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FEUILLETON DU MATIN DU 21 MAI 1912
16.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures planétaires et spirites
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE TROISIÈME
LE MILLE-PATTES
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RÉSUMÉ DES PRÉCÉDENTS FEUILLETONS. — Le gouvernement de Berlin ne semble point étranger à l’apparition, d’abord à Marseille, puis à Londres, enfin dans la Kragoulie envahie par les Austro-Allemands, d’une dame à la peau verte. Celle-ci est-elle une mandragore, venue de la planète Mars pour offrir aux Prussiens l’arme terrifiante d’un rayon calorifique, que ces barbares viennent d’essayer avec succès sur Naples et la Sardaigne ? Ou bien y a-t-il mystification, destinée à terrifier et à désorganiser la Triple-Entente ? La prétendue martienne n’est-elle autre que la danseuse javanaise Ruta Baga habilement grimée ? La destruction de Naples a-t-elle été opérée par les Prussiens à l’aide de gaz incandescents, depuis des dirigeables, pour donner aux pangermanistes un prétexte à l’invasion de la Kragoulie ?
À Londres, la martienne a fait alliance avec les suffragettes d’Ermengarde Pancake, qui multiplient les attentats, déstabilisant le gouvernement de sa Gracieuse Majesté.
Mais le plus mystérieux reste un bélinogramme martien, intercepté par le yogi Balakrishna, représentant une sorte de scorpion ou de mille-pattes. Dans un dernier développement tout à fait inattendu, le yogi, payant d’audace, a communiqué avec Mars, demandant qu’on lui envoie des obus de pierre pareils à celui dans lequel la martienne aurait fait le voyage interplanétaire.

I
Où l’on fait connaissance avec la société secrète des Crécerelles

Les filles de la classe de troisième de Clifftop School assistaient à une réunion de la société secrète des Crécerelles. Les « Kestrels » avaient mis à profit la topologie compliquée de la falaise sur laquelle reposait leur école. Le secret circulait de génération en génération d’élèves, que la crypte de la chapelle communiquait par une série de grottes et de passages avec la caverne utilisée jadis comme entrepôt et comme refuge par des contrebandiers, caverne qui disposait elle-même d’un accès commode à l’étroite plage que la marée basse dévoilait dans la petite crique en forme de croix, au pied du rocher.
La corpulente Bessie Belvoir, qui avait relevé sur son front le loup qui était censé cacher ses traits, car à la vérité la discipline dans les rangs des conspiratrices laissait quelque peu à désirer, était occupée à graver à la pointe de son couteau de poche le cri de guerre des Crécerelles — SCCSS — sur un vieux coffre de marin, travail moins aisé qu’il n’y paraissait, car le coffre rongé par l’humidité se défaisait sous la lame en longues échardes.
« Que tu graves cela sur le vieux chêne dans le parc et sur ton casier à l’école, dit Hilda Methven d’un ton de reproche, c’est de ton âge. Mais l’autre jour j’ai trouvé le mot sur un banc de la chapelle, et quelqu’un l’a même gratté sur l’une des tombes du petit cimetière. Là, vois-tu, je trouve qu’on passe nettement les bornes. Ce n’est plus de l’inscription, c’est du vandalisme, et peut-être même de la profanation. »
SCCSS était officiellement le cri du faucon crécerelle — ou de n’importe quel faucon, si l’on y mettait suffisamment de bonne volonté — peut-être l’appel nuptial d’une femelle. Mais les crécerelles, quand une personne extérieure à la conspiration les interrogeait, déclaraient invariablement que le sigle était l’abréviation du mot « success ».
Les élèves qui n’appartenaient pas à la conjuration ignoraient en théorie l’existence des Crécerelles, mais elles savaient que le dortoir de troisième se réunissait nocturnement pour des petits gueuletons intimes, quoiqu’elles ignorassent naturellement le lieu du rendez-vous. Comme il allait de soi que le nom que les membres de la conjuration avaient inventé pour se désigner elles-mêmes entretenait nécessairement quelque rapport avec la situation de l’école à l’extrémité de sa falaise, les autres écolières de Clifftop avaient même imaginé un nom plaisant — ou peut-être pas si plaisant, après tout — à la société secrète : les filles tombées (The Fallen Girls).
« Qu’est-ce que je peux détester le yoga, se plaignit l’érudite Augusta Meiklejohn, qui était en général plus à l’aise dans les tâches intellectuelles que dans les exercices physiques. Je suis courbaturée de partout et plus M. Patel me dit de me détendre, plus je me contracte.
— Moi j’aime bien, au contraire, dit Bessie Belvoir. Comme je suis plutôt dodue, j’ai cru au début que je n’arriverais jamais à me plier, mais il m’a dit d’imaginer que j’étais en beurre et que j’étais en train de ramollir, et le plus fort est que ça marche. Je crois que je me plie mieux que vous autres qui êtes plus maigres ! L’autre jour, j’ai réussi à rentrer dans une boîte qui faisait à peine soixante centimètres d’arête. Et j’y suis restée dix minutes !
— Qu’est-ce que tu as sur ton pull ? L’interrompit Hilda Methven.
— Ça ? fit Bessie en retirant une aigrette. C’est ce drôle de duvet qui flotte partout depuis quelques jours. L’autre soir, c’était comme s’il en pleuvait. Certainement la floraison d’une plante quelconque. Peut-être les peupliers.
— La floraison des peupliers, en plein hiver ? protesta Augusta Meiklejohn.
— Est-ce que je sais, moi ? fit Bessie en haussant les épaules.
— Je vais vous montrer quelque chose », dit Wilhelmina Wriothesley en saisissant du bout des doigts l’aigrette sur le sweater de Bessie pour la déposer sur le vieux coffre de marin.
La jeune fille sortit une boîte de lucifers de la poche de son blazer, craqua une allumette et l’approcha du duvet, qui prit feu instantanément et se consuma avec une belle flamme blanche qui illumina toute la grotte. Les jeunes filles contemplèrent en silence cette combustion, qui dura de longues minutes.
« Tant de lumière dans un tout petit brin de duvet, souffla Bessie Belvoir, incrédule, lorsqu’enfin la flamme disparut.
— J’ai découvert cela par hasard l’autre soir, expliqua Wilhelmina, lorsqu’une aigrette entrée par la fenêtre est tombée dans la flamme de la bougie que j’avais allumée dans un coin de mon alcôve pour lire en cachette.
— Intrigante réaction chimique, dit Augusta Meiklejohn.
— Il y a encore plus curieux », avertit Wilhelmina.
Elle sortit de sa poche un minuscule bocal en verre qui avait contenu des bonbons. Inspectant le pull de la peu soigneuse Bessie, elle y trouva encore deux brins de duvet qu’elle attrapa dextrement et qu’elle introduisit dans son petit bocal. Une nouvelle lucifer fut craquée, et approchée du duvet, à l’intérieur du bocal. Après quoi, la jeune fille revissa rapidement le couvercle.
Les jeunes filles constatèrent avec stupéfaction que les deux brins de duvet brûlaient avec la même flamme blanche dans le bocal fermé.
« Mais c’est impossible ! s’écria Augusta. Même le phosphore ne peut pas brûler sans air.
— Il faut croire que ce duvet produit son propre oxygène », conclut Wilhelmina.
Des murmures excités accueillirent cette nouvelle. On demanda à Wilhelmina Wriothesley de refaire l’expérience de la combustion dans le petit bocal, à quoi elle se prêta. Puis, le phénomène ayant perdu de sa nouveauté, les jeunes filles se lassèrent de cette expérience de chimie amusante.
« En tout cas, reprit Hilda Methven, revenant au sujet du jour, l’idée de miss Pussett d’embaucher un professeur de yoga prouve au-delà d’un doute que Clifftop School est une école progressive, et même une école d’avant-garde. S’il a par le passé pu y avoir des contestations sur ce point, il n’y en aura plus.
— Je ne suis pas certaine que nous soyons si progressives, répondit paisiblement notre amie Peggy Ayscough, la jeune capitaine de l’étude de troisième, qui écoutait parler ses filles plus souvent qu’elle ne parlait elle-mêmes. En réalité, nos professeurs ont des styles très différents. Je vous accorde que miss Pussmaid est partisane résolue des méthodes modernes, raison pour laquelle elle nous fait jouer quelques scènes d’une pièce pour les cours de littérature, et nous emmène dans des promenades dans la campagne pour les cours de botanique.
— Seulement le résultat, dit en reniflant la grosse Bessie Belvoir, qui avait achevé son inscription au canif, c’est qu’il faut apprendre par cœur la moitié de la pièce.
— Et pour les expéditions dans la nature, se plaignit Phyllis Meux en fronçant son petit nez rose, il nous faut tout noter, tout prendre en photo, tout cueillir pour le coller dans des albums. C’est beaucoup plus de travail que d’apprendre simplement ses leçons.
— En tout cas, insista Peggy Ayscough, c’est moderne. D’un autre côté, la docte miss Pussett est l’incarnation de l’enseignement à l’ancienne. Elle fait un cours qu’elle a préparé dans les moindres détails, et qu’il nous faut noter scrupuleusement sur nos cahiers, et elle ne nous met à contribution que pour vérifier au préalable ce que nous savons déjà et puis pour s’assurer au fur et à mesure que nous avons compris ses explications.
— Comme elle est la principale de l’école, fit remarquer Hilda Methven, elle ne donne que très peu de cours. Elle peut donc les « creuser » comme le ferait un professeur d’université.
— Quant à moi, dit la savante Augusta Meiklejohn, le cours de miss Pussett est de loin mon préféré. Cela va droit au but, c’est très complet, et appuyé sur les meilleures autorités. Tandis qu’avec la méthode Pussmaid, il y a toujours le risque qu’on s’égare dans des chemins de traverse. J’ajoute que miss Pussett est tout simplement un excellent professeur. C’est un vrai plaisir de l’écouter. »
Cependant les autres, tout en louangeant les qualités de conférencière de miss Pussett, déclarèrent préférer les méthodes de miss Pussmaid, qu’elles trouvaient plus vivantes et plus amusantes.
Ceci les mit sur le sujet des écoles progressives où elles étaient passées.
« Les leçons de yoga me rappellent l’école où j’étais avant, fit Hilda Methven d’un ton un peu pincé. Mais à Gorgos Hall, c’était sur les leçons de maintien qu’on insistait. Il fallait se tenir droite, s’asseoir droite, marcher droit. Tous les professeurs étaient à cheval là-dessus. C’était une idée de la directrice, qu’on ne voyait jamais, du reste, car elle ne sortait jamais de son bureau — et quand elle ne pouvait s’abstenir de faire une apparition, par exemple pour prononcer les discours de fin d’année, elle avait les cheveux devant les yeux et portait de surcroît d’énormes verres fumés, de sorte que je puis dire en toute sincérité que je n’ai jamais aperçu son visage. Mais enfin, tout le monde savait que c’était Mrs Guardian qui avait inventé cette histoire de « poise ». Il y avait même un concours hebdomadaire où nous défilions, classe par classe, devant un jury de professeurs et d’élèves, pour voir laquelle avait le port le plus gracieux.
— Est-ce qu’il y avait des prix ? demanda Peggy.
— Pas exactement, répondit Hilda un peu embarrassée. Seulement, la gagnante était reçue dans le saint-des-saints et avait des conversations particulières avec la directrice. Mais la chose véritablement extraordinaire, tenez-vous bien, c’est qu’elle avait droit à sa statue sur la façade de l’école. Voyez-vous, c’était un bâtiment en style néo-classique, et il y avait en particulier un grand porche, ou pour mieux dire un portique, avec des colonnes — et une partie des colonnes, celles qui étaient le plus près de l’entrée, étaient remplacées par des cariatides. Et ces cariatides étaient des statues des élèves.
— Est-ce possible ! s’écria Bessie.
— Je me souviens, poursuivit Hilda, que, lorsque j’étais à Gorgos Hall, c’était une grande de seconde qui avait gagné le prix de maintien. Elle eut naturellement droit à sa demi-heure de triomphe dans le bureau de Mrs Guardian. À quelques jours de là des ouvriers se mirent à travailler dans la colonnade, et, quand ils eurent fini, l’une des colonnes, au bout du rang des cariatides avait été remplacée par une nouvelle statue, qui représentait notre camarade, en tunique de gymnastique, comme toutes les autres. Ce qu’elle avait l’air drôle, toute raidie, avec son entablement sur la tête, là où, pendant les exercices, nous portions d’ordinaire un livre en équilibre.
— Comment ta camarade a-t-elle réagi en se voyant en statue ? demanda Phyllis Meux. Elle n’a pas attrapé la grosse tête ?
— C’est la chose la plus curieuse de l’histoire, répondit Hilda en secouant la tête. En réalité, je ne l’ai jamais revue. Ses parents sont venus la chercher, paraît-il, parce qu’il y avait eu un décès dans la famille. Et ce décès a dû s’accompagner pour ces gens d’un revers de fortune, parce que notre camarade n’est jamais revenue à l’école. Il ne restait que sa statue.
— Quelle histoire bizarre, dit Phyllis en reniflant avec méfiance. Je ne trouve pas très saines les idées de Mrs Gorgos.
— Mrs Guardian, corrigea Hilda. Gorgos Hall était le nom de l’école.
— Quant à moi, dit Wilhelmina Wriothesley, je ne vous l’ai jamais avoué, mais figurez-vous que j’ai connu la plus progressive de toutes les écoles progressives de la contrée.
— Pas Malaprop Hall ? s’écria Hilda Methven.
— Ah oui, la fameuse école où les élèves font ce qu’elles veulent ! pouffa Phyllis Meux.
— Mais non, protesta Bessie Belvoir, elle n’existe pas vraiment.
— Oh, elle existe, croyez-moi, dit Wilhelmina.
« Raconte ! raconte ! s’enthousiasma Bessie. »

(À suivre.)