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FEUILLETON DU MATIN DU 25 MAI 1912
20.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE TROISIÈME
LE MILLE-PATTES
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IV
Où l’on se retrouve à cinquante millions de lieues de la Terre

Au pied des deux massifs parallèles, plantés en chênes géants et en fougères cyclopéennes, et dont les deux lignes jumelles ressemblent pour l’observateur qui se tient au fond de la vallée à une Forêt Noire et à des Vosges dont la ligne serait rouge plutôt que bleue — et qui ne sont pourtant point des montagnes mais seulement les parois d’un titanesque canyon qui fend le désert martien —, coule paisiblement en ses méandres majestueux un fleuve large d’une demi-lieue, qui s’appelle le Phison, au milieu de la bande fertile, dont les terres généreuses sont formées par les alluvions fluviales mêlées aux feuilles tombées des chênes géants. C’est là, dans cette terre d’Aeria, qu’on a appelée non sans raison l’Égypte martienne, que tombèrent les obus de willemite.
Les défleurisseuses de pavots qui peinaient au bord des sluices interrompirent leur tâche pour regarder les traits blancs que traçaient les bolides dans l’air rose. Soudain, à quelques centaines de yards de l’endroit où elles se tenaient, la poussière de pollen brutalement soulevée obscurcit la lumière rougeâtre du soleil. Les travailleuses à demi intoxiquées s’encoururent à l’endroit où les bolides s’étaient posés.
Sous leurs yeux, l’un des œufs de pierre se dévissa de l’intérieur et un être fantastique en jaillit, assemblage grossièrement ovoïde de cuisses, d’abdomen, de tibias enchevêtrés, qui marchait sur les mains. L’apparition se déplia et devint la figure couleur de vieux cuivre du yogi Balakrishna, vêtu de son pagne. Les paysannes, aussitôt prises de panique, se mirent à courir vers les hangars qui abritaient les récoltes, au bord du Phison.
Le martien qui avait accompagné le train d’aérolithes vers la Terre s’était lui aussi désincarcéré et les deux hommes aidaient à présent les collégiennes à émerger de leurs œufs.
« Ouf ! ce n’est pas la façon la plus confortable de voyager, mais c’est certainement la plus rapide », observa Peggy Ayscough en donnant de vigoureuses tapes sur sa tunique de gymnastique pour la débarrasser du duvet blanc dont l’œuf minéral était bourré, qui avait protégée la jeune fille des chocs du départ et de l’arrivée, ainsi que du froid de l’espace, et qui lui avait fourni l’oxygène pendant son voyage.
La capitaine de l’étude de troisième aspira à plein poumons l’air raréfié de la planète Mars qui, au fond du cañon du Phison, avait la densité de celui qu’on respire sur Terre au sommet du Ben Nevis. Quoiqu’elle ne s’en rendît pas compte, en s’oxygénant de la sorte, Peggy achevait d’émerger de l’état de légère torpeur hypnotique dans laquelle le rajah de Downpour avait plongé à leur insu les jeunes filles au moment de les enfermer dans les aérolithes, pour leur rendre le voyage moins pénible.
« Bessie me semble avoir moins bien supporté le voyage que nous », fit observer Augusta Meiklejohn, qui venait d’émerger de son aérolithe.
De fait, la corpulente écolière de Clifftop School, assise devant les deux moitiés de sa coque de willemite était d’une couleur qui n’était pas sans rappeler celle du martien qui l’aidait à se déplier.
« Me rouler en boule, ce n’était rien, se défendit Bessie, qui semblait un peu vexée. Je crois que c’est la vitesse qui m’a fait du mal. En tout cas, c’est bon de se remplir les poumons », conclut la jeune fille au teint de sinople, en se renversant en arrière pour aspirer l’air piquant.
— Je me sens curieusement légère, apprécia Hilda Methven. Je dois encore avoir la tête qui tourne un peu.
— Mais non, la corrigea Clara Bagehot, tu es réellement plus légère. As-tu oublié que la gravité sur Mars n’est que d’un peu plus d’un tiers de celle de la Terre. Tiens, regarde ! »
Et Clara fit ce que font tous les voyageurs arrivés à la surface de Mars, dans tous les romans d’aventures planétaires. D’un petit coup de jarrets, elle se propulsa à une hauteur de plus d’un mètre, et elle retomba avec l’élégance d’une ballerine qui termine un saut sur un plié.
« Ces cueilleuses de pavot, observa Peggy Ayscough, qui se sont enfuies à notre arrivée, n’avaient pas l’air fort différentes de nous, à part leur couleur verte.
— Sauf, précisa Phyllis Meux, que leurs poitrines étaient plus développée. Du fait de la raréfaction de l’air, elles doivent respirer plus profondément pour que l’oxygène arrive jusqu’au sang. »
Cependant une petite délégation de martiennes trottinait en direction des voyageurs. Même à distance, les jeunes filles purent juger que certaines d’entre elles étaient absolument vertes, comme des sauterelles, alors que la coloration d’autres n’était pas très différente de celles de méridionales de la Terre.
Lorsqu’elles furent assez proches, les martiennes s’entre-désignèrent Bessie Belvoir, qui avait toujours mal au cœur, mais qui s’était finalement mise sur ses pieds. Les martiennes étaient visiblement admiratives de sa jolie couleur verte.
Une martienne qui était de la couleur d’une gousse de haricot, et qui portait une coiffure en hauteur, indiquant quelque fonction officielle, se sépara de son escorte et prit la parole.
« Je suis Mw-Thrw-Wlwthri, prêtresse de l’antique sagesse de Mars, dit-elle en allemand. Celles qui m’accompagnent sont les Grandissimes de l’Ordre des Mandragores d’Aeria. Je salue les Terriens. »
Elle s’était adressée à l’ensemble du groupe, sans paraître faire de distinction entre les jeunes filles et le rajah de Downpour. Ce fut pourtant ce dernier qui s’avança, et qui prit la parole au nom de sa délégation.
« L’Ordre des Anciens Germains salue la planète Mars, prononça le yogi Balkrishna avec emphase. Les antiques guerriers saluent la planète guerrière. Gloria, Gloria, Gloria Viktoria ! Fridericus Rex ! La Kreuz-Zeitung publiera, dès que je l’aurai radio-télégraphié, le récit de cette scène solennelle, destiné à rester dans les annales de nos deux empires...
— C’est inutile, le coupa Mw-Thrw-Wlwthri, toujours dans la même langue. Je sais que nous n’êtes pas des Germains, mais que vous êtes au contraire leurs adversaires. J’ignore seulement vos noms et vos nomes.
— Yogi Shrikrishna Krishang Balakrishna, rajah du nome de Downpour, aux Indes, répondit humblement le yogi.
— Nous sommes les élèves de troisième de l’école de Clifftop, dans le nome d’Angleterre », dit Peggy Ayscough dans son meilleur allemand.
Cependant Bessie Belvoir, impressionnée peut-être par l’arrivée d’une personne aussi considérable que la prêtresse Mw-Thrw-Wlwthri, avait dû se rasseoir dans la courte herbe rouge et elle était à présent presque aussi verte que les suivantes de l’ecclésiastique. Ce qu’apercevant, cette dernière prononça quelques paroles en martien, sur quoi l’une des martiennes sortit de sous ses amples robes un petit flacon d’une liqueur verte qu’elle fit boire à la corpulente jeune fille.
L’absinthe martienne sembla faire du bien à Bessie. Curieusement, elle ne perdit rien de sa couleur verte, bien au contraire, mais elle se mit à afficher un sourire un peu niais et poussa un long soupir d’aise qui s’acheva sur une sorte de hoquet, qu’elle s’efforça d’étouffer, et qui sembla fort étonner les martiennes.
« Nous vous invitons à nous suivre dans notre ville de Cratère », dit brièvement Mw-Thrw-Wlwthri qui, en dépit de ses allures solennelles, ne semblait pas amatrice de longs discours.
Peggy Ayscough, tout en marchant, regardait, des deux côtés du cañon, les sommets dentelés du vermillon des chênaies et des fougeraies. Puis sa vue se reposait sur le vallonnement des champs de pavot avec, au fond, les sinuosités du Phison.
« C’est drôle, dit-elle, pensive, à Augusta Meiklejohn. Même après avoir feuilleté cette revue que la Marseillaise verte avait apporté avec elle, je me représentais la planète Mars très différemment. Ainsi, je pensais que les fameux canaux allaient en ligne droite. Or le Phison ne coule pas du tout droit. Il est au contraire plein de méandres.
— On peut même parler d’un paysage lacustre, approuva Augusta. Ce ne sont qu’étangs, noues, marécages, petits canaux de dérivation, biefs, écluses, tout un réseau hydraulique, enfin, relié au Phison.
— Il faut donc conclure, reprit Peggy, que la ligne tracée au cordeau qu’on voit dans les télescopes n’est pas le Phison lui-même, qui n’a pas le dixième de la largeur qu’on lui prête, mais la bande cultivée, qui occupe le fond du cañon.
— C’est absolument certain, dit Augusta. Moi, ce qui me frappe, c’est l’omniprésence des cratères. Si j’ai bien saisi, la ville même où nous nous rendons, s’appelle Cratère. Certes, ils sont bien un peu arrondis par l’érosion et un peu cachés sous la végétation, mais on les distingue encore très bien, ce tout petit, par exemple, qui sert tout simplement d’enclos à ces espèces de cochons à six pattes.
— Oui, répondit Peggy, troublée. En somme, Mars ressemble beaucoup plus à la Lune que je n’aurais cru. C’est sans doute que, la planète étant plus petite que la Terre, et l’atmosphère y étant plus mince, les météorites y arrivent plus souvent jusqu’au sol, et creusent ces cratères.
— L’autre chose qui me frappe, dit Augusta, ce sont ces petites collines aplaties, avec leurs hameaux et leurs moulins, sous les parois du cañon. On jurerait un paysage du Quattrocento.
— Ce que tu prends pour des moulins, observa Peggy, je crois que ce sont des télégraphes optiques. Comme la planète est toute petite, l’horizon est très proche, et on peut donc communiquer visuellement à partir du plus petit relief. Je me demande ce que nous allons voir dans la ville de Cratère.
— Oh, je le sais d’avance », répondit Augusta. Et la jeune fille récita : « Un peuple très avancé, qui ne se déplace que par la voie des airs. Les martiens enregistrent leurs réflexions en parlant dans des petites boîtes et, quand ils ont fini, il en sort des plaques de métal gravées de signes qu’ils lisent tous couramment. Ils transmettent aussi leurs pensées par une sorte de télégraphe psychique. Sur Mars, tout se fait par l’électricité, jusqu’à l’ouverture des portes, de sorte que les habitants sont devenus très indolents. Par contre, sur le plan politique, c’est le système parfait. Pas de partis, pas de conflits, une harmonie générale et un extrême développement des sciences. Les arts et la philosophie ne les intéressent plus, ils les ont épuisés.
— Cela, dit Peggy, c’est ce qu’on lit dans tous les romans. Seulement, je me demande si c’est vrai. »
Les jeunes filles n’allaient pas tarder à le savoir. On arrivait devant la ville de Cratère.