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Mise à jour permanente du
Petit critique illustré
Guide des ouvrages de langue française consacrés à la bande dessinée
Les ouvrages recensés ici sont parus après juillet 2005. Pour les ouvrages parus avant cette date, consultez Le Petit Critique illustré, 2e édition, PLG, 2005.
Les notices des ouvrages parus après juillet 2010 sont reprises de la rubrique des Miscellanées stripologiques. Elles sont identifiables par leur titraille en capitales.
signale un ouvrage ancien, non recensé dans Le Petit Critique illustré.
1.1. Histoires et introductions générales
Histoire d'un art : la bande dessinée
Karine Delobbe
Éditions Pemf, 2003Dans une collection d'introductions aux arts (la danse, le théâtre, le cirque) vraisemblablement destinées à la jeunesse, petit album cartonné de 33 pages arborant Popeye en couverture et présentant « Tintin, Spirou et autres Lucky Luke » en démarquant une documentation aussi maigre qu'aberrante (l'album de Sélection du Reader's Digest, un volume du dictionnaire de Filippini, le Que-sais-je de Mme Baron-Carvais et L'ABCdaire de la bande dessinée de Moliterni et Mellot). Déclenche rapidement chez le spécialiste un rire inextinguible, les absurdités les plus criantes étant répétées de page en page avec un parfait aplomb.
Comment lire la bande dessinée ?
Frédéric Pomier
Klincksieck, collection 50 questions, 2005Introduction générale destinée aux enseignants, aux étudiants et au grand public cultivé, sous la forme d'un quiz (de « la bande dessinée est-elle un divertissement d'ilote ? » à « le produit dérivé rend-il justice à la bande dessinée ? »). Si on le compare à un ouvrage du même type comme 99 réponses sur... la bande dessinée d'Alain Chante, CRDP Langedoc-Roussillon, 1996, l'ouvrage de Frédéric Pomier apparaît à la fois plus au fait de la théorie contemporaine (Case, planche, récit, de Benoît Peeters est qualifié d'« ouvrage canonique ») et plus en phase avec la littérature dessinée elle-même, qui n'est plus perçue comme une culture ésotérique qu'il serait obligatoire d'étudier avec les outils du sociologue, mais comme un domaine culturel pas différent d'un autre, et qu'on ne peut aborder de façon pertinente que moyennant une connaissance suffisante de son histoire, de sa théorie et de son esthétique. Dans un tel cadre conceptuel et méthodologique, l'auteur se montre à la fois éclectique et tolérant, ne privilégiant aucune forme éditoriale ni aucune aire culturelle.
Les limites de l'ouvrage restent celles du principe même du quiz. Si on peut trouver, avec l'auteur, « consolant » que Lewis Trondheim figure au Petit Larousse, fallait-il pour autant consacrer une entrée à ce sujet ? Les deux entrées sur le vieux thème de la bande dessinée, art et « par ailleurs » industrie sont typiques de problématiques désuètes (la défense et illustration de la bande dessinée d'une part, la définition de la bande dessinée comme médium de masse d'autre part). L'entrée narratologique sur le « point de vue » se perd rapidement dans des considérations sur les réalités alternatives qui relèvent de la théorie des univers fictionnels et non des questions de narratologie.
Ce sont là des critiques de détail. L'ouvrage tient ses promesses en ouvrant à son lecteur, qu'on supposera peu au fait de la question et/ou désireux de se mettre à jour, des pistes et des perspectives nouvelles. C'est la supériorité de ce type d'introduction modeste sur de prétendus ouvrages encyclopédiques qui, indépendamment des questions de fiabilité, se présentent pour le grand public cultivé comme des massifs impénétrables.
The Essential Guide to World Comics
Tim Pilcher, Brad Brooks
Collins & Brown, 2005Sous la forme d'un gros tome de 320 pages richement illustré en couleur, panorama mondial de la bande dessinée par deux spécialistes britanniques. La planète est divisée en dix zones donnant lieu à dix chapitres. Chaque chapitre se conclut sur l'examen d'un maître d'envergure mondiale. (Tezuka pour le Japon, Breccia pour l'Amérique du sud, etc.)
La Bande dessinée
Pierre Fresnault-Deruelle
Armand, Colin, collection 128 pages, 2009Ce petit ouvrage sans prétention renonce à l'encyclopédisme et fait le choix excellent de tracer des lignes de force, ce qui évite des listages interminables dont le lecteur non spécialiste ne peut par définition rien tirer. L'évolution de la bande dessinée est ainsi ramenée à trois noms, Töpffer, McCay et Saint-Ogan, la bande dessinée franco-belge à Spirou, Tintin, Vaillant et Pilote. L'ouvrage donne par ailleurs le point d'arrivée de l'évolution de l'éminent pionnier de la théorie des littératures dessinées qu'est Pierre Fresnault. La conception anhistorique du structuralisme n'a plus cours, caricature et burlesque étant ramenés à leurs origines historiques (les arlequinades, le grotesque). Les aspects sémiologiques (l'opposition linéaire/tabulaire), plastiques (la couleur) et narratologiques (la « récitation » des histoires dessinées) du récit dessiné ne sont plus pris en compte au titre des codes, mais à celui des contraintes du support et des contraintes éditoriales. (Mais il faut noter que les considérations de Fresnault sur les couleurs, en particulier dans l'école belge, ont toujours été très pertinentes.) La question de la spécificité est remplacée par celle des interactions entre la bande dessinée et le reste des arts graphiques (dessin humoristique, dessin de mode), la notion, chère à Fresnault, de narration figurative s'étayant, quant à elle, sur une étude stylistique (la ligne claire d'Hergé et le style de Baudoin étant perçus comme antipodiques et Caniff représentant une voie moyenne).
Une troisième partie propose des lectures d'images (mais le début de l'ouvrage en contient de nombreuses), genre dans lequel l'auteur excelle.
On regrettera la multiplication de fautes, gênantes dans un ouvrage d'introduction, manifestement écrit trop vite et trop peu relu. L'auteur de Red Ryder est Fred Harman, et non Harmon (p. 15). Wonder Woman date de 1941, et non 1944 (p. 16). Clay Wilson ne fonde pas Zap Comix avec Crumb (p. 18). Pellos se prénommait René et non Guy (p. 20). Bob Morane n'est pas initialement dessiné par Gérald Forton mais par Dino Attanasio (p. 23). il n'est pas possible d'écrire que les mangas « se constituent véritablement en genre narratif au sortir de la seconde guerre mondiale, avec (...) Tesuka Ozamu » (p. 29). les mangas sont un genre narratif dans la première moitié du XXe siècle et le grand mangaka s'appelle Tezuka Osamu. Ce qui est écrit p. 44-45, respectivement sur le Comics Code (qui aurait permis paradoxalement le retour du gore !) et sur la loi de 1949 (dont se seraient fort bien accommodés les bons journaux comme Spirou !) trahit l'influence désastreuse d'historiens à lubies. George Wunder n'a pas repris Steve Canyon en 1988 (il est mort en 1987), mais Terry And the Pirates en 1946 (confusion avec l'assistant de Caniff, Dick Rockwell, qui continua Steve Canyon à la mort du grand cartoonist) (p. 69). Schulz n'a pas été pasteur protestant (p. 89). Notons enfin, détail qui devient touchant chez le vieux maître, que Pierre Fresnault se sera avéré incapable, en quarante ans de littérature secondaire, d'orthographier correctement Little Orphan Annie (le génial strip de Harold Gray) et Wonder Wart-Hog, le désopilant comic underground de Gilbert Shelton.
La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres
Thierry Groensteen
Skira/Flammarion, 2009
Le Petit Catalogue du musée de la bande dessinée
Thierry Groensteen
Skira/Flammarion, 2009Publié à l'occasion de la réouverture du Musée de la bande dessinée d'Angoulême, dans son nouveau site des chais en bord de Charente, La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres se présente comme un pavé solidement cartonné, de deux kilos et demi, où l'on ne sait ce qu'il faut admirer le plus, du texte érudit ou des reproductions de planches et de publications. L'ouvrage est flanqué d'un petit frère, Le Petit Catalogue du musée de la bande dessinée, qui donne un texte réduit mais qui propose de belles reproductions, judicieusement choisies, des trésors du Musée.
Le contenu de La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres en fait un monument scientifique de première importance. La première partie reprend en la complétant l'histoire de la bande dessinée franco-belge déjà donnée dans Astérix, Barbarella et Cie, dont nous avons déjà écrit tout le bien qu'il fallait en penser (Le Petit Critique illustré, PLG, 2005, p. 50). La deuxième partie propose une remarquable histoire de la bande dessinée américaine. Dans la troisième partie, Thierry Groensteen donne la synthèse de sa réflexion sur l'esthétique de la bande dessinée. Une quatrième partie est consacrée à la technique de la bande dessinée.
On pourrait discuter le choix de n'avoir traité de façon historique que les domaines francophone et états-unien. Mais, à l'examen, ce choix se révèle excellent, car il permet d'échapper à ce qu'ont été trop souvent les ouvrages généraux sur la bande dessinée, des listages indigestes de noms, de titres et de dates, présentés dans la plus grande confusion, et qui sont — on ne le répétera jamais assez — totalement inutilisables pour un lectorat non spécialiste. L'ouvrage de Thierry Groensteen présente une chronologie en pied de page, ce qui permet à l'auteur de donner dans le texte lui-même une analyse claire et lisible, non seulement de l’histoire des éditeurs et des supports, mais aussi des contenus, et, finalement du statut de la bande dessinée.
S'il fallait absolument pinailler, on pourrait regretter, dans la partie consacrée aux littératures dessinées d'expression française (et ces critiques sont déjà applicables à la première mouture du texte dans Astérix, Barbarella et Cie), le passage à la trappe de la bande dessinée catholique, une synthèse sur le petit format (p. 68 sq.) factuellement exacte, mais bien maigrelette pour traiter d'un support éditorial d'une foisonnante richesse, et une analyse un peu trop prudente des effets de la loi du 16 juillet 1949 (quoique l'auteur rende compte lucidement des virulentes attaques des éducateurs contre la bande dessinée). On trouvera de plus quelques confusions sans gravité dans l'iconographie (choisie et annotée par l'équipe du Musée). Contentons-nous d'un exemple. La mention dans le texte de la publication humoristique Kiwi, centrée sur l'oiseau éponyme de Jean Cézard, appelle une reproduction du petit format Kiwi des éditions LUG (fig. 76), qui publie Blek le Roc, alors qu'il aurait fallu montrer les Albums comiques de Kiwi, chez le même éditeur. (D'un autre côté, le petit format en question contient bel et bien des petites histoires du Kiwi de Cézard entre deux récits réalistes.)
Dans la chronologie américaine, on pourra toujours disputer sur le choix des œuvres relevées comme importantes. Il nous semble que le strip policier Charlie Chan (1938) et le western Casey Ruggles (1949) s'assimilent à des non-événements, même s'ils ont eu la faveur d'éditions françaises (notamment dans la revue RétroBD et chez l'éditeur Michel Deligne). Inversement, le strip de science-fiction semble n'intéresser guère notre auteur, et la reprise de Flash Gordon par Dan Barry, ou le strip Twin Earths de LeBeck et McWilliams auraient mérité, croyons-nous, un développement.
L'iconographie (et en particulier les reproductions de planches originales, dans les deux catalogues) représente un véritable tour de force technique.
Cent pour cent bande dessinée
Cité internationale de la bande dessinée et de l'image/Paris bibliothèques, 2010Catalogue d'une exposition au musée de la bande dessinée d'Angoulême en janvier 2010, exercice littéraire proposé à 110 dessinateurs, chargés de commenter sous forme d'une planche l'une des planches des collections du musée. Traduction des textes des planches, commentaires, notices sur les œuvres sources et leurs auteurs.
CENT CASES DE MAÎTRES
Gilles Ciment & Thierry Groensteen
La Martinière, 2010Cent cases de bandes dessinées, de cent maîtres du genre, reproduites dans un très grand format, dans un ouvrage qui ressemble à une boîte à gâteaux, destiné à faire un très beau cadeau de fêtes de fin d'année pour les bédéphiles, avec des textes de Vincent Baudoux, Gilles Ciment, Erwin Dejasse, Pierre Fresnault, Thierry Groensteen, Dominique Hérody, Jean-Paul Jennequin, Harry Morgan, Jacques Samson, Antoine Sausverd et Thierry Smolderen, textes relevant de la discipline philosophique de l'esthétique, mais écrits dans un style volontairement non technique, et qui constituent à ce titre une éducation de l'œil pour apprécier sur le plan plastique un art dont il faut rappeler que sa finalité est narrative.
HISTOIRE DE LA BANDE DESSINÉE POUR DÉBUTANTS
Frédéric Duprat
Qidesign, 2011Dans une collection Pour débutants, imitant la célèbre collection Pour les nuls (qui, c'est la dure loi du petit commerce, intentera fatalement un procès pour contrefaçon, et qui le gagnera peut-être, parce que « pour les débutants » s'abrège sur la couverture en « pour les déb » [débiles], ce qui introduit un risque de confusion pour le consommateur d'attention moyenne), paraît un ouvrage qui serait mieux titré Histoire de la bande dessinée par un débutant. On y apprend entre autres que Robert Crumb faisait un fanzine tiré à quelques centaines d'exemplaires qui s'appelait Zaps, que le début des années 1950, où paraît Fils de Chine dans Vaillant, est l'époque où les maoïstes tenaient en France le haut du pavé, que Tezuka Osamu, qui s'appelle aussi Osamu Tezuka (cela change d'une ligne à l'autre), a été renié par les dessinateurs de gekiga à cause de son dessin jugé trop enfantin. On pourrait citer les perles ou les coquilles à l'infini. Mais à vrai dire, l'ouvrage échappe à toute analyse, parce qu'il est tellement mal écrit, tellement mal bâti, tellement mal relu, qu'on n'y démêle plus rien. L'infortuné lecteur se retrouve devant une collection de propos décousus, aberrants, ineptes et contradictoires. Et malheur au non-spécialiste qui recopierait dans ce calamiteux ouvrage un nom, une date, un fait, car il risque fort de recopier une ânerie.
L’ART DE LA BANDE DESSINÉE
Sous la direction de Pascal Ory, Laurent Martin Sylvain Venayre et jean-pierre Mercier avec Thierry Groensteen, Xavier Lapray, et benoit Peeters
Citadelles et Mazenod, 2012Paru chez Citadelles et Mazenod, dans la prestigieuse collection L’art et les grandes civilisations, et particulièrement imposant par son format, par le luxe de sa réalisation, par la qualité des reproductions de bandes dessinées imprimées ou d’originaux, L’Art de la bande dessinée tient le milieu entre deux ouvrages tout aussi imposants, l’ouvrage historique qu’est La Bande dessinée, son histoire, ses maîtres, de Thierry Groensteen (Le Musée de la bande dessinée/Skira-Flammarion, 2009), et l’ouvrage d’esthétique qu’est Cent Cases de maîtres, dirigé par Thierry Groensteen et Gilles Ciment (La Martinière, 2010).
L’Art de la bande dessinée consiste en huit chapitres, le premier classificatoire, les trois suivants écrits par des spécialistes du médium, les derniers écrits par des historiens spécialistes de l’histoire culturelle.
Dans le chapitre 1, Thierry Groensteen pose la question de la définition de la bande dessinée avec l’intelligence et la rigueur intellectuelle qu’on lui connaît. Après avoir fait un peu de « lexicologie comparée », il passe en revue les tentatives de définition de la bande dessinée proposées par les divers experts depuis Francis Lacassin en 1963 dans le fanzine Giff Wiff. Groensteen conclut en proposant une motion de synthèse via la définition de l’universitaire britannique Ann Miller, caractérisant la bande dessinée par la production du sens via « des images qui entretiennent une relation séquentielle, en situation de coexistence dans l’espace, avec ou sans texte », avant in fine de relancer le débat.
Le chapitre 2 est une histoire de l’émergence de la bande dessinée à partir de la caricature anglaise du XVIIIe siècle par Sylvain Venayre qui nous porte jusqu’aux années 1920. L’auteur est prudent, documenté, clair et agréable à lire.
Dans le chapitre 3, Jean-Pierre Mercier fait une histoire de la bande dessinée américaine de la fin des années 1920 à nos jours. L’auteur qui connaît parfaitement son sujet y fait preuve de goût et de discernement. On regrettera qu’il ne dispose pas de suffisamment d’espace pour développer son propos, ce qui le force à faire disparaître quelques auteurs majeurs, tels Billy De Beck, Cliff Sterrett, Rube Goldberg, Chic Young, Percy Crosby, Otto Soglow.
Dans le chapitre 4, Benoît Peeters fait congrument l’histoire de la bande dessinée belge.
Plus discutables sont les positions défendues par Pascal Ory dans le chapitre 5, consacré à « la révolution européenne », autour du triangle « France, Belgique, Italie ». Pour commencer, Pascal Ory nous ressert sa théorie de la « désaméricanisation de la bande dessinée française », à la faveur de la fameuse loi de 1949, qui créerait selon notre historien un environnement favorable à la bande dessinée belge. Comme on peut valablement argumenter que l’assimilation des codes nord-américains est achevée dans la bande dessinée d’expression française au début des années 1940, ce que confirme le témoigne des dessinateurs qui, après guerre, se réfèrent tous au modèle américain, cette notion de désaméricanisation apparaît sans objet ni contour véritable. Le prétendu contre-modèle belge (le beau journal de Spirou) n’est ni plus ni moins américanisé que le reste de la bande dessinée du temps. Quant à la loi de 1949, son objet était d’intimider éditeurs et dessinateurs pour les dissuader de publier des bandes dessinées. Prétendre que la loi de 1949 ait pu favoriser quelque bande dessinée que ce soit relève du parti pris, pour ne pas dire de la polémique.
Pascal Ory nous propose ensuite, dans le même chapitre, un court historique de la bédéphilie française et italienne et nous explique qu’à la fin des années 1960, la bande dessinée française devient la plus belle du monde, grâce à nos grands artistes français et belges et à quelques dessinateurs italiens, argentins et espagnols, venus les soutenir. Suit essentiellement une histoire extatique de Pilote et de ses dérivés. L’auteur trouve également des trésors dans (À Suivre) et dans Vécu (étant historien, M. Ory apprécie beaucoup la revue Vécu).
Le chapitre 6, également écrit par Pascal Ory, est une histoire de la bande dessinée française, de l’Association à nos jours, où se sont glissés quelques étrangers. Plus on avance dans le temps plus les auteurs apparaissent aux yeux de Pascal Ory comme des « artistes », sans que l’on comprenne bien si le concept doit s’entendre au sens sociologique ou si ce sont leurs productions qui sont esthétiquement supérieures aux œuvres du passé.
Dans le chapitre 7, Laurent Martin nous brosse une histoire de la bande dessinée érotique bien faite et excellemment documentée. C’est à cet auteur qu’a été confié le soin de perpétuer la vieille tradition de l’apologie des albums d’Éric Losfeld. Il porte donc aux nues Nicolas Devil et Guy Peellaert, dont il reconnaît pourtant honnêtement que leurs albums sont illisibles — et pour faire bonne mesure, ressort d’un juste oubli le Xiris de Serge San Juan.
Dans le chapitre 8, Sylvain Venayre est prié de traiter le reste de la bande dessinée mondiale. Il nous explique donc que, comme cela a été suggéré précédemment, la bande dessinée est « un monde bipolaire », la bande dessinée américaine dominant l’Amérique, et manifestant de surcroît des ambitions hégémoniques, via notamment les grands trusts que sont Disney et Marvel, et la bande dessinée franco-belge lui résistant vaillamment. Au marges de ce duel entre deux empires règne la « périphérie ». Sylvain Venayre nous apprend qu’on trouve, parmi les grands dessinateurs, des Helvètes, des Britanniques, des Français installés au Canada. L’auteur crée même des catégories spontanées, puisqu’il nous révèle l’existence d’un « axe italo-argentin », au prétexte que des dessinateurs, dont Hugo Pratt, se sont installés à une époque à Buenos Aires. L’histoire de la bande dessinée japonaise et asiatique est menée au pas de charge. L’auteur conclut sur l’Afrique, qui, si nous avons bien compris, ne produit pas réellement de bandes dessinées, mais dont, en tout cas, « il y a beaucoup à attendre ».
L’ouvrage s’achève sur un dernier chapitre, titré « la bande dessinée hors d’elle-même », de Xavier Lapray, consacré au rayonnement intermédial de la bande dessinée.
Un singulier résultat obtenu par nos historiens de la culture est que, dans un ouvrage intitulé L’Art de la bande dessinée, la bande dessinée britannique est totalement absente, à l’exception d’Andy Capp et, dans le chapitre consacré à l’érotisme, d’Arthur Ferrier et Norman Pett (dessinateur de la « Jane » du Daily Mirror). La revue Eagle, modèle pourtant de Pilote, dont M. Ory fait le plus grand cas, et par conséquent Frank Hampson, âme et cœur battant dudit Eagle, sont passés sous silence, de même que toute la bande dessinée populaire britannique, à commencer par les productions de Amalgamated Press (Rainbow) ou de D. C. Thompson (The Dandy, The Beano). On n’y trouvera d’ailleurs pas davantage les continuateurs des formes narratives victoriennes que sont Raymond Briggs et Posy Simmonds. Quant aux Italiens, ils ne sont là que par intermittence. Si Milo Manara a droit à deux pleines pages de reproduction (plus une couverture réalisée anonymement pour Prolo), les dessinateurs Sebastiano Craveri, Rino Albertarelli, Luciano Bottaro, Franco Capriolo, Romano Scarpa, pour ne citer qu’eux, ne sont mentionnés nulle part. Marteen Toonder et l’école néerlandaise manquent également à l’appel, ainsi que, chez les Scandinaves, Tove Janson.
Dans de telles conditions, toute appréciation d’ordre esthétique s’égare inévitablement dans le solipsisme, pour ne pas dire dans la lubie. La bande dessinée dont il est rendu compte ici est strictement celle qu’ont pu lire des Français de la classe moyenne intellectuelle, abonnés à Pilote et à (À Suivre). Comme cette bande dessinée valorisée est « réaliste » plutôt que « comique », il s’ensuit une anomalie qu’un simple feuilletage de l’ouvrage révélera. Le chapitre 2, qui porte sur l’esthétique, fait le pont entre la caricature et les comics. Mais passés les chapitres historiques sur les différentes aires culturelles, on constate que la bande dessinée comique ne figure dans l’ouvrage que par exception.
On relèvera aussi une solution de continuité entre le discours critique, dès lors qu’il émane d’experts compétents, et la tradition iconographique propre à la littérature secondaire, dont le présent ouvrage représente l’aboutissement. Jean-Pierre Mercier note très lucidement que le Tarzan de Hogarth, qui impressionna tant la première génération d’exégètes, semble aujourd’hui quelque peu daté. Il n’empêche que l’iconographie lui consacre trois grandes pages, contre un tiers de page pour Harold Foster (Prince Valiant). Nous avons relevé plus haut l’insistance sur une œuvre comme la Saga de Xam, sans commune mesure avec l’importance réelle (historique, esthétique, critique) d’une telle œuvre.
La structuration du propos par le fil conducteur journalistique et mélioratif du « passage à l’âge adulte » conduit les auteurs à insister sur des revues considérées comme des laboratoires d’idées (Pilote, Métal Hurlant, (À Suivre), etc.), au risque d’ailleurs de tout mélanger (inscrire la revue italienne Linus et le comic underground Zap dans le même mouvement d’émancipation sous prétexte que ce sont tous deux des périodiques n’est-ce pas encourir le reproche qu’adressait Robert Musil au Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler : il y a des papillons jaunes, il y a des Chinois jaunes, le papillon est donc l’analogue nain et ailé du Chinois ?). Mais d’un autre côté la bande dessinée dont il est question chez nos historiens de la culture est celle qu’ils connaissent, autrement dit celle qui paraît en album, à l’exclusion de toute autre forme de publication (y compris la presse généraliste). Est-ce à dire qu’une revue n’est qu’un support de prépublication d’albums ? Mais dans ce cas, c’est le propos sur l’importance stratégique desdites revues qui se démonétise.
Achevons sur la question toujours délicate des erreurs factuelles. Nous n’en avons pas trouvé chez les spécialistes du domaine. Elles se multiplient sous la plume des historiens de la culture, sans atteindre des proportions extrêmes. Expositions de « planches originales » au musée des arts décoratifs, en 1967 ? Plutôt d’agrandissements photographiques. Système original de distribution, les fameux syndicates américains ? Mais ce sont très banalement des agences de presse (et, dans le cas des dessinateurs du sud, par exemple espagnols, des agences internationales, fonctionnant selon le principe de la division internationale du travail). La loi de 1949 fait barrage à l’importation des produits américains ? Mieux vaudrait consulter la liste des premiers titres visés par la Commission de surveillance avant de s’aventurer en eaux troubles. On y trouve certes strips et comic books américains (Tim Tyler's Luck, King of the Royal Mounted, Mandrake, le Fantôme du Bengale, Jungle Jim, Secret Agent X9, Sheena, Captain Marvel). On y trouve aussi des bandes italiennes (Panthère blonde, Dick Fulmine, Jim Taureau, Gazelle blanche, Sciuscia), françaises (Targa, Brik) ou anglaises (Garth). La Commission ne s’occupait pas de l’origine des bandes, qu’elle était d’ailleurs incapable d’identifier, n’employant pas d’historien de la bande dessinée. En sens inverse, le barrage contre les produits américains n’a jamais rien barré, puisque les strips américains ont continué à paraître dans les illustrés des années 1950 et 1960, au milieu des bandes françaises, belges, italiennes, britanniques, espagnoles, néerlandaises, etc.
Sylvain Venayre fait naître Zorro et Tarzan la même année 1912, en citant Jean-Paul Gabilliet. Or Curse of Capistrano, premier roman mettant en scène Zorro (dans All-Story Weekly), date de 1919. Confusion avec John Carter qui paraît effectivement en 1912, la même année que Tarzan ? Ce que le même Sylvain Venayre écrit des couvertures des pulps aux tons criards adaptés au mauvais papier montre qu’il n’a jamais vu un pulp magazine. Ce poétique objet éditorial, confectionné en papier journal plié en cahiers et agrafé par le travers, est muni d’une luxueuse couverture en papier glacé, qui permet, elle, des impressions presque aussi fines que celles d’un volume de Citadelles et Mazenod.
On l’aura compris, ce volume de Citadelles et Mazenod comporte plusieurs ouvrages. Celui qui sort de la plume des spécialistes du domaine est irréprochable. Celui des historiens de métier est tout au plus une pièce à verser au dossier des « discours sur la bande dessinée », ou à celui de la « légitimation de la bande dessinée », certainement pas une analyse scientifique.
Surtout, l’ouvrage est une mine d’images dont la reproduction est un tour de force technique. Ces images émanent souvent du Musée de la bande dessinée, en particulier lorsqu’il s’agit d’originaux, mais les auteurs se sont arrangés pour qu’il n’y ait pas de redondance avec les ouvrages que l’érudit possède déjà dans sa bibliothèque, à commencer par La Bande dessinée, son histoire, ses maîtres.
LA GRAND AVENTURE DE LA BANDE DESSINÉE, HISTOIRE, INFLUENCES, ÉVOLUTION, 1. DES ORIGINES AUX DÉBUTS DE LA CRITIQUE
Christian Staebler
PLG 2018
Une très agréable histoire personnelle de la bande dessinées des origines à 1966, adoptant – chose rare – le point de vue du dessinateur. Deux volumes suivront, qui nous conduiront jusqu’à la période contemporaine.
Si la partie sur l’origine de la bande dessinée, débutant à Töpffer, bénéficie des acquis de la recherche des dernières décennies, plus faible est la partie sur le strip américain des années 1920 et 1930, où l’auteur se place dans la tradition des « exégètes français » des années 1960 et 1970. Ainsi, l’auteur « oublie » Roy Crane, préférant parler de la Connie de Frank Godwin. Mais pour le reste, dans les deux aires culturelles, européenne comme américaine, l’auteur est comme à la maison, même s’il cède parfois à des simplifications excessives. À signaler, le fait que l’auteur n’oublie ni les bandes dessinées parues dans la grande presse, ni le domaine des petits formats.
L’ouvrage prend sa pleine dimension par ses deux paratextes. D’une part, chaque chapitre est précédé par une bande dessinée à suivre qui met en scène un enfant émerveillé qui se promène dans l’histoire de la bande dessinée. D’autre part, l’iconographie de l’ouvrage consiste, non en reproduction des œuvres citées, mais en pastiches souvent très enlevés.