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FEUILLETON DU MATIN DU 24 MAI 1912
19.
La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE TROISIÈME
LE MILLE-PATTES
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III
Où l’on a l’explication du Mille-Pattes (suite)

« Excusez-moi, dit Peggy Ayscough, mais ce message que les martiens ont envoyé, invitant à se rendre sur le Phison, à qui au juste était-il destiné ?
— Aux Prussiens, répondit le yogi Balakrishna avec assurance. La Prusse correspond par toutes sortes de procédés avec Aeria. Celles d’entre vous, mesdemoiselles, qui ferez le voyage dans Mars, vous savez déjà que les martiens ont réussi à envoyer aux Germains une émissaire sur Terre, au moyen d’un de ces aérolithes de willemite. Les Prussiens tenaient naturellement à honneur de rendre la visite. Quand on s’allie, il faut être de forces à peu près égales, n’est-ce pas, sans quoi on ne fait pas alliance mais allégeance. Les Prussiens ont donc essayé de tirer — non depuis la populeuse Allemagne, car cela eût manqué de discrétion, mais depuis les montagnes de la Kragoulie occupée, qui sont à peu près désertes en temps normal et qui le sont totalement quand on trace une triple enceinte fortifiée et qu’on instaure un couvre-feu militaire —, ils ont essayé de tirer, dis-je, un véhicule interplanétaire, une sorte de très gros obus habité, à l’aide d’un très gros canon, méthode qu’ils ont, soit dit en passant, empruntée sans vergogne à l’ennemi héréditaire, à un Français, qui n’est autre que le célèbre romancier Jules Verne.
— Et ce véhicule interplanétaire ? le pressa Peggy que ce bagout exaspérait.
— Le canon a fait explosion. L’obus s’est éparpillé en cent mille morceaux. Son occupant, l’infortuné major Dreckig, est mort instantanément.
— Mais je ne saisis pas le rapport avec les œufs de willemite, insista Peggy.
— J’y arrive, répondit le yogi Balakrishna. Usant de ruse, j’ai communiqué avec les martiens, en me faisant passer pour l’Ordre des Anciens Germains. Tenant décidément à ce que ce voyage se fasse, j’ai réclamé aux martiens qu’on nous envoie de ces œufs de willemite, qui sont le moyen de transport interplanétaire des martiens.
— Pourtant, objecta Peggy, si j’ai bien compris, ces œufs, les martiens savent nous les envoyer, mais ils ne savent pas les réexpédier depuis la Terre.
— C’est parfaitement exact. Mais, sur ce point, j’ai dit aux martiens la vérité, qui est que j’ai, moi, une énergie à ma disposition, une énergie inépuisable. Je n’ai besoin des œufs de willemite que comme véhicules.
— Et cette énergie, quelle est-elle ? demanda Peggy.
— L’énergie animique, répondit le rajah de Downpour, les fluides impondérables de la volonté, capables de déplacer des montagnes et, le cas échéant, de projeter un bolide à travers les espaces interplanétaires.
— Et qui produira cette énergie ? voulut savoir Peggy.
— Les brahmanes de Downpour, véritables piles vivantes, se chargent depuis des semaines du fluide volitif de toute l’Asie mystique et contemplative. Je puis, à l’instant que j’aurai choisi, diriger ce fluide sur l’objet ou les objets de mon choix. Comme ces œufs de pierre. Mesdemoiselles, vous allez retourner à Clifftop School et prendre vos dispositions, car c’est l’heure du départ. »

*
* *

Alasdair Trumpet, l'homme à l'oreille à l'envers, le plus grand de tous les détectives, et Arsène Chouinard, l’homme à l’oreille qui traîne, l’as du deuxième bureau, approchaient, sans le savoir, de Clifftop School par un petit chemin creux, malheureusement fort boueux en cette saison, qui passait le long d’une forêt, noire et dépouillée, et d’aspect sinistre.
« Êtes-vous absolument certain qu’elle est descendue du train ? demanda Trumpet.
— Sûr et certain, acquiesça le Français. Elle était grimée en infirmière et se promenait avec un tricot dans les mains. 
— Cependant, fit Trumpet, je me représente mal comment elle espère trouver au milieu de cette campagne parfaitement déserte les moyens de fuir l’Angleterre.
— Oubliez-vous que nous ne sommes pas à deux miles de la côte ? Elle a évidemment rendez-vous, dans quelque crique discrète, avec l’équipage d’une barque, qui la déposera tout aussi discrètement sur le continent. »
Celle dont ils parlaient n’était autre qu’Ermengarde Pancake, la femme-homme, la terreur des ménages, la dirigeante des suffragettes.
Dès les premières rumeurs de guerre dans les Balkans, Mrs Pancake avait oublié le suffragisme, sans renoncer cependant à la méthode revendicatrice, intimidatrice et exterminatrice. Elle s’était instantanément métamorphosée en belliciste, et, dans un article du Times, titré : « Le suffrage féminin peut attendre — mort au Hun », elle avait sommé le gouvernement de Sa Majesté d’entrer immédiatement en guerre contre les Austro-Germains, sous la menace d’une nouvelle campagne d’explosions en Angleterre. Elle passait à présent le plus clair de son temps à distribuer à tous les jeunes hommes qui croisaient sa route des plumes blanches, symbole de couardise, pour les obliger à s’enrôler dans l’armée de sa majesté, qui cependant ne recrutait pas. — Car selon Mrs Pancake, les jeunes gens d’Angleterre devaient — par l’insurrection si nécessaire — contraindre le gouvernement à décréter la mobilisation générale, après quoi, ayant accompli une brève période d’instruction militaire, ils devaient payer de leurs membres, de leur santé, et le cas échéant de leur vie, leur dette envers les femmes, en défendant, sur les côtes escarpées des Balkans, les mères, les épouses et les filles d’Angleterre contre un sort trop horrible même pour qu’on osât l’imprimer.
Le gouvernement de sa majesté, ainsi semoncé, avait conclu que ce revirement de Mrs Pancake, loin de signaler une accalmie chez la féministe, présageait au contraire une dangerosité accrue car, comme on ne pouvait pas entrer en guerre tous les samedis simplement pour faire plaisir à Mrs Pancake, il y avait lieu de craindre que la fanatique militante ne prît ombrage de l’inaction officielle, et qu’elle n’accouchât d’une nouvelle conspiration des poudres.
Mrs Pancake était toujours sous le coup de diverses inculpations liées à la campagne de bombes menée par les suffragettes en toutes sortes de lieux publics et qui, par une grâce spéciale de la Providence, n’avait encore tué personne. Quoique Ermengarde Pancake prît soin de ne plus sortir que déguisée, la police avait cependant réussi à l’arrêter, après toutes sortes d’incidents des plus excitants, et elle avait été mise en sûreté à la prison d’Holloway.
Cependant, en un nouveau coup de théâtre, l’impudente terroriste s’était aussitôt évadée et elle était, d’après la rumeur, en fuite vers le continent.  Qui avait pu lui ouvrir si opportunément la porte de sa geôle ? « Ministère et boule de gomme ! » eût pu dire Wilhelmina Wriothesley, ancienne élève de Malaprop Hall, la célèbre école progressive. Il semblait en tout cas que Mrs Pancake bénéficiât, pour des raisons très obscures, de protections en très haut lieu.
Cependant, là où la police officielle est impuissante, ou entravée par des considérations d’État, la détection privée, ou bien encore celle qui relève du ministère de la Guerre, obtiennent des résultats appréciables, encore que ces résultats doivent fatalement rester ignorés du public. Alasdair Trumpet, le plus grand de tous les détectives, et Arsène Chouinard, du Deuxième Bureau, n’avaient, quant à eux, jamais réellement perdu la trace d’Ermengarde Pancake. Ils avaient quitté en même temps qu’elle, dans une petite gare campagnarde, le train de Douvres.
La forêt déboucha sur un bout de prairie qui descendait en pente douce vers les falaises de craie blanche. Trumpet et Chouinard virent alors, de loin, un spectacle des plus étranges.
À l’orée d’un petit bosquet, des collégiennes en tuniques de gymnastique, s’étant repliées sur elles-mêmes par toutes sortes de contorsions, étaient fourrées l’une après l’autre dans des sortes de gros ovoïdes d’apparence minérale, qu’on eût jugé a priori beaucoup trop étroits pour les contenir, par deux hommes vêtus simplement de pagnes, en dépit de la fraîcheur hivernale. Les deux acolytes refermaient les ovoïdes sur les jeunes filles en vissant l’une sur l’autre leurs deux moitiés. Et pour finir les deux homme eux-mêmes, ayant achevé cette étonnante mise en boîte se glissèrent sans aucune assistance dans les deux derniers des œufs de pierre et, du bout des doigts qu’ils avançaient entre leurs chevilles et leur menton, en fermèrent sur eux les deux moitiés.
Alors, dans un chuchotis pareil à celui de la soie que l’on froisse, les huit capsules de willemite, qui dégageaient soudain une forte luminosité de couleur verte, s’arrachèrent du sol et se mirent à flotter au niveau de la cime des arbres. Et là-dessus, les œufs monstrueux disparurent soudain au regard, tandis que l’air était ébranlé jusque dans ses couches supérieures par une série de gigantesques explosions.
« Avez-vous vu cela ? s’exclama Alasdair Trumpet. Je crois que j’avais sous-estimé notre ami le rajah de Downpour.
— Bon sang, fit Chouinard. Il n’en reste pas une trace. 
— Qu’est-ce que vous racontez ? fit Trumpet, perplexe.
— Vous voyez bien qu’ils ont fait explosion, insista Chouinard. Ils ont enfermé ces gamines dans des obus, ils sont rentrés eux-mêmes dans d’autres obus, et ils ont tout fait sauter. Certainement une nouvelle forme de chantage des suffragistes.
— Je n’ai rien vu de tel, protesta Trumpet. D’abord, je vous mets au défi de trouver le moindre éclat de ces coquilles de pierre. Ensuite, le bruit d’explosion venait du ciel, étant né sans aucun doute du déchirement des couches atmosphériques. Ce diable de yogi indien a trouvé, je ne sais comment, le moyen de se procurer et de faire voler les bolides martiens. Et le plus fort est qu’il emmène dans la planète Mars une demi-douzaine de ces petites diablesses de collégiennes qui ont montré depuis l’affaire de Marseille tellement de jugeote et de cran.
— Dans la planète Mars ? Ma parole ! s’exclama Chouinard. Vous perdez la boule. Je vous dis, moi, que tout le monde a sauté ! Qu’ils sont tous morts ! »

(À suivre.)