LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTÉRAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE



FEUILLETON DU MATIN DU 14 MAI 1912
9.La Marseillaise Verte
Grand roman psychique inédit
PAR LE MAJOR QUINARD
—————————————————
LIVRE DEUXIÈME
MISS VIRIDIA WORMWOOD
—————————————————

II
Où Mr Smuts parle aux esprits

À côté de Dignified Superbia est le quartier de Marginal Decorum, quartier de la classe moyenne, peuplé d’employés, de boutiquiers, de petits fonctionnaires, de professeurs des deux sexes et de membres mineurs des professions libérales. En pleine croissance, Marginal Decorum se présentait comme une véritable fourmilière où l’on construisait à tour de bras « terrasses », magasins, immeuble de bureaux, ligne de métro, ligne de tramway.
À ce monde appartenait depuis peu la famille de Clara Bagehot, la discrète collégienne de Clifftop School. Son père, qui était homme de lettres, avait pris beaucoup de retard dans la rédaction du livre qui devait être son grand œuvre, de sorte qu’il avait dû imposer à sa famille une certaine restriction de son train de vie. L’avancée sociale modeste qui servait de mot d’ordre informel au quartier correspondait donc dans le cas de la famille Bagehot à une régression modeste. Cependant Mme Bagehot, qui était une petite femme vive et gaie, avait accepté d’un cœur léger d’échanger sa belle maison contre un petit cottage où elle assumait elle-même les tâches domestiques, avec seulement l’aide d’une vieille cuisinière et d’une petite bonne. Quant à Clara, sa seule inquiétude était que sa famille ne puisse plus payer ses frais de pensionnat à Clifftop. Mais une vieille tante généreuse réglait la facture trimestrielle à miss Pussett, la directrice. La famille Bagehot vivait donc sans inquiétudes exagérées son revers de fortune assurément temporaire et Mr Bagehot mettait les bouchées doubles pour finir le manuscrit que ses éditeurs lui réclamaient depuis trois ans, tout en assurant le matin les petits travaux de journalisme qui le faisaient vivre ainsi que sa famille.
Clara avait gardé l’habitude de visiter son ancien quartier, où elle avait toujours des amies, et c’est ce qui explique que lorsqu’elle accueillit chez elle son amie de la classe de troisième de Clifftop School, l’érudite Augusta Meiklejohn, pour les petites vacances d’automne, elle put lui faire des révélations curieuses.
« Et cette femme se fait appeler Viridia Wormwood, expliqua Clara, assise en tailleur sur le vieux canapé, dans le minuscule grenier qui servait de quartier général aux jeunes filles. Seulement, elle n’est ni Viridia ni Wormwood. Pour commencer, Viridia n’est pas un prénom. Du moins, il ne figure pas dans le livre Prénoms du monde entier dont se sert papa pour baptiser les personnages de ses romans. Ensuite, je crois encore moins au Wormwood qu’au Viridia, parce que cette dame n’est certainement pas anglaise. Il est vrai que je ne l’ai entendue parler qu’à son chauffeur, à travers la grille du parc, mais elle possède à l’évidence un accent continental. En fait, elle parle l’anglais exactement comme mes cousins de Normandie. Bref, si elle n’est pas britannique, elle ne s’appelle pas Wormwood.
— C’est peut-être le nom de son mari.
— Elle n’est pas mariée. Par contre elle reçoit presque quotidiennement chez elle les visites d’un monsieur originaire paraît-il de Pretoria, avec qui elle s’enferme seule à seul, ce qui est tout à fait incorrect.
— Clara, dit Augusta avec reproche. J’ai l’impression que tu as passé tout le début des vacances à espionner ton ancienne voisine.
— Mais ce n’est pas mon ancienne voisine. Ce serait ma nouvelle voisine si nous habitions encore ce quartier. Une autre chose curieuse : Viridia Wormwood n’apparaît que la nuit, à la lumière artificielle. Moi-même, je ne l’ai jamais aperçue que dans son parc, qui est éclairé, comme le reste de sa maison, par de puissants lampadaires électriques.
— Peut-être qu’elle ne supporte pas la lumière du jour, dit Augusta. Peut-être souffre-t-elle des yeux, ce qui l’oblige à vivre la nuit, restant cloîtrée, quand vient le matin, dans une maison aux fenêtres soigneusement obturées.
— Mais les fenêtres de Wisteria Villa ne sont pas obturées. Je crois pour ma part que Viridia Wormwood apparaît de préférence à la chaude lumière électrique parce que — mais tu vas rire, tu vas te moquer...
— Pourquoi devrais-je me moquer ?
— Parce que l’explication est fantastique.
— Dis toujours.
— Viridia Wormwood apparaît de préférence à la lumière des lampes électriques parce que cela lui permet de corriger son teint.
— Son teint ? s’exclama Augusta.
— Son teint, poursuivit Clara, qui, sans cela, apparaîtrait indubitablement olive.
— Olive ? Comme le teint d’une Napolitaine ou d’une Andalouse ?
— Plus vert que cela.
— Dans deux minutes, tu me raconteras que cette femme est la martienne verte que tout le monde a vu à Marseille sauf nous, qui n’avons aperçu qu’une femme arabe dont on ne distinguait pas un pouce carré de peau.
— Si Viridia n’est pas un nom propre, reprit Clara après un temps de silence, c’est un nom commun. As-tu une idée de ce que cela peut signifier ?
— Dans la langue de Cicéron, expliqua Augusta Meiklejohn, qui était excellente latiniste, cela désigne les arbres, les bosquets, la verdure.
— C’est très curieux. Et au fait, que désigne le mot wormwood ? Je sais que c’est une plante, mais je ne sais pas laquelle. Tu sais comme je suis calée en botanique !
Mais... c’est l’artemisia absinthium, dit Augusta Meiklejohn. Ce que tes cousins français appellent l’absinthe.

*
* *

Le lendemain, comme les deux jeunes filles faisaient des courses pour Mrs Bagehot dans la grand-rue de Marginal Decorum, Clara poussa soudain Augusta Meiklejhon dans la porte d’une boutique, à l’encoignure de deux rues.
« Qu’est-ce qui tu prend ? protesta Augusta.
— Cet homme, qui vient vers nous. C’est Smuts.
— Et alors ? Est-ce une raison pour nous cacher comme des espionnes ? Il ne nous connaît pas.
— Nous nous cachons, dit Clara avec une détermination qui étonnait chez la discrète jeune fille, parce que j’ai bien l’intention de le suivre à distance et qu’il importe par conséquent qu’il ne retienne pas nos visages.
— Mais pourquoi veux-tu le suivre ?
— Pour savoir où il habite. Pour savoir ce qu’il trame.
— Est-ce que ce n’est pas un peu... mélodramatique ? » demanda Augusta.
Malgré les protestations d’Augusta, qui trouvait malséant qu’on se conduisît comme dans un roman feuilleton, Clara obtint qu’on suivît à bonne distance le Sud-Africain.
Celui-ci tourna le coin de deux rues et arriva devant une curieuse petite maison de style gothique. Lorsqu’il fut entré, les jeunes filles se glissèrent dans les massifs qui cachaient en grande partie la demeure de la rue et, coulèrent un regard par une étroite fenêtre à meneaux. Elles virent un plafond bas à caissons, des meubles à panneaux sculptés, tout un décor conventionnellement et bêtement moyenâgeux qui évoquait l’atavisme de servitude et la sentimentalité mièvre des races germaniques.
Smuts entra dans la pièce, donnant le bras à une femme. Clara Bagehot et Augusta Meiklejohn échangèrent un regard interloqué. Elles connaissaient très bien la femme qui venait d’entrer, car elles avaient vu quelques semaines plus tôt son effigie sur toutes les affiches des boulevards parisiens. Et comme elles avaient ri en se souvenant du visible embarras de miss Pussmaid, leur professeur, lorsque les jeunes filles avaient demandé innocemment qui était cette Ruta Baga, qui faisait profession d’exécuter des danses javanaises pour le public parisien.
Les deux jeunes filles n’entendirent naturellement pas un mot de la conversation, à travers la croisée fermée, mais celle-ci semblait fort animée, comme si les deux protagonistes disputaient sur le parti à prendre. Finalement, avec un geste de colère signifiant qu’il voulait clore la discussion, Jacobus Smuts alla tirer un rideau noir, qui dissimulait un petit cabinet sans fenêtre.
L’âpre passion à présent déformait le visage de Smuts tandis qu’il réglait, sur une sorte de console, tout un attirail de boutons et de rhéostats. La partie supérieure de la console comportait une cloche de verre, comme celles qu’on met sur les pendules de cheminée.
Smuts se recula, les réglages faits. Se haussant sur la pointe des pieds, il introduisit la main dans une petite cage d’osier, suspendue au plafond, et en retira une colombe. Il sortit de la poche intérieure de sa redingote un long stylet, et transperça l’oiseau avec des gestes de chirurgien. Puis, soulevant la cloche de verre, qui, dans sa partie arrière, était articulée sur des gonds, il y jeta l’oiseau palpitant et sanglant et referma vivement l’appareil.
Aussitôt la cloche de verre prit une pâleur opaline, qui se condensa en une coulée phosphorescente. La colombe disparut dans ce brouillard laiteux.
Pendant longtemps, il ne se passa rien de plus. Puis, soudain, au sein de la coulée, un conglomérat se coagula en forme de tête nébuleuse, de visage indistinct. L’apparition se précisa. Les yeux s’ouvrirent et, pendant une fraction de seconde, on put y lire l’abyssale angoisse d’un être qui vient de franchir les immensités désolées qui séparent les planètes. Puis le regard se durcit, les lèvres béèrent.
Alors il arriva cette chose extraordinaire que Clara et Augusta, cachées dans leur buisson, et séparées de la scène par l’épaisseur d’un double vitrage, entendirent ce que disait l’apparition, comme si elle eût parlé à leur oreille.
« Le programme doit être exécuté à la lettre, prononçait l’apparition. Ainsi l’ordonne, à l’ordre des Anciens Germains la très sainte gardienne de la sagesse de Mars, au nom de l’ordre des Mandragores d’Aeria. D’abord les attentats en Angleterre, qui doivent devenir de plus en plus nombreux, de plus en plus violents. Ensuite, l’événement fatal, le très grand coup frappé au sud, afin de décupler l’effroi. Et ce coup terrible sera porté le deux novembre. Le deux novembre. Prévenez... »
Mais soudain le sortilège se rompt. Le fluide se dissout. On voit encore une flammèche verdâtre serpenter et se tordre dans la cloche de verre. Puis plus rien. Et sous la cloche de verre, la colombe n’est plus qu’un petit tas de cendres.
Ruta Baga, à l’autre bout de la pièce, debout derrière un fauteuil qui la cachait à moitié, avait enfoncé les ongles dans le capiton du dossier. Elle était livide.

(À suivre.)