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FEUILLETON DU MATIN DU 31 MAI 1912
26.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE QUATRIÈME
LES SUFFRAGETTES DU MONT CERVIN

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IV
Où l’on reçoit une dépêche de l’Acheron

Augustine Mickel-Jean sortit précautionneusement de son sac un appareil gros comme un réveil, comportant sur le devant un manipulateur de télégraphe, sur le dessus un pavillon et sur l’arrière un bouton de mise en marche.
« Les choses sont tout de même plus simples, remarqua Augustine, quand on a deux appareils identiques, qui sont à la fois émetteur et récepteur. Cela évite que chacun tâtonne de son côté avec des ondes électro-magnétiques — ou, pire encore, avec des procédés occulto-électriques, ajouta la jeune femme, qui frissonna comme à un souvenir désagréable. Évidemment, ajouta-t-elle en haussant les épaules, on ne peut pas tenir de vraie conversation, vu qu’il faut plusieurs minutes pour que le message arrive, compte tenu de la distance entre les deux planètes, mais pour envoyer et pour recevoir un bulletin quotidien en alphabet morse, c’est épatant.
« Écris-lui ceci, commanda Guite Asquiou : ”Sommes au pied du Cervin, là où la Grande Martienne a capté pour la dernière fois les impulsions cryptesthésiques de Viridia Wormwood. Nous campons dans une prairie, entre Zermatt et le col de Saint-Théodule. Pour le moment rien de suspect. Demain, dimanche de Pentecôte, nous irons à une messe catholique à Flasche, pour l’authenticité de notre déguisement.” Répète le message deux fois tous les quarts d’heure pendant une heure, ça devrait suffire.
— Attends, dit Augustine. Justement, il émet. »
Et Augustine Mickel-Jean se mit à traduire les impulsions brèves et longues qui sortaient du pavillon, pour celles de ses compagnes qui n’étaient pas des radio-télégraphistes accomplies.

« Nous sommes en aéroplane, et nous remontons le cours de l’Acheron. Les canaux de Mars sont de longueur très variable. Certains ne s’étendent que sur quelques centaines de miles. D’autres traversent une bonne partie de la planète. Précisément, le complexe Dardanus-Acheron-Erebus-Cerberus, que nous survolons en ce moment, s’étend sur près de 160°, du Lacus Niliacus jusqu’à Mare Cimmerium, où est son embouchure.
« Une partie des canaux correspond tout simplement à d’anciens fleuves. Ceux-là se jettent dans une mer, tels le Phison, qui se jette dans Mare Erythraeum. D’autres sont entièrement artificiels, c’est-à-dire qu’on a fait passer un canal d’irrigation au milieu d’un désert, en creusant à l’aide de rayons. Même au temps de la splendeur martienne, l’eau ne coulait dans ces canaux-là qu’au moment de la fonte des calottes polaires ; en outre, il fallait sans cesse les recreuser pour éviter l’ensablement. Enfin, il y a une catégorie mixte, de fleuves dont on a foui le lit, qu’on a endigués, qu’on a allongés, et qu’on a branchés, pour ainsi dire, sur d’autres canaux.
« Dans l’état actuel de la civilisation martienne, les canaux artificiels sont irrémédiablement ensablés. Quant aux ouvrages d’art qu’on a pratiqués sur les fleuves, ils sont pour la plupart soit ruinés, soit gravement menacés... »

À cet endroit, le message télégraphique fut brusquement interrompu.
« Mais comment les martiennes ont-elles pu ne rien faire pendant tous ces siècles ? s’étonna Claire Bajot.
— Tout est sans doute arrivé très progressivement, répondit Guite Asquiou, de sorte qu’elles n’ont pas mesuré le danger. C’est le principe de la grenouille dans la casserole, tu sais bien. Si la grenouille plonge dans une casserole d’eau bouillante, elle en ressort plus vite qu’elle n’y est entrée. Mais si on réchauffe progressivement l’eau dans laquelle elle baigne, elle ne réagit pas et meurt ébouillantée. »
Augustine Mickel-Jean leur fit signe de se taire. On recevait à nouveau la communication martienne.

« ... Il s’agirait en somme de maintenir un système simplifié de canaux. Seulement, il faut n’intervenir qu’à bon escient, car il ne faut pas s’imaginer que les rayons creusants soient une ressource inépuisable. La difficulté est donc de savoir où exactement donner le coup de rayon, si j’ose ainsi parler.
« Il est nécessaire en outre que nous prenions contact avec les êtres barbares qui vivent au fond des mers asséchées et des canaux ensablés. Tout dégénérés qu’ils soient, ces misérables nous sont utiles, puisqu’ils savent trouver l’eau, sans quoi ils n’eussent pas survécu durant vingt millénaires dans leur environnement aride. Mais cette prise de contact soulève de délicates questions diplomatiques, culturelles, et même religieuses, car les martiennes associent ces êtres brutaux au populicide qui a eu lieu il y a vingt mille années martiennes. C’est comme si l’on demandait à de pieux bouddhistes d’envoyer une ambassade à Nirriti, chef des démons.
« Quoi qu’il en soit, j’ai l’intention de poser demain mon aéroplane sur les alluvions du Lacus Niliacus et de tenter cette prise de contact. »

La communication était terminée. Augusta Mickel-Jean télégraphia deux fois son propre message puis éteignit provisoirement l’appareil.
« Was gibt’s zum essen ? demanda Béatrice Beauvoir, que ces excitantes nouvelles avaient mise en appétit.
— Casserole de grenouilles, répondit en français Guillemette Riz-au-lait, qui était chargée de la cuisine.
« Eh bien, quoi ? dit-elle en voyant la mine des autres ? Est-ce que nous sommes des petites Françaises, oui ou non ? »

V
Où l’on rencontre une vieille connaissance

Entre Zermatt et le col de Saint-Théodule, il y a un petit village qui s’appelle Flasche, à un endroit où, pourtant, on se fût attendu à ne trouver plus que des sentiers de chèvres. Les jeunes filles venaient d’y entendre la messe, dans la petite église qui était à l’orée du bourg.
« Si tout est en allemand ici, demanda Mathilde Mézienne, en s’appuyant sur son long bâton pour mieux étirer ses mollets après les génuflexions obligatoires chez les catholiques, et si tout le monde parle allemand, pourquoi jouons-nous les petites Françaises ?
— Précisément parce qu’ainsi notre déguisement risque moins d’être percé à jour », répondit Guite Asquiou.
Au milieu du village, les filles découvrirent un bâtiment crépi de blanc qu’une vaste enseigne désignait comme la « distillerie lapis philosophorum ».
« Qu’est-ce que c’est que ça, lapis philosophorum ? interrogea Béatrice Beauvoir.
— La pierre philosophale des alchimistes, répondit la lettrée Augustine Mickle-Jean, qui change le vil métal en or, guérit toutes les maladies et procure la vie éternelle. Mais je pense que dans ce cas précis, il y a seulement une métaphore hardie pour désigner une banale liqueur.
— Ça se visite », observa Claire Bajot.
De fait, une foule assez nombreuse déambulait sur l’esplanade de la distillerie. Ces visiteurs pour la plupart semblaient étrangers et beaucoup avaient dans leur maintien on ne savait quoi de militaire qui donna à penser à Guite Asquiou qu’il pouvait s’agir des délégations étrangères à la Conférence de Sion sur la Kragoulie, qui profitaient de ce beau dimanche de printemps pour se promener dans les alpages.
« Il y a ici à l’évidence beaucoup d’étrangers, avertit la chef de patrouille à mi-voix. Méfions nous ! Le type de criminel le plus stupide et celui qui recourt invariablement aux procédés les plus ignobles est précisément le criminel étranger.
— Visitons-nous, oui ou non ? voulut savoir Augustine Mickle-Jean.
— Si c’est pour voir de vieux alambics et des tonneaux, merci bien, répondit Félicie Miouze en fronçant son petit nez rose. Sans compter que l’odeur seule suffirait à nous saouler. Et puis, une distillerie, ce n’est, après tout, qu’une usine. Celle-ci semble même des plus modernes, avec sa flottille de camions. Voyez, il y en a au moins vingt.
— En tout cas, de ce côté-ci, dit Mathilde Mézienne, en désignant un bâtiment flambant neuf, un peu à l’écart, on ne visite pas. Il y a des panneaux « Verboten » sur tous les murs. Et même des gardes ! Ah ça, est-ce qu’on prend autant de précautions pour fabriquer de la gentiane ?
— Regardez moi la taille de cette barrique, admira Guillemette Riz-au-lait. Elle fait bien deux yards de diamètre. Soit une circonférence — je multiplie par trois virgule quinze cent quinze...
— Tu es sûre, la coupa Félicie Miouze, que pi, c’est trois virgule quinze cent quinze ?
— Mais non, corrigea Béatrice Beauvoir, quinze cent quinze, c’est la date de la mort de Shakespeare.
— Ce n’est pas la Magna Carta ? », interrogea distraitement Claire Bajot.
On jugera à ces échanges que leurs récentes excursions dans toutes sortes d’endroits avaient mis les sympathiques jeunes filles quelque peu en retard dans leurs études.
« Tiens, dit Augustine Mickle-Jean, en attendant, moi, je vais acheter des cartes postales au kiosque. »
Revenant de son emplette, Augustine avait l’air si anxieuse que les autres lui demandèrent si elle se sentait mal.
« Ce n’est pas cela, répondit Augustine. Mais tout est bizarre ici. D’abord il y a ces dizaines de badauds qui ont l’air de traîne-sabre habillés en péquins, et qui visiblement s’intéressent aux alambics autant que je me passionne pour les passe-lacets. Ensuite, toutes les bonnes femmes ici sont occupées à tricoter, avec un chat sur les genoux. La dame du kiosque à journaux, la dame du bureau de tabac, la dame de la billetterie, à la distillerie. Même la dame du petit bar à dégustation, à la sortie de la visite, fait cliqueter ses aiguilles, son chat sur le comptoir. Et ce cliquetis, je jurerais que... Mais non, je dois me tromper... »
Et la jeune fille refusa d’en dire plus.
« Mais vous êtes les petites collégiennes anglaises de Marseille ! »
Celui qui avait poussé cette exclamation n’était autre que le capitaine Sabine, un capitaine Sabine maigri, au teint buriné, comme s’il avait passé beaucoup de temps au grand air, et vêtu comme une sorte de chemineau, mais bien vivant.
Le perspicace officier avait raison, bien sûr. Guite Asquiou n’était autre que Peggy Ayscough, la capitaine de l’étude de troisième de Clifftop School. Guillemette Riz-au-lait était la snobe Wilhelmina Wriothesley, Mathilde Mézienne la sévère Hilda Methven, Claire Bajot la discrète Clara Bagehot, Augustine Mickel-Jean l’érudite Augusta Meiklejohn, Béatrice Beauvoir la corpulente Bessie Belvoir, et Félicie Miouze n’était autre que ce drôle de petit animal de Phyllis Meux.
Peggy Ayscough fit comprendre par signes à l’officier français qu’il devait préserver leur anonymat. Puis elle raconta brièvement leur voyage dans la planète Mars, l’opération très mystique de leur verdissement — verdissement tout spirituel —, leur retour sur Terre dans des obus de willemite et leur enquête à l’endroit d’où émanaient les derniers effluves cryptesthésiques de Viridiana Wormwood.
« « Mais vous-même, capitaine, interrogea Peggy.
— Oh, moi, je file tout ce petit monde depuis les montagnes de Kragoulie. »