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FEUILLETON DU MATIN DU 7 MAI 1912
2.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures patriotiques et occultes
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE PREMIER
L'ALRUNE VENUE DE MARS
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RÉSUMÉ DU PRÉCÉDENT FEUILLETON. — Dans les salons du Grand Hôtel de Marseille, deux télégrammes interceptés par l'agent double Ruta Baga, la danseuse javanaise bien connue, contiennent les mêmes mots sibyllins : « L'Alrune est partie de Mars. »
II
Où l’on reçoit un message d’Aeria
« Frère Premier Surveillant, quel est le premier devoir d’un Surveillant en Loge ? »
Cette phrase avait été prononcée dans l’obscurité la plus complète et dans l’allemand le plus guttural par une voix caverneuse.
« Vénérable Maître, répondit une voix haut perchée et obséquieuse, c’est de s’assurer que la Loge est dûment couverte.
— Frère Premier Surveillant, veuillez vous en assurez. »
La voix haut perchée du frère Premier Surveillant prit un ton de commandement, ce qui la rendit plus aiguë encore.
« Frère Deuxième Surveillant, la loge est-elle couverte ?
— Frère Premier Surveillant, je vais m’en assurer », répondit une voix brève et saccadé. Et avec la diction martelée d’un automate, le frère Second Surveillant transmit la consigne à un troisième larron :
« Frère Couvreur, remplissez votre Office ».
Le Frère Couvreur entrouvrit une porte, ce qui donna un peu de clarté, révélant qu’il portait une cagoule pointue de pénitent espagnol, qu’il était ceint du tablier maçonnique et armé d’un glaive. Le cagoulard s’assura qu’il n’y avait personne derrière la porte du Temple, la referma, donna un tour de clé et rendit compte :
« Frère Second Surveillant, la Loge est dûment couverte ».
Le Second Surveillant répercuta ce compte rendu avec une diction machinale :
« Frère Premier Surveillant, la Loge est dûment et durablement couverte. »
Et le frère Premier Surveillant à son tour, avec une obséquiosité renouvelée :
« Vénérable Maître, la Loge est dûment, durablement et solidement couverte.
— C’est bien. »
On craqua une allumette et une main gantée alluma deux flambeaux. Les flammes fuligineuses révélèrent un caveau voûté, à l’orée duquel une douzaine de cagoulards se serraient sur deux bancs, de part et d’autre du Maître, qui occupait quant à lui une sorte de cathèdre gothique, devant laquelle était le grand chandelier à deux branches, dont il venait d’allumer les bougies.
Le maître tira un grand rideau qui était derrière lui. La main gantée abattit une manette murale, fermant un circuit électrique.
Aussitôt on entendit le vrombissement de l’énergie galvanique, et un furieux jaillissement d’éclairs révéla dans une lumière rose-violette un appareillage fantastique. Ce qu’on remarquait d’abord, c’étaient deux grosses sphères de cuivre, chacune de la taille d’une mappemonde, entre lesquelles crépitaient et se tordaient les zébrures électriques. Sur un socle de bois reposait une immense bobine de Ruhmkorff, longue comme un homme, qui fournissait le courant à l’appareil. Plus loin, un câblage électrique constituait le circuit résonateur.
Ce fantasmagorique dispositif était un appareil récepteur d’ondes hertziennes, autrement dit un marconiphone. Au bout de l’appareil, un petit bureau supportait un grand pavillon en corolle, comme ceux des phonographes, qui servait à diffuser le son.
L’appareil émetteur, non moins gigantesque, alimenté semblablement, était derrière l’appareil récepteur, au fond du caveau. Même petit bureau, même immense pavillon, mais dans lequel il fallait parler, ou plutôt crier.
Derrière ce second appareil, on distinguait, sinistrement éclairé par les zébrures des étincelles, un vieil autel de pierre. Le caveau n’était autre qu’une crypte d’église, qu’on avait changée à la fois en laboratoire et en loge maçonnique.
Détail absurde et scandaleux, sur cet autel, il n’y avait pas de crucifix, mais une épée plantée dans la pierre. On y voyait aussi une petite cage à oiseau, vide, et, à côté, un brasier à trois pieds. Une colombe inerte gisait sur l’autel. Et à l’odeur d’ozone que répandaient les arcs électriques entre les sphères des éclateurs-oscillateurs se mêlait l’âcre puanteur du sang brûlé, car, préalablement à la réunion du convent maçonnique, on avait, dans une cérémonie païenne et sacrilège, immolé cette colombe sur la Sainte Table pour en faire couler le sang sur le brasier.
Soudain, une voix métallique, à l’intonation affreusement sinistre, et qui passait follement du grave à l’aigu, retentit, au milieu d’un concert de stridulences et de crachotements digne d’un orchestre de démons :
« Mars appelle la Terre. L’Ordre des Mandragores d’Aeria appelle l’Ordre des Anciens Germains. »
Des exclamations jaillirent chez les douze cagoulards, aussitôt éteintes d’un geste autoritaire du maître.
« L’émissaire arrive, reprit la voix venue d’Aeria. Nous répétons : L’Alrune est au bout de son voyage. »
Ces deux messages furent répétés plusieurs fois. Puis l’émission cessa.
Le maître ordonna :
« Répondez-lui : ”L’Ordre des Anciens Germains appelle l’Ordre des Mandragores. Nous guetterons l’arrivée de l’Alrune. Avec elle s’ouvre l’ère nouvelle de la Paix à l’Ombre des Épées.” »
L’un des cagoulards sortit du rang. C’était l’opérateur du marconiphone. Il s’assit à la console de l’appareil émetteur, procéda à des manœuvres compliquées et cria dans le pavillon de l’appareil, qui rayonna vers l’espace ces deux phrases fatidiques : « L’Ordre des Anciens Germains appelle l’Ordre des Mandragores. » et « Nous guetterons l’arrivée de l’Alrune. Avec elle s’ouvre l’ère nouvelle de la Paix à l’Ombre des Épées. »
L’opérateur répéta plusieurs fois ces messages gueulés. Puis, se tournant vers le Maître :
« Mars, dit-il, étant en opposition, ils entendront la réponse dans un peu plus de trois minutes. Ensuite, du fait de la rotation des deux planètes, nous ne serons plus exactement alignés avec Aeria, et il sera sans doute trop tard pour recevoir d’autres messages. »
Cette déclaration mit fin à la tension qui électrifiait l’assemblée des cagoulards. La suite de la conversation se fit à bâtons rompus, quoique chacun demeurât à leur place.
« Il est dommage, dit le Maître, que nous n’ayons pas d’antenne plus grande, puisque c’est de la longueur de l’antenne que dépend la force et la portée du signal.
— J’avais suggéré, dit le frère Premier Surveillant, de sa voix suraiguë et mielleuse, qu’on utilisât pour élever et pour cacher l’antenne la flèche du Munster d’Ulm, plus haute de 19 mètres que celle-ci, ou bien l’une des flèche du Dôme de Cologne, plus haute de 15 mètres.
— Nous avons réglé cette question à la satisfaction générale, trancha le Maître. La flèche du Dôme de Strasbourg ne mesure que 142 mètres, mais l’antenne métallique est tendue du sommet de la flèche jusqu’au caveau secret où nous nous trouvons. Or ce caveau est à 22 mètres sous le sol, ce qui donne à l’antenne une hauteur totale supérieure même à celle du Munster d’Ulm. »
Entre les sphères de cuivre alimentées par la puissante bobine de Ruhmkorff l’éclair rose-violet jaillissait toujours, mais l’appareil récepteur ne captait plus rien. Il ne sortait plus du pavillon phonographique que de faibles crachotements.
Lorsqu’il fut convaincu qu’il ne se passerait plus rien, le Maître coupa le circuit électrique en relevant la manette murale et le caveau ne fut plus éclairé que par les deux flambeaux du chandelier. Puis, de sa voix gutturale, le Maître ordonna le rituel de fermeture des travaux. Celui-ci fut expédié en quelques phrases et, après que le frère Couvreur eut libéré la porte d’un tour de clé, les frères sortirent en file, sans ôter leurs cagoules. Ne restèrent dans le caveau que le maître, le Premier Surveillant et le Deuxième Surveillant. Quoique eux aussi gardassent leur cagoule, ils se mirent à causer sans précaution particulière.
« J’espère, majesté, que cette séance vous aura satisfait, dit le Maître, en se tournant vers le Deuxième Surveillant.
— Elle m’a pleinement satisfait et, je l’avoue, considérablement impressionné, colonel Schmutzig, répondit le Deuxième Surveillant de sa voix martelée. Que la science allemande, aidée d’un peu d’occultisme, arrive à communiquer avec la planète Mars, c’est déjà un exploit formidable...
— Nous ne savons pas si le cérémonial occultiste sur l’autel, avec le sacrifice du sang, est indispensable à l’établissement de la communication, majesté, répondit prudemment le Maître. Pour ma part, j’attribue au rituel des Anciens Germains une valeur purement mystique.
— Soit, soit », répondit le frère Deuxième Surveillant, qui semblait se soucier assez peu de ces questions touchant au satanisme. « Mais plus extraordinaire encore que cette communication extramondaine est l’établissement d’un lien diplomatique entre deux mondes, et qui se concrétise dans l’envoi d’un émissaire. Car ici, c’est la science martienne qui s’avère indéniablement supérieure. Mais cette science supérieure est mise à notre service.
— Ou du moins, majesté, elle sera mise à notre service une fois que nous aurons récupéré l’émissaire.
— Il est cependant dommage qu’ils ne puissent nous indiquer précisément où tombera l’Alrune.
— Majesté, intervint le Premier Surveillant de sa voix mielleuse, cela n’est point indispensable. Quel que soit le point de chute, nos astronomes le repèrerons instantanément.
— Le major Dreckig dit vrai, repartit le Maître. Rentrez à Berlin, majesté. Votre présence prolongée à Strasbourg risquerait d’éveiller des soupçons. Nous continuerons à correspondre avec Aeria chaque nuit, aussi longtemps que ce sera possible, et nous informerons votre majesté dès que nous aurons pris contact avec l’Alrune. »
Et ayant dit, le Maître souffla les deux bougies, plongeant le caveau dans la nuit totale.
(À suivre.)
Le colonel Schmutzig
Le major Dreckig
Le frère Deuxième Surveillant ???