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FEUILLETON DU MATIN DU 28 MAI 1912
23.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE TROISIÈME
LE MILLE-PATTES
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VII
Où l’on rapporte l’entretien à l’intérieur de la Grande Pyramide d’Aeria de Peggy Ayscough, de facto représentante de la planète Terre, avec la Grande Martienne et plusieurs savantes et prêtresses de Mars,
gravé sur un rouleau d’or au moyen des ondes éthériques par Mw-Thrw-Wlwthri, prêtresse et scribe du temple de la Grande Déesse,
et plus tard transcrit à l’aide d’encre sur du papyrus par le yogi Balakrishna, autrement rajah de Downpour
La Martienne. Salut à toi, enfant de l’étoile du matin.
Peggy. Je salue les anciennes et très saintes gardiennes de la sagesse de Mars.
La Martienne. La planète rouge, en l’an douze mille trois cent quatre-vingt de Notre Rédemption, reçoit comme des sœurs les visiteuses de la planète bleue.
Peggy. La planète bleue, en l’an neuvième du règne de notre reine Alexandra — et aussi de notre roi Edouard —, et en l’an mil neuf cent neuvième de Notre Salut, remercie ses sœurs aînées de la planète rouge et fait des vœux pour l’unité des deux planètes.
La Martienne. Tu parles de l’an mil neuf cent neuvième de Votre Salut. La Terre a-t-elle reçu la Révélation, comme l’a reçue la planète Mars ?
Peggy. Vénérable Martienne, la Rédemption est une pour toutes les planètes.
La Martienne. Louée soit la Vierge-Mère. Et loué soit le fruit de sa branche, tombé pour notre Rachat.
Peggy. Pour les siècles des siècles amen.
La Martienne. Enfant de la Terre, l’heure de la résurrection politique est arrivée pour tous les mondes habités. Voilà vingt mille ans que nous, Martiennes, observons la Terre au moyen de nos télescopes. Depuis une vingtaine de nos années, nous contemplons vos prouesses de destruction, dont la fumée est visible dans nos oculaires, à vingt millions de lieues de distance.
Peggy. Le destin de notre globe infortuné repose dans les mains de la Déesse.
La Martienne. Or nous, Martiennes, avons connu une telle catastrophe il y a douze mille de nos années, soit vingt-quatre mille des années de la Terre.
Peggy. Est-ce pour cela, vénérable Martienne, que vos cités paraissent désertes ?
La Martienne. En effet. Nos pierres sont les témoins muets d’un paroxysme haineux à demi-oublié. Nos villes sont des cimetières et nos cimetières sont nos véritables villes. Tout sur Mars porte la trace de l’antique catastrophe, quand la multitude des nomes éclos sur les bords fertiles des canaux fut dévorée par une guerre universelle, qui s’acheva dans le populicide.
Peggy. Hélas, vénérable Martienne, un tel sort est celui qui guette la Terre. De Mafeking, de Port Arthur, d’Andrinople, s’élèvent les fumées de combats qui présagent des guerres d’annihilation.
La Martienne. Or c’est la division des sexes qui nous valut ces épouvantes.
Peggy. Vénérable Martienne, je ne suis pas certaine de comprendre cela.
La Martienne. Partout dans le cosmos, c’est l’orgueil et la férocité du mâle qui conduit à l’orgie sanglante, à la lutte à mort, jusqu’à l’extinction complète des belligérants. Cependant, il y a douze mille de nos années, c’est dans la mort violente de la population mâle de la planète rouge que nous trouvâmes le Salut.
Peggy. Vénérable Martienne, cela m’est inintelligible.
La Martienne. Faute d’hommes, Mars généralisa la reproduction végétale, procédé autrefois très rare et très mystique. Désormais, les Martiennes sont cueillies sur la branche. Et il n’y a plus de guerre.
Peggy. Vénérable Martienne et Grandissimes de l’Ordre des Mandragores d’Aeria, j’entends cela. Mais une telle solution est-elle applicable à la Terre ?
La Martienne. Autre était notre intention. Voyant les batailles terriennes augmenter de férocité, notre premier souci fut d’empêcher les terriens de s’entre-annihiler dans une guerre fatale. Pour cela, nous entrâmes en contact par des moyens occultes avec l’une des factions qui, sur Terre, s’entredéchiraient. Ceux-là s’appellent dans votre langue l’Ordre des Anciens Germains.
Peggy. Vénérable Martienne, ceux-là sont les ennemis jurés de la Vierge-Mère et du fruit de sa branche. Ils sont l’incarnation des vertus masculines et de la plus épouvantable des barbaries.
La Martienne. Cela est vrai, mais nous l’ignorions alors, car ils ont su nous tenir le langage du matriarcat et de la paix universelle. L’émissaire que nous leur envoyâmes au moyen d’un obus de pierre devint leur dupe. De sorte qu’un plan fut mis au point de concert avec les Germains pour obliger les Terriens à renoncer aux armes.
Peggy. Ce plan comportait-il une révolution dans l’île qu’on appelle Angleterre, déclenchée par les suffragettes à coup de bombes, et qui devait mener les femmes au pouvoir ?
La Martienne. En effet.
Peggy. Ce plan prévoyait-il aussi la destruction effroyable, au moyen d’un rayon calorifère, de villes, sur les rivages de la mer qui est au milieu des terres, afin que les terriens comprennent leur impuissance face à votre science militaire ?
La Martienne. Cela est. Pour arriver à nos fins, il fallait frapper durement, sans pitié ni hésitation. Nous avions choisi, sur les conseils de nos alliés, deux villes dont les fondateurs étaient des mâles, la ville des jumeaux nés du dieu de la guerre, Romulus et Remus, et la ville fondée par le guerrier achéen Ajax. Cependant, la révolution en Angleterre, comme la destruction de ces deux villes, devait dans nos plans s’accomplir sans trop grande effusion de sang. Aussi avions-nous choisi de balayer Rome et Ajaccio avec le rayon destructeur au jour où les Terriens célèbrent leurs morts, quand la population entière sort des murailles pour se rendre aux pyramides.
Peggy. Hélas ! les Terriens n’ont pas comme sur Mars édifié de vastes nécropoles pyramidales à l’écart des villes et le rayon destructeur a fauché la population dans les demeures et dans les rues.
La Martienne. Cela, nous ne l’avons su que trop tard.
Peggy. De plus, ce ne sont pas Rome et Ajaccio qui ont été détruites, mais Naples, la cité de la sirène Parthénope, et deux villes de Sardaigne.
La Martienne. Cette fatidique erreur de coordonnées n’a jamais été expliquée. Or l’horreur a été beaucoup aggravée du fait de cette erreur, car c’est presque trois quarts de million d’êtres que nous avons tués.
Peggy. Je ne puis croire à une erreur des sagaces savantes de l’Ordre des Mandragores d’Aeria. Il y avait là-dessous une manœuvre diabolique de l’Ordre des Germains, ennemi du genre humain, et tout particulièrement du sexe féminin.
La Martienne. C’est ce que nous croyons aussi. Au surplus, la perfidie de nos prétendus alliés n’a pas tardé à se révéler, puisque les Austro-Allemands ont, par le jeu des alliances, pris le prétexte de l’attaque sur Naples et la Sardaigne pour envahir le pays que vous appelez la Kragoulie. Loin d’empêcher la guerre sur Terre par la terreur de notre arme universelle, nous avons au contraire poussé votre planète un peu plus près d’un conflit général.
Peggy. Très sainte gardienne de la sagesse de Mars, cela n’est pas niable.
La martienne. Et notre malheureuse émissaire est aujourd’hui la prisonnière des Germains. Ainsi, enfant de l’étoile matutinale, avons-nous appris une douloureuse leçon. Quand même on représente le sommet de la Religion et de la Philosophie, quand même on dispose des moyens d’une civilisation ultra-scientifique, on ne préside pas aux destinées des peuples moins avancés depuis une distance de cinquante millions de lieues.
Peggy. Cela est vrai. Cependant, Vénérable Martienne, si vous nous avez conviées sur Mars, mes camarades et moi, c’est que vous entretenez un espoir de salut.
La Martienne. C’est la vérité. Nous voulons non seulement réparer le mal que nous avons commis, mais accomplir notre mission de paix.
Peggy. C’est le propos de la sagesse.
La Martienne. C’est à travers vous que nous allons mettre fin à la guerre que nous avons inconsidérément déclenchée. Vous retrouverez l’émissaire. Vous la libérerez. Ensemble, vous contrecarrerez les visées des Germains. Et pour finir, c’est à travers vous que nous allons opérer le verdissement de l’humanité terrestre.
Peggy. Gloire à la Déesse. Mais qu’est-ce au juste que le verdissement de l’humanité ?
La Martienne. Il s’agit d’une purgation des passions mauvaises, au moyen de divers procédés, après quoi vous deviendrez semblables à nous, ce qui apparaîtra à l’extérieur par la teinte agréablement verdâtre que prendra votre peau.
Peggy. Les manifestations de la sagesse éternelle remplissent l’âme d’extase. Mais je ne me figure pas bien ces procédés.
La Martienne. N’avez-vous pas souvenir de ce qui est arrivé à votre compagne à l’embonpoint charmant ?
Peggy (hésitante). Celle que nous appelons Bessie Belvoir était bien déjà un peu verte à cause du voyage dans l’obus interplanétaire.
La Martienne. C’est bien d’elle que je parle.
Peggy. L’absinthe qu’on lui a d’abord fait boire dans le but de la ragaillardir, l’absinthe qu’elle a bu ensuite à table, a encore aggravé sa verdeur. Je crois, Vénérable Martienne, que l’absinthe n’a pas du tout le même effet sur un organisme terrien et sur un organisme martien.
La Martienne. Cela est incontestable.
Peggy. Celle que nous appelons Bessie Belvoir est également devenue très verte dans la bibliothèque martienne, car certains des fascicules sur lesquels elle a accidentellement posé le regard n’étaient nullement destinés à une jeune fille, mais s’adressaient certainement à ces brutes vivant au fond des canaux asséchés, dont on nous a parlé, et qui sont les restes dégénérés de la population masculine de la planète.
La Martienne. Enfant, ces lectures sont au contraire l’un des procédés dont nous usons dans l’opération du verdissement. Les péripéties ahurissantes, les personnages brutaux, les pulsions élémentaires qui en constituent la matière opèrent une efficace purgation. C’est en effet par la représentation des passions funestes qu’on les apaise ou qu’on les élimine. Vous et vos compagnes devrez vous astreindre à ces lectures purificatrices.
Peggy (timidement). Est-ce que nous ne pourrions pas plutôt lire, si vous en possédez, de ces petits romans qui mettent en scène des collégiennes semblables à nous, et qui se passent dans des écoles publiques analogues à celle où nous étudions sur Terre ? Miss Pussmaid, notre professeur, nous punit quand elle nous surprend à lire de tels romans, car elle soutient qu’il s’agit d’une sous-littérature bêtement sentimentale et sans aucune vertu pédagogique, produite dans une intention de lucre par des éditeurs peu scrupuleux.
La Martienne. Votre institutrice est sage. De tels romans d’une tendresse mièvre ont un effet néfaste, car en rassasiant votre sentimentalité, ils vous rendent dans la vie courante plus dures que vous ne seriez au naturel. Autrement dit, la purgation est ici celle des passions nobles.
Peggy. Vénérable Martienne, retournerons-nous sur Terre aussitôt que nous serons devenues vertes ?
La Martienne. En effet. l’éloignement croissant des deux planètes nous contraint à vous renvoyer très vite sur votre planète. Vous y deviendrez le noyau d’une nouvelle humanité, à la fois martienne et terrestre, de sorte que c’est à travers vous que survivra l’idéal martien. Car, sachez-le, enfant, notre race est condamnée. Progressivement, les canaux s’assèchent. Le Phison est l’un des derniers où l’eau coule abondamment et ma vie ne s’achèvera pas sans que je voie la fin de notre civilisation. C’est vous qui la continuerez sur Terre.
Peggy. Vénérable Martienne, j’écoute et je m’incline.
(À suivre.)