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FEUILLETON DU MATIN DU 1er JUIN 1912
27.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE QUATRIÈME
LES SUFFRAGETTES DU MONT CERVIN

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VI
Où l’on a des révélations sur la soucoupe violette

« Voyez-vous, déclara le capitaine Sabine aux collégiennes de Clifftop School, il y a quelque chose de montagneux dans cette conspiration. Cela commençait dans la partie la plus méridionale des Carpathes, en Kragoulie. Cela continue ici, dans les Alpes. On est toujours au-dessus de mille mètres.
— Oui, c’est curieux, dit Peggy Ayscough. En somme, on respire le même air que dans la planète Mars.
— J’ajoute, dit l’officier, qu’en Kragoulie comme ici, ce qu’on voit ce sont des distilleries. – Et des femmes qui tricotent.
— Ce n’est pas si étonnant que cela, objecta Clara Bagehot. Ce sont des artisanats typiques des montagnes.
— Ouais, fit le capitaine Sabine. Mais j’ai l’impression qu’on distille ici un drôle de suc.
— Ah ! qu’est-ce que je disais ! jeta Hilda Methven sur un ton de triomphe en hochant la tête en direction du bâtiment estampillé « Verboten ».
— Autre chose, dit Sabine. En Kragoulie, je suis tombé sur celle que nous avions baptisée la Marseillaise verte, qui se présente à présent comme une descendante des comtes de Deçjilij, les anciens voïvodes de Kragoulie, et qui voudrait bien qu’à ce titre on lui donnât la couronne d’acier. Cette dame est invitée comme il se doit à la Conférence internationale sur la Kragoulie. Seulement voilà, j’ai la certitude que la femme qu’on voit à Sion n’est pas la martienne. C’est l’agent double Ruta Baga qui, grimée, a pris sa place. »
Ces révélations jetèrent les jeunes filles dans un abîme de réflexions.
« Il faut que je vous raconte encore quelque chose, dit le capitaine Sabine. J’étais en train d’enquêter discrètement dans les montagnes de Kged, et je m’étais introduit à cette fin dans le périmètre interdit. Et voilà que je tombe sur un exercice militaire. Une galopade de uhlans prussiens à l’assaut d’un raidillon. Je dis bien : un exercice militaire, parce que, au sommet du raidillon, il n’y avait rien d’autre que des officiers boches, autour d’un curieux appareil en forme de cloche, ou de soucoupe... ou de couvre-plat. Enfin un machin rond et bombé. Je répète : pas l’ombre d’un ennemi. Je contemplais cela, caché derrière un rocher. Les officiers font des branchements, abaissent une manette, et voici que l’espèce de soucoupe se met à ronronner et à briller d’une couleur améthyste. Et soudain... Vous n’allez pas me croire. Soudain, voilà que déboulent en haut du raidillon des cavaliers tartares, tout droit jaillis du XIIIe siècle, avec leurs armures de cuir laqué, leurs lances et leurs arcs. Et j’aime mieux vous dire que les lanciers prussiens, qui arrivaient par le bas, ont été mis en déroute en deux minutes. Ceux qui n’étaient pas tombés de leur cheval galopaient éperdus au fond du vallon. Quant aux Tartares, après cette victoire-éclair, plus une trace.
— Mais qu’est-ce que des cavaliers tartares auraient fait en Kragoulie, au XXe siècle ? protesta Peggy Ayscough.
— Je ne sais pas, dit le capitaine Sabine en secouant la tête. Ce devait être une hallucination. Je n’y ai rien compris.
— À propos d’hallucination, commença Augusta Meiklejohn d’une voix hésitante. Si je vous disais que j’entends des choses... »
La jeune fille secoua la tête et se tut.
« Que vous entendez des choses ? la pressa le capitaine Sabine.
— Dans le cliquetis des aiguilles de toutes ces femmes qui tricotent, la kiosquaire, la buraliste, jeta Augusta éperdue.
— Mais dites ! la pressa Sabine, soudain en alerte. Au nom du ciel, parlez ! Que disent-elles, ces aiguilles ?
— Elles disent : “Le caveau, à côté du torrent.” Mais je suis folle, ce doit être l’altitude.
— Vous n’êtes pas folle, s’écria le capitaine Sabine. Fonçons ! »
Les jeunes filles et l’officier s’enfoncèrent dans une venelle latérale en pente raide vers les rives du torrent qui, en ce printemps radieux, disparaissaient sous les buissons en fleurs.
Là, à côté du lavoir municipal, était la porte en ogive d’un caveau. Des lettres à demi-effacées indiquaient que l’endroit appartenait à la distillerie Lapis Philosophorum.
La porte était à demi-ouverte. Dans la pénombre humide, deux hommes se retournèrent à l’entrée des collégiennes et de l’officier.
C’étaient Alasdair Trumpet et Arsène Chouinard.
Ils étaient en train d’examiner une forme humaine étendue sur une sorte de plate-forme, avec, en guise de couvertures, quelques vieux sacs.
« Alors ce n’était pas un fantasme, balbutia Augusta Meiklejohn, qui n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Les cliquetis des tricoteuses, c’était bien du morse.
— Cette femme, interrogea doucement le capitaine Sabine, c’est la Marseillaise verte ?
— Oui, répondit gravement Alasdair Trumpet. Nous avons retrouvé celle qui, à Londres, se faisait appeler Viridia Wormwood et qui, en Kragoulie, se présentait comme la comtesse de Deçjilij.

— Nous avons retrouvé la femme Baga, corrigea Arsène Chouinard. Seulement, elle est morte. »

VII
Où se battent des régiments hallucinés

« C’est bien la Marseillaise verte et non Ruta Baga, déclara le capitaine Sabine, après un bref examen. Et elle n’est pas morte. Elle est catatonique. Ah, si seulement le yogi Balakrishna était là.
— Le plus urgent, dit Alasdair Trumpet, est de déplacer cette femme, afin que les boches ne la retrouvent pas. »
L’homme à l’oreille à l’envers enveloppa la malheureuse dans son grand ulster et, avec l’aide de Sabine, il transporta l’inanimée au bord du torrent, où les deux hommes la cachèrent sous un massif de rhododendrons.
« Savez-vous, dit Alasdair Trumpet à Sabine, que le colonel Schmutzig est ici ?
— Il est grimé, naturellement, intervint Arsène Chouinard avec un ton de supériorité. Il se fait passer pour un agitateur anti-féministe. Et tous ces messieurs en goguette, ce sont, déguisé en touristes, les représentants des états-majors des puissances européennes à la Conférence de Sion sur la Kragoulie.
— Oui, dit Sabine agacé, ces demoiselles et moi l’avions deviné.
— Permettez, reprit Alasdair Trumpet. Ce ne sont pas les représentants des états-majors qui sont déguisés. C’est la Conférence de Sion qui est le véritable déguisement. Cette Conférence n’a jamais eu pour but de discuter du sort de la Kragoulie après l’invasion austro-allemande. Son véritable but est de discuter des conditions posée par les Austro-Allemands pour la reddition de la Triple-Entente, compte tenu de la donnée nouvelle qu’est l’arme fantastique dont disposent les Germains. Ressortons, voulez-vous, ce doit être l’heure du spectacle. »
Sur l’esplanade de la distillerie Lapis Philosophorum, M. Jean Deschmaps, le conférencier anti-féministe, s’était juché sur un immense tonneau et il haranguait la foule des touristes à l’allure martiale.
« Messieurs, prononça-t-il en français, langue diplomatique que tout le monde entendait, afin que nous ne perdions pas de temps, je vous propose un jeu de guerre des plus simples. Il y a dans ces caisses des carabines Mauser de l’armée de sa majesté, avec leurs baïonnettes et leurs munitions. Je vous propose de vous en munir et de monter à l’assaut de cet alpage, jusqu’à la lisière des sapins, là où vous apercevez mes dix hommes, à côté du camion. Il y a moins de cinq cent mètres et la pente ne dépasse guère sept pour cent.
— Ces munitions, demanda un quidam dans un français fortement accentué à l’anglaise, elles sont à blanc, naturellement.
— Ces carabines sont chargées à balles réelles, répondit M. Jean Deschmaps, et je vous prie instamment d’en faire usage sans l’ombre d’une hésitation. »
Et pour appuyer ses dires, le partisan de la sujétion des femmes, ayant fait signe qu’on lui passât un fusil, arma, épaula, tira sur l’enseigne de bois de la kiosquaire, et la fit virevolter follement.
« Pourtant, nous ne pouvons pas tuer vos hommes, reprit le quidam à l’accent britannique.
— Vous n’arriverez par à les tuer, affirma tranquillement M. Jean Deschmaps. Cependant, je vous demande de déployer tous les efforts possibles en ce sens. Allons. Vous êtes ici presque une centaine d’hommes. Cela fait un bataillon. Commençons. »
Les badauds s’étant entre-regardés avec une incrédulité mêlée d’inquiétude, se mirent soudain et branle et perdirent aussitôt tout ce qu’ils avaient pu avoir d’emprunté, sous leur déguisement de touristes. Il y avait ici la fine fleur des armées européennes, à l’exception naturellement des centraux. Défilant en ordre devant les caisses, ils s’armèrent dûment des fusils de l’armée allemande et remplirent leurs poches de cartouches. Et pour montrer qu’on ne plaisantait pas, le quidam anglais visa l’un des hommes de M. Jean Deschmaps, devant le bouquet de sapins, et tira.
« Manqué ! se désola-t-il.
— Vous auriez pu attendre que je donne le signal, dit M. Jean Deschmaps, un peu fâché. Mais soit. Ne perdons plus de temps. »
Se tournant, il fit un large geste à destination de ses hommes, au sommet de l’alpage. Aussitôt, ceux-ci disparurent derrière leur camion, où ils parurent se livrer à de mystérieux réglages.
Les faux touristes, s’étant brièvement consultés sur un plan de bataille, s’étaient lancés à l’assaut. Les assaillants partaient par vagues successives, ceux qui attendaient en bas protégeant par un feu nourri ceux qui montaient en ligne. Un feu auquel l’ennemi, inexplicablement, ne répondait pas.
Soudain, comme la première vague atteignait le tiers à peu près de la pâture alpestre, une ligne de cavaliers mongols jaillit, là-haut, de la lisière des sapins. Devant eux, la pente se couvrit soudain de dizaines de fuyards, femmes, enfants, vieillards, qui tombaient comme des épis, sous les flèches et les coups de lance, et se faisaient broyer sur les sabots des petits chevaux asiatiques.
Les dernières lignes des attaquants étaient encore au bas de la pente. Après une brève hésitation, elles se mirent à tirer sur les mongols. Mais déjà l’avant-garde des cavaliers atteignait ceux qui étaient le plus avancés sur l’alpage. Ceux-ci les attendaient de pied ferme, ayant mis baïonnette au canon. Mais ils furent soudain salués par des rafales d’artillerie qui venaient du nord. Alors, on distingua, sur le côté de l’alpage, des masses d’infanterie, avec un peu de cavalerie pour les éclairer. Et ces cavaliers-là, à en juger par leurs toques de fourrure et leurs sabres, c’étaient des cosaques.
Les attaquants qui étaient encore au bas de la pente entrèrent en ligne, en diagonale, à l’encontre des nouveaux venus. Mais derrière la cavalerie cosaque, qui s’était soudain fendue en deux, ce furent des canons prussiens qui apparurent soudain et les malheureux assaillants furent instantanément hachés par les obus.