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Extraits du journal de Harry Morgan 2002

JOURNAL 2002. Alfred Cortot. - Le retour au réel. - Spellbound (La Maison du docteur Edwardes) de Hitchcock. - Les noirs dans le cinéma hollywoodien. - Pensée et langage. - David Copperfield. - Dickens et Collins. - Le Fantôme de l'opéra. - Sémiologie de la peinture. - Georges Le Faure, Les Voleurs d'or.

23 janvier. — J'ai acheté une stupide cassette vidéo intitulée L'Art du piano, parce qu'on y voit Alfred Cortot. Le vieux Cortot est filmé en train d'expliquer à ses élèves Der Dichter spricht, la dernière des Scènes d'enfants de Schumann. Cela ressemble beaucoup à la leçon de piano que donne Gide à la fin du film idiot d'Allégret, Avec André Gide. On peut sourire devant ces vieux messieurs sentencieux et un peu précieux, mais pour moi ils représentent le sommet de la civilisation qui est la mienne et que j'aime.

1er février. — Je suis persuadé que ma génération d'intellectuels doit s'imposer un nécessaire retour au réel. Nous avons pris l'habitude de tout interpréter en termes de représentations sociales et culturelles et, au fond, de peser la vraisemblance d'un événement en raison inverse de sa coïncidence avec ces représentations. Du moment qu'on arrive à faire coïncider une observation empirique quelconque avec un mythe, un thème romanesque, une croyance populaire, etc., il n'y a plus de données qui tiennent : on est forcément dans l'illusion. Le climat change, à cause du réchauffement atmosphérique lié à l'activité humaine. Ce changement sera-il très brutal ? Aux climatologues de nous le dire. Mais une référence aux traditions et aux littératures catastrophistes ne permet pas de résoudre la question. Si changement brutal il y a, il ne sera pas moins brutal sous prétexte que l'humanité possède depuis la nuit des temps des récits de déluges !

11 février. — Revu la deuxième moitié de Spellbound (La Maison du Dr. Edwardes) de Hitchcock, qui, en dépit de toutes ses faiblesses, reste l'un de mes films favoris. Le défaut du film est sa verbosité. Il y a tout simplement trop de gloses et d'interprétations de faits qu'on eût été mieux avisé de nous montrer. Je doute qu'un spectateur qui ne verrait le film qu'une fois ait compris et retenu, en sortant de la projection, que le rêve de Gregory Peck décrit en réalité non un bar new-yorkais, mais l'hôpital psychiatrique de Green Manors.

Le fameux rêve de Dali, qui m'avait si vivement impressionné enfant, et qui explique en partie ma fascination pour le film, n'est en lui-même ni bon ni mauvais, mais il introduit une sorte de confusion sémiotique. Le masque géant, les falaises et le paysage en fusion n'ont rien à voir avec le film (alors que les yeux sur les tentures, les joueurs de carte, l'homme à la roue, sur le toit, appartiennent eux, à la fiction). La signification recherchée Dali = surréalisme = rêve est parasitée pour le spectateur par la simple constatation que le décor du rêve est de Dali. Il ne manque que l'étiquette de prix !

25 mars. — Au journal de 19 heures 30, sur France 3, on annonce les oscars attribués à un acteur et une actrice noirs. Patrick Brion, le présentateur du cinéma de minuit, explique fort bien que les rôles confiés aux noirs au cinéma tout au long du 20e siècle reflètent l'émancipation des noirs dans la société, c'est-à-dire qu'on a vu progressivement au cinéma des médecins et des avocats noirs. (Je me suis souvenu en entendant cela d'un Dr Kildare de la MGM, datant du début des années 40, où on voit le docteur Gillespie, Lionel Barrymore, dans la salle d'opération où opère un chirurgien noir, présenté comme le meilleur de sa spécialité ; cette scène ne sert à rien dans le film et il est clair que sa seule fonction est d'informer le spectateur qu'un noir peut être un grand chirurgien.) Après l'intervention de Brion, le commentaire de France 3 revient à la rectitude politique - et on nous déclare froidement que Hollywood a cantonné les noirs dans des rôles de nounous et de valets. Faut-il s'indigner ? Faut-il se révolter ? Une vulgate bien-pensante encadre et annule la position d'un historien compétent. Cette vulgate conforte la thèse d'un crime originel de l'homme blanc, crime collectif (une société raciste ne saurait produire qu'un cinéma raciste), en l'étayant sur des factoïdes (après tout, Hattie McDaniel, la nounou noire d'Autant en emporte le vent, a effectivement obtenu l'oscar du meilleur second rôle).

14 juin. — Je ne crois pas que la pensée se ramène au langage, comme le prétendent les linguistes, mais, d'un autre côté, je proclame qu'il n'est pas d'œuvre théorique profonde qui ne soit écrite avec talent. (Au fond, je ne crois pas du tout qu'il existe des esprits « brillants mais incapables d'exposer leurs idées ».) On résoudra peut-être la contradiction en posant que le livre est une sorte d'édifice, de monument de langue écrite, qui permet littéralement de se dépasser soi-même. (Somme toute, je ne possède pas toutes les finesses de mes Principes des littératures dessinées. Je dois m'y replonger pour retrouver comment j'ai résolu tel point épineux, comment j'ai raisonné dans telle partie.) Mais, d'un autre côté, la fabrication même du livre met en jeu une pensée non verbale, celle qui permet de l'embrasser dans sa totalité, d'en distribuer et d'en ordonner les parties. Je résumerai drôlement ma position en disant que selon moi la pensée se ramène non au langage mais au livre.

22 juin. — Je lis à longueur de colonnes des phrases telles celle-ci : « [Puvis de Chavannes, Cézanne], deux peintre qu'il admirait, dont il avait emporté à Tahiti des ouvrages qui reproduisaient leurs œuvres » (Le Figaro magazine d'aujourd'hui). Cette relative en dont emmanchée sur une relative en qui me paraît aussi peu française que possible.

1er juillet. — Style médiatique : le titre du film d'animation Ice Age (l'ère glaciaire) est traduit L'Âge de glace, ce qui, à la réflexion, n'a aucun sens.

4 août. — Achevé la lecture de David Copperfield. Chesterton a noté très justement que les personnages de David Copperfield sont de ceux qu'on n'oubliera plus, qui nous accompagneront toute notre vie (ce qui signifie aussi que notre vie sera transformée à un certain degré par la lecture du roman). Je constate en lisant un liste de personnages de Dickens dans une chronique de l'écrivain indien Shashi Tharoor que j'ai à peu près oublié qui étaient Gradgrind et Bounderby. Il n'y a pas de risque que j'oublie Peggotty, Mr. Murdstone, Mr. Micawber, Betsey Trotwood, Mr. Dick, Uriah Heep, Little Em'ly, Dora Spenlow ou Agnes Wickfield !

L'agacement de Dickens devant un trait lui suffit pour tracer un caractère, en particulier lorsque le trait comporte un élément d'hypocrisie. Miss Dartle, invitée permanente chez les Steerforth, et qui est par conséquent dans la position d'une quasi domestique, ne sous-entend une méchanceté que sous la forme de questions : elle se proclame très ignorante et demande qu'on la renseigne sur tel point, puis, lorsqu'on l'a renseignée, conclut que ses craintes étaient vaines (c'est ici qu'elle lance son insinuation) et qu'elle est contente d'avoir appris quelque chose. Le tic éclaire la psychologie du personnage et sa répétition suffit pour animer ledit personnage. Le lecteur ne sera pas surpris que Miss Dartle, folle de jalousie et de haine, éclate en imprécations contre Little Em'ly.

Comme David se présente à nous à l'âge tendre, il conserve cette tendresse dans sa seconde enfance et dans son adolescence, et cela lui donne un côté féminin. Sa tante fait sans cesse la comparaison avec la fille qu'elle aurait préféré qu'il fût, et nous parle comme d'un personnage réel de son hypothétique sœur, qui porterait son nom à elle, Betsey Trotwood. Elle finit par assimiler David à cette sœur hypothétique en le rebaptisant Trot. Steerforth appelle David Daisy, et Daisy a effectivement un comportement féminin. Il est aimable et souriant, se cache derrière son ami et protecteur, qu'il vénère. Plus tard, le versant féminin sied à merveille à la description de l'amoureux transi de Dora qu'est David, puis à la description d'un couple immature (David étant à quelque degré l'homme-enfant, ou le petit page, de sa femme-enfant). Enfin, lorsque Dora meurt si pathétiquement et si opportunément, David découvre son guide et son modèle dans Agnes, qui a tenu, pendant sa seconde enfance, le rôle d'une grande sœur, de sorte que leur union consacre le triomphe des valeurs féminines.

Il est curieux que David jeune homme, qui est déjà un romancier à succès, même si cet aspect est décrit avec une modestie de bon aloi, reste dans une position en quelque sorte subalterne. Son rôle est en bonne partie de mettre en valeur les autres personnages, auprès desquels il paraît quelque peu fade. Hergé s'inspirera clairement de ce modèle.

Tous les éléments donnés par Dickens sont réalistes, mais leur traitement est fantastique. C'est vrai des personnages, que leurs caractéristiques, leurs lubies, leurs desseins rendent prodigieux. C'est vrai des événements, décrits eux aussi comme au croisement de la réalité, de l'hallucination et du rêve. Dans David Copperfield, Dickens arrive même à donner l'équivalent de la fuite du temps, en montrant les saisons qui se succèdent sur le fleuve d'un instant à l'autre, et les jours qui passent comme des secondes, procédés que le cinéma hollywoodien reprendra tels quels avec les moyens techniques qui sont les siens, le montage et l'accéléré.

Chez Wilkie Collins, au contraire, le cadre réaliste ne sert qu'à insérer des événements singuliers, le principe de base de l'esthétique collinsienne (celle du sensation novel) étant que ces événements font eux aussi partie de la vie. Selon Collins, ils ne sont donc pas irréalistes, mais seulement très rares. Les préfaces de Collins avertissent que les événements qu'il va décrire peuvent paraître absurdes, qu'un lecteur peut éprouver qu'il y a dans son récit trop de coïncidences, mais que la vie contient des événements plus étonnants, des coïncidences encore plus étranges. Même ainsi, Collins oblige son lecteur à accepter une convention, car il y a une contradiction entre sa thématique, qui inclut des prodigia, des signes annonciateurs de grands bouleversements (apparitions féminines, songes prémonitoires), et le traitement, quasi administratif, de ses romans, qui procèdent entièrement de confessions, de procès-verbaux ou de comptes rendus. Collins doit donc perpétuellement se défendre contre l'accusation d'irréalisme, alors que chez Dickens, réalisme et fantastique se confondent en un tout harmonieux.

14 août. — Lu Le Fantôme de l'opéra, qui est certainement le chef-d'œuvre de Gaston Leroux. Certes, ce n'est pas écrit, même si l'auteur aime les imparfaits du subjonctif presque autant que moi ! Certes le projet lui-même se perd dans la confusion, puisque Erik est à la fois un compositeur maudit et une sorte de prestidigitateur génial, l'auteur voulant expliquer la maison souterraine du lac et ses pièges. (Les adaptations cinématographiques de l'œuvre ont eu raison d'oublier cet aspect et de laisser inexpliquée la construction de la maison à surprises). Mais Leroux réussit parfaitement la description des coulisses et des dessous de l'opéra comme un monde, ayant ses habitants, une sorte de prison du Piranese, et celle de Christine Daaé comme une incarnation de la musique (son nom même est une vocalise !), dont le lecteur ne peut pas ne pas tomber amoureux.

Curieusement, Leroux n'a pas cherché à expliquer de façon romanesque pourquoi Erik est défiguré ; il est né comme cela, tout simplement. Les adaptations cinématographiques, quant à elles, n'ont pu éviter ces explications romanesques (dans la version de la Hammer, on a volé sa musique à Erik et il a été défiguré au cours d'une rixe, par le bain d'acide du graveur). Il y a là une spécificité du cinématographe, par opposition à la littérature. Le spectateur de cinéma qui voit pendant une heure et demi un monstre à l'écran veut savoir comment il est devenu tel, et il veut que l'explication ait quelque chose à voir avec l'histoire qu'on lui raconte. On ne peut se contenter de lui dire que la difformité du monstre est congénitale, ce qu'on peut faire en littérature.

9 septembre. — Pas noté un médiocre article du New York Times sur l'exposition Eakins que j'ai vue au musée d'Orsay, et qui est présentée au Metropolitan Museum of Art à côté d'une exposition Gauguin. La critique Roberta Smith, qui s'extasie sur Gauguin, est par contre incapable de comprendre en quoi Eakins est moderne, et ne voit chez lui que la fin d'une tradition morte, celle de l'illusionnisme, et un mélodrame sentimental à la Norman Rockwell.

J'ai tâché de montrer dans les Principes des littératures dessinées que la sémiologie de l'image, dans sa version courante, celle qui est représentée chez cette critique américaine, est une idéologie typique de la « classe moyenne instruite », qui vise à valoriser le point de vue du petit bourgeois cultivé et à déguiser les insuffisances de sa pensée. Au fond, les sémiologues nous disent qu'il y a une peinture « facile », « accessible », « immédiate », qui est la peinture réaliste, et une peinture « difficile », qui nécessite une « éducation », qui est la peinture moderne. Une telle conception colle parfaitement aux vues du petit bourgeois cultivé, qui s'admire d'admirer Gauguin, mais n'a que de l'indifférence pour Eakins, et pour tout peintre réaliste.

Mais en réalité, c'est la peinture moderne qui est la peinture facile et accessible et la peinture réaliste qui nécessite une éducation. La peinture moderne est celle dont les codes (au sens de l'historien de l'art) sont manifestés - c'est précisément leur manifestation qui l'éloigne de la peinture réaliste. Les codes de la peinture réaliste (qui n'est évidemment pas moins codée que la peinture moderne !) ne sont, quant à eux, décelables que par un observateur possédant une réelle compétence picturale. (C'est ce que je notais autrefois dans ce journal en écrivant que Rossetti ne déforme pas moins le corps féminin que Picasso ; seulement, chez Rossetti, c'est moins visible, parce qu'il ne met pas un œil au bout d'un doigt.) Il conviendrait donc d'inverser la proposition de la sémiologie : dès lors que l'on admet la réalité des codes, c'est la peinture réaliste qui devient la peinture difficile, puisque c'est celle où les codes ne sont pas manifestés.

La sémiologie s'est tirée de ce paradoxe en réduisant les codes de la peinture réaliste à un seul : celui du réalisme, précisément, c'est-à-dire du trompe-l'œil. Le sémiologue n'a pas à se préoccuper d'un domaine qui relève de la seule technique et dont on nous suggère qu'il est plus proche de l'art du mage que de celui du peintre (puisqu'il s'agit en somme de faire prendre des vessies pour des lanternes).

Je crois en conclusion — j'écris cela sans paradoxe — qu'il faut donner au concept d'illusion référentielle (ce fameux aveuglement aux codes qui fait s'écrier : « c'est la vie même », devant une peinture) une portée exactement inverse de celle que lui a donné la sémiologie. L'illusion référentielle n'est point un défaut du public non éduqué mais du public éduqué. Elle n'est point une « confusion » naïve entre le tableau et son référent, mais une incapacité à juger d'une peinture en tant que peinture dès lors que cette peinture est réaliste.

22 septembre. — Fini Les Voleurs d'or de George Le Faure, lu dans la « bibliothèque des grandes aventures, collection du livre national » de Tallandier, les fameux « Tallandier bleus ». C'est bien mal composé, bien mal écrit, avec cette application typiquement fin de siècle — et probablement typiquement « certificat de fin d'études » — dans l'imparfait du subjonctif (celle précisément que j'ai tâché de pasticher dans La Reine du ciel et qui m'a valu ensuite de tels doutes et de si cuisants remords), mais, d'un autre côté, cela ne vérifie pas du tout les idées courantes sur le roman d'aventures, par exemple celles que je lis sous la plume de mon confrère sur la toile, Matthieu Letourneux, l'éditeur de Salgari et d'Aimard en Bouquins Laffont. Chez Le Faure, les sentiments des personnages sont peu chrétiens, l'amour est présenté comme une passion, et le roman dans son ensemble a je ne sais quoi de stroheimien (Erich von Stroheim aurait très bien pu en tirer un scénario pour un de ses nombreux films jamais réalisés). Tout cela en somme est bien peu édifiant, quand on songe que la collection s'adresse à la jeunesse, même si elle ne s'adresse pas exclusivement à elle. Le racisme, la xénophobie, l'esprit cocardier, sont bien présents dans Les Voleurs d'or, mais ils n'ont pas du tout la fonction que leur attribue la théorie. Les noirs sont tout simplement absents du roman (il y a seulement un mulâtre). Le Français du roman ne sert à rien dans l'intrigue, les Boers ne sont pas plus sympathiques que les Anglais et les vrais « méchants » sont des affairistes anglo-irlandais. Enfin, et c'est probablement la clé de tout, l'auteur lit le journal et a des connaissances fraîches sur le raid de Jameson contre les Boers (1895-96), prélude à la guerre des Boers (ce qui permet de dater le roman entre 1896 et 1899). Et il est de fait que l'histoire, même sous sa version immédiate de l'actualité, préserve de bien des caricatures.

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