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FEUILLETON DU MATIN DU 30 MAI 1912
25.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE QUATRIÈME
LES SUFFRAGETTES DU MONT CERVIN

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II
Où M. Arsène Chouinard a toujours raison

À l’arrière de la salle des fêtes de Saint-Théodule, à Sion, Alasdair Trumpet et Arsène Chouinard écoutaient toujours à la cloison de la loge du maréchal de camp Schmutzig.
« Cessons s’il-vous-plaît nos petits jeux, réclamait Ermengarde Pancake, la femme-homme, la chef des suffragettes. Possédez-vous oui ou non, Smuts, ou plutôt Schmutzig, l’arme décisive, le rayon calorifique ? Avez-vous oui ou non l’intention de vous en servir ?
— Nous avons obtenu de nos alliés une arme secrète, répondit évasivement le maréchal de camp, mais ce n’est pas le rayon calorifère, ni le rayon inoculateur de peste. Les rayons qui ont détruit Naples et la Sardaigne avaient été projetés directement de Mars par nos alliés.
— Enfin, cette arme, quelle qu’elle soit, insista Mrs Pancake, êtes-vous décidés oui ou non à l’utiliser pour provoquer l’entrée en guerre de la Triple-Entente ?
— Vous prenez les choses de façon trop littérale, protesta le maréchal de camp Schmutzig. On ne provoque pas ainsi l’entrée en guerre de trois pays, en abaissant une manette.
— L’entrée en guerre des Britanniques, insista Ruta Baga, qui achevait de se dépouiller de son maquillage de martienne, c’est vous qui l’obtiendrez, ma chère Ermengarde. Reprenez les campagnes d’attentats comme moyen de chantage, pour exiger la conscription en Angleterre.
— Balivernes ! s’écria Mrs Pancake. Les hommes sont une meute de loups sanguinaires, poussés à la destruction par leur nature dégénérée. Seulement les nôtres sont tellement dégénérés qu’ils refusent de se battre. Si ce n’est pas malheureux ! L’unique avantage que les femmes ont sur les hommes, c’est qu’il n’y a que les hommes qui fassent la guerre. Il faut donc reproduire sur Terre ce qui s’est produit sur Mars il y a vingt-quatre mille ans. Il faut une guerre apocalyptique. Une génération d’hommes y mourra. Ceux qui n’y seront pas tués en sortiront du moins atrocement mutilés. Les femmes, qui auront conquis le droit de vote grâce à leur implication dans l’économie de guerre, seront supérieures en nombre, et, ce qui est encore plus important, seront supérieures en force face à ces infirmes : elles leur arracheront donc le pouvoir. À présent, répondez-moi. Avez-vous oui ou non l’intention de déclencher cette guerre providentielle ?
— Nous avons l’intention, déclara Schmutzig, exaspéré à la longue, d’établir une Pax Germanica pour le compte de notre glorieux empereur, et d’utiliser pour cela l’arme secrète dont nous disposons grâce aux martiens. Cette arme est destinée à paralyser l’ennemi, l’obligeant à une reddition humiliante. Mais vous me pardonnerez, madame, si nous renonçons à exterminer la moitié masculine de la population européenne. Le point de vue d’un soldat sur ce point diffère nécessairement de celui d’une suffragiste.
— Si c’est comme cela, fit brusquement Mrs Pancake, je sais ce qu’il me reste à faire.
— Et quoi donc ? demanda le maréchal de camp Schmutig.
— À sacrifier les femmes d’Angleterre là où n’ont pas voulu se sacrifier les hommes. »
Et Mrs Pancake fit une sortie théâtrale.
« Elle est devenue complètement folle, jugea Schmutzig.
— C’est tout de même embêtant, dit Ruta Baga.
— Ma chère, quel mal voulez-vous qu’elle fasse, toute seule, au milieu du Valais ?
— Je vous rappelle qu’elle dispose d’un moyen de communication.
— C’est juste, gronda Schmutzig. Elle est en capacité de rameuter sa clique de femelles en furie. Dans ce cas, il va falloir aviser.
— Vous voulez lui faire subir le sort de l’autre ?
— Si nécessaire, oui. »
Chouinard et Trumpet étaient discrètement sortis de leur placard à balai et avaient quitté les aîtres.
« La voilà, votre martienne verte, ricanait Chouinard. Ce n’est autre que cette Ruta Baga, qui se présente comme danseuse javanaise, mais dont je sais, moi, de très bonne source, qu’il s’agit en réalité d’une juive de Bessarabie, installée et grandie à Vienne. Voilà qui fait justice de vos rêveries, de vos divagueries, de vos julesverneries, de vos histoires d’obus tombés du ciel, de rayons destructeurs émanés de la planète Mars, et d’apparition spirites dans des bocaux à poissons rouges. Et dire que j’ai dû entendre ces balivernes pendant des mois.
— Mon cher Chouinard, répondit Trumpet, “l’autre” dont parlaient nos adversaires c’est précisément Viridia Wormwood, alias la Marseillaise verte, qui est apparemment séquestrée, ou bien qu’on a éliminée, suite à un différend. Si Ruta Baga se grime de la sorte, c’est pour remplacer l’absente et donner le change à la Conférence de Sion, puisqu’enfin, il faut bien que l’héritière des comtes de Deçjilij, prétendante à la couronne d’acier, y apparaisse, à cette Conférence.
— Ah vous, alors, s’écria Chouinard furieux, vous tenez à vos foutaises !
— Pour le reste, conclut Trumpet, nos ennemis disposent d’une arme secrète martienne, mais ils ne semblent pas sur le point de l’utiliser. À moins que Mrs Pancake ne leur force la main en lâchant contre eux les suffragettes. Par exemple, je n’ai pas compris ce qu’était le fameux moyen de communication dont dispose la chef des féministes. Bref, le plus urgent est toujours de mettre la main sur Mrs Pancake avant qu’elle ne provoque une catastrophe. »

III
Où l’on fait du scoutisme dans les alpages

« Halte, les filles ! » commanda Marguerite, dite “Guite”, Asquiou à la petite troupe vêtue de kaki.
La chef de patrouille passa son petit monde en revue. Elles avaient fière allure, ces demoiselles, avec leur uniforme comportant chemisette et jupe courte. Toutes étaient coiffées de chapeaux à très large bord. Toutes portaient sur le dos un havresac de soldat et elles tenaient à la main un très long bâton. Seule la corpulente Béatrice Beauvoir semblait un peu essoufflée par la marche à flanc de montagne.
« Claire, demanda la chef de patrouille dans un français teinté d’une pointe d’accent, sortez des rangs et allez demander au rustique que vous voyez là-bas la permission de camper dans son champ. »
Claire Bajot, un peu intimidée, s’avança et, ayant salué militairement :
« Alliance nationale des Unions chrétiennes de jeunes filles, expliqua-t-elle, dans un français articulé à la normande, au propriétaire du champ, qui s’était approché, méfiant, de la clôture.
— Des girl-scouts », répondit le paysan avec une suspicion instinctive pour ce qu’il considérait, à tort du reste, comme un mouvement protestant.
Permission fut donnée de bivouaquer sur la luzerne et, tandis que les jeunes filles préparaient, qui le dîner, qui le coucher, sous des petites tentes à deux places, Claire Bajot les gratifia d’un éclaircissement culturel.
« “Le Cervin, lut la jeune fille dans son guide en français, Cervino en italien, Matterhorn en allemand, est un sommet alpin de 4 478 mètres d'altitude, situé sur la frontière italo-suisse, entre le canton du Valais et la Vallée d’Aoste. Le Cervin est la montagne la plus connue de Suisse, notamment pour l'aspect pyramidal qu'elle offre depuis le village de Zermatt, dans la partie alémanique du canton du Valais.” »
Les jeunes filles interrompirent leurs besognes pour contempler le sommet blanc, teinté d’orange par le couchant, qui, derrière la ligne assombrie des sapins, paraissait appartenir à un autre monde.
« Vue d’ici, la forme de la montagne est en effet exactement pyramidale, confirma Augustine Mickel-Jean, qui, bizarrement, parlait anglais. Comme une pyramide égyptienne.
— Ou comme une pyramide mar... » commença étourdiment Béatrice Beauvoir, mais Félicie Miouze lui décocha une bourrade, tandis que Guillemette Riz-au-lait lui plaquait la main sur la bouche.
« “Mont Cervin, lut Claire Bajot dans son guide français, désignait originellement le col de Saint-Théodule, Mons Silvanus en latin, le terme latin mons indiquant normalement les cols et non les sommets.
— Voilà qui est fort intéressant, jugea Mathilde Mézienne. (Elle parlait anglais, elle aussi.) Mais où est-il, ce fameux col ?
« “ Le col de Saint-Théodule, continua Claire Bajot, en allemand Theodulpass, est un col alpin situé dans les Alpes pennines entre le Cervin et le Breithorn. Ce vol relie le Valtournenche, en Vallée d’Aoste (Italie), avec la vallée de Zermatt en Valais (Suisse).”
On déclara toutes ces informations passionnantes, puis on passa à autre chose. Cependant, le dîner cuisait.
« Avez-vous vu cet article dans Le Journal des voyages ? demanda, en anglais (décidément ces jeunes filles parlaient toutes anglais) l’érudite Augustine Mickel-Jean, qui avait acheté le fameux hebdomadaire français à la gare de Zermatt et qui, ayant lu avec le plus vif intérêt les feuilletons de Louis Boussenard, G. de Wailly, Paul d’Ivoi et du capitaine Danrit, lisait à présent les articles géographiques. “Une île en poils de chats.” C’est le titre. Sachez, mesdemoiselles, que le poil de chat apparemment ne se décompose jamais. Or il y a tellement de chat sur Terre que leurs poils qui, entraînés par les pluies, vers les rivières et les fleuves, finissent par retourner à l’océan, s’agglutinent finalement, du fait des courants marins, dans le nord de l’océan Atlantique, où ils forment une sorte d’île.
— Ça me paraît bien exagéré, fit Guillemette Riz-au-lait.
— C’est pas une île sur laquelle on peut marcher, bien sûr, précisa Augustine Mickel-Jean. C’est plutôt une sorte de sargasse, une île flottante en poils de chats, à fleur d’eau. Or le poil de chat si on arrive à le recueillir en quantités, est une ressource insoupçonnée. Non seulement c’est le matériau le plus durable qui existe — il est pratiquement indestructible —, mais il possède de remarquables propriétés électriques. On songe donc à exploiter à des fins industrielles cette espèce de gisement flottant, comme on exploite déjà, à des fins agricoles, les sargasses de la mer des sargasses.
— Je ne trouve pas tout cela très sérieux, objecta Mathilde Mézienne. C’est même de la pure fantaisie à mon avis.
— C’est un journal recommandé par les éducateurs », protesta Augustine Mickel-Jean.
Félicie Miouze, qui avait fini de monter les tentes, fit la remarque qu’il était déjà sept heures du soir.
« Mais alors il faut que nous parlions allemand, dit Claire Bajot. C’est la règle.
— La règle ne vaut que quand nous sommes à l’école, protesta Béatrice Beauvoir.
— Que non ! La règle vaut partout.
— Ça me semble très injuste, observa Félicie Miouze, parce que, en journée, nous faisons déjà l’effort de parler français pour préserver notre incognito.
— Tu parles, corrigea Claire Bajot. Il n’y a guère que Guite Asquiou et moi qui parlions français.
— Silence, commanda la chef de patrouille. S’il est sept heures, c’est l’heure de la communication avec Mars. Augustine, au travail.
— Mais es-tu sicher que ça va gut gehen d’ici, dans les alpages ? s’inquiéta Claire Bajot.
— Ganz sicher, répondit la cheftaine. Im gegenteil, in den Bergen, on est plus haut, donc wir hören mieux. »