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FEUILLETON DU MATIN DU 15 MAI 1912
10.La Marseillaise Verte
Grand roman psychique inédit
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE DEUXIÈME
MISS VIRIDIA WORMWOOD

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III
Où l’on rencontre l’homme à la longue cuillère

Les deux collégiennes étaient sorties de leur buisson et avaient marché au hasard, trop choquées par ce qu’elles avaient vu pour penser, pour parler.
Quand Clara Bagehot reprit ses esprits, elle s’aperçut qu’elles s’étaient aventurées jusqu’au cœur de Londres. Elles étaient devant la façade du théâtre de Drury Lane et Augusta contemplait, songeuse, l’affiche du spectacle qui s’y jouait. Il s’agissait d’une séance de music-hall mettant en scène un magicien.
« L’homme à la longue cuillère », proclamait l’affiche. On voyait, sur une chromolithographie aux couleurs brutales, un magicien de scène, en frac et coiffé d’un turban, tenant l’extrémité d’une énorme cuillère, si longue qu’elle était portée par deux assistants, vêtus comme des Turcs, et coiffés du fez. L’immense cuillère finissait sur un guéridon, au-dessus d’un tout petit verre à pied, entre une bouteille contenant une liqueur verte et une carafe d’eau. La cuillère portait une petite pyramide blanche de sucre et elle devait être percée, car on voyait des gouttes d’un épais sirop vert qui tombaient lentement dans le verre. Derrière la table, accroupi plutôt qu’assis, était un énorme démon femelle, d’une atroce couleur verte. L’image devait se lire comme une représentation allégorique de l’absinthe et de ses dangers, d’où la nécessité d’user d’une longue cuillère, comme lorsqu’on soupe avec le diable. Mais cette image d’estampe satirique, digne de Gillray ou de Rowlandson, annonçait en cette occurrence un spectacle d’illusionnisme, avec apparitions, disparitions, multiplication d’êtres et d’objets, lévitation, démembrement et reconstitution de corps, usant de trappes, de tringlerie — toute une féerie, en somme, disposant des moyens d’un grand théâtre.
Augusta était d’autant plus intéressée par l’affiche qu’elle était la nièce du grand magicien Meiklejohn (Chang Ming Fu sur scène) et qu’elle se passionnait pour tout ce qui était bizarre, biscornu et fuligineux.
À ce moment, un homme portant jaquette et chapeau de haute forme sortit du théâtre et, voyant les deux jeunes filles en contemplation devant l’affiche, mit la main à une poche intérieure, s’apprêtant à leur donner des billets de faveur. Mais sitôt qu’elle l’aperçut :
« L’homme à la longue cuillère ! s’écria Clara. c’est donc vous ! »
À la moustache retroussée comme celle d’un chat, à l’oreille en pointe, comme celle d’un faune ou d’un sylvain, elle avait reconnu sa hauteur le rajah de Downpour, autrement le yogi Balakrishna, qu’elle avait rencontré à Marseille. Celui-ci, excellent physionomiste, identifia immédiatement les petites collégiennes qu’il avait vues quelques semaines plus tôt, en train de manger des pizzas.
« Il semble, souffla Augusta Meiklejohn à son amie, que nous rencontrions perpétuellement les mêmes personnages sous différents alias et déguisements, comme dans un roman populaire d’aventures et de mystère.
— Dans ce cas, fit malicieusement Clara Bagehot, ce serait un roman populaire français, vu que ces personnages sont pour la plupart continentaux. Seulement on se demande bien ce que nous autres, collégiennes anglaises, ferions dans un tel feuilleton. D’autant, ajouta-t-elle avec discernement, que les Français ignorent à peu près complètement ce genre littéraire si populaire chez nous de la school story.
— Aviez-vous quelque chose à me dire ? interrogea curieusement le yogi Balakrishna.
— En effet, répondit Clara en rougissant. C’est extraordinaire de tomber sur vous ainsi par pure sérendipité.
— Montons chez moi, alors. »
Le rajah de Downpour avait pris ses quartiers dans un confortable hôtel, à deux pas du théâtre. Tandis qu’ils parcouraient les quelques yards qui les séparaient du gîte, Augusta Meiklejohn, chez qui la curiosité scientifique prenait parfois le pas sur les bonnes manières, demanda au rajah de Downpour, qui portait toujours en sautoir le rubis sacré, insigne de son rang, comment il avait pu rester rajah s’il s’était fait yogi.
« Mais il n’est pas pas obligatoire de renoncer au trône, mademoiselle. Il est permis de cumuler les deux fonctions. »
Dans la suite princière, ses assistants se levèrent à l’entrée du rajah. Sous les fez, n’étaient autres qu’Alasdair Trumpet, l’homme à l’oreille à l’envers, le plus grand de tous les détectives, et Arsène Chouinard, l’homme à l’oreille qui traîne, l’as du Deuxième Bureau.
« Je crois que nous connaissons déjà ces demoiselles, altesse, dit Trumpet.
— En effet, confirma le rajah, elles étaient dans ce petit groupe de collégiennes anglaises que nous avons rencontrées dans la cité phocéenne.
« Ici vous pouvez parler très librement, dit le rajah de Downpour à l’adresse des jeunes filles. Vous ne risquez nullement ni de nous surprendre ni de nous choquer. »
Alors Clara Bagehot et Augusta Meiklejohn racontèrent tout ce qu’elles savaient : les accointances de la mystérieuse Viridia Wormwood avec la terrible suffragette Ermengarde Pancake. La présence à peu près permanente chez Viridia de Jacobus Marthinus Adolphus Smuts.
— Smuts ! s’écria Arsène Chouinard. Dites plutôt le colonel Schmutzig de la Wilhelmstraße !
— Le colonel Schmutzig ! répéta Augusta Meiklejohn. Alors les suffragistes complotent réellement contre l’Angleterre ! Nous avons eu vent — vous saurez comment dans une minute — d’une campagne d’attentats...
— Plutôt, dit Alasdair Trumpet d’un ton où perçait l’amertume. Écoutez cet éditorial du Times. “Pour que les femmes puisse voter, elles lancent des bombes.” C’est le titre. Je lis l’article : “Les représailles suffragistes en réponse à la condamnation à neuf mois de hard labour de Mrs Pancake ne se sont pas faites attendre, en dépit de l’élargissement de la condamnée pour raisons humanitaires. Et le plus inquiétant est que les exactions des terribles harpies ont monté en intensité. Après les vitrines brisées sur toute la longueur de Regent Street, à l’aide de marteaux dissimulés dans leurs manchons, après l’acide chlorhydrique versé dans les boîtes à lettres de Belgravia (ainsi que, en une occasion au moins, de la litière pour chat), voici que les viragos mettent le feu nocturnement, au moyen de bombes incendiaires, à des immeubles vides et même à des églises. À moins que le gouvernement de Sa Majesté ne prenne incontinent des mesures énergiques, l’opposition sera fondée à déclarer que sa lâcheté n’a d’égal que sa stupidité.”
« Et voici ce qu’écrit le Manchester Guardian, intervint le rajah de Downpour : “On a tenté ce matin de bonne heure de faire sauter la gare de Swinton. Quand les employés arrivèrent, ils constatèrent qu’une explosion avait détruit les fenêtres, les portes et les cloisons. On découvrit dans un panier une boîte ayant contenu de la poudre. Une mèche était reliée à un réveil-matin dont la sonnerie, mise à trois heures, avait provoqué l’explosion. Dans le même panier, à côté de l’engin, se trouvait une boîte remplie de pétrole. Ainsi, le coup n’était réussi qu’à moitié seulement, car le pétrole ne s’était pas enflammé. C’est grâce à cet heureux hasard que la gare ne fut pas complètement détruite. Les soupçons se portent sur deux hommes. En effet, on n’ignore pas qu’un certain nombre d’hommes sont mêlés au mouvement des suffragettes. Ces deux hommes ont été vus une première fois à minuit dans les environs de la gare, et revus à 4 h. 36, au moment où ils montaient dans une voiture. Leur attitude étrange surprit le cocher, qui prévint la police. L’un d’eux est un individu corpulent, à l’allure raide et militaire, agitant une badine. L’autre est mince et souple et possède dans son allure quelque chose de servile qui évoque fortement les races germaniques. Jusqu’à présent, on n’a pu les retrouver.
— Le colonel Schmutzig et son aide de camp Dreckig ! s’exclama Arsène chouinard.
— Possible, fit le yogi Balakrishna en faisant la moue. À présent je vous lis ce qu’imprime le Cornish Guardian : “Un attentat a été commis cette nuit à la gare de Chilsworthy, qu’on venait d’inaugurer. Une bombe a été placée sous une banquette, dans un wagon qui devait faire partie du premier train du matin. C’est au moment où la locomotive passait à la hauteur de cette voiture pour aller se placer en tête du train que l’explosion s’est produite. L’intérieur du wagon fut mis en pièces, les portières arrachées, et l’une d’elles fut projetée à plus de 25 mètres de là. Il n’y eut pas de victime, par miracle, les passagers de ce train matinal étant tous encore dans le bâtiment de la gare.
— Cette fois, apprécia Arsène Chouinard, il s’agissait de faire sauter une machine infernale au milieu de la foule. Vos suffragettes britanniques n’ont plus rien à envier pour l’intention criminelle à nos anarchistes continentaux. »
Alasdair Trumpet, l’homme à l’oreille à l’envers, reprit la parole.
« Pour finir, je vous propose d’entendre l’éditorial du Daily Telegraph : “Trois suffragettes ont été renvoyées hier matin devant les tribunaux pour avoir donné des coups de marteau dans treize des tableaux de la galerie de peinture de Dulwich. On ne compte plus les tribunes de football ou les pavillons de cricket incendiés. On a mis le feu à la maison flottante du club de régates de Nottingham, détruisant du même coup un nombre considérable de bateaux. La violence de cette campagne montre dans quel état d’exaspération la condamnation — condamnation pourtant non exécutée — de leur dirigeante a jeté les partisanes du suffrage des femmes, et on ne peut dissimuler la gravité de la situation, les suffragettes influentes ayant déclaré : ‘Dorénavant, la vie humaine elle-même sera en péril, car nous sommes résolues à ne plus la respecter.’” »
Ces épouvantables prédictions achevèrent de plonger la petite assemblée dans un silence consterné.
Clara Bagehot et Augusta Meiklejohn, un peu vexées de constater que leur nouvelle d’une campagne d’attentats n’en était pas vraiment une, firent part ensuite de la présence de Ruta Baga au domicile du trouble Mr Smuts, et elles racontèrent dans les plus grands détails le plus étrange et le plus effrayant — la communication extramondaine dont elles avaient été les clandestines témoins.
« C’est du spiritisme ! s’exclama Chouinard.
— Dites plutôt du satanisme, répliqua froidement Balakrishna.
— Mais pourquoi, demanda Trumpet, ont-ils recours à ce mélange d’occultisme et de galvanisme pour communiquer avec la planète Mars s’ils peuvent utiliser les communications radioélectriques ?
— Parbleu ! répondit le yogi. Parce que, les deux planètes n’étant plus en opposition, les communications hertziennes sont devenues progressivement trop difficiles.
— Autre énigme, poursuivit Trumpet, qu’est-ce que Ruta Baga faisait chez Smuts ?
— Quelle question ! s’écria Arsène Chouinard. Ces demoiselles ont vu la femme Baga chez Smuts parce que la femme Baga n’est autre que cette Viridia Wormwood, comme elle n’était autre que votre femme arabe dans la fameuse mascarade marseillaise. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une fausse danseuse javanaise parvienne à se grimer jusqu’à se rendre méconnaissable.
— Quant à moi, opina Alasdair Trumpet, j’ai la certitude que Viridia Wormwood et Ruta Baga sont deux personnes différentes.
— Admettons, dit Clara Bagehot à l’agent français, que Ruta Baga soit Viridia Wormwood. Quel serait alors le but de cette comédie ?
— Il y a longtemps que j’ai ma petite idée là-dessus, dit Arsène Chouinard. Il s’agit d’ébranler l’Angleterre par des coups d’éclat. Et pour cela de pousser les suffragettes à des excès que, toutes folles qu’elles soient, elles n'auraient pas commis normalement. Quelle meilleure façon de les pousser à l’action que de leur faire croire qu’il existe, à cinquante millions de lieues de la Terre, une planète entière de suffragettes, qui lient leur destin à celui de leurs sœurs terriennes et qui se donnent pour tâche d’imposer sur Terre le régime qu’elles ont depuis des temps immémoriaux établi sur Mars ?
— Cependant, objecta Trumpet, la communication spiritoïde et extramondaine qu’ont surprise ces jeunes filles...
— Du théâtre, protesta Chouinard, comme l’arrivée du prétendu bolide martien. Un numéro de music-hall pas différent de celui que nous exécutons depuis trois semaine au théâtre de Drury Lane pour préserver notre incognito pendant notre enquête.
— Mais mon cher confrère, objecta Trumpet, vous négligez un détail.
— Lequel ?
— C’est qu’un numéro de music-hall s’exécute devant un public.
— Et alors ?
— Et alors, Smuts, ou plutôt Schmutzig, ignorait évidemment la présence de ces jeunes filles dans son jardin. »

(À suivre.)