, lettrées à la pointe bille sur des papiers mal collés, contiennent la retranscription dans un français approximatif d'un texte déjà traduit de l'anglais en espagnol. On ne parle point ici de BD, mais d'un objet que le critique s'est déjà approprié, et qu'au fond il a créé de toute pièce.

Passons au détail de nos critiques sur Donald l'imposteur.

 

UNE LITTÉRATURE INDIGNE D'UNE ANALYSE SCIENTIFIQUE ?

 

Le premier écueil auquel se heurte l'ouvrage est, on l'a dit, son inexplicable absence de méthodologie scientifique. Les auteurs se basent sur l'examen d'une pile de publications Disney chiliennes constituée au hasard, qu'ils qualifient avec une tranquille assurance d'échantillon représentatif ! Il faut aller en Allemagne fédérale pour trouver à la même époque un mépris aussi complet de la nature même de l'objet étudié, deux fascicules de bandes dessinées étant supposés aussi homogènes et interchangeables que deux pots de glace de la même marque.

Ce mépris du corpus est inscrit jusque dans l'iconographie de l'ouvrage, qui consiste en cases isolées, jamais identifiées, rendues méconnaissables par des photocopies successives, dont les bulles, lettrées à la pointe bille, au petit bonheur, sur des papiers mal collés, contiennent la retranscription dans un français approximatif d'un texte déjà traduit de l'anglais en espagnol. Ce désastre iconologique est comme la signature de l'intention des auteurs. On ne parle point ici de BD, mais d'un objet que le critique s'est déjà approprié, et qu'au fond il a créé de toute pièce. Ces cases martyrisées représentent l'idée que les critiques se font des BD Disney.

On l'a dit, la version américaine de l'ouvrage (How to Read Donald Duck : Imperialist Ideology in the Disney Comics, édition revue et corrigée, International General, 1991), traduite et introduite par David Kunzle, est supérieure à la version des autres pays (1), car Kunzle rétablit un minimum de scientificité dans l'analyse. Il sait par exemple que les bandes étudiées ont été dessinées par Carl Barks (et non par « L'oncle Sam » !). Il fait des comptages pour savoir dans quels pays ses pérégrinations entraînent Picsou.

Il est intéressant d'examiner comment ces efforts sont accueillis par les responsables de la version française de l'ouvrage. La traductrice et préfacière, Michèle Mattelart, les commente de la façon suivante :

« Le traducteur de l'édition anglaise [sic, pour « l'édition américaine » ou « l'édition en langue anglaise »] a eu la patience de recenser à partir de la liste établie par le proche collaborateur de Disney, Carl Barks, l'ensemble des "comics" publiés dans la langue originale qui font intervenir des peuples ou des peuplades de la périphérie... »  (note au bas des pp. 68-69).

Cette mention de la traductrice mérite qu'on s'y arrête. Elle révèle en effet deux attitudes caractéristiques :

1) Il n'est toujours pas question (en 1976) d'étudier la BD en tant que forme d'art ou de littérature (ou des deux). Tout au plus peut-on publier la traduction d'un essai rigolard et vengeur dénonçant l'« idéologie » de Donald, essai qui sera validé par le statut de ses auteurs, mais que ceux-ci auront écrit au pied levé, en n'utilisant aucune des disciplines formelles ou des méthodes expérimentales des sciences humaines. La traductrice note donc que le pauvre David Kunzle, responsable de la version en langue anglaise, a eu « la patience de recenser » les pays de destination dans la liste établie par Barks lui-même des histoires de Picsou pour Walt Disney's Uncle Scrooge. Comprendre que le malheureux Kunzle s'est donné bien du mal, qu'il a poussé très loin le scrupule, voire qu'il a frisé le paradoxe en appliquant ponctuellement une méthode scientifique à un sujet qui ne méritait pas les honneurs d'une telle méthode.

2) Il n'est toujours pas question que les aventures de Donald ou de Picsou soient dessinées par une personne. L'identification de Barks comme le « good artist » était un secret de polichinelle dans le fandom depuis les années 1960. Au début des années 1970, il faut parler, toutes choses égales, d'une célébrité du « duckman ». Mais Michèle Mattelart, qui naturellement ignore tout de la barksologie naissante et n'écrit que d'après ce qu'elle comprend de Kunzle, est incapable de se résigner à l'idée que les histoires de Donald puissent sortir d'une plume ou d'un pinceau (2). Pour elle, ces bandes sont forcément usinées à la chaîne, peut-être par un système de tampons encreurs, plus probablement par le travail de malheureuses petites mains, équivalentes des intervallistes de dessin animé. Du coup, la référence à Carl Barks, transmise par Kunzle, est contaminée par le registre sémantique de l'industrialisme. Barks ne peut être que « le proche collaborateur de Disney » (que, dans la réalité, il n'a plus physiquement approché depuis l'époque où il faisait des dessins animés, et avec qui il n'entretient pas davantage de relations économiques, puisque ses chèques lui sont envoyés par la Western Printing and Lithographing Co).


L'ignorance complète du mode de production d'une bande dessinée, se conjuguant avec des conceptions a priori typiques des milieux « progressistes », aboutit à une véritable cécité. La production d'une bande aussi « chargée » sur le plan idéologique que les histoires de Donald (elles émanent d'une « multinationale », elles font l'« apologie » du capitalisme) ne pourrait qu'illustrer un mode de production capitaliste, caricaturalement réduit à une opposition capital/travail.

Dans la logique de Mme Mattelart, l'expression « le proche collaborateur de Disney » intègre le fait que Barks a un rôle déterminant dans la production des BD Disney, tout en écartant la possibilité qu'il ait un rôle d'exécution. En faisant présumer la présence de Barks dans un organigramme, elle ramène Barks dans la sphère des détenteurs du capital ou de leurs mandataires. L'attribution à Barks de la création de Scrooge (« créateur du personnage de Picsou ») obéit à la même logique. Barks serait le créateur de Picsou comme Disney lui-même est le créateur de Mickey, le concepteur d'un produit, qui sera ensuite fabriqué selon des normes industrielles.

L'ignorance complète du mode de production d'une bande dessinée, se conjuguant avec des conceptions a priori typiques des milieux « progressistes », aboutit donc en l'espèce à une véritable cécité. Selon la préfacière, la production d'une bande aussi « chargée » sur le plan idéologique que les histoires de Donald (elles émanent d'une « multinationale », elles font l'« apologie » du capitalisme) ne pourrait qu'illustrer un mode de production capitaliste, caricaturalement réduit à une opposition capital/travail. Des petits malins opportunistes (Disney ? Barks ?) auraient eu l'idée simple mais géniale de créer des personnages néoténiques et inspirant la sympathie (Mickey, Donald, Picsou, etc.). Ils jouiraient de cette rente, en exploitant une main d'œuvre servile chargée de produire les histoires en images de ces personnages. Cette vision des choses méconnaît totalement la réalité économique d'une telle production, qui est à la fois infiniment plus simple que ne peuvent le penser nos sociologues (en réalité, les bandes Disney sont exécutées de façon complètement artisanale ! Barks fait tout, tout seul, à la maison ! Les autres dessinateurs Disney font de même !) et infiniment plus complexe : la production des BD Disney résulte d'un accord de partenariat passablement ésotérique entre Western Printing, détentrice des droits des personnages et responsable de la réalisation des comic books et de leur impression, et Dell Comics, qui en tant qu'éditeur est donneur d'ordres pour la réalisation des comics, assume les frais de ces éditions et assure leur distribution.

 

PROCES D'INTENTION ET PROCES POLITIQUE

 

Deuxième aléa de Donald l'imposteur : la tentation du procès politique. Dorfman a évoqué avec lyrisme, dans des écrits autobiographiques, les moments d'écriture fébrile de l'ouvrage et de son jumeau, The Empire's Old Clothes, entre la peinture d'un slogan politique sur une façade et la préparation d'un programme de télévision pour la jeunesse. Cette écriture à la fois militante et dilettante inscrit Dorfman dans la tradition des contempteurs de la BD. A ce titre Donald l'imposteur convoque un procédé rhétorique typique des militants anti-BD, toutes époques ou tous milieux confondus. Il s'agit de donner de toute caractéristique de structure et de tout élément de contenu de l'œuvre attaquée l'interprétation la plus négative. L'absence de véritables méchants dans les civilisations secrètes que visite Picsou ? La BD veut ridiculiser et infantiliser le prolétariat du tiers-monde. Le respect par Picsou des cultures locales et de la nature ? Il s'agit d'interdire au primitif tout accès à l'économie. Donald est incapable de garder un emploi. Diagnostic : il s'agit de mettre au pas le lecteur en lui rappelant qu'à la moindre incartade, il sera lui-même mis à la porte, tout en lui répétant que le chômage est dû à l'incompétence du chômeur et non à une éventuelle crise du capitalisme. On est ici dans la droite ligne de l'école de Francfort. Adorno et Horkheimer notent que : « Dans les dessins animés, Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s'habituent à ceux qu'il reçoivent eux-mêmes. » (Horkheimer et Adorno, Dialektik der Aufklärung, Querido Verlag, 1947, traduction française, La Dialectique de la raison, Gallimard, 1974.)

Dans une telle démarche où tout est suspect, il s'agit au moins autant de repérer dans Donald ce qui n'y est pas, que ce qui y est, et de voir dans la lacune une preuve de la duplicité et de la volonté de manipulation de l'auteur. Il n'est plus dès lors de caractéristique de l'œuvre qui échappe à la critique. Quand les histoires se passent aux Etats-Unis, les auteurs sont isolationnistes. Quand le tiers-monde apparaît, on veut s'en moquer ! Si Picsou investit dans l'endroit qu'il visite, il l'exploite. S'il n'investit pas, il laisse les primitifs croupir dans leur arriération ! Si dans une histoire Donald travaille, on veut dresser le lecteur à l'obéissance passive. S'il ne travaille pas, on veut dissimuler l'existence même du prolétariat ! (3)

Cependant le fond de l'analyse de Mattelart et Dorfman reste la thèse du pillage du tiers-monde. Picsou et les siens, à l'instar des verrotiers de l'époque des grandes explorations, accapareraient les richesses des primitifs en échange de babioles. « On leur enlève [aux primitifs] ce dont ils n'avaient pas repéré la valeur d'usage, ni d'échange. » (p. 82) Mais borner ces relations à un échange inégal, c'est oublier complètement que pour les sociétés traditionnelles décrites par Barks la valeur d'échange des fameuses babioles est effectivement égale ou supérieure à celle de l'eau, des vivres, des fourrures ou des biens manufacturés quelconques dont ils se défont. Dans « Zero Hero » (Walt Disney's Comics and Stories n° 275, août 1963), Donald essaie en vain de vendre des parfums aux Esquimaux, qui n'aiment que les odeurs de rance. Mais les bouteilles gèlent et éclatent, et les Esquimaux sont intéressés finalement par les éclats de verre des bouteilles, dont ils feront des colliers. (En bonne théorie économique, la valeur d'un bien est fonction de l'utilité marginale de ce bien.) En échange, les Esquimaux se défont de saindoux de renne, sans utilité pour eux et qu'ils n'avaient manufacturé qu'en perspective d'échanges avec une compagnie qui ne s'est plus manifestée.

En dernière analyse, la stratégie argumentative de Donald l'imposteur repose donc elle-même sur une imposture. Alors même que l'ouvrage se présente comme une étude de contenu, le relevé de ce que Barks dit - et davantage encore le relevé de ce que Barks ne dit pas - est délibérément orienté. En procédant de la sorte, les auteurs oublient tout simplement que Barks dans sa description du sud, et du monde ibérique en particulier, passe sous silence les traits les moins sympathiques de ce monde, qu'il idéalise au contraire, comme il idéalise la démocratie incarnée par ses canards. Si Barks s'était contenté d'ériger en normes les valeurs morales du nord, on eût pu l'accuser d'universalisme, c'est-à-dire d'arrogance. Comme il prend soin de mettre les valeurs de sociétés traditionnelles rencontrées par ses canards au moins à égalité avec celles du nord, et le plus souvent de les placer au-dessus d'elles, les auteurs de Donald l'imposteur sont contraints de se réfugier dans l'accusation paranoïaque qu'il traite les populations du sud en « enfants ».

 

LA VITUPÉRATION DE LA FICTION DE MASSE

 

Troisième problème posé par Donald l'imposteur : les attaques virulentes contre l'édition de BD, perçue comme émanant d'un complot capitaliste. Il est tout simplement extraordinaire que la préface de Michèle Mattelart arrive à retrouver, trente ans après, au sujet de l'homme de presse Paul Winkler, introducteur de Mickey en France, les arguments du pamphlet stalinien de Georges Sadoul, Ce que lisent vos enfants, datant de 1938 (dont elle ignore vraisemblablement l'existence) ! Winkler, c'est l'homme vendu aux Américains. Quand à Mickey, innocent souriceau, il représente l'Empire.

La haine de la BD n'est qu'un aspect de la haine de la fiction de masse et c'est comme spécimen de fiction de masse que la BD est attaquée. Dans The Empire's Old Clothes, Ariel Dorfman s'en prend aux comics de superhéros, aux soap operas et aux sitcoms radiophoniques et télévisuels, à la variété, aux westerns, aux films d'action, et même à Babar ! Dorfman s'inscrit donc dans la tradition d'un Fredric Wertham aux Etats-Unis (Seduction of the Innocent, 1954), dont il constitue une version moderne. Wertham attribuait la montée du nazisme à la fiction de masse produite en Allemagne, et il prédisait l'arrivée du fascisme aux Etats-Unis par la même voie. Dorfman rend la fiction de masse responsable de l'arriération du tiers-monde (elle amènerait ses consommateurs des bidonvilles à collaborer à leur propre exploitation) et il attribue en partie au moins la réussite du coup d'Etat fasciste de Pinochet aux comics Disney. (Ils auraient prévenu les esprits contre l'expérience marxiste du gouvernement Allende, qui avait été démocratiquement élu.)

De telles thèses sont critiquables à plusieurs points de vue.

• Un premier point litigieux est la définition par Dorfman d'un médium de masse comme intrinsèquement antidémocratique. Diverses familles idéologiques sont retombées sur cet argument à diverses époques, depuis les Victoriens jusqu'à nos jours, mais il apparaît extrêmement discutable. Reprenons l'exemple de l'Allemagne hitlérienne, cher au docteur Wertham. Certes Hitler a utilisé la radio pour convertir les ménagères allemandes aux idéaux du national-socialisme. Mais, à la même époque, Franklin Delano Roosevelt a utilisé le même médium pour convertir les Américains aux idéaux du New Deal, puis à la nécessité de la guerre contre les puissances de l'axe ! On ne voit donc pas en quoi la radio (ni aucun autre médium de masse) serait en elle-même « responsable du fascisme ».

Cette association superstitieuse entre un médium de masse, c'est-à-dire entre le principe même d'une diffusion industrielle, et des visées antidémocratiques, lieu commun de l'argumentaire anti-BD, repose sur une attitude élitiste sous-jacente, évidente chez le docteur Wertham et ses inspirateurs de l'école de Francfort, Adorno en tête, qui sont tous des grands bourgeois allemands pour qui l'art doit être par définition réservée à un cénacle. Adorno, qui était comme on sait critique musical, avait fait sienne la devise de Schoenberg : si c'est de l'art, ce n'est pas pour tous, si c'est pour tous, ce n'est pas de l'art. Et Adorno aurait pu ajouter : comme ce n'est pas de l'art, cela ne peut avoir qu'une influence détestable. On le voit, en attaquant les soaps télévisuels, les BD de Donald ou les album de Babar, Dorfman se contente de recycler l'argument selon lequel une œuvre qui touche les masses parce qu'elle passe par un moyen de diffusion de masse (la télévision, l'imprimerie, etc.) est forcément mauvaise. En réalité, il doit arriver au moins de temps en temps qu'une œuvre passant par les moyens de diffusion de masse soit admirable sur le plan esthétique et exemplaire sur le plan idéologique, y compris dans une perspective progressiste. Comme l'écrivait Gide à propos du cinéma de Chaplin : « Cela est si bon de pouvoir ne point mépriser ce que la foule admire. » (Journal, 19 avr. 1927)

• Un second point litigieux est l'absence de prise en compte par Dorfman de tout facteur autre que culturel. Voir dans la culture populaire made in USA la raison principale des maux du Chili, revient à oublier généreusement les causes endogènes de ces maux et à réduire les causes exogènes à une « propagande » clandestine (alors que les historiens ont formellement établi que les Etats voisins et la CIA s'étaient livrés à une véritable déstabilisation du pays !). En d'autres termes, même si on admettait que la fiction populaire fait partie, comme l'écrivent Mattelart et Dorfman, des « moyens cachés de domination », pourquoi se consacrer exclusivement à ces « moyens cachés » ? Qu'ont-ils de si important ?

Ici encore, on peut faire le lien entre la stratégie argumentative de Mattelart et Dorfman et une rhétorique générale du discours anti-BD. En 1949, au moment de l'adoption de la loi française sur les publications destinées à la jeunesse, un juriste, René Paucot, écrivant dans la Gazette du Palais (p. 35 de la partie « doctrine » ; nous remercions B. Joubert pour cette citation), résumait ainsi l'état de la question :

« Les pouvoirs publics, en dépit des préoccupations multiples qui appellent leur attention, le législateur, malgré la tâche immense qu'on exige de lui chaque jour, ont compris qu'à côté des ruines matérielles causées par la guerre et ses suites, il existait des "ruines morales" moins visibles "plus graves à soigner et à faire disparaître" (débats parlementaires). Parmi ces ruines morales il faut citer la démoralisation de la jeunesse et l'accroissement de la délinquance juvénile. La loi du 16 juillet 1949 marque la volonté du législateur de s'attaquer à faire disparaître les causes profondes de cette délinquance. Certes les causes en sont multiples mais on s'accorde à constater que parmi elles les lectures néfastes trop largement diffusées peuvent être placées en premier plan : elle déforment l'esprit si facilement malléable des jeunes en offrant à leur admiration des héros méprisables. Ce drame, le mot ne paraît pas trop fort, a depuis longtemps ému les éducateurs et une partie vigilante et éclairée de l'opinion publique. »

Comme on le voit, une mention faite comme en passant de causes exogènes de l'augmentation de la délinquance juvénile (une guerre mondiale !), précède une vitupération de la seule chose qui importe vraiment aux yeux du chroniqueur (les « causes profondes ») : si des bandes de gamins livrés à eux-mêmes écument le pays, c'est parce que ces gamins s'empiffrent des aventures de « héros méprisables » du strip américain comme Tarzan ou le Fantôme du Bengale ! De la même façon les auteurs de Donald l'imposteur, ayant fait allusion aux raisons de l'arrêt de l'expérience de l'Unité populaire (un coup d'Etat fasciste !), se concentrent sur ce qui leur tient au cœur : les affreuses BD Disney, responsables de tous les maux !

• Troisième point litigieux : toujours en admettant que les critiques faites à la fiction de masse soient fondées dans les pays du sud, pourquoi importer ces critique dans leur pays d'origine ? Rétabli aux Etats-Unis, Dorfman, qui est binational et bilingue (4) fait traduire Para Leer al Pato Donald, qui devient How to Read Donald Duck, et récrit les vieux essais anti-fiction de masse de The Empire's Old Clothes. « Voyez, semble-t-il nous dire, tout le mal que ces productions font à mon peuple d'adoption. » Mais, est-on tenté de lui répondre, si ces bandes sont préparatoires au fascisme, pourquoi n'ont-elles cet effet qu'au Chili ? Qu'est-ce qui les rend anodines dans les pays de l'hémisphère nord ? Et si elles sont anodines dans les pays du nord, pourquoi en dénoncer le danger chez nous ?

 

DES CRIMES MENTAUX ?

 

En dernière analyse, Donald l'imposteur se contente de reprendre les vieilles scies des milieux avancés contre la culture populaire et la fiction de masse. L'ouvrage fut publié en France chez Alain Moreau, éditeur qu'on s'accordait à dire proche du Parti Socialiste. Il parut dans la collection de Bernard Cassen, plus tard fondateur du mouvement ATTAC et actuellement directeur général du Monde diplomatique. Il n'est évidemment pas surprenant que Cassen ait publié dans ses jeunes années un livre qui déclinait sur tous les tons qu'on se moquait du prolétariat international et qu'on décrivait les peuples du tiers-monde comme des enfants.

L'annonce de la collection textualité dirigée par Cassen mérite d'être citée :

« La collection "Textualité" dirigée par Bernard Cassen vise à offrir au public des travaux - recherches de pointe, essais ou rééditions critiques d'œuvres essentielles - faisant appel aux méthodes des sciences humaines et sociales pour mieux éclairer notre vie quotidienne. Ce seront autant de moyens de lecture de notre actualité et d'instruments d'une activité de diagnostic.

« Rédigés par des chercheurs ou des universitaires, les ouvrages de la collection "Textualité" se caractériseront par la clarté du langage, l'absence de jargon et la volonté de dépasser les divisions souvent artificielles entre les disciplines. Ils s'efforceront constamment d'ancrer la réflexion théorique dans les problématiques du temps présent. »

On peut considérer le pamphlet de Mattelart et Dorfman comme une manifestation précoce de ce que certains analystes ont qualifié depuis de populisme de gauche (Olivier Mongin) ou de poujadisme de gauche (Eric Marty), un courant informé par le marxisme et par le tiers-mondisme, dont la rhétorique fait voisiner une description euphémistique de régimes autoritaires du sud avec une vision quasi paranoïaque de la culture de masse et des médias des pays du nord, invariablement accusés des pires méfaits. Tout se passe donc comme si on cherchait à mettre en balance avec les crimes bien réels des dictatures « amies » du sud des CRIMES MENTAUX des pays du nord (5).

Les auteurs de Donald l'imposteur n'ont jamais caché leur intention, la révolution d'Allende eût-elle triomphé, d'interdire les comics Disney et vantent dans leur essai leur tentative de donner une « bonne littérature » aux petits Chiliens, sous les auspices de l'université du Chili à Santiago et de la maison d'édition d'Etat Quimantu. Dans d'autres sources, Ariel Dorfman déclare avoir travaillé entre autres sur un dessin animé pour la télé, une ligne de comic books, une revue pour adolescents. Il serait intéressant de connaître le degré d'achèvement de ces entreprises et, si elles ont connu un début de réalisation, de pouvoir jeter un coup d'œil sur cette littérature, voire de la soumettre à son tour au crible de l'exégèse, afin d'en révéler l'idéologie et les modèles comportementaux sous-jacents, tout comme Mattelart et Dorfman le font pour les BD Disney. Gageons qu'une telle étude révélerait une version sud-américaine de la littérature catéchisante, infantilisante et niaise qu'on produisait à la même époque en RDA (6).

 

Harry Morgan

 

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NOTES

 

(1) C'est vrai même au point de vue iconologique, évoqué à l'instant. La couverture de la version américaine s'efforce d'imiter celle d'un Dell Comic. Idée désastreuse, du reste, puisque Disney obtint en justice l'interdiction du livre, en invoquant - c'était de bonne guerre - le copyright infringment, c'est-à-dire la reproduction non autorisée de personnages Disney. Retour au texte.

 

(2) A la toute fin du 20e siècle, les métaphores du tâcheron, du sweatshop, de l'atelier taylorisé, filées par des plumes plus ou moins habiles à propos des mangas, de la production Elvifrance, voire des comic books, témoignent de cette incapacité à appréhender l'instance auctoriale, comme si reconnaître qu'une BD quelconque est produite par des auteurs (par exemple un scénariste et un dessinateur) était déjà lui faire trop d'honneur ! Retour au texte.

 

(3) Pour une analyse succincte de l'économie chez Barks, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Un sou est un sou », 9e art n° 10, oct. 2003. Retour au texte.

 

(4) On peut, ici encore, faire un parallèle avec la littérature polémique du passé. Wertham était un Allemand transplanté aux Etats-Unis. Adorno était réfugié aux Etats-Unis, qu'il détesta. Dorfman est partagé entre la sphère culturelle ibéro-américaine et celle des Etats-Unis, où il passa son enfance, ses parents ayant fui dans les années 1940 le fascisme argentin, et où il revint définitivement à l'âge adulte, ayant lui-même fui le Chili de Pinochet. Il est remarquable que la presse américaine, y compris celle de l'élite (New York Times, New Yorker), ait célébré les mémoires de Dorfman, Heading South, Looking North : A Bilingual Journey, Farrar, Straus and Giroux, 1998, comme la réconciliation de deux cultures (sud-américaine et nord-américaine), en étant beaucoup moins sensible à ce qui ressort si clairement des écrits polémiques de l'intéressé, et qui s'apparente à ce que les Anglais appellent « alienation » (le terme est difficilement traduisible : un éloignement de ses propres valeurs, une détestation de ce qu'on aimait). Retour au texte.

 

(5) Dans notre domaine des littératures dessinées, un sommet fut l'article de Pascal Lardellier contre les mangas (« Ce que nous disent les mangas » Le Monde diplomatique, déc. 1996, article sur-titré - cela ne s'invente pas - « Il y a cent ans naissait la bande dessinée »), où l'auteur arrive à aligner à peu près toutes les erreurs courantes sur les mangas, à commencer par le célèbre « les personnages ont des yeux ronds pour favoriser l'exportation », prodigieux de racisme béat (comment se fait-il, en effet, que les personnages des mangas ne soient pas jaune citron avec des yeux étirés vers les tempes ?) et d'ignorance malveillante (si les yeux ronds étaient censés favoriser l'exportation des mangas, pourquoi a-t-il fallu attendre 50 ans pour que les mangas paraissent ailleurs qu'au Japon ?)

L'organe qui publia cette édifiante analyse, le Monde diplomatique, dirigé par Bernard Cassen, éditeur en français de Mattelart et Dorfman, et qui accueillit régulièrement au fil des ans les diatribes de ses auteurs contre tel ou tel aspect de la culture populaire, a, dans des numéros récents, entre autres incartades, fait l'apologie du régime castriste à Cuba et de la dictature de Robert Mugabe, qui fut porté, au moment de son accession au pouvoir, sur les fonds baptismaux du tiers-mondisme. - Et ne parlons pas des attaques terroristes du 11 sept. 2001 contre les Etats-Unis, qu'il fallut bien justifier, elles aussi, au nom de la révolte des opprimés ! Retour au texte.

 

(6) Le lecteur comprendra mieux ce que nous voulons dire en lisant le livre pour enfants d'Ariel Dorfman, La Rebelion de los Conejos Magicos, The Rabbit's Rebellion. Retour au texte.