|
FEUILLETON DU MATIN DU 26 MAI 1912
21.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
—————————————————
LIVRE TROISIÈME
LE MILLE-PATTES
—————————————————
V
Où l’on visite la ville de Cratère
La ville de Cratère occupait la plus grande partie du cratère qui lui avait donné son nom. L’aspect le plus remarquable du style architectural de Cratère était sa complète intégration dans le paysage. À distance, il était presque impossible de deviner où finissaient les parois roussâtres du cratère et où commençaient les murs de brique rouge de la ville. En revanche, ce qu’on apercevait des bâtiments de l’intérieur, par dessus le rempart, était d’un pittoresque achevé. Ce n’était que créneaux, poivrières, pignons à angles aigus, encorbellements hardis, permis par la faible gravité martienne.
On pénétra dans la ville en passant sous une voûte creusée dans la paroi même du cratère. Au-delà du rempart, régnait une vaste place en ovale aplati, d’où rayonnaient trois larges avenues et une multitude des ruelles étroites et pentues, qui escaladaient non des collines mais des constructions, car ici aussi le relief et la ville ne faisaient qu’un, de sorte que ce qui ressemblait à un monticule planté en gazon, était en réalité une maison enterrée, dont on voyait, à ras de terre, les larges et claires verrières.
Comme le sol du cratère était beaucoup plus bas que le paysage environnant, les murailles de la ville, vues de l’intérieur, étaient plus impressionnantes encore que du dehors. Ces murailles, comme toute la ville, étaient décorées par des reliefs de briques qui, dans la lumière perpétuellement automnale de la planète Mars, prenaient un aspect extraordinaire.
Mais plus remarquables encore que les murailles étaient les bâtiments. À présent qu’elles étaient à leurs pieds, les jeunes filles pouvaient juger de leur gigantisme. La ville s’étageait comme une ziggourat, de sorte que les palais qui se trouvaient à son centre étaient les plus hauts. Des donjons dont elles avaient pensé, en les apercevant de l’extérieur du rempart, qu’ils culminaient à cent mètres au-dessus du sol du cratère étaient en réalité cinq fois plus élevés.
Comme elles levaient le nez pour mieux apprécier les dimensions de tout cela, les jeunes filles constatèrent qu’Augusta ne s’était pas trompée en disant que les martiens ne se déplaçaient que par les airs. Sur les plate-formes des immeubles, c’était un chassé-croisé continuel d’aéroplanes qui décollaient ou qui se posaient. Le ciel aubergine était rayé de leurs traînées blanches.
En réponse à une question de la jeune fille, Mw-Thrw-Wlwthri expliqua que l’Empire était aérien. Aeria était associée à Zephyria, dont le séparaient, en direction de l’orient, les continents d’Isis et d’Elysium. Les Zephyriens vivaient pour l’essentiel sur le canal nommé Tartarus, qui était, tout comme le Phison, et comme tous les canaux martiens, un gigantesque cañon.
Si les masses continentales, expliqua Mw-Thrw-Wlwthri, étaient inhabitables, l’atmosphère y étant trop ténue, le fond des mers mortes, la Grande Syrte, la mer Cimmérienne, ainsi que les canaux ensablés, étaient peuplés de brutes dégénérées, asexuées ou intersexuées, qu’il eût été périlleux de rencontrer. On jouait donc à saute-mouton entre Aeria et Zephyria. Les aéroplanes servaient aussi à réparer les canaux, au moyen de rayons excavateurs. En effet, il fallait, pour que le Phison, le Tartarus et deux ou trois autres canaux de moindre importance, restassent habitables, que les canaux qui les reliaient à l’une ou à l’autre des calottes polaires fussent dégagés, sans quoi le précieux liquide dont dépendait la vie ne passait pas. Au sud d’Aeria, le Nilosyrtis, si large qu’il constituait un véritable bras de mer, s’ensablait de plus en plus. Dans dix années martiennes, vingt années de la Terre, le Protonilus et le Deuteronilus, qui le continuaient vers la mer Acidalienne, auraient disparu dans les sables. On entretenait, grâce aux ondes excavatrices, le Pyramus, qui allait droit au pôle boréal, et qui amenait l’eau bienfaisante à l’embouchure du Nilosyrtis, puis au Phison.
— Qu’est-ce que je te disais ? dit Augusta Meiklejohn à Peggy Ayscough. Ils font tout par la voie des airs.
— La mobilité, reprit Mw-Thrw-Wlwthri, est la base de tout. Elle n’est pas seulement la clé de notre empire des airs, et le moyen de la sauvegarde des canaux. Elle est aussi la condition du progrès et de l’égalité. Chacune de nous, dans notre ville de Cratère, change à tout bout de champ, parfois quotidiennement, d’emploi, de résidence, de statut. Moi-même, qui suis prêtresse de l’antique sagesse de Mars, je n’occupe cette fonction que depuis dix mois. Auparavant, j’étais pilote d’aéroplane, et encore avant j’étais jardinière d’enfant ; et avant cela, ma foi, je m’occupais des cochons. Tout cela n’est que pour les trois dernières années. Il n’y a que la Grande Martienne qui reste à sa place. C’est la seule exception. Telle est la condition de l’équilibre. Ainsi, pas de privilège, puisqu’on s’échange les positions instantanément. Pas d’envie, puisque ce qui est à l’une un jour revient à l’autre le lendemain.
— C’est du communisme ? interrogea Peggy.
— Mais non, rectifia Augusta. C’est exactement le contraire. Chacune possède ses biens en propre ; simplement, ces biens changent de main constamment. Ce qui, sur Terre, est presque toujours synonyme de revers de fortune et de malheur, est ici la condition de l’harmonie sociale. La demeure spacieuse, le vêtement magnifique, l’œuvre d’art admirée passent de l’une à l’autre. Chacune aura pu en jouir. Ne t’avais-je pas dit que les martiens avaient trouvé, sur le plan politique, le système parfait ?
— Cependant, dit Peggy, qui semblait mal convaincue, s’il y a un objet dont la possession ait pour une martienne une importance sentimentale, par exemple parce qu’il lui viendrait de son père ou de sa mère.
— Je te rappelle que les martiennes poussent sur les arbres », lui souffla Augusta en levant les sourcils en signe d’avertissement.
Justement, on arrivait aux plantations. Elles étaient dans des jardins ceints de hauts murs de brique rose, au pied d’un immense palais auquel on accédait par des escaliers monumentaux.
Les écolières de Clifftop virent donc les petites martiennes qui poussaient sagement sur les arbres, sous l’œil vigilant des puéricultrices et des jardinières d’enfants.
Les bébés tout juste tombés de la branche, ou frais cueillis, étaient d’un vert prononcé. Mais les terriennes découvrirent en visitant la pouponnière, qui était au sommet des escaliers monumentaux, que la plupart pâlissait en grandissant. Les petites filles les plus vertes étaient aussi les plus sages. Une toute petite, qui savait à peine marcher, mais qui était verte comme une grenouille, suivait avec un air de profond sérieux l’une des puéricultrices, pour l’aider à porter une pile de langes et de serviettes.
Mw-Thrw-Wlwthri expliquait des principes généraux. Tout, à Cratère, reposait sur la coopération et la modération. Il s’agissait d’éviter l’impératif de compétition et de croissance qui semblait gouverner toutes les espèces et qui les menait à leur extinction. C’est ainsi qu’étaient morts les malheureux martiens anciens, à l’époque lointaine où il y avait deux sexes.
« En somme, jugea Augusta, c’est un système politique agrarien et malthusien. On fait pousser juste ce qu’il faut d’enfants pour assurer la stabilité de la population. Ils sont élevés par la communauté, de façon collective. Notez aussi qu’en l’absence de différence sexuelle il n’y a pas de passion, mais seulement, j’imagine, des amitiés amoureuses. Ce n’est pas si mal pensé, tout compte fait.
— C’est une utopie régressive, protesta Clara Bagehot.
— En ce qui me concerne, cela m’évoque un peu trop une fourmilière », dit Peggy Ayscough, qui exprimait peut-être le sentiment général.
Les petites martiennes éprouvaient une visible sympathie envers Bessie Belvoir, peut-être parce que ses formes rondelettes évoquaient pour elles la sécurité, ou bien parce que son teint verdâtre les mettait en confiance. La corpulente écolière fut bientôt entourée d’une cour de petites martiennes, certaines pas plus hautes que trois pommes, tandis que d’autres étaient déjà montées en graine, car la pouponnière se prolongeait par une école.
Les représentantes de Clifftop School se disposèrent donc à visiter l’équivalent martien de leur pensionnat. Ce pensionnat martien était nécessairement très petit, vu le faible nombre d’enfants qu’on faisait pousser. Il n’y avait pas plus d’une trentaine de pensionnaires, qui allaient en âge de la toute petite à peine cueillie, jusqu’à la jeune fille accomplie, passant à l’école sa dernière année — c’était celle de tous les plaisirs —, avant de prendre sa place dans la société des adultes.
L’éducation était très complète puisqu’il fallait, en application du principe de mobilité qui était la base de l’ordre social martien, que chacune fût capable de tenir tous les emplois, de l’humble porchère jusqu’à la prêtresse de l’antique sagesse. Mais les élèves martiennes étaient aidées par les méthodes d’enseignement ultrascientifiques, qui laissaient une place considérable à l’hypnose.
Si la ville de Cratère avait pu paraître à Augusta Meiklejohn idéale à la fois sur le plan technique et sur le plan éthique, si les puéricultrices martiennes en eussent remontré aux plus avancés des hygiénistes et des eugénistes terriens, si la Clifftop School de la ville de Cratère battait à plates coutures, pour les méthodes modernes, son homologue terrienne, les jeunes filles trouvèrent cependant un détail dissonant.
Bessie Belvoir qui s’attardait entre les rayons tomba sur un magazine sensationnel dont la couverture représentait une martienne vert céladon en buste — mais quel buste : même la part faite de la capacité respiratoire des martiennes, on avait l’impression que cette demoiselle avait glissé le dossier d’une chaise sous son pull.
Et que dire des récits ! Bessie les lisait sans avoir besoin de savoir lire, car ils étaient entièrement racontés en dessins, des dessins factices, frelatés, hideux. C’est à peine si des têtes des personnages sortaient quelques paroles écrites en martien, dans des sortes de banderoles à inscriptions.
Et que racontaient-ils ces romans martiens en images ? Ce n’étaient que récits de brigandage et de carnage, rixes, guets-apens et attentats. Pillardes de grand canal et petites gouapes des cratères en étaient les héroïnes. Leurs antagonistes étaient des gredines primitives et des bêtes fauves. Rayons calorifiques, canons à tonnerre, épées, dagues et poignards, toutes les armes y figuraient. Un récit était consacré à la mort lente, dans quelque canal éloigné et à demi-asséché, d’une troupe de martiens dégénérés. Cette agonie était soigneusement illustrée. On n’épargnait aucun détail sur leurs pratiques barbares, leurs habitudes bestiales, leurs sacrifices sanglants. Dans l’histoire suivante, sous des prétextes de cours d’histoire, le populicide des anciens martiens, à l’époque où il y avait encore deux sexes, était narré par le menu, avec des perfectionnements dans le sordide. Dans un troisième récit, qui prenait, lui, prétexte d’un cours de biologie, la gestation des petites mandragores martiennes, dans les arbres, était montrée dans les détails les plus intimes et les plus scabreux.
Bessie reposa son fascicule, plus verte encore qu’au sortir du voyage interplanétaire.
(À suivre.)