LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTÉRAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE



FEUILLETON DU MATIN DU 3 JUIN 1912
29.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
—————————————————
LIVRE QUATRIÈME
LES SUFFRAGETTES DU MONT CERVIN

—————————————————

IX
Où l’on découvre un réseau torsadé

« Les boches ont toujours le rayon calorifère, fit observer un monsieur trapu, à la moustache gauloise et aux épais sourcils, qui devait, dans la vie normale, être officier supérieur dans quelque corps d’élite.
— Je vous assure que non, mon commandant, dit Sabine, révélant étourdiment qu’il connaissait l’individu. Le rayon appartenait au parti de cette dame qui en Angleterre se faisait appeler Viridia Wormwood. Mais je vous certifie qu’ils ne l’utiliseront plus.
— Naturellement, les Anglais ! dit l’homme en bougonnant. Fatalement les Anglais !
— Pardon madame, dit poliment Augusta Meiklejohn en s’adressant à Mrs Pancake, est-ce que pour communiquer avec les autres suffragettes vous utilisiez la laine ? »
Mrs Pancake regarda la girl scout avec l’expression de la plus profonde surprise, où se mêla rapidement l’admiration.
« Comment savez-vous cela, mon enfant ?
— J’ai entendu les cliquetis des aiguilles à tricoter un peu partout dans le village. Et comme c’est moi, dans ma patrouille, qui m’occupe des transmissions en morse...
— Mais comment avez-vous compris que c’était au travers de la laine ?...
— Pour faire passer les messages sur de telles distances, dit Augusta avec assurance, il faut de l’électricité. Non certes la pauvre et grossière électricité qui passe dans les fils de cuivre et les bobines de Ruhmkorff, mais la puissante électricité qui assure la cohésion même de la matière, au niveau des corpuscules élémentaires, et qui permet que deux corps solides ne s’effondrent pas l’un dans l’autre comme deux moitiés de flan — je parle de l’électricité statique, celle de la foudre et de ses millions de volts, celle aussi qui s’attache à la laine — ou, mieux, au poil de chat, qui est mille fois plus électrisé que la laine, mille fois plus conducteur des plus petites vibrations de l’éther.
« Et sur un réseau en laine de chat, conclut la jeune fille, quoi de plus facile que de faire passer des signaux, surtout si l’on a un dispositif qui permet de produire des cliquetis longs et brefs. Comme des aiguilles à tricoter...
— Vous avez vu juste, petite. Mes troupes ont en effet déployé à travers tout le continent ce réseau en laine torsadée. Il court de maison en maison, puis de ville en ville, quoiqu’il soit vrai que, sur de grandes distances, nous utilisions comme conducteur le moyen grossier mais commode des rails des chemins de fer. Le principal intérêt de notre réseau laineux, c’est qu’il est totalement insoupçonné. Qui peut penser qu’une femme qui tricote est en train de passer des messages ? Depuis Calais — et même quand j’ai dû me cacher pendant de longues périodes de ceux qui me poursuivaient, ajouta la féministe en jetant un regard noir à Trumpet et à Chouinard —, je suis constamment restée en contact avec mes troupes, et aussi, naturellement, avec le maréchal de camp Schmutzig et avec cette espionne qui se fait appeler Ruta Baga.
— Cependant, dit Augusta, une chose m’échappe.
— Laquelle ?
— L’énergie. Il faut un générateur électrique pour faire passer le signal le long du fil.
—  Vous n’avez pas deviné ? Vous ne l’avez pas entendu ronronner, la source d’énergie ?
— Les chats ! s’exclama Augusta. Ils servent de pile électrique.
— Voilà qui est fort intéressant, dit, en s’adressant Alasdair Trumpet et à Arsène Chouinard, le capitaine Sabine, à qui rien de cet échange n’avait échappé. J’avoue que cette jeune fille me rabat les coutures, car, pour ce qui est de moi, je n’avais rien deviné de la façon dont communiquaient ces femmes pour comploter le matriarcat universel.
— Puisque nous en sommes aux révélations, fit Alasdair Trumpet, je crois qu’on peut sans risque en faire une autre. C’est que Mrs Pancake n’est pas étrangère à la distillerie Lapis Philosophorum. Je ne serais pas autrement étonné qu’elle en soit la principale actionnaire. »
Mrs Pancake, à côté d’eux, faisait celle qui n’entendait pas.
« C’est même pour cela, reprit Trumpet, inexorable, que, du temps où ils étaient encore alliés, Schmutzig a choisi ce site pour essayer sa machine.
— Qu’est-ce que vous nous chantez là ? demanda le capitaine Sabine, surpris.
— Pardi ! s’écria Trumpet. Gardez en vue le plan initial que vient de nous brosser cette malheureuse détraquée. »
Mrs Pancake, piquée au vif par cette expression de malheureuse détraquée continuait, avec plus ou moins de succès, à faire celle qui n’entendait pas.
« Une guerre infernale, résuma Trumpet. La moitié des hommes tuée, l’autre moitié mutilée. Les femmes qui prennent le pouvoir. Seulement, pour que la société continue à fonctionner, il fallait bien les remonter, les retaper, ces mutilés. Or les martiens ont une spécialité pour cela.
— L’absinthe, fit Sabine.
— Une absinthe martienne, à réveiller un mort, confirma Trumpet. Voilà ce qu’on distille dans les parties de cette distillerie qui ne sont point ouvertes à la visite. Une sorte de guérit-tout.
— En somme, conclut le capitaine Sabine, rêveur, la Marseillaise Verte a fait pas moins de trois présents à ses amis terriens : à Mrs Pancake cette panacée verte et le réseau laineux opéré par le corps des tricoteuses-télégraphistes ; à Schmutzig, la machine à cauchemars.
— Ce que vous pouvez m’impatienter avec vos histoires de martienne, gémit Arsène Chouinard, qui, depuis longtemps, n’avait rien dit. Je vous répète, moi, que toutes ces machines-là sont des inventions boches, comme les nappes de gaz qui ont détruit Naples, comme le canon géant qui a explosé en Kragoulie. Et puis, votre Viridia Wormwood, tombée de la planète Mars, montrez-la moi. Montrez-là donc ! »
L’as du Deuxième Bureau goguenardait de façon si outrageante, sous le nez du capitaine Sabine, que celui-ci fut fortement tenté de lever la main sur lui. L’officier de la Coloniale fit un héroïque effort pour se contenir. Mais ce furent les jeunes filles de Clifftop School qui le vengèrent, car Augusta Meiklejohn et Clara Bagehot, qui avaient suivi avec le yogi Balakrishna, Alasdair Trumpet et Arsène Chouinard, toute l’enquête en Angleterre, racontèrent avec force détails à leurs camarades comment Chouinard avait obstinément refusé toute évidence de manifestation martienne. Comme toutes les jeunes filles, à l’exception de Wilhelmina Wriothesley, avaient été dans Mars, on imagine de quels noms se fit appeler l’as du Deuxième Bureau, dont les oreilles passèrent à l’écarlate.
Cependant, on eut beau explorer les bords du torrent, puis fouiller le petit village de Flasche, il fallut se rendre à l’évidence. Après son réveil sous le massif de rhododendrons, Viridia Wormwood avait disparu.

X
Où l’on perce des isthmes dans la planète Mars

Message télégraphique du yogi Balakrishna envoyé de Lacus Niliacus, dans la planète Mars.

« J’ai posé hier mon aéroplane sur les alluvions de Lacus Niliacus.
« Les martiens qui peuplent le fond des mers desséchées et les canaux ensablés sont brunis par le soleil et, comme ils étaient verts au départ, ils sont par conséquent de couleur kaki. Il en existe des deux sexes, quoique les femmes soient très inférieures en nombre. Physiquement, ils ressemblent à des Kalmouks ou à des Tatars du Daguestan. Ils ont le visage large, les yeux petits et écartés. Le visage est absolument plat, et le nez se réduit à deux trous. Ils n’ont pas de poils.
« J’avais pensé, sur la foi de ce que m’ont raconté les mandragores d’Aeria, que ces gens étaient nomades. Mais j’ai découvert qu’ils vivaient le plus souvent dans les cités ruinées des canaux ensablés et dans les anciens ports, sur les rives des mers asséchées.
« Ces peuplades sont, en somme, beaucoup plus « civilisées » que je n’aurais cru. Ces gens semblent même, par bien des aspects, plus proches des terriens que des mandragores martiennes, car ils sont divisés en peuples, en tribus, en royaumes rivaux. Ils ne pensent qu’à la guerre, ne vivent que pour la guerre, et se maintiennent, sans s’en apercevoir, dans une misère affreuse, car le pillage et les rapines dont ils vivent entraînent une destruction générale de biens qui, en l’absence de conflit, seraient sinon abondants, du moins suffisants à leurs besoins.
« Nouveau Speke, nouveau Stanley, j’avais consacré comme vous le savez les derniers mois à étudier l’hydrographie de la planète Mars, en observant comment l’alternance des saisons, et la fonte des calottes polaires, produit la crue dans les canaux. Or, au bout de mon périple, j’ai trouvé qu’il est un endroit où cette crue saisonnière alterne de part et d’autre d’un isthme assez étroit, qui sépare Lacus Niliacus de Mare Acidalium. Cette langue de terre est connue des astronomes terriens, qui la nomment Achillis Pons. Elle était particulièrement visible pendant l’opposition de 1899, où elle a, semble-t-il, atteint son maximum. Au sud de l’isthme, Lacus Niliacus est abreuvé, pendant l’été austral, par les canaux qui le relient à l’autre hémisphère, le plus long étant précisément le complexe Dardanus-Acheron-Erebus-Cerberus, que je venais de survoler d’une extrémité à l’autre, qui s’étend sur presque la moitié de la planète, et qui débouche dans la mer Cimmérienne. Mais le complexe Nilokeras-Uranius-Gigas, qui va jusqu’à la Mer des Sirènes, est à peine moins long. Au nord de l’isthme, c’est Mare Acidalium, alimenté par la fonte de la calotte polaire boréale quand c’est l’été dans l’hémisphère nord. Or on peut, en perçant cet isthme d’Achillis Pons, qui n’est fait que des alluvions déposés par les crues venues alternativement du nord et du sud, refaire de Mare Acidalium et de Lacus Niliacus une seule mer. Et dès lors, le complexe Nilosyrtis-Protonilus-Deuteronilus sera alimenté toute l’année depuis cette mer Acidalienne, située 90 degrés plus à l’ouest, qui se reconstituera constamment, soit depuis le pôle nord, pendant l’été boréal, soit depuis la mer Cimmérienne et la mer des Sirènes, pendant l’été austral. Et alimenter le Nilosyrtis, c’est alimenter le Phison et la ville de Cratère.
« Cependant, comme je vous l’ai déjà dit, les rayons excavateurs dirigés depuis les aéroplanes ne suffiront pas à la besogne. Il faut que les hordes qui vivent dans les parties asséchées de Lacus Niliacus aident à charrier les terres excavées et à maçonner le canal. Elles-mêmes ont tout à gagner à la régénération de cette mer Acidalienne. On s’achemine donc, qu’on le veuille ou non, vers une réconciliation des sexes sur Mars. La survie sera à ce prix. »