On s’était séparé sur cette énigme. On se retrouva le lendemain matin. Les écolières de Clifftop School avaient obtenu des parents de Clara Bagehot la permission de passer la journée à Londres. Mister et misses Bagehot devaient d’ailleurs les y rejoindre en soirée, car tous quatre avaient des billets de faveur pour le spectacle d’illusionnisme du yogi Balakrishna.
Sitôt que les jeunes filles eurent fait leur entrée dans la suite du rajah de Downpour, Alasdair Trumpet, l’homme à l’oreille à l’envers, leur tendit le Times en déclarant :
« Mesdemoiselles, cela devient très grave. Une bombe dans la cathédrale Saint-Paul. C’est miracle qu’elle n’ait pas sauté. La femme de ménage qui l’a trouvée sous le trône épiscopal a eu la présence d’esprit de la plonger dans son seau d’eau avant d’avertir la police.
— L’entrée du château de Windsor, les informa Arsène Chouinard, qui venait de lire le Daily Telegraph, ainsi que des palais de Kensington et de Hampton Court est désormais interdite au public. Les précautions les plus minutieuses contre les suffragettes sont prises à l’abbaye de Westminster, au British Museum, à la National Gallery, à la Tate Gallery, au Victoria et Albert Museum et au Natural History Museum.
— Les meetings des suffragistes à Hyde Park sont suspendus, compléta le rajah de Downpour, les constables déclarant qu’ils ne peuvent plus répondre de la vie des militantes en cas de fureur de la foule. Car, acheva le prince hindou, si l’opinion publique, en Angleterre, est lente à s’exaspérer, lorsqu’elle est déchaînée, il n’y a rien qui puisse lui résister.
— Maudites féministes ! conclut Chouinard en froissant son exemplaire du Telegraph.
— Cependant, s’écria soudain l’érudite Augusta Meiklejohn, avec le courage des timides, je ne crois pas qu’il faille mettre toutes les suffragettes dans le même panier.
— Vous en parlez à votre aise, protesta l’homme à l’oreille qui traîne.
— Hier, n’avez-vous pas reconnu vous même que les suffragettes ne se seraient pas radicalisées si elles n’étaient pas sous l’influence des martiennes ?
— Des martiennes ! Dites plutôt des prussiens, grommela l’as du Deuxième Bureau.
— En somme, observa le rajah de Downpour, saisissant la balle au bond, il s’agit de savoir si l’ordre des Mandragores d’Aeria existe ou si, comme le croit monsieur Chouinard, il s’agit d’une fantasmagorie imaginée par la Wilhelmstraße pour affoler les cervelles européennes et lancer les services secrets dans une chasse à l’oie sauvage.
— Cette mise au clair est d’autant plus indispensable, fit observer Alasdair Trumpet, que de la nature exacte de nos ennemies dépend leur degré de nocivité. Pour moi, je tiens à l’authenticité de celle qui se fait appeler aujourd’hui Viridia Wormwood.
— Raisonnons, dit Balakrishna. Quand nous avons perdu à Marseille la Marseillaise verte, les émanations s’arrêtaient dans une cour fermée par trois murs aveugles. Elle n’a pu rebrousser chemin, sans quoi j’eusse aperçu sa trace fluidique. J’affirme donc que les émanations éthériques finissaient bel et bien dans cette cour. Nous avons sondé avec nos cannes pour voir si ces trois murs dissimulaient quelque passage. Nous nous sommes assurés qu’il n’y avait, sur les trois côtés, que la brique nue, ou bien couverte d’un mauvais crépi que nos cannes faisaient se détacher.
— Exact, dit Trumpet.
— Il ne restait dès lors qu’une direction. Nous renversâmes la tête vers les murs fendus et les fenêtres sans vitres. Et alors, dans les dernières lueurs du jour, qui parvenaient, dans ce trou d’ombre et de misère, à teinter de rose le haut des murs, nous vîmes tous la trace d’une main, de couleur verdâtre, presque au sommet du mur.
— C’est parfaitement vrai, confirma l’homme à l’oreille à l’envers. La Marseillaise verte a donc été montée avec un filin. Sa main s’est posée presque au sommet du mur, où elle risquait de buter, et y a laissé cette trace verte.
— Mais comment a-t-elle été hissée ? insista le yogi. Par des hommes sur le toit ?
— Plus probablement, répondit Trumpet, depuis un ballon captif, ou même depuis un dirigeable. En tout cas, il ne fait guère de doute qu’elle ait été prise par les Prussiens. Non, messieurs, acheva le Britannique, la Marseillaise verte n’a pas manqué à son rendez-vous. Et c’est cette même femme qui réapparaît à Londres sous l’identité de Viridia Wormwood et qui entraîne, sous prétexte de soutien à la cause suffragiste, Ermengarde Pancake dans une débauche de crimes qui déclenchera peut-être la révolution en Angleterre...
— ... En attendant, dit Clara Bagehot d’une voix étranglée, l’événement fatal, le très grand coup annoncé par la martienne, qui doit être frappé plus au sud. »
Le yogi prit l’air plus grave encore que de coutume. Étendant les mains, il prononça ceci :
« Mes amis, mes contacts avec l’invisible m’ont également révélé l’imminence d’événements très graves. Cependant vous n’ignorez pas que les phénomènes de métagnomie n’obéissent point à la rationalité commune. Le message arrive sous forme de parabole, de signes dont on n’a malheureusement la clé qu’une fois que les événements ont connu un début de réalisation. Mais ce que j’obtiens, dans ce cas précis, ce sont des visions épouvantables, de villes qui s’écroulent, de millions de victimes, d’une sorte de rayon ardent, et encore d’une pestilence qui ravage un pays entier — d’une guerre enfin, d’une guerre d’extermination, menée contre les populations, d’une guerre fatale, d’une guerre infernale, d’une guerre qui se joue non entre des puissances européennes, ni même entre deux continents, mais entre deux mondes. »
Le yogi avait dit.
Personne ne parla. Personne ne bougea. L’instant parut vertigineux.
« Que faire ? souffla enfin Clara Bagehot, rompant l’enchantement.
— Mais, répondit Balakrishna, il faut tâcher de contacter nous-mêmes Aeria et d’empêcher l’irréparable.
— Contacter Aeria ! s’épouvanta Clara, pour qui de telles communications extramondaines relevaient désormais de la magie noire.
— Sachez mesdemoiselles, reprit le rajah de Downpour, et vous aussi messieurs, que, conscient de l’urgence de ce contact, je n’avais pas perdu de temps et que dès notre retour en Angleterre je m’étais efforcé d’obtenir une communication par le moyen des ondes hertziennes, tentative que j’ai prolongée aussi longtemps que la distance entre les deux planètes le permettait. Pendant un mois, le poste de Rugby a envoyé chaque nuit entre 2 h. 15 et 2 h. 18, puis entre 2 h. 30 et 2 h. 32 un radiotélégramme sur une longueur d’onde de 18 740 mètres, longueur d’onde probable utilisée par les Prussiens quand ils émettaient en utilisant comme antennes les flèches de leurs cathédrales.
« Pendant le même mois, le poste de Saint-Albans a, sur mes instructions, écouté chaque soir entre 2 h. 15 et 2 h. 45. Aucun signal n’a été perçu. On a bien entendu quelques bruits, sans doute dus à des perturbations atmosphériques, comme il s’en produit lorsqu’on travaille sur de grandes longueurs d’onde, mais rien qui ait pu être interprété comme un message quelconque.
« Comme je savais qu’on ne me laisserait pas écouter moi-même à Saint-Albans, car je suis, à cause de mes activités politiques en Inde, assez mal vu du Foreign Office, j’ai demandé à mon vieil ami le docteur Low de me permettre d’écouter avec lui dans son laboratoire de Chiswick. Durant un mois, toutes les nuits, de 2 heures à 5 heures, nous sommes restés près du haut-parleur. Et finalement, la trentième nuit, comme nous avions à peu près renoncé, car la distance entre les deux planètes rendait improbable toute communication claire, il nous est parvenu de l’espace une série de signes incohérents, une succession de traits et de points dépourvus de sens, qui se terminaient cependant la la lettre V épelée en morse, trois fois répétée.
— La lettre V ? répéta Alasdair Trumpet.
— Verte ! s’écria Clara en français.
— Viridia ! cria Augusta.
— Cependant, poursuivit le yogi Balakrishna, insensible à ces interruptions, j’ai enregistré sur rouleau de cire ce message incompréhensible, et je l’ai ensuite retranscrit sur papier. En l’étudiant soigneusement, j’ai conclu qu’il s’agissait en réalité d’une sorte de bélinogramme. Si l’on repère soigneusement les traits et les points du message sur une surface rectangulaire dont les proportions obéissent au nombre d’or, on obtient un schéma grossier, une sorte de mille-pattes ou de scorpion fantastique. J’ai reproduit ce dessin sur mon calepin. Voyez plutôt. »
Et le rajah de Downpour montra ceci :

(À suivre.)