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FEUILLETON DU MATIN DU 4 JUIN 1912
30.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE QUATRIÈME
LES SUFFRAGETTES DU MONT CERVIN

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XI
Où l’action se dénoue sur deux planètes

L’école de Clifftop School offrait, comme chaque année, aux familles des élèves sa fête de fin d’année, avant les longues vacances d’été. Dans la foule des invités qui se pressaient sur la pelouse, où l’on avait dressé un vaste chapiteau, se remarquait une femme grande et belle, à la peau couleur olive et dont les cheveux avaient des reflets verts, comme les cheveux d’une Japonaise. Elle était en conversation avec un monsieur portant jaquette, au visage anguleux et au regard vif.
« Je vous dois beaucoup, monsieur Trumpet, dit-elle dans un anglais curieusement accentué, car sans votre obstination, et celle des ces demoiselles, à dénouer les fils de cette intrigue, je fusse sans doute demeurée aux mains des Germains.
— Nous n’en parlerons jamais, dit le plus grand de tous les détectives. Je suis de ceux qui n’aiment guère se mettre en avant. Je laisse cela à ceux qui se grisent des louanges de la presse.
— Et c’est, poursuivit la martienne, à votre ami le rajah de Downpour que je dois de m’être dessillée la vue. Voyez-vous, la ruse diabolique de nos adversaires, ce fut de m’amener en Angleterre et de me mettre au contact de Mrs Pancake. Je croyais tout de bon œuvrer à l’édification du matriarcat, alors que je travaillais en réalité pour les darwinistes sociaux germaniques. Même après que nos prétendus alliés de l’ordre des Anciens Germains nous ont fait détruire Naples avec sa population, je ne me suis pas détrompée, car on m’avait fait croire qu’on suivait les ordres inexorables des salamandres d’Aeria. Aussi, après l’invasion de la Kragoulie, ai-je accepté d’un cœur léger la couronne d’acier, croyant que j’inaugurerais dans ce petit État la nouvelle ère féminine.
« Ce n’est que lorsque le rajah a lancé un message vers Mars, par le même moyen occulte et impie qu’utilisaient les Germains, pour demander qu’on lui envoie les obus de pierre, afin qu’il aille dans Mars, que la Grande Martienne a compris qu’il y avait du louche. Par un prodigieux effort métagnostique, la Vénérable parvint, sans le secours d’aucune machinerie occulto-électrique, et malgré la distance entre les deux planètes, à entrer en contact avec moi, par une matérialisation incomplète dans ma chambre, à Kravar. Quelques mots nous suffirent pour nous éclairer l’une l’autre. Je connus alors – ou plutôt nous connûmes ensemble, la Vénérable et moi – l’horrible trahison. Les savantes martiennes avaient cru brûler seulement une Rome désertée par ses habitants, et nous avions commis à Naples un irréparable holocauste. Quant à moi, j’étais tirée d’illusion, mais le mal était fait. Car l’arme terrible que je venais de donner aux Germains, la soucoupe affolante, il n’y avait pas de doute qu’ils allaient l’utiliser pour leur plan de conquête.
« Je dénonçai aussitôt le pacte qui me liait aux Germains. Cependant le maréchal de camp Schmutzig n’avait cessé pendant tout le temps de notre accointance d’accumuler par des moyens prohibés les forces fluidiques et d’établir avec moi un “rapport” occulte. Cette emprise magnétique, ou hypnotique, avait atteint son paroxysme, et lorsque je me rebellai, il lui suffit d’un mot, d’un geste, pour me plonger, impuissante, dans une transe profonde. Dès lors, je ne fus plus que l’opératrice sans volonté de l’arme que je lui avais moi-même donnée. Ruta Baga, habilement grimée, devint à ma place la comtesse de Deçjilij, et le tour était joué. 
— Est-ce que vous allez retourner dans Mars, madame ? demanda Peggy Ayscough en tendant un plateau de canapés à la belle martienne.
— Retourner dans Mars ? Ce me serait bien difficile. La prochaine opposition périhélique ne se produira qu’en 1924. 35 millions de miles sépareront alors les deux planètes. Et après cela, il faudra attendre 1939. Vous voyez que j’ai du temps à passer sur Terre.
— Mais alors, s’exclama Augusta Meiklejohn qui portait un plateau contenant des verres d’orangeade, le rajah de Downpour devra, lui, rester dans la planète Mars.
— Certainement. Sauf s’il sait franchir un abîme qui varie en gros entre 40 et 160 millions de miles.
— Qu’allez-vous faire maintenant ? interrogea Augusta avec plus de curiosité que de politesse. Est-ce que vous allez rester Viridia Wormwood ?
— Non, je crois tout compte fait que je vais rester la comtesse de Deçjilij et accepter la couronne d’acier de Kragoulie.
— Comment se récrièrent ensemble Peggy Ayscough et Augusta Meiklejohn. Après tout ce qui est arrivé ?
— Mais oui, pourquoi pas ? dit la martienne. Les boches ont perdu la partie. Ils ne peuvent rester maîtres de la Kragoulie à présent que tout le monde est averti qu’ils sont eux-mêmes à l’origine de la destruction de Naples, qui leur a fourni le prétexte de l’invasion. Et songez qu’ils n’ont plus d’arme secrète pour intimider les autres puissances européennes. Oui, je vais laisser la Conférence de Sion me donner la couronne de Kragoulie. Le roi Aponizog est un vieux débauché qui sera trop heureux de finir ses jours dans les palaces et les casinos de la Riviera. Seulement, pour gouverner en Kragoulie, compte tenu de la complexité de la situation politique et ethnique, il faut savoir se couper en deux. Aussi... »
La martienne s’interrompit pour faire un grand signe de la main vers l’entrée de Clifftop School. Sortait du bâtiment une grande et belle femme au teint olive et aux cheveux verts comme une prairie de printemps, qui répondit à son signe.
« Ruta Baga ! s’exclama Alasdair Trumpet.
— Elle est à présent comme une sœur jumelle, assura la martienne. Réellement, nous ne serons pas trop de deux en Kragoulie. D’ailleurs, dans ces principautés d’Europe centrale, tous les souverains ont un sosie. Tandis que l’une de nous parlementera avec les grands féodaux en son château de Kravar, l’autre tâchera d’amadouer les Ottomans sur la frontière d’Iztum.
— Son maquillage est vraiment très réussi, apprécia Peggy Ayscough.
— Mais je n’utilise plus de maquillage, dit Ruta Baga en échangeant un vigoureux shake hand avec la capitaine de l’étude de troisième. J’ai commencé à m’initier à la religion martienne, et mon teint a tout naturellement pris une coloration verte.
— C’est curieux, observa Augusta Meilkejohn. Nous avons été initiées sur Mars, mais nous ne sommes jamais devenues vertes. Sauf Bessie, un tout petit peu, et pas très longtemps.
— Enfant, dit la martienne en souriant, vous n’avez pas encore votre couleur définitive. Quoi qu’il en soit, ce que je vais accomplir en Kragoulie, vous l’accomplirez à votre tour en Angleterre. Aussi, je vous recommande d’être très assidues à vos études, car c’est à vous qu’il reviendra, dans très peu d’années, de présider aux destinées de votre pays. »
À ce moment, une femme fendit les rangs et s’installa au piano, où elle plaqua des accords.
« Mais c’est Mrs Pancake ! s’écria Augusta.
C’était bien la femme-homme, la terrible suffragette. Mais Mrs Pancake s’était réformée elle aussi, sous l’influence de la martienne, et, quoiqu’on ne pût pas, dans son cas, parler de verdissement, du moins avait-elle tout à fait renoncé aux méthodes explosives et expéditives.
Tous, hommes et femmes, joignirent les mains, et se mirent à chanter à l’unisson l’hymne composé par Ethel Smyth, cette Marche des femmes, désormais répandue sur deux planètes, devenue un Te Deum pour la Terre et une Marseillaise pour la planète Mars.

March, march—many as one,
Shoulder to shoulder and friend to friend.

Ainsi, les rayons perçaient les ténèbres. Sur Mars, la réconciliation était proche entre les vertes mandragores, habitantes des canaux, et les mâles populations au teint kaki des mers asséchées. Sur Terre, les réformes entreprises d’abord en Kragoulie, et plus tard en Angleterre, allaient donner l’impulsion à une organisation nouvelle. Avant que dix années ne fussent passées, Britannia, Gallia et Germania, à jamais réconciliées, et réunies sous le nom d’Europa, tendraient à travers le firmament une main fraternelle à Aeria et à Zephyria. Avec le verdissement de l’humanité, triompheraient le yogisme, la métapsychique, le féminisme et le végétarisme. Décidément, comme l’imprima triomphalement dans son premier éditorial la toute nouvelle Revue des deux planètes, fondée par le capitaine Sabine, c’en était fait des bellicistes, des darwinistes sociaux et des loges satanistes.
Il reste, pour achever ce singulier récit, à faire mention d’une extraordinaire découverte du yogi Balakrishna, demeuré dans Mars, touchant l’antique populicide martien.
« Ayant une appréciation plus juste de l’état de civilisation des habitants des anciennes mers – rayonna le yogi à destination des collégiennes de Clifftop, qui avaient conservé leur petit appareil de télégraphie interplanétaire –, et ayant examiné tout ce que j’ai trouvé d’archives dans la ville de Cratère, je doute à présent très fortement qu’il y ait jamais eu de populicide. Certainement, vous m’objecterez, mes chères petites, la dimension proprement gigantesque des pyramides, c’est-à-dire des catacombes, martiennes. Mais ces dimensions n’ont rien d’excessives pour des civilisations qui se poursuivent sur des centaines de siècles.
« Ce qui s’est passé, je crois l’avoir découvert en examinant l’astronomie ancienne de Mars. Les martiens étudiaient déjà l’astronomie aux temps où, sur notre globe, l’homme habitait les cavernes. C’est ce qui explique qu’ils aient, si tôt, observé la Terre et qu’ils l’aient si bien connue. Cependant le calendrier, d’ailleurs extrêmement précis pour tous les événements cosmiques, des martiens du vingt-quatrième millénaire avant notre ère avait une particularité. Il n’était pas perpétuel. Il finissait à une certaine date, comme les calendriers de l’Amérique précolombienne.
« J’ai acquis la conviction que, lorsqu’ils ont atteint au bout de leur calendrier, et alors qu’ils étaient peut être déjà durement touchés par des événements climatiques, tels que forte sècheresse, ensablement des canaux, et aussi sans doute par des événements biologiques, tels qu’une catastrophique baisse de la fertilité, j’ai acquis la conviction, dis-je, que les martiens ont, si vous me passez l’expression, fermé boutique. Leurs prêtres (c’étaient des hommes, à cette époque) ont proclamé qu’on ne sacrifierait plus aux dieux. Les ingénieurs ont renoncé à entretenir les canaux, qui ont rapidement disparu sous les tempêtes de sable. Du coup, les martiens ont quitté les villes, qui n’étaient plus habitables. Finalement, ont survécu, en petit nombre, les femmes de quelques canaux préservés, qui adoptèrent dès lors une reproduction végétale, et une population des deux sexes, mais dominée par les hommes, et retournée à une condition primitive, au fond des mers asséchées et des canaux ensablés.
« J’aime à croire que mon action décisive, mon coup de rayon dans le système hydraulique martien, permettra de redonner à la planète entière sa physionomie ancienne. Ainsi, mes chères petites, la rencontre entre nos deux mondes, qui a commencé sous des auspices si défavorables, aura abouti à ce que l’un progresse rapidement vers la clarté d’un avenir radieux et à ce que l’autre retourne à la splendeur éclatante de son lointain passé. »

(Fin.)