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FEUILLETON DU MATIN DU 22 MAI 1912
17.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE TROISIÈME
LE MILLE-PATTES
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I
Où l’on fait connaissance avec la société secrète des Crécerelles (suite)

« En réalité, admit Wilhelmina, je n’ai passé qu’un senestre à Malaprop Hall, parce que, outre que c’était abdominalement mal chauffé, c’était abdominalement cher.
— C’est curieux, observa Peggy Ayscough, mais dès que tu en parles, tu retrouves tes petits problèmes d’élocution.
— Mais comment était-ce ? demanda Augusta Meiklejohn. Est-ce que vous faisiez réellement ce que vous vouliez ? »
Wilhelmina prit le temps de la réflexion avant de répondre.
« D’abord, commença-t-elle, ôtez-vous de la tête toutes vos idées sémantiques sur un manoir plein de caractère, ou une superbe demeure segmentale au milieu des bocages. À Malaprop Hall, nous vivions dans les patraques d’un ancien camp militaire datant de la guerre des Boers. On dormait donc dans des lits antéposés. Vous avez naturellement entendu dire que l’école est mixte.
— Ce n’est pas vrai ? interrogea Hilda Methven.
— Ce n’est que trop vrai, malheureusement. La conséquence est que nous, les malheureuses filles, étions toujours plus ou moins infortunées, d’autant que certains des processeurs mâles pratiquaient une sorte de droit de cuisson. Enfin, c’était un déverdissage généralisé.
— C’est odieux ! feula Phyllis Meux.
— L’école accueillait tous les âges. Les élèves les plus jaunes, qui n’avaient que quatre ou cinq ans, portaient nuit et jour, dedans comme dehors, des bottes en catch dans lesquelles ils rentraient leurs bas de pantalons, et des parkas dont le devant était tout raidi de morve. Pendant les assemblées géniales, où les élèves votaient pour dicter leur conduite aux processeurs et au personnel admonestatif, et pour leur distribuer des punitions, ces pauvres mouflons restaient pendus aux jupes des processeurs femmes comme des bébés koalas en détresse.
— Et comment était Summerleague, le fondateur ? interrogea Augusta Meiklejohn qui, comme beaucoup de jeunes filles érudites, penchait vers des opinions radicales, et qui avait lu avec passion À propos de Malaprop Hall, la bible du mouvement des écoles Malaprop.
— Il ne m’a donné en tout et pour tout qu’un cours d’arithmétique. Je dois avouer qu’il ne m’a pas fait forte compression. Il grommelait dans sa barque, refusait d’écrire au tableau, répétait que nous étions toutes et tous bâchés à l’émeri et que nous lui faisions perdre son temps. Je dois prédiquer que pendant les assemblées géniales, Summerleague répétait tout le temps qu’un processeur possédant trop de charisme était un frein au dévolument des élèves et qu’il risquait de les inflexionner.
— Est-ce que vous étiez vraiment libres d’aller en classe ou pas ? demanda Peggy.
— Ma foi, en théorie, on pouvait choisir ses ratières, ou même choisir de n’en suivre aucune, mais comme il n’y avait strictement rien à faire d’autre, puisque nous étions au milieu de nulle part, nous décidions presque tous d’aller en crasse, la différence avec une école ordinaire étant que tout était totalement désorganisé et qu’il régnait dans les cours de presque tous les processeurs un chahut indestructible.
— Et quelles étaient les matières ? demanda Peggy.
— Le matin, on apprenait à rire, à médire et à pomper. L’après-midi, les leçons comprenaient un peu d’hagiographie et parfois aussi un peu d’hystérie, mais ce n’était pas vraiment encouragé. En fait, je n’ai compris que plus tard que tout était tout le temps en pleine réforme, parce que, au-dessus de l’école, il y avait le mystère de l’éducation. Et donc le proviseur, qui n’était plus Summerleague à l’époque où j’y étais, quoiqu’il enseignât toujours l’arithmétique à ses heures perdues, le proviseur, dis-je, recevait hebdomadairement de nouveaux programmes du mystère — et c’étaient des programmes vraiment mystérieux.
— Je n’ai pas l’impression que tu risquais d’apprendre grand chose à Malaprop Hall, conclut Peggy Ayscough.
— Moi ? protesta Wilhelmina, tourner à la femme savante ? et voir mon utérus se rétrécir à la taille d’un petit pois ? Et rester vieille fille ? »

II
Où l’on se régale d’anecdotes

Ce fut au tour de Peggy Ayscough de raconter ses souvenirs scolaires.
« Contrairement à ce que vous pourriez penser, je n’ai pas, en dépit de mes origines plébéiennes, toujours été à l’école communale. Même avant que nous héritions, ma famille a fait de gros sacrifices financiers, de sorte que j’ai connu une public school avant Clifftop, et cette école était, croyez-moi, tout ce qu’il y a de progressive.
— Est-ce qu’on vous imposait des cours de maintien idiots, demanda Bessie Belvoir, ou bien est-ce que tout était scientifiquement calculé pour être sûr que vous n’apprendriez jamais rien ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit Peggy. Pour résumer, on essayait de nous ouvrir à la différence. Ce n’était pas fait de façon particulièrement subtile. De tous les professeurs, c’est madame Xénobie, la professeur de sciences naturelles, qui était la plus pénible. Le cours sur les conduites alimentaires des mouches nous a toutes rendues malades. En plus, madame Xénobie était française, et son accent, après nous avoir amusé un moment, nous devint rapidement odieux. Vous savez comment parlent les Françaises : “Ze insectes are like zis and zat.” Ce zz nous énervait toutes.
— Mais qu’est-ce qu’elle racontait au juste ? demanda Augusta.
— Eh bien, expliqua Peggy, cette histoire d’ouvrir à la différence... je ne sais comment dire, cela tournait à la manie. La grande affaire, c’était que tous les êtres de toutes les espèces étaient parfaitement interchangeables, puisque, toutes, nous faisions partie d’un grand tout. “Certaines d’entre nous, expliquait madame Xénobie, ont les mandibules verticale, d’autres les ont horizontales. Certaines ont le squelette à l’intérieur, d’autres ont les parties dures à la surface. Mais nous faisons toutes partie du vivant. Certaines, comme vous, mesdemoiselles, avalez vos aliments pour qu’ils cuisent dans le suc gastrique que renferment vos estomacs. D’autres répandent le suc gastrique sur les aliments, avant de les aspirer à l’aide de leur trompe. À chacune sa manière, l’important est d’autre tolérante pour la manière des autres.”
— Voilà en effet qui semble étudié pour vous dégoûter des sciences naturelles, jugea Augusta Meiklejohn. Mais je suppose que madame Xénobie essayait plus ou moins adroitement de vous rendre la matière familière.
— Quelle tête avait-elle ? demanda Hilda Methven.
— Madame Xénobie, répondit Peggy, avait un visage large, mou et tout blanc. Et quand elle parlait, ses joues se gonflaient et se dégonflaient alternativement. De plus, elle avait un tic, ou bien peut-être avait-elle des problèmes respiratoires. En tout cas elle émettait un zonzon, qu’on entendait à la fin de ses phrases, et parfois au milieu de ses phrases, et qu’elle lâchait d’autant plus souvent qu’elle était excitée. En fait, elle parlait comme ceci : “Ze insectes, mes chères petites (zonzon), zey are like zis and like zat (zonzon).”
— Est-ce que tous les professeurs étaient du même genre ? interrogea Bessie Belvoir avec inquiétude.
— Certaines étaient franchement bizarres, répondit Peggy, mais pas comme madame Xénobie. Il me revient une scène très curieuse. Vous vous souvenez peut-être de l’émotion qu’avait fait naître il y a quelques années un roman sur un plan de conquête allemand contre nos côtes. Bref, il régnait à cette époque une certaine hystérie, et la directrice, qui avait la phobie des espions, nous réveille une nuit, parce qu’elle a cru entendre — tenez vous bien — un dirigeable, un dirigeable allemand qui aurait survolé l’école. Elle aurait entendu le vrombissement des hélices et le bruit du vent sur l’enveloppe. Je la vois encore débarquer à moitié vêtue dans le dortoir des petites, dont j’étais, et m’enjoindre d’aller réveiller madame Xénobie.
« Je file jusqu’à la chambre de la professeur de sciences naturelles et je commence à taper à sa porte. Il ne se passe rien. Je tape plus fort, j’appelle. À ce moment, j’entends moi aussi une sorte d’énorme vrombissement, comme un bruit d’hélices.
— Le dirigeable allemand, souffla Bessie Belvoir.
— Mais la chose extraordinaire est que cela venait de derrière la porte de madame Xénobie. Et puis plus rien.
« Je cogne de plus belle, en appelant : “Madame Xénobie ! Madame la directrice vous réclame !”
« Et voici qu’elle me répond, d’un ton curieusement oppressé : « Je ne peux pas ouvrir (zonzon) je n’ai pas mon... » Puis : « Attendez (zonzon) ». Puis : « Je viens (zonzon). »
« Enfin, elle ouvre la porte.
— Alors ? fit Bessie Belvoir, toute excitée.
— Elle avait éteint la lumière dans sa chambre et elle s’était mise dans un coin d’ombre pour que la lumière du corridor ne l’atteigne pas. La pièce n’était éclairée que par la clarté lunaire qui entrait à flot par la fenêtre demeurée grande ouverte et dont elle avait oublié de tirer le rideau.
— Cette fenêtre ouverte explique que tu aies entendu le dirigeable, dit Wilhelmina Wriothesley. Il est tout simplement repassé au-dessus de l’école.
— Je ne sais pas, dit Peggy, perplexe.
— Mais ensuite, la pressa Augusta Meiklejohn.
— Bref, il n’y avait pas de lumière et je ne la voyais qu’en silhouette. Mais il n’empêche que...
— Quoi, enfin ? explosa Bessie.
— Eh bien, lâcha piteusement Peggy, je jurerais qu’elle portait un masque à gaz. Ou ce qui ressemblait à un masque à gaz.
— Elle avait elle aussi peur de l’invasion prussienne, jugea Wilhelmina Wriothesley. Elle avait lu le fameux roman et elle s’était préparée.
— Le plus bizarre, reprit Peggy, est que cela semblait parfaitement naturel. Enfin, je ne sais pas comment dire. Ça lui allait. Sa voix sortait du bout, là où on met la cartouche filtrante. Ses énormes yeux ronds de verre, que je devinais dans la quasi-obscurité semblaient me fixer.
— Est-tu bien certaine qu’elle portait un masque à gaz ? demanda Augusta Meiklejohn.
— Et que veux-tu que cela soit d’autre ?
— Et elle faisait zonzon ?
— Tout le temps.
— Drôle de professeur de sciences naturelles.
— C’était une école très progressive, conclut Peggy. Mais je n’y suis pas restée. »

(À suivre.)