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FEUILLETON DU MATIN DU 23 MAI 1912
18.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE TROISIÈME
LE MILLE-PATTES
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III
Où l’on a l’explication du Mille-Pattes
Les collégiennes de troisième de Clifftop School se promenaient dans la campagne, en compagnie de Miss Pussmaid, officiellement pour faire un peu de géologie, mais en réalité pour prendre, en ces mois d’hiver où elles restaient enfermées toute la journée, un exercice salutaire.
« Toujours ce duvet qui flotte partout, fit remarquer Clara Bagehot à ses compagnes, en faisant le geste d’en attraper. On dirait des aigrettes de pissenlit.
— Des aigrettes de pissenlit au milieu de décembre ? s’étonna Peggy Ayscough.
— Hier, Wilhelmina en avait plein ses draps », dit Hilda Methven.
— Moi, se plaignit Bessie Belvoir, j’ai rêvé qu’un homme entrait dans notre chambre, cette nuit. Comme Wilhelmina insiste toujours pour qu’on laisse une fenêtre entrouverte, par hygiène, il n’a eu qu’à soulever le panneau pour entrer. Ou bien peut-être qu’il s’est glissé par la fenêtre entrebâillée. Il était si maigre et si souple... Ensuite, il s’est approché de mon lit. Mais il n’a rien fait. Il m’a juste regardée. C’est à dire... J’étais cachée sous les draps. Mais je savais qu’il était là.
— C’est de la fantasmagorie, jugea Augusta Meiklejohn. À force de vous raconter à longueur de réunions des crécerelles des histoires stupidement exagérées sur les écoles que vous avez connues avant de venir à Clifftop, vous êtes toutes devenues à moitié hystériques, pour ne pas dire morbides.
— Je ne sais pas, dit Peggy Ayscough à mi-voix, en se rapprochant de la discrète Clara Bagehot. J’ai quant à moi l’impression que nous sommes, toutes, dans cet état de surexcitation à cause de ces fameux cours de yoga, ordonnés par miss Pussett.
— Ce n’est après tout que de la gymnastique, objecta Clara, même si celle-ci est assez pénible. À-t-on idée de vouloir rentrer dans une boîte, en se pliant en quatre ! Quand je pense que c’est autant de temps perdu pour... pour l’entraînement au tennis, au hockey — ou à n’importe quoi d’autre, acheva sans beaucoup de conviction la jeune fille, qui n’était pas spécialement connue pour ses prouesses sportives.
— Ce n’est pas seulement le cours proprement dit, précisa Peggy. La présence du professeur est en elle-même un élément perturbateur. As-tu songé qu’il est, après tout, le seul homme qui vienne à Clifftop, à part le vieux Tom, le jardinier. Il n’est pas si étonnant que Bessie ait rêvé qu’un homme avait pénétré dans sa chambre.
— Mais notre professeur de yoga est un être tellement ascétique, protesta Clara, tellement mystique, tellement supérieur...
— Cela n’y change rien, dit Peggy. Je dirais presque : au contraire.
— Je dois te dire que ce genre de conversation me dépasse un peu », avoua Clara.
On arrivait aux falaises qui étaient toujours une source de trouvailles en matière de géologie.
« Je ne rêve pas, dit miss Pussmaid en se penchant. Nous avons, mesdemoiselles, beaucoup de chance, continua-t-elle pointant son marteau de géologue vers une sorte de tesson à demi-caché dans l’herbe, car j’affirme que cette roche de forme curieuse est de la willemite. Mais réellement quelle forme bizarre. On dirait presque un fragment de marmite.
— Willemite ? qu’est-ce que c’est ? interrogea étourdiment Bessie Belvoir.
— Et mes cours de géologie ? protesta miss Pussmaid.
— C’est une gemme, dit Dolly Myerscough
— Une gemme très rare, ajouta Philippa Dalziel.
— De la famille des silicates, débita l’incollable Augusta Meiklejohn. Elle cristallise dans le système trigonal. Autrement dit, elle fait une pyramide dont la base est elle-même un triangle.
— Très bien, Augusta », approuva miss Pussmaid.
Les jeunes filles, alléchées, s’éparpillèrent, à la recherche d’autres fragments de willemite.
« Miss Pussmaid ! venez vite ! », appela Peggy Ayscough de derrière les buissons.
La professeur et ses élèves se regroupèrent autour d’un gigantesque œuf de willemite. Or cet œuf était creux, et et ses deux parties étaient séparées. À l’intérieur des deux hémisphères, on voyait quantité de ce duvet blanchâtre qui tombait depuis quelques jours sur toute la contrée.
« Il y a plein d’autres de ces œufs de pierre derrière ces ronces, annonça Peggy. Mais ceux-là ne sont pas ouverts. »
Le professeur paraissait aussi perplexe que ses élèves.
À ce moment, parurent derrière un bouquet d’arbres un homme grand et maigre, qui n’était autre que le professeur de yoga de Clifftop School, accompagné d’un curieux individu, encore plus maigre que l’ascète. Ce dernier personnage semblait si emprunté, si troublé, si éperdu, que Peggy Ayscough, en l’observant arriver, se demanda s’il ne s’était pas évadé d’un pénitencier, ou peut-être d’un asile d’aliéné. Le fait que le nouveau venu fût vêtu d’un sweater à larges rayures jaunes et noires et d’un costume de toile que les jeunes filles connaissaient fort bien, pour les avoir vus souvent portés par leur professeur de yoga, ne faisait rien pour le faire paraître plus naturel. Pour finir, même à distance, tout le monde put voir que l’individu avait la peau nettement olivâtre.
« Chère miss Pussmaid, dit le professeur de yoga avec une feinte jovialité qui ne trompa personne, je vois que vous êtes tombée sur notre collection d’aérolithes. Mon camarade et moi avons eu le plus grand mal à les réunir, car ils ont chu dans toute la campagne alentour. Il y en a au moins trois qui ont fait explosion dans les couches atmosphériques et, à la vérité, je crois bien qu’on en a également perdu un ou deux en mer. Bref, il en reste huit.
— Monsieur Patel, dit miss Pussmaid en se redressant, aurez-vous la courtoisie de m’expliquer la présence de ces œufs de pierre.
— Mais certainement, miss Pussmaid, prononça l’ascétique personnage en pinçant sa moustache de chat. Permettez cependant que je reprenne mon patronyme véritable. Je suis le yogi Balakrishna, autrement le rajah de Downpour. Deux de vos élèves me connaissent déjà fort bien et, si elles ne m’ont pas reconnu dans mes nouvelles fonctions, c’est parce que j’ai, à titre tout à fait exceptionnel, et avec l’accord de miss Pussett, la directrice, pris la précaution de les hypnotiser pour empêcher cette reconnaissance. »
Ce disant, l’hypnotiseur fit un claquement de doigt, et aussitôt Augusta Meiklejohn et Clara Begehot poussèrent des exclamations de surprise, car il leur semblait voir pour la première fois celui qui leur donnait pourtant des cours de yoga depuis le début du trimestre.
« Et... ce monsieur qui est avec vous..., fit miss Pussmaid, qui s’efforçait de conserver une attitude ferme.
— ... Est arrivé de la planète Mars, dans l’un des aérolithes.
— De la planète Mars... Vous en provenez sans doute, vous aussi, insinua miss Pussmaid qui était à présent presque rassurée de constater qu’elle avait affaire à de simples fous, quoiqu’elle se demandât où ceux-ci pouvaient bien s’être procurés les gigantesques œufs de willemite et comment l’un des deux avait pu se faire embaucher par miss Pussett comme professeur de yoga.
— Non, madame, repartit tranquillement le yogi, la planète Mars, moi, j’y vais, ainsi d’ailleurs que ces jeunes filles. Du moins celles qui se plient le mieux, car il s’agit de tenir dans les œufs le temps du voyage, qui s’accomplit sinon à la vitesse de la pensée, du moins presque à la vitesse de la lumière, mais qui n’en est pas moins fort inconfortable. »
Et s’adressant à sa classe :
« Font partie du voyage, mesdemoiselles Peggy Ayscough, Clara Bagehot, Augusta Meiklejohn, Phyllis Meux, Hilda Methven et pour finir Bessie Belvoir, qui a conquis de haute main son droit de passage par son aptitude à se plier dans un cube de soixante centimètres d’arête, nonobstant son embonpoint, d’ailleurs charmant. »
Les jeunes filles applaudirent chaleureusement le palmarès et le compliment. Puis elles se lancèrent dans des conversations particulières, fort animées, celles qui avaient été choisies consolant celles qui ne l’avaient pas été, qui les félicitaient en retour d’un ton un peu pincé. Cependant cette sorte de mise au point générale tourna court. Les conversations devinrent des bourdonnements et même ces bourdonnements se turent. L’intelligence collective de la classe de troisième de Clifftop School achoppait au mystère impénétrable des événements récents.
« Est-ce que... Est-ce que quelqu’un peut nous expliquer ce qui se passe au juste ? demanda timidement Peggy Ayscough, exprimant le sentiment général.
— Fort aisément, dit le yogi Balakrishna. Tout commence avec un message de la planète Mars, intercepté dans le laboratoire de mon ami Low, à Chiswick, une sorte de bélinogramme, contenant ce dessin mystérieux. »
Et le yogi sortit son calepin pour mettre sous les yeux des jeunes filles et de leur professeur le mystérieux croquis.
« Le mille-pattes, souffla Clara Bagehot.
— Qui n’est pas, fit le yogi Balakrishna, un mille-pattes mais une carte.
— Une carte ? fit Peggy. Une carte d’où cela ?
— D’Aeria, dans la planète Mars.
— Et pour quoi faire, cette carte ? demanda Peggy.
— Mais pour indiquer à des voyageurs leur but, leur destination. Destination qui se situe fort naturellement au centre de la carte, qui, vous le voyez, ne correspond pas tout à fait au centre du continent que nous appelons Aeria, mais se trouve un peu à l’est, du côté de Syrtis Major. Il est aisé de vérifier que ce point se trouve sur un canal, que nous appelons le Phison.
— Et ce monsieur..., fit Peggy en montrant le maigre individu vêtu du sweater à bandes jaunes et noires et du costume de toile du professeur de yoga.
— Est arrivé dans l’un des aérolithes — les autres ayant voyagé à vide —, avec pour consigne d’entrer en contact avec nous et de nous ramener chez lui, dans la planète Mars. »
(À suivre.)