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FEUILLETON DU MATIN DU 10 MAI 1912
5.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures scientifiques et d'espionnage
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE PREMIER
L'ALRUNE VENUE DE MARS
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RÉSUMÉ DES PRÉCÉDENTS FEUILLETONS. — Le gouvernement de Berlin ne semble point étranger à l’apparition cours Belsunce d’une dame à la peau verte, grimée en femme arabe.
V
Où un alcoolique voit des choses que les gens sobres ne voient pas
Les jeunes filles de Clifftop School avaient épuisé les beautés de Marseille en une heure et demi à peu près. Et, de fait, une fois qu’on avait admiré Notre-Dame-de-la-Garde, l’abbaye Saint-Victor, la cathédrale des réformés et le château d’If (de loin), il ne restait plus, de tout le reste, qu’une collection de tristes immeubles, sales et délabrés, qui faisaient place, dans les hauteurs, à des cahutes pourries, dignes des bourbeux villages de la zone, et à des Himalayas de détritus d’où s’exhalait une pestilence épouvantable et entre lesquels couraient des légions d'enfants vermineux.
Il régnait sur la Canebière une chaleur accablante. C’était comme si un prodigieux aérolithe, en traversant l’atmosphère terrestre de part en part, eût élevé sa température au-delà de ce qui est supportable par l’être humain. La chaleur occupait la ville, comme une maladie, comme un ennemi. Il fallait calculer son itinéraire et éviter de traverser un coin de trottoir ensoleillé, de peur de l’insolation.
Au moment où le soleil déclinait enfin, accablées et près de se trouver mal, les collégiennes, rejointes par leur professeur, miss Pussmaid, s’étaient affalées à la terrasse d’une sorte d’affreux bouchon, et elles s’étaient résignées à consommer elle aussi une de ces affreuses tartes aux tomates, ou pizze, que des sortes de cuisiniers-forçats, pareils aux chauffeurs qui chargent les chaudières au tréfonds des navires, enfournaient à l’aide de longues pelles dans des fours à bois.
Les Anglaises avaient noté sur leurs cahiers de voyage que les autochtones s’étaient faits au climat et organisaient leur vie en fonction de lui. Ainsi, sur les coups de midi, tout fermait et les habitants, rentrés chez eux, tombaient dans une léthargie plus proche du coma que du sommeil. Mais en ce début de soirée, la ville entière se réveillait et cela ressemblait même à une autre ville — les gens paraissaient même plus propres, se pouvait-il qu’ils procédassent à quelques ablutions avant de ressortir ? — quoique, à vrai dire, la chaleur continuât de rayonner des murs et qu’en certains endroits elle semblât aussi forte qu’en plein midi. Les jeunes Anglaises savaient aussi par leur observation de la veille que, à la nuit close, des enfants qui, en Angleterre, eussent été couchés depuis des heures, continueraient à jouer dans la rue, presque à l’aveugle, en menant grand tapage.
Assise en bout de table, Clara Bagehot, qui parlait le français comme une Française, écoutait indiscrètement une conversation qui lui parvenait de la fenêtre ouverte d’une bicoque de brique et de torchis.
« Tu vois, disait une voix d’homme. Je ne bois pas. Je pourrais boire, mais non. Je bois quand je veux et quand j’ai décidé de ne pas boire, eh bien je ne bois pas. »
Une petite fille déguenillée, que Clara, en tournant la tête, apercevait derrière la fenêtre, écoutait patiemment ce monologue qui devait être habituel car déjà elle avait préparé une grande bouteille vide, destinée à recueillir, à l’estaminet, quelque dangereuse liqueur.
« À présent, dit l’homme, va me chercher de l’absinthe. Note bien que je n’ai pas dit que je la boirai. Je ne la boirai peut-être pas. Un homme peut avoir chez lui de l’absinthe sans qu’il lui vienne l’idée de la boire. Il peut la garder pour en servir à un visiteur, à une occasion spéciale. Il y a des gens qui boivent et d’autres qui ne boivent pas et on ne peut pas préjuger de ces choses-là.
— Il faudrait de l’argent, dit timidement la fille.
— De l’argent ! Je t’en donnerai, moi, de l’argent, cria l’homme, soudain en colère. Dis à ce voleur de Garabedian que je suis son meilleur client, que c’est moi qui le fais vivre. »
On entendit le bruit d’une violente gifle suivie d’un sanglot étouffé. Un moment après, la porte de la triste masure s’ouvrit et Clara vit sortir la fillette, tenant sa grande bouteille. Elle traversa l’espèce de place — si on peut appeler place un polygone irrégulier, délimité par des masures plantées comme au hasard — et s’enfonça dans un débit de boisson. Elle en ressortit presque aussitôt, toute tremblante et les yeux humides et Clara comprit qu’on lui avait refusé l’alcool.
La fillette hésitait au seuil de l’établissement, sachant ce qui l’attendait si elle rentrait sans l’absinthe, mais désespérant d’en trouver, son père ayant sans doute épuisé son crédit dans tous les mastroquets du quartier.
Alors il arriva une chose extraordinaire. Une femme arabe, qui avait la tête, le cou et le visage entièrement dissimulés par un grand voile noir, et qui allait bizarrement courbée, comme si elle n’arrivait pas à faire tenir sur elle cet incommode appareil, s’approcha de la fillette et se mit à observer la bouteille vide, comme hypnotisée.
« Mais, s’exclama Clara, c’est la femme arabe que le monsieur persécuté par les francs-maçons prenait à partie ce matin !
— La Marseillaise verte ! » compléta Augusta Meiklejohn
Les jeunes filles et Mrs Pussmaid, à qui l’on raconta la scène, se mirent à observer la suite des événements comme si c’eût été une petite pièce, une chose que des Anglaises convenables n’eussent certainement pas faite chez elles. Mais l’exotisme du lieu pouvait autoriser certaines indiscrétions, même chez des personnages bien nées.
La Marseillaise verte — conservons-lui ce nom — prit la bouteille des mains de la fillette et, après une brève hésitation, entra dans le mastroquet. Quand elle en émergea, après quelques minutes, la bouteille était remplie jusqu’au goulot du terrible suc vert, responsable de la ruine de tant d’âmes. La Marseillaise verte semblait hésiter sur le parti à prendre et elle jetait des regards alentours, comme si elle attendait la venue de quelqu’un. Mais la fillette prit la main de sa nouvelle amie et l’entraîna vers sa maison. La Marseillaise verte se laissa conduire et la porte du logis se referma sur l’étrange couple de la femme voilée et de l’enfant.
À ce moment, quatre nouveaux personnages firent leur apparition et Augusta Meiklejohn fit à ses compagnes la remarque que c’étaient peut-être eux que guettait la Marseillaise verte. Ils étaient tous quatre en tenue de ville, mais la redingote que portait le premier, de préférence au veston, indiquait sa qualité d’Anglais, l’allure martiale et décidée du second dénotait le guerrier de métier, et le troisième portait un turban qui l’identifiait comme un prince de l’Inde. Quant au quatrième, sa moustache aux pointes relevées, son chapeau crânement posé sur l’oreille, ses lourdes paupières « en capote de fiacre », tout en lui indiquait l’investigateur professionnel, travaillant pour un service d’élite, rattaché plus probablement à l’armée qu’à la police.
« Des éléments aussi maigres ne méritent même pas le nom d’indice, déclarait à ses compagnons le premier membre du quatuor, l’Anglais. Vous nous menez à une chasse à l’oie sauvage, capitaine Sabine.
— Voyons, monsieur Trumpet, répondit le militaire. Les arabes que nous avons ramassés dans l’Erg Chegaga, restes dépenaillés de la harka de l’émir Ibn Kilkil, racontent qu’ils ont vu un afrit, ou démon, que cet afrit avait la peau verte, qu’il a volé des vêtements de femme et qu’il se dirigeait vers le nord. Nous courons sur ses traces et nous découvrons qu’il circule à Marseille une rumeur sur une femme arabe qui serait de couleur verte. Est-ce cela que vous nommez “des éléments aussi maigres” ?
— Le point essentiel, dit le troisième membre du quatuor, l’hindou, c’est qu’elle cherche à se rencontrer avec quelqu’un. Qu’elle se soit fixée à Marseille sans poursuivre sa route indique suffisamment que c’est ici le lieu du rendez-vous. Cependant son apparition en divers lieux de la ville et l’hésitation visible qu’on lui voit prouvent qu’elle ignore l’identité de ses contacts, et je crois qu’elle ignore même la façon d’entrer en relation avec eux.
— C’est précisément pourquoi, altesse, il importe de la rencontrer avant nos adversaires », conclut le capitaine Sabine.
Au bout du rang, Arsène Chouinard, l’homme à l’oreille qui traîne, l’as du Deuxième Bureau, faisait une moue qui indiquait qu’il accordait aux théories du capitaine Sabine et du rajah de Downpour encore moins de créance que son camarade et rival Alasdair Trumpet, l’homme à l’oreille à l’envers, le plus grand de tous les détectives.
« Êtes-vous britannique ? demanda timidement Clara Bagehot, de son coin de table en terrasse, à Alasdair Trumpet.
— Je le suis. »
Rapidement, dans sa langue, Clara raconta la scène dont elle venait d’être témoin. Le rajah de Downpour, le capitaine Sabine et Arsène Chouinard, qui tous parlaient parfaitement anglais, accordèrent à ce récit la plus grande attention.
Aussitôt, les quatre hommes se rendirent à la porte de la masure.
« Elle serait donc attirée par l’absinthe ? demanda Sabine incrédule en frappant à l’huis.
— Peut-être est-ce pour elle une sorte d’aliment, répondit le rajah de Downpour. Ou alors elle en a besoin pour quelque usage que nous ne pouvons imaginer.
— On ne répond pas ? constata Trumpet. Ces jeunes filles se seraient-elles moquées de nous.
— Tournez la poignée », commanda Arsène Chouinard à son compatriote.
Sabine fit jouet le loquet, qui céda, et les quatre hommes entrèrent dans une pièce sombre, basse de plafond, extrêmement sale, meublée seulement de deux mauvais grabats, d’une table, de deux chaises et d’une armoire.
Assis à la table, un homme torse nu, mal rasé, à l’air halluciné, parlait à une fillette qui l’observait avec plus de curiosité que de peur.
« Tu vois, je ne tue pas, moi, je suis un honnête homme. Là, j’ai choisi de tuer, mais c’est parce qu’elle n’avait pas la bonne couleur. Il faut poser les bornes, comprends-tu, sans quoi il n’y a plus de limite. Seulement vois-tu, cela ne fait toujours pas de moi un tueur. Est-ce que je te tue, toi ? Est-ce que je le tue, lui ? (l’homme indiquait Sabine.) Bien sûr que non. Par conséquent, je ne suis pas un tueur.
— L’aurait-il... ? » commença Sabine, saisi.
(À suivre.)
Le capitaine Sabine