|
FEUILLETON DU MATIN DU 6 MAI 1912
1.La Marseillaise Verte
Grand roman d'aventures scientifiques et d'espionnage
PAR LE MAJOR QUINARD
—————————————————
LIVRE PREMIER
L'ALRUNE VENUE DE MARS
—————————————————
Qu’est-ce que la Marseillaise verte ? Est-ce l’hymne guerrier du belliqueux apostolat de Mahomet, composé et harmonisé en secret par la Wilhelmstraße, afin de soulever contre la malheureuse France les hordes innombrables du mahométanisme ? La Marseillaise verte est-elle, sous l'anodin déguisement d’un anisé provençal, la terrible fée verte, l’absinthe, suc infernal ravageant les cervelles les plus fertiles de notre société — celles des poètes, des députés radical-socialistes et des capitaines d’industrie — afin de précipiter notre chute ? La Marseillaise verte désigne-t-elle cette mystérieuse femme verte, avec qui des savants correspondaient radioélectriquement, qui disait habiter la planète Mars, et que des témoins dignes de foi prétendent avoir aperçue cours Belsunce ?
I
Où, dans les salons du Grand Hôtel, les personnes ne sont pas celles qu’on croit
Dans les salons du Grand Hôtel, une femme élégante, coiffée de bandeaux noirs que surmontait une toque de fourrure, se penchait vers son voisin de gauche, un blond officier anglais de la yeomanry.
« Reste-t-il des chips, mon capitaine ?
— Mais oui, chère madame, en voici tout un saladier. »
La femme remercia d’un sourire, se servit et proposa le saladier à son voisin de droite.
« Nehmen Sie denn einige Chips, Herr Oberst, prononça la femme dans un allemand accentué à la viennoise.
— Merci, chère madame », dit le colonel prussien d’une voix gutturale en plongeant une patte grasse dans le saladier.
En face d’eux, un petit monsieur français au veston couleur moutarde dépliait un exemplaire du Matin.
« Avez-vous vu cela, altesse ? » demanda-t-il à son voisin, dont la longue tunique blanche et le turban signalaient l’origine indienne et dont le cummerbund et les bijoux indiquaient le statut princier. « Il n’y en a que pour ce fakir Balakrishna, qui a tourné la tête à toute la bonne société de Marseille. Je me demande bien s’il a réellement des pouvoirs ou si c’est de la blague.
— Ma foi, répondit le rajah, lisez-moi donc cela, que je me rende compte.
— “Depuis dix jours, lut le Français, il n’est question, à Marseille, parmi les occultistes et les affiliés de l’au-delà, que des troublantes expériences du yogi Shrikrishna Krishang Balakrishna.
« “Jeune encore, bien qu’ayant accompli, dit-on, un stage prolongé aux fins d’initiation, sous les sombres arcades des temples monolithes de Lhassa, docteur en médecine, parlant treize langues, et gentleman accompli, le yogi Balakrishna manifeste les dons psychiques les plus purs. Il lit les pensées, devine l’avenir, guérit les neurasthéniques par l’imposition des mains. Ses facultés extramondaines lui permettent aussi de déplacer de petits objets par la force de la pensée, ou encore de faire germer instantanément des graines dans un peu de terreau qu’il place dans la main d’un membre de l’assistance.” »
Le rajah fit la moue.
« Surnaturel ou jonglerie ? Je serais bien embarrassé de vous répondre, mon ami, car la description que vous venez de lire est parfaitement vague et générique. Chez moi, à Downpour, n’importe quel fakir musulman, n’importe quel yogi hindou est capable de cela et de bien mieux. Mais il est possible d’ailleurs que votre homme ne soit ni fakir ni yogi, mais seulement un habile prestidigitateur. »
À côté d’eux, un monsieur anglais en smoking lisait Le Temps.
« le Kaiser est à Karlsruhe et se rendra ensuite à Strasbourg, mon cher capitaine, dit-il familièrement à un officier français des troupes coloniales. Il va passer la troupe en revue et faire un discours.
— Je ne lui prédis pas grand succès, répondit le capitaine Sabine avec un fin sourire. Les Alsaciens sont restés fidèles à la culture française, sans pour cela méconnaître la valeur de la culture allemande. Politiquement, ils ne se montrent déloyaux ni envers l’empire allemand ni envers la France ; seulement ils sont intensément attachés à leur sol et à leurs traditions.
— Savez-vous s’il y a beaucoup d’agitation dans les provinces perdues contre les pangermanistes ? demanda le monsieur en smoking.
— Si protestation il y a, répondit le capitaine Sabine, elle prend aujourd’hui la forme d’un attachement plus profond encore qu’autrefois à la langue française, à la littérature française, à l’esprit de raffinement français, qui, dans les siècles passés, ont élevé l’Alsace au-dessus du niveau des Allemands, et spécialement de la civilisation prussienne. »
Le colonel allemand qui mâchouillait les chips que lui tendait la femme aux bandeaux regardait du côté du capitaine Sabine et de l’homme en smoking. Ceux-ci parlaient trop bas pour qu’il pût les comprendre mais l’instinct animal du Prussien, aiguisé par les siècles de vie forestière de ses ancêtres barbares, lui soufflait qu’on tenait des propos peu flatteurs pour les Prussiens.
« Les Alsaciens, reprit le capitaine Sabine, sont résolument décidés à ne pas se laisser alourdir par l’influence prussienne, ni matérialiser par l’esprit moderne allemand. D’où ce singulier phénomène d’une génération d’Alsaciens nés depuis la guerre, et qui parlent un français meilleur, avec un accent plus pur que la génération d’avant la guerre.
— C’est admirable, dit le monsieur en smoking.
— Ainsi, conclut le capitaine Sabine, l’empereur peut recourir aux méthodes les plus violentes ou au contraire employer la douceur, mais le prussianisme n’arrivera ni à progresser, ni même à se maintenir, en présence de l’affection persistante des Alsaciens pour le côté le plus élevé de leur double civilisation. »
À ce moment, la femme aux bandeaux se leva, déposa le saladier de chips sur une petite table, prit congé de ses deux voisins d’une inclinaison de tête, s’arrêta brièvement devant un petit groom, lui gratta familièrement le menton, lui glissa une pièce, puis sortit.
Le colonel allemand se leva peu après et partit lentement de son côté. Aussitôt qu’il eut franchi la porte, le monsieur français en veston moutarde et l’Anglais en smoking sautèrent sur leurs pieds.
« Capitaine, dit le monsieur français en veston moutarde en s’adressant à l’officier de la yeomanry, je crains que vous n’ayez été victime d’un vilain tour.
— Plaît-il ? demanda le blond officier.
— Vous êtes bien le capitaine Persimmon, du MI-5.
— Je n’ai aucune raison d’en faire mystère.
— Vous aviez sur vous un télégramme.
— Mais comment ?..., s’exclama l’officier.
— Ce télégramme, vous ne l’avez plus. »
Fébrile, l’officier anglais fouilla la poche intérieure de sa vareuse et dut se rendre à l’évidence.
« Mais qui a pu ?
— C’est cette femme, naturellement, intervint l’Anglais en smoking. Elle vous a pris le télégramme pendant que vous lui tendiez les chips.
— Cette femme ? Mais c’est impossible. Je la connais très bien, c’est Ruta Baga, la danseuse javanaise.
— Je ne doute pas que vous la connaissiez, jeta le monsieur français en veston moutarde. Mais en attendant la femme Baga travaille pour la Wilhelmstraße. »
Voyant que le capitaine Persimmon demeurait incrédule et comme frappé de stupeur, le monsieur en veston moutarde se présenta :
« Je suis Arsène Chouinard, du Deuxième Bureau.
— Arsène Chouinard ? “L’homme à l’oreille qui traîne”, dont la presse ébruite les exploits ? balbutia le capitaine Persimmon, dont la stupeur ne faisait que croître. Décidément, cet hôtel est un repaire de célébrités.
— Dites plutôt que c’est un nid d’espions, repartit Arsène Chouinard. La femme Baga vous a subtilisé le télégramme et l’a remis à cet officier prussien en même temps que le saladier de chips. Cet officier prussien qui n’est autre que le colonel Schmutzig de la Wilehmstraße.
— Cela se peut-il ? »
L’Anglais en smoking intervint :
« Je crois que monsieur Arsène Chouinard du Deuxième Bureau se rend involontairement coupable d’une petite inexactitude. Ce n’est pas au colonel Schmutzig que Ruta Baga a remis le télégramme, mais au groom. N’avez-vous pas remarqué la façon dont tous les chasseurs de l’hôtel claquent des talons ? Ils sont prussiens. »
Blessé dans son orgueil professionnel, Arsène Chouinard se tourna vers son contradicteur.
« Vous me permettrez monsieur de douter de la véracité de vos assertions.
— J’ajoute, dit tranquillement l’Anglais en smoking, que, loin de remettre un télégramme au colonel Schmutzig, Ruta Baga lui en a subtilisé un pendant qu’elle lui passait les chips. Car Ruta Baga est un agent double.
— Mais monsieur, protesta Arsène Chouinard, qui êtes-vous pour affirmer des choses aussi extraordinaires ?
— Je suis Alasdair Trumpet, dit modestement l’homme en smoking.
— “Le plus grand de tous les détectives” ! s’exclama le capitaine Persimmon.
— “L’homme à l’oreille à l’envers” ! compléta Arsène Chouinard. Eh bien, quand je dis que c’est ici un nid d’espion ! Seulement, cher confrère, vous me permettrez d’adopter la règle du doute scientifique. Et ce second télégramme, subtilisé selon vous au colonel Schmutzig, la femme Baga l’aurait également remis au groom ?
— Pas du tout, elle l’a déposé dans la poche droite du capitaine Persimmon du MI-5.
— By Jove ! s’exclama le capitaine des yeomen ayant mis la main dans la poche de sa vareuse. C’est exact ! le voilà !
— Dommage qu’on n’ait pas intercepté le groom, intervint le capitaine Sabine, qui s’était rapproché. On aurait gagné sur les deux tableaux !
— Permettez, mon capitaine, dit le rajah de Downpour en se levant à son tour. Je n’ai pas intercepté le groom, mais j’ai intercepté le télégramme. »
Et le prince hindou alla rendre au capitaine Persimmon du MI-5 le télégramme que lui avait volé Ruta Baga et qu’elle avait passé au groom.
« Mais par quelle..., balbutia le blond officier qui tenait en main les deux télégrammes.
— Simple exercice élémentaire de lévitation, expliqua l’oriental. Voyez-vous, messieurs, ajouta-t-il avec un fin sourire, le rajah de Downpour n’est autre que le yogi Balakrishna. »
Le regard incrédule du capitaine Persimmon allait d’un télégramme à l’autre.
« Au fait, dit le capitaine Sabine, puisque nous sommes tous du même bord, ici... Qu’est-ce qu’il raconte, ce télégramme boche subtilisé par Ruta Baga au colonel Schmutzig ?
— Eh bien, répondit le capitaine de la yeomanry, la chose extraordinaire, c’est que les deux télégrammes, le mien, celui du MI-5, et celui du colonel Schmutzig, celui de la WilhemstraBe, disent exactement la même chose. Ils disent : “L’Alrune est partie de Mars.”
— L’Alrune ? interrogea le capitaine Sabine. Qu’est-ce que c’est que ça, l’Alrune ?
(À suivre.)
Le capitaine Sabine
Arsène Chouinard
Le rajah de Downpour
Alasdair Trumpet
Le major Persimmon
Le colonel Schmutzig
Ruta Baga