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FEUILLETON DU MATIN DU 13 MAI 1912
8.La Marseillaise Verte
Grand roman psychique inédit
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE DEUXIÈME
MISS VIRIDIA WORMWOOD
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RÉSUMÉ DES PRÉCÉDENTS FEUILLETONS. — Dans les salons du Grand Hôtel de Marseille, deux télégrammes interceptés par l'agent double Ruta Baga, la danseuse javanaise bien connue, contiennent les mêmes mots sibyllins : « L'Alrune est partie de Mars. » Le Deuxième Bureau et le MI-5 surveillent une société secrète prussienne, l’Ordre des Anciens Germains. Ceux-ci, cachés sous la cathédrale de Strasbourg, communiquent radioélectriquement avec l'ordre des Mandragores d'Aeria, dans la planète Mars.
Un obus de pierre tombe du ciel dans le désert marocain, mettant en déroute les Rifains qui s’apprêtaient à faire un mauvais sort au bataillon d’un courageux officier de la Coloniale, le capitaine Sabine. Celui-ci, en revenant vers la civilisation, a vent de fantastiques récits mettant en scène une femme verte, que les Arabes prennent pour un afrit, ou esprit mauvais.
À Marseille, cours Belsunce, les petites collégiennes anglaises de la public school de Clifftop sont confrontées à une mystérieuse inconnue entièrement cachée sous des voiles orientaux, qui pourrait bien être cette femme verte. Celle-ci semble errer à la recherche d’un contact dont elle-même ignore l’identité. Elle éprouve une particulière attirance pour l’absinthe qui doit être pour elle une sorte de remède, car elle est apparemment blessée.
Mènent l’enquête, à côté du capitaine Sabine, Alasdair Trumpet, dit « l’homme à l’oreille à l’envers » ou « le plus grand détective du monde », Arsène Chouinard, du Deuxième Bureau, dit « l’homme à l’oreille qui traîne », et le rajah de Downpour, qui est aussi le yogi Balakrishna. Mais la piste s’interrompt dans un quartier de taudis, sur la découverte d’une guenille sanglante, tachée d’un sang vert.

I
Où l’on fait la connaissance de Mrs Pancake la suffragette

Au nord-est de Londres est le quartier de Dignified Superbia, quartier d’hôtels particuliers, plutôt que de ces maisons mitoyennes qui, sous le nom de « terrasses », constituent la demeure habituelle en Angleterre pour les classes moyennes. Le plus grand de ces hôtels, baptisé Wisteria Villa, soit : villa des glycines, était en cette heure tardive éclairé a giorno. Une femme du monde qui se faisait appeler Viridia Wormwood, mais qui parlait l’anglais avec un accent continental, vêtue d’un fourreau de soie noire et parfumée à l’opoponax, recevait à la vive lumière des lampadaires électriques deux visiteurs pour un souper intime.
Le premier des visiteurs de Viridia Wormwood était un individu aux allures raides, qui répondait au nom de Jacobus Marthinus Adolphus Smuts, de Pretoria. Le regard perpétuellement sévère de cet homme, la badine qu’il tenait éternellement sous le bras, sa façon de saluer en faisant une inclination du buste à peine sensible mais plusieurs fois répétée, tout en lui dénotait l’officier de carrière.
La seconde invitée n’était autre qu’Ermengarde Pancake, la terreur des ménages, l’épouvante du gouvernement de sa Gracieuse Majesté, la la femme-homme, la chef des suffragettes. Mrs Pancake avait été arrêtée quelques heures auparavant, au cours d’une émeute où les suffragistes avaient détruit toutes les vitrines de Regent Street à l’aide de marteaux dissimulés dans leurs manchons, et où trois de ses affidées avaient essayé d’étrangler un policeman avec leurs écharpes. Accusée elle-même d’avoir mordu un policier et d’avoir tenté d’éborgner un commissaire avec son épingle à chapeau, déjà sous le coup d’une précédente condamnation assortie du sursis pour une tentative d’empoisonnement sur la personne du caniche de la Duchesse de Cornouailles, Mrs Pancake avait été condamnée en flagrant délit à neuf mois de prison ferme assortis du hard labour. Mais, ayant annoncé sa décision de se laisser mourir de faim dans sa cellule afin de devenir une martyre de sa cause, elle avait été élargie sur le champ, sous de vagues prétextes humanitaires, par un gouvernement dont la couardise n’avait d’égal que la bêtise. Mrs Pancake avait aussitôt repris ses criminelles activités, sans se cacher le moins du monde. Elle venait de verser, tout en se rendant à Wisteria Villa, de l’acide dans plusieurs boîtes à lettres du quartier de Belgravia.
Circonstance tragique, la meilleure amie d’Ermengarde Pancake, la compagne de lutte des premiers jours, Ermentrude Mayfairlie, s’était faite écraser une semaine plus tôt au Derby d’Epsom, où elle s’était glissée sous la barrière pour essayer de tendre des tracts aux jockeys, lancés en plein galop.
Frustrée de sa propre mort en martyre, parvenue au dernier degré de l’exaltation du fait de la mort glorieuse d’une compagne à qui elle vouait un amour fanatique, Mrs Pancake ne prononçait plus, avec un zèle d’apôtre, que des paroles définitives, et elle était plus que jamais partisane de la méthode combative, sacrificielle et expéditive.
Ayant échangé quelques banalités avec Jacobus Smuts, miss Wormwood embrassa avec une visible émotion la terroriste qui fondit aussitôt en larmes. Lorsque les deux femmes eurent repris leur assiette, Mrs Pancake tendit gravement à Viridia Wormwood le dernier numéro de The Suffragette, organe du mouvement, où la martyre du Derby était représentée comme un bel ange aux ailes déployées, la tête ceinte d’un halo, traversant la piste devant une foule de turfistes en proie à l’épatement.
« Ma chère Viridia, nous sommes en pleine révolution. Je suis résolue à ne pas payer un centime de mon amende. Nous sommes décidées à battre les hommes en hommes, c’est-à-dire par la violence. Notre parti militant devient une force véritable aidée par de puissants secours financiers. Savez-vous que nous aurons le mois prochain à l’Albert Hall une conférence pour laquelle dix mille places sont déjà vendues, et que, dans notre précédente réunion, la collecte n’a pas produit moins de 250 000 de vos francs !... Nous avons pénétré peu à peu dans toutes les classes de la société, gagné l’aristocratie même. C’est ce qui vous manque en France.
— Au fait, dit miss Viridia en prenant le bras de sa visiteuse pour l’entraîner vers la salle à manger, que pensez-vous du féminisme ?
— Je ne le connais pas. Mais il est évident que nos méthodes de combat diffèrent. Vous demandez le vote municipal, que nous avons depuis quarante ans, et vous semblez persuadées que le vote parlementaire suivra de près ce premier progrès... Fiez-vous à notre exemple : nous avons cru la même chose... et nous attendons toujours... Il faut exiger le plus possible pour obtenir une concession quelconque, et l’exiger avec fermeté. Voyez cette lettre que je viens d’adresser aux journaux de Londres. »
Et, tandis qu’on servait le potage, la femme-homme déplia un exemplaire du Times et lut sous un titre sensationnel : « Les suffragettes veulent mourir de faim en masse », ce qui suit :
« J’appelle toutes mes sœurs d’armes, mais surtout les femmes, sœurs, mères, parentes et amies des membres du Parlement, des ministres, des hauts fonctionnaires, des notabilités littéraires, artistiques, scientifiques, philanthropiques, de grands seigneurs, ainsi qu’aux femmes occupant elles-mêmes des situations en vue pour qu’elles se joignent à moi dans l’exécution du projet définitif que j’ai conçu.
« Définitif, ce projet l’est indubitablement, puisqu’il s’agit de se laisser mourir de faim en masse. Je propose de commencer la grève de la faim le 25 décembre à minuit et de la continuer jusqu’à la mort... ou à l’obtention du droit de vote.
« Les adhérentes au suicide par amour du suffrage féminin voudront bien m’adresser une simple carte postale contenant ces mots : “Je promets”, avec le nom et l’adresse de l’expéditrice. »
Mrs Pancake replia son journal, le tendit à Viridia Wormwood, qui, se tournant, le posa sur un meuble bas, au-dessus du numéro de The Suffragette. Ce faisant, la dame à l’opoponax ne put réprimer une grimace de douleur.
« Toujours cette blessure ? demanda Ermengarde Pancake, avec l’attention d’un officier dévoué pour ses soldats.
— C’est ce coup de fusil attrapé au désert. Un rifain qui m’a prise pour un afrit. Pensez ! Il a fallu que je tombe sur un mahométan libre-penseur, qui croit à l’efficacité des balles sur les apparitions ! »
Les deux femmes se mirent à manger leur potage cependant que Jacobus Marthinus Adolphus Smuts, qui avait avalé le sien tandis que Mrs Pancake lisait, faisait les frais de la conversation.
« Ma chère Viridia, tâchez de persuader notre vénérée Mrs Pancake que les femmes disposent d’un soutien indéfectible, très puissant, très influent, mais contraint, par sa nature même, à une certaine discrétion.
— Vous voulez sans doute parler des loges ? interrogea Mrs Pancake, la cuillère suspendue.
— Cela se peut.
— Vous êtes donc franc-maçon ?
— Sans doute. Qui ne l’est pas, aujourd’hui ?
— Avec un grade élevé. Peut-être un Vénérable de Loge.
— Il ne m’appartient pas de le dévoiler.
— Seulement, trancha la femme-homme, cette aide-là ne nous est d’aucune utilité. C’est à une guerre que nous nous livrons. Une guerre contre les hommes. Et la seule chose que les hommes peuvent nous accorder, par conséquent, c’est leur défaite.
— Il existe des loges de femmes, observa sentencieusement le Sud-Africain.
— Nous n’entendons pas agir dans la semi-clandestinité de ateliers et des convents maçonniques. C’est au grand jour qu’opère notre mouvement.
— Cependant, insista Jacobus Smuts, si vous voulez obtenir ce qu’ont les hommes, en particulier sur le plan politique, ne vous faut-il pas agir aussi sur ce terrain-là ? Toute la politique ne se décide pas dans les urnes, loin de là.
— Notre objectif est le suffrage. On ne peut sans affaiblir la cause multiplier les buts de guerre.
— Il n’y a pas que les buts de guerre, observa sentencieusement Smuts. Il y a aussi les moyens de la faire.
— Que voulez-vous dire ? interrogea la femme-homme.
— Le terrorisme a ses limites. Cassez les vitrines, interrompez la circulation des trains, déclenchez des émeutes pendant les spectacles, détruisez les œuvres d’art des galeries publiques à coups d’ombrelles. Vous obtiendrez un succès de scandale. Oh, je ne nie pas que la classe dirigeante et l’opinion publique seront ébranlées, surtout si vous arrivez à faire quelques morts, ou si plusieurs suffragettes se sacrifient elles-mêmes pour la cause...
— Parfaitement ! s’écria Ermengarde Pancake. Après la campagne de suicides par inanition, nous lancerons un mouvement de bombes humaines. Les suffragettes se feront sauter de façon coordonnée dans les lieux publics !
— Mais, insista Smuts, vos actions, et même vos victoires, s’entachent inévitablement d’un certain ridicule, d’autant que la presse s’arrange pour rendre compte de toutes vos actions sur un ton de dérision et de persiflage. Et les risées feront place aux cris de haine quand des simples destructions de biens vous serez passées aux homicides.
— Les persiflages comme les huées cesseront quand nous aurons mis le feu aux sièges des principaux journaux.
— Ma chère Ermengarde, dit Viridia Wormwood en souriant. Quelle énergie ! Quelle combativité !
— Croyez-moi, miss Pancake, reprit Jacobus Smuts, les opérations que vous envisagez sont utiles mais insuffisantes en l’état. Désignons les choses par leur nom : vous voulez, en un mot, obtenir le suffrage au moyen du chantage. Mais pour rencontrer le succès, un tel chantage doit passer par une suite d’actions décisives. Des actions organisées par une société secrète entièrement composée de femmes — j’insiste sur ce point : entièrement composée de femmes —, une société toute puissante, absolument déterminée, dotée de moyens illimités. Des actions exécutées selon une chronologie implacable, avec une précision chirurgicale et conduites sans la moindre pitié.
— Une telle société secrète entièrement féminine existe-t-elle ? interrogea la femme-homme.
— Elle existe, assura Smuts.
— Expliquez-moi cela », dit Ermengarde Pancake, soudain intéressée.

(À suivre.)