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FEUILLETON DU MATIN DU 29 MAI 1912
24.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE QUATRIÈME
LES SUFFRAGETTES DU MONT CERVIN

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I
Où M. Arsène Chouinard montre qu’il a raison depuis le commencement

« Il n’est question, remarqua distraitement Alasdair Trumpet qui avait déplié Le Soir de Bruxelles, que de cette conférence qui réunit à Sion, dans le Valais, les principales puissances européennes, et qui doit régler le sort de la Kragoulie. Il y a encore une chance qu’on échappe à la guerre. Ah ça ! Écoutez cet entrefilet, mon cher Chouinard. “Énorme scandale des conférences d’un partisan du viol.” C’est le titre. Je lis l’article : “On nous mande de la ville de Martigny (Valais) qu’un monsieur qui se prétend d’origine belge, M. Jean Deschmaps, tient par toute la Suisse des conférences anti-suffragistes et anti-féministes, dans lesquelles il explique que les femmes ont ravi le pouvoir aux hommes, qui doivent le reconquérir, par la violence s’il le faut. M. Jean Deschmaps se déclare en faveur de la dépénalisation du viol et pour l’interdiction aux femmes du droit de propriété.
« “Les conférences de M. Jean Deschmaps sont régulièrement interrompues par des citoyens en furie et, dans la ville de Sierre, il y a deux jours, le conférencier, que la police ne parvenait plus à protéger, n’a dû son salut qu’à la fuite.”
« C’est donc en Suisse romande que l’affaire se joue, conclut Alasdair Trumpet en reposant son journal et en faisant signe au serveur de l’estaminet de la Grand Place qu’il lui renouvelât sa consommation. Passez-moi le Bradshaw, mon cher Chouinard.
— Écoutez Trumpet, dit Arsène Chouinard qui, d’un signe bref, réclama lui aussi une autre bière, depuis que Balakrishna n’est plus des nôtres, vous avez tendance à me traiter comme une espèce d’assistant, ou – je ne sais pas – de faire-valoir... Non content de me donner des ordres, vous me parlez comme si j’étais à demi-gâteux. Je ne le supporterai pas, comprenez-vous ?
— Pourquoi dites-vous : “Depuis que Balakrishna n’est plus des nôtres ?” demanda curieusement Alasdair Trumpet, qui s’était plongé dans le Bradshaw’s Continental Railway Guide. Vous en parlez comme s’il était mort.
— Que voulez-vous qu’il soit d’autre ? Où pensez-vous qu’il soit après l’explosion des obus devant ce pensionnat de jeunes filles, sur une falaise du Kent ? Je me demande toujours si c’est un coup des suffragettes ? En seraient-elles venues au sacrifice humain ?
— Où je pense qu’il est ? Mais dans la planète Mars, naturellement.
— Toujours la planète Mars ! Vous divaguiez avec cet ermite hindou et cet officier de la Coloniale, qui n’avait plus la tête sur les épaules. À présent que l’un et l’autre ont disparu, vous divaguez tout seul.
— Parce que le capitaine Sabine a disparu aussi. Et comment a-t-il disparu, à votre avis ?
— Pardi ! Il est mort en Kragoulie, sans doute fusillé comme un vulgaire espion. Ni les Austro-Allemands ni les Ottomans ne s’embarrassent de formalités.
— Mon cher ami, dit Alasdair Trumpet, en reposant le bock qu’il venait de vider à petites gorgées rapides, je vous propose de remettre ce débat à plus tard et de foncer à la gare du midi. L’urgent est de remettre la main sur Mrs Pancake. Il faut se souvenir que la dirigeante des suffragettes était informée du projet de destruction de Naples et des villes de Sardaigne, et il est à craindre que son départ pour le continent ne présage un nouveau très grand coup, pour reprendre les mots de l’adversaire.
— Remettre la main sur Mrs Pancake. Cela va faire des mois que nous essayons, maugréa Arsène Chouinard qui suivit son compagnon de mauvaise grâce. Nous savons qu’elle a quitté l’Angleterre. Nous avons flairé ses traces à Calais, Arras, Amiens. Depuis, aucun signe d’elle, rien, ni ici, à Bruxelles, ni ailleurs. Elle semble s’être évaporée.
— Comment pas de trace ! s’étonna Alasdair Trumpet. M. Jean Deschmaps, d’après ce journal, prononce demain soir une conférence anti-féminine dans la ville de Sion, en Suisse. Il faut que nous y soyons.
— Mais nom d’une pipe en bois, qu’est-ce qui vous permet de penser que Mrs Pancake est associée à cet énergumène dont les positions, pour être également absurdes, sont aux antipodes des siennes ?
— Voyons c’est élémentaire », commença Trumpet. Puis se ravisant : « Ah non ! vous m’accusez de vous prendre de haut, et puis vous réclamez des explications. Je ne dirai rien. »

*
* *

Dans la salle paroissiale archi-comble de Saint-Théodule, M. Jean Deschmaps, individu raide et blond, à l’allure martiale, pérorait depuis dix minutes contre les femmes, pour la plus grande satisfaction d’un auditoire entièrement masculin. Ayant insisté sur les défauts féminins ataviques, jalousie, bavardage, autoritarisme, il en arrivait à la faiblesse de la cervelle féminine et tâchait de représenter à ses auditeurs que les femmes étaient à moitié folles en temps ordinaires et tout à fait folles dans des circonstances spéciales, telles que les périodes de menstruation, les grossesses, les semaines et les mois suivant la parturition, les crises économiques, les guerres, etc.
« Taisez-vous, vieux cochon ! Il n’y a pas d’autres fous ici que vous-même et que ceux qui vous écoutent ! »
Ayant lancé cette vigoureuse apostrophe, une femme encapuchonnée dans une capeline de grosse laine torsadée, et vêtue d’un manteau de voyage, avança vers la scène.
« Qu’on me débarrasse de cette hystérique ! commanda M. Jean Deschmaps, qui ne semblait pas autrement surpris de l’interruption.
Aussitôt, les trois ou quatre premiers rangs se soulevèrent d’un même mouvement. Mais, en un coup de théâtre, ces hommes arrachèrent leurs barbes et les moustaches postiches, se débarrassèrent des verres fumés qui leur avaient servi à dissimuler leurs traits, des pipes qui déformaient leurs bouches, et se révélèrent des femmes grimées.
Déjà la virago qui avait interrompu le conférencier s’était assise au piano et avait plaqué les premiers accords de la Marche des femmes d’Ethel Smyth. Aussitôt les perturbatrices, au garde-à-vous, entonnèrent à l’unisson le couplet pathétique et sublime.

Shout, shout, up with your song !
Cry with the wind, for the dawn is breaking ;
March, march, swing you along,
Wide blows our banner, and hope is waking.

« Ah c’est ainsi, siffla M. Jean Deschmaps enragé. Ah c’est ainsi ! » Et il s’apprêtait à arracher la femme en capeline du tabouret du piano. Mais déjà une dizaine des femmes déguisées en hommes faisait barrage et même, elles s’avançaient vers lui de façon menaçante.
Les autres glapissaient toujours.

Song with its story, dreams with their glory
Lo! they call, and glad is their word !
Loud and louder it swells,
Thunder of freedom, the voice of the Lord !

M. Jean Deschmaps vit que la situation ne tournait pas à son avantage. Ayant repéré d’un coup d’œil une porte qui se trouvait derrière la scène, il bondit sur le panneau, l’ouvrit d’une saccade, et la claqua sur lui.
Tout le monde s’était levé et la séance s’achevait dans un tapage indescriptible. La salle se vidait progressivement de ses occupants, les cris et les invectives entre le public frustré et les féministes valaisannes se poursuivant sur le trottoir.
Dans la salle vide, seuls étaient demeurés assis, au dernier rang, deux messieurs, qui portaient eux aussi des costumes de voyage.
« Avez-vous compris ? demanda Alasdair Trumpet.
— Compris quoi ? grogna Arsène Chouinard.
— À quoi rimait cette comédie ?
— Quelle comédie ?
— Les agent secrets, mon cher Chouinard, revêtent le plus souvent le manteau de la discrétion. Mais parfois, c’est sous la défroque du scandale qu’ils s’anonymisent. Ainsi, M. Jean Deschmaps, qui se présente comme citoyen belge...
— Deschmaps ? Un fameux gredin. En France, on l’aurait coffré.
— Allons ! Deschmaps, cela ressemble à un patronyme belge, comme Desmedt ou Deswarte, mais vous ne le trouverez dans aucun registre d’état-civil. C’est un anagramme.
— Deschamps ! s’écria Chouinard.
— Deschamps. Ou pour faire plus belge : Descamps. Connaissez-vous un officier boche récemment promu au rang de maréchal de camp ?
— Schmutzig ! Ils l’ont bombardé maréchal de camp suite à ses prouesses sanguinolentes dans l’affaire de Kragoulie. Bon sang ! Deschmaps ; Schmutzig ; une fois qu’on le sait, c’est évident.
— Et la dame qui a semé la confusion en se mettant au piano, ajouta Trumpet, c’est Mrs Pancake, déguisée en elle-même, c’est-à-dire en féministe, en suffragiste. Cette belle salle des fêtes dispose certainement d’une loge, mon cher Chouinard. Je vous propose d’aller écouter à la cloison. »

*
* *

« N’êtes-vous point satisfaite de la tournure des événements ? demandait, dans la petite pièce qui tenait lieu de loge, M. Jean Deschmaps, autrement le maréchal de camp Schmutzig, à Mrs Pancake.
— Je ne le suis point ! répondit celle-ci. La campagne d’attentats des suffragettes n’a pas déclenché la révolution en Angleterre, comme je l’espérais. Ma conversion à la guerre à outrance, après l’affaire de Kragoulie, n’a pas davantage obtenu le résultat escompté, la population masculine en âge de se faire tuer déclinant lâchement d’aller combattre.
— Ma chère Ermengarde, dit une voix féminine. Vous devriez être à Londres, pour fomenter cette entrée en guerre des Britanniques. »
Arsène Chouinard, qui, caché dans un placard à balai, observait la scène par une fente de la cloison, changea de position pour voir qui était celle qui venait de parler. Il vit des cheveux plus verts que les jeunes peupliers au printemps.
« Viridia Wormwood, souffla-t-il à Alasdair Trumpet. Elle est là aussi.
— Ça vous étonne ? demanda l’homme à l’oreille à l’envers. Elle participe forcément à la Conférence internationale de Sion sur la Kragoulie. Les Germains voulaient lui donner le trône. Mais chut ! écoutons.
— J’en ai fini avec l’Angleterre ! protestait Mrs Pancake, de l’autre côté de la cloison. J’y suis poursuivie par toutes les polices, et je suis devenue un objet de ridicule. Et j’ajoute que, pour échapper aux agents lancés à ma poursuite, je viens de passer des semaines cachée dans un grenier à Villers-Bretonneux, en n’ayant pour tout lien avec le monde que la laine de mon tricot. Bref, mon action est un échec complet. De votre côté, je vois que cela n’avance guère.
— Nous avons reçu l’ordre, dit Schmutzig, visiblement contrarié, de nous rendre en Suisse et de rester en attente. Mais enfin, tout est prêt. Il nous suffit d’un mot pour déclencher les opérations.
— Je vous le répète, ma chère Ermengarde, rentrez à Londres, dit Viridia Wormwood. C’est là que vous serez la plus utile. »
Cependant, celle qui admonestait la suffragette avait légèrement changé de position et Arsène Chouinard distinguait à présent son visage.
« Ah ça, fit Arsène Chouinard.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Alasdair Trumpet.
— Il y a, souffla Arsène Chouinard, que si vous jetez un coup d’œil par cette fente, vous constaterez que j’ai raison depuis le début et que vous êtes, monsieur le roi de tous les détectives, avec vos histoires d’occultisme et de martiens, le plus grand nigaud de la terre.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? grommela Alasdair Trumpet en coulant un regard par la fente.
— Regardez bien, poursuivit Chouinard inexorable. Vous verrez votre martienne à moitié maquillée seulement et vous remarquerez que, sous la perruque verte, il y a cette espionne boche qui se fait appeler Ruta Baga. »