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FEUILLETON DU MATIN DU 2 JUIN 1912
28.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE QUATRIÈME
LES SUFFRAGETTES DU MONT CERVIN

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VII
Où se battent des régiments hallucinés (suite)

« Nous rêvons, cria soudain le quidam anglais, qui venait de recevoir un éclat d’obus en pleine face et qui constatait qu’il était encore vivant. Ce sont des hallucinations ! »
Ce n’était pas tout à fait exact. Le tesson d’acier qui venait de frapper le quidam n’était pas entièrement idéal mais avait à peu près la consistance de toiles d’araignées.
Cependant ces apparitions prenaient distinctement un caractère de cauchemar. Des Sarrasins, sortis apparemment de sous terre, attaquaient à présent depuis l’esplanade de la distillerie. Des Huns déboulaient latéralement sur l’alpage, depuis le sud. Au sommet de la pente, derrière les mongols, fondaient à présent les armées de Mahomet, les armées du Bouddha. Au nord, les régiments cosaques avaient épuisé leurs munitions et se lançaient à l’assaut à la baïonnette. Et les Prussiens pendant tout ce temps faisaient donner le canon indistinctement dans cette masse humaine compacte. Des centaines de cadavres jonchaient le sol.
Les malheureux officiers d’état-major déguisés en touristes étaient comme égarés au milieu de cette mêlée. Ils ne tiraient plus, ou bien ils tiraient au hasard, en risquant de s’entretuer. On criait des ordres confus, que personne ne suivait, que personne même n’entendait. Nul n’avait l’idée de grimper jusqu’au camion, encore que plus d’un se doutât que l’étrange coupole, ou l’espèce de couvre-plat, qui le surmontait avait quelque chose à voir avec les hallucinations.
Entrèrent encore dans la bataille des guerriers pictes, en masse confuse et hurlante, peinturlurés de bleu. Et face à eux, une légion romaine armée du pilum et de l’épée courte.
« Ces hallucinations sont créées par cet appareil en forme de cloche, sur le camion, dit calmement le capitaine Sabine, qui observait depuis l’esplanade.
— Cet appareil est en effet l’émetteur, acquiesça Alsadair Trumpet. Cependant, ce ne sont pas des hallucinations exactement, mais des ectoplasmes, ce qui signifie que ces figures sont au moins partiellement solides. Et celle qui produit ces phénomènes de matérialisation n’est autre que la martienne, en transe hypnotique au bord du torrent, et que nous ne savons comment réveiller. »
La bataille était devenue un absurde et indescriptible pandémonium. Les tas de cadavres grossissaient sans cesse. Des militaires qui s’étaient prêtés à l’expérience, on ne voyait presque plus de trace, tant était grande la confusion, quoiqu’ils fussent encore, pour la plupart, sur le champ de bataille.
Alors, sans aucun signe avant-coureur, en une soudaine et affolante crise, la bataille changea de nature. Au sommet de l’alpage, à la lisière des sapins, ce furent des femmes qui jaillirent, des escadrons d’Amazones, cavalières redoutables, décochant des nuées de flèches. Puis, au sud, contournant le bosquet, des guerrières du Dahomey se lancèrent au corps-à-corps en brandissant leur sabre. Et au bas de la pente, surgies de nulle part, des guerrière spartiates engagèrent le combat avec les Pictes et les Romains.
« Comment ! des femmes à présent ? maugréa M. Jean Deschmaps, toujours juché sur sa tonne. Mais c’est impossible. Comment des cervelles masculines pourraient-elles générer par idéoplastie des armées féminines ? Ah ça ! est-ce qu’on m’aurait envoyé un régiment de hors-nature ? »
La mêlée devenait paroxysmique. Au milieu de la pente, des femmes Viking attaquaient à la hache, flanquées de chevalières du Moyen-Âge, nouvelles Bradamantes. Puis, à travers les sapins, ce furent les Valkyries qui firent irruption, car il semblait que cette guerre universelle dût enrôler aussi tous les mythes. Et toutes ces femmes guerrière s’attaquaient ensemble aux armées masculines et les mettaient en déroute.
Pour couronner, entrèrent sur l’esplanade, venues de la rue principale du village, des suffragettes, ceintes de banderoles réclamant le vote pour les femmes. La rédaction de ces banderoles en français, en allemand, en italien et en romanche montrait que ces femmes étaient venues de toute la confédération helvétique, et même des pays alentours. Et à leur tête, rayonnante, portant une banderole rédigée en anglais, était Mrs Pancake.
« Les suffragettes ne sont pas des hallucinations ! Ne tirez pas sur elles ! », cria le capitaine Sabine, en espérant que les hommes l’entendraient à travers l’infernal chahut de la bataille.
L’avertissement était inutile. Bouleversés par les visions d’apocalypse, les faux touristes n’étaient guère en état de tirer.
Alors, comme les suffragettes se rangeaient en ordre au milieu de l’esplanade, face à l’alpage, la cloche qui couronnait le camion des boches, là-haut, à la lisière des sapins, se mit à vibrer étrangement. Il y eut une sorte de sifflement, on aperçut des étincelles et soudain l’effroyable bataille s’effaça d’un coup. On ne vit plus, éparpillés sur toute la pente, que des messieurs vêtus en touriste, tenant des fusils dont ils semblaient ne savoir plus que faire, et qui contemplaient d’un air égaré une herbe intacte que, l’instant d’avant, ils avaient vue piétinée et ensanglantée par les corps-à-corps de vingt armées.
Or, auprès du torrent, sous le massif de rhododendrons, la martienne avait ouvert les yeux.

VIII
Où l’on s’explique

« Est-ce que quelqu’un peut nous expliquer ce qui s’est passé ? demanda timidement Peggy Ayscough, encore saisie par le spectacle de l’effroyable bataille.
— Je puis essayer, répondit Alasdair Trumpet. Les boches viennent de faire aux états-majors des puissances européennes la démonstration de leur arme secrète, qui vise à mettre l’adversaire hors d’état de combattre, et qui donne donc aux Austro-Germains une supériorité militaire irrésistible. Cette arme produit des hallucinations, ou plus exactement des phénomènes de matérialisation, c’est-à-dire des apparition tangibles, et vous pouvez imaginer ce qui se passerait sur un théâtre d’opérations où le soldat monté en ligne ne distinguerait plus l’ennemi véritable parmi mille ennemis ectoplasmiques.
« Pour ce qui est du principe de fonctionnement, poursuivit Trumpet, son altesse le rajah de Downpour vous expliquerait cela mieux que moi mais, si j’ai bien compris, l’espèce de cloche, sur le camion, est l’émetteur. La martienne plongée dans le sommeil hypnotique fournit le fluide psychique à la base des matérialisations. Quant à la source, au répertoire, si vous préférez, de ces images formées par idéoplastie, eh bien, elles sont puisées dans la psyché même des combattants, raison pour laquelle on a vu les hordes les plus barbares, jaillies du fond des âges, mêlées aux prussiens d’aujourd’hui. Les soldats de la Triple-Entente qui se sont prêtés involontairement à cette expérience ont, littéralement, vu se concréter leurs pires cauchemars.
« Cependant, acheva le plus grand de tous les détectives, l’irruption des hordes de guerrières provient quant à elle de la présence en ces lieux des suffragettes. Et cette complication imprévue n’a pas été la moins riche d’enseignement, puisque, ces deux séries d’images se contrecarrant, pour quelque raison qui doit demeurer tapie au plus intime du psychisme humain, on a vu finalement, en une mêlée d’apocalypse, les deux armées fantômes, la masculine et la féminine, se battre entre elles, jusqu’à ce que l’appareil émetteur, surchauffé, explose. »
Puisqu’on était aux explications, ce fut à Mrs Pancake la féministe de donner les siennes.
« J’accuse cet homme, dit-elle en désignant M. Jean Deschmaps, qui décidément ne voulait plus descendre de son tonneau. Pour commencer, il n’est pas plus belge que je ne suis iroquoise. Son nom n’est pas Deschmaps, mais Schmutzig. Il a grade de maréchal de camp. Il travaille pour la Wilhemstraße. Je crois même qu’il la dirige. »
Les représentants militaires des principales puissances européennes, qui, mal remis de leurs émotions, avaient fait cercle sur l’esplanade, firent des signes pour dire que cela ne leur était pas inconnu, qu’ils savaient.
« Quant à la personne qui, au Congrès de Sion, se présente comme comtesse de Deçjilij, descendante des voïvodes de Kragoulie, et prétendante à la couronne d’acier, il y a ici une double imposture. Originellement, c’est une certaine Viridia Wormwood qui s’était prêtée à cette mascarade. Mais celle-ci s’est fâchée avec ses donneurs d’ordre, de sorte que c’est maintenant une espionne connue sous le nom de Ruta Baga qui se confère, au moyen des fards, le teint olivâtre des voïvodines de Kragoulie. »
Ici, les uns parmi les représentants des principales puissances firent signe qu’ils connaissaient tout ou partie de la vérité, tandis que les autres manifestaient la plus vive surprise et une certaine contrariété.
« Quels sont vos propres rapports avec ces individus ?  », demanda le quidam à l’accent anglais qui tout à l’heure avait demandé si les munitions étaient à blanc.
« Je ne veux pas vous tromper, répondit Mrs Pancake. J’ai d’abord pris part à leur complot, parce que Schmutzig me proposait rien moins que la victoire du suffragisme, au moyen d’une guerre européenne qui aurait tué une moitié des hommes et mutilé l’autre moitié. »
Ce qu’entendant, les représentants militaires firent entendre des grondements désagréables, car non seulement ils étaient officiers, mais la plupart avait des fils qui étaient également sous les armes.
« Seulement, continua la féministe, cette guerre salvatrice, Schmutzig dédaigna de la faire. Au contraire, il voulut empêcher toute guerre future au moyen d’une arme secrète, dont je ne connaissais pas le principe, mais dont nous venons d’avoir une démonstration.
— Est-ce pour empêcher cette démonstration que vous et vos suffragettes êtes venues jusqu’ici ? demanda Alasdair Trumpet.
— Pas exactement, répondit Mrs Pancake perplexe. Je pensais que l’arme secrète de Schmutzig était une amélioration du rayon foudroyant qui a détruit Naples, une arme au pouvoir destructeur si effroyable qu’elle laissait l’ennemi impuissant et le contraignait à la reddition. En réunissant mes suffragettes ici, je voulais nous sacrifier en holocauste pour la cause suffragiste. De notre martyre seraient nés les ferments qui auraient amené la révolution en Angleterre et le triomphe du suffragisme.
— Au lieu de quoi, conclut le capitaine Sabine, vous avez involontairement saboté la démonstration de Schmutzig, puisqu’il s’est révélé qu’il suffisait de la présence, sur le théâtre d’opérations, de quelques bonnes femmes, pour que les hallucinations masculines et féminines se fassent la guerre entre elles, avant de faire sauter l’appareil survolté. »
Le brave officier français disait vrai. L’intervention intempestive de Mrs Pancake avait ruiné les plans du maréchal de camp Schmutzig, tout en mettant fin aux illusions de la suffragette. Ni le pangermanisme ni le suffragisme n’avaient, dans cette charade, progressé d’un pas.
Au demeurant, comme on l’apprit plus tard, la machine du maréchal de camp Schmutzig n’était pas aussi parfaite que la démonstration de ce jour voulait le donner à penser. Il fallait, pour que les phénomènes d’idéoplastie apparussent, qu’on fût en altitude, et par temps sec et frais, d’où le choix des pentes du Mont Cervin en ce beau dimanche de Pentecôte. Il fallait aussi recourir au fluide d’un très puissant médium, plongée au suprême degré de la transe hypnotique. Or une armée en campagne n’a pas toujours sous la main une Eusapia Palladino ou une Viridia Wormwood. En somme, la démonstration de Schmutzig eût-elle été parfaitement réussie, elle n’en eût pas moins relevé pour partie de l’art de l’illusionniste.