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Annales de la littérature d'aventures - Département des romans souterrains

Ludvig Holberg, Le Voyage souterrain de Niels Klim (Nicolaï Klimii Iter Subterraneum - Niels Klim underjordiske Reise), 1741


Le jeune Niels Klim a achevé ses études universitaires, mais, comme beaucoup de jeunes thésés, il découvre qu'il n'a aucune chance de décrocher un poste universitaire et qu'il est à la charge de ses parents et de ses amis. Pour ne pas perdre son temps, il explore les montagnes alentour et découvre une crevasse d'où sort un vent violent. Comme il n'est pas du genre dégonflé, il se fait descendre, au bout d'une corde, armé seulement d'un harpon destiné à l'écarter des parois. La corde casse et Niels plonge dans un monde intérieur, dont le firmament est la surface interne de la croûte terrestre, et qui comporte un soleil miniature et des planètes tournant autour de ce soleil. Niels se satellise autour d'une de ces planètes, mais il harponne une sorte de griffon qui passe à sa portée ce qui lui permet de descendre à la surface.

Niels découvre que, sur la planète Nazar, les arbres sont animés. Les Potuans sont lents d'esprit - ce qui est une qualité, car cette lenteur leur évite des décisions hâtives - et ils pratiquent une stricte égalité des sexes. Ils considèrent que la délinquance est causée par une sorte de maladie et s'efforcent de soigner les délinquants. Le crime le plus grave est le délit de théologie et ceux qui s'y adonnent sont considérés comme des cas difficiles qui risquent de passer de longues années dans des asiles d'aliénés. La Constitution potuane est sage, le système d'instruction bien conçu, des pratiques discutables de la surface telles que la mise des enfants en nourrice sont inconnues.

Comme Niels est d'esprit vif, il est classé parmi les crétins, mais, du fait qu'il se déplace plus rapidement que les arbres, il devient coursier, ce qui lui permet de visiter ce monde. Suit une longue série d'apologues. Une nation de chênes connaît une existence longue et sans maladie, mais aussi l'absence d'émotions qu'il l'accompagne. Dans la province voisine, tout pousse tout seul sans qu'on ait besoin de travailler ; le résultat est que les habitants désœuvrés deviennent neurasthéniques. La province voisine fournit une sorte de prototype du conte d'Andersen Les Habits neufs de l'empereur. Il faut avoir les yeux oblongs pour appartenir à la caste supérieure et le principal article de foi de la religion locale est de voir oblong un tableau sacré qui est manifestement carré. Ceux qui le voient carré sont mis au pilori. Niels va voir le tableau et déclare qu'il le voit carré. Son guide soupire tout bas qu'il le voit carré aussi mais qu'il se ferait tuer plutôt que de l'avouer.

La province voisine possède à la fois des mines d'argent, des sables aurifères et des lacs regorgeant de perles. Ceux qui ne triment pas comme des esclaves pour recueillir ces richesses sont très occupés à se voler les uns les autres. Plus loin, les caractéristiques des âges sont inversées : c'est la jeunesse qui est sage et la vieillesse qui fait des bêtises. A côté de là, on connaît l'inversion des sexes, comme chez les Chambuli de Margaret Mead. Les hommes récurent les marmites pendant que les femmes s'occupent des affaires importantes ; les prostitués sont des hommes ; ce sont les jeunes gars qui sont violentés par des filles. Le pays voisin est celui des philosophes, qui font penser aux savants de Laputa chez Swift, trop plongés dans leurs spéculations pour reprendre contact avec le réel. Mais ceux de Holberg sont en plus des brutes vindicatives, selon le principe que ceux qui enseignent la vertu sont les derniers à la mettre en pratique. Niels est finalement condamné à la dissection, mais il s'échappe avec la complicité de la femme de l'anatomiste, qui réclame en échange un commerce de libertinage, à quoi le narrateur se refuse. (Rappelons que tous les Souterrains sont des végétaux.) Le pays suivant fournit un équivalent de la fable des abeilles de Mandeville. Comme tout le monde est authentiquement sage, la société fonctionne très mal, car il est impossible de pourvoir une charge en faisant miroiter les honneurs qui s'y rattachent. A côté de là, on trouve des acéphales, qui ne fonctionnent pas moins bien que des gens ayant un cerveau. A côté, une société d'arbres qui vivent très vieux et une autre d'arbres qui vivent très peu de temps (ce sont ceux-là les plus heureux). Plus loin, le pays de l'innocence, nouvelle paraphrase de la fable des abeilles : comme les gens sont authentiquement vertueux, ils n'ont pas pensé à édifier une civilisation, le goût de l'art et de la pompe appartenant aux orgueilleux. Les gens d'à-côté connaissent l'heure de leur mort et le narrateur conclut qu'il vaut mieux ne pas la connaître. Plus loin, les gens ont de nombreuses têtes. Ailleurs, ils sont froussards. (Le narrateur nous apprend à cette occasion que les poltrons sont aussi des tyrans domestiques, alors que les vrais héros sont dominés par leurs femmes.) Plus loin, les arbres ont une vue perçante de sorte qu'ils ne voient rien de ce qu'ils ont sous le nez. Ailleurs, on guérit tous les défauts, y compris la graphomanie, à l'aide de poudres et de pilules et des livres servent de soporifiques ou de purges. Plus loin, on dort tout le temps. A côté, on ne dort jamais. (Le narrateur nous explique que les dormeurs accomplissent davantage que les insomniaques.) Nouvelle paraphrase de la fable des abeilles : dans une Sparte souterraine, tout le monde est misérable ; dans une cité de prodigues, les arts sont encouragés, les artistes et les artisans prospèrent. Une ville est entièrement livrée à la médecine, la suivante entièrement livrée à l'anarchie. Une autre pratique la tolérance religieuse. Dans la suivante, tout le monde est confit en dévotions et le rire est sévèrement prohibé.

Rentré à Potu, Niels fait une proposition de loi visant à exclure les femmes des fonctions publiques, car selon lui elles sont vaniteuses et aspirent au pouvoir et à l'autorité. La proposition est repoussée avec indignation, Niels est condamné à mort comme tous les auteurs de mauvaises lois, mais sa peine est commuée, eu égard à sa qualité d'être de la surface. Il est alors condamné au bannissement dans le firmament, où l'emmène un gros oiseau.

Les habitants du firmament sont des singes. Le narrateur est cette fois, du point de vue de simiens exubérants et hyperactifs, jugé anormalement lent et lourdaud. Finalement, sa force physique le fait nommer porteur du roi de Martinia. Il s'avance dans la société des singes en leur apportant le concept de perruque qui rencontre un succès foudroyant. Malheureusement, la reine a des vues sur lui, il résiste à ses avances, elle l'accuse d'avoir voulu abuser d'elle. Nouvel exil. Le narrateur visite en navire un pays peuplé d'oiseaux et de mouches, un autre peuplé d'instruments de musique (souvenirs de Cyrano et de Rabelais), un autre où les gens parlent du cul et sentent fort mauvais. Le pays des glaces est peuplé d'animaux humanoïdes.

Finalement, le narrateur fait naufrage et tombe sur un pays peuplé d'êtres humains, les Qvamites. Ces gens vivent à l'état de nature. Le narrateur leur apporte la civilisation, devient le conseiller de leur empereur, soumet le pays voisin, qui est peuplé de tigres, et découvre que l'un des tigres fit jadis un voyage à la surface du globe, voyage considéré comme à demi légendaire. Les Qvamites sont attaqués simultanément par des ours, des grands félins et des coqs, gagnent la guerre et soumettent aussi les singes de Martinia. Niels se marie, a un enfant et règne dès lors sur le monde souterrain. Mais une intrigue de palais renverse sa dynastie, il doit se cacher dans un trou, tombe à nouveau, mais cette fois vers le haut, et se retrouve inopinément à la surface, où on le prend pour un revenant ou pour le juif errant mais où, finalement, on le reconnaît.

Ludvig Holberg est souvent appelé le Molière danois (non sans raison : il était francophile et dramaturge et son théâtre est inspiré par celui de Molière). Mais le Voyage souterrain est plutôt de la veine de Swift. Il s'agit d'un voyage extraordinaire, comme il y en eut tant au 17e et au 18e siècle, cachant une satire de la société du temps. Mais les intentions satiriques de Holberg sont aussi la faiblesse du roman. Contrairement aux Voyages de Gulliver, qui est d'abord un roman convaincant, ce qui rend convaincante aussi la satire, Le Voyage souterrain est à peine un roman, et se perd rapidement dans la simple énumération. L'auteur se préoccupe à peine de construire son décor. Il a tendance à se répéter. De plus, la satire est confuse car Holberg mélange chez une même peuplade des traits de la société danoise qu'il juge criticables (exemple : les débats académiques des Potuans sont plus proches d'exercices de cirque que de discussions scientifiques) et des traits qu'il juge exemplaires (par exemple le fait que la pompe funèbre des Potuans est réduite à sa place simple expression ou le fait que l'état le plus honorable dans leur société est celui de paysan, puisque les paysans nourrissent tous les autres). Le roman est encore alourdi par un procédé rhétorique, le narrateur commençant toujours par s'offusquer d'un trait qu'il rencontre (par exemple le fait que les Potuans laissent les femmes accéder aux charges les plus élevées), avant de noter que le système n'est pas si mauvais qu'il en a l'air. Enfin, la narration d'un voyage à la surface, rédigée par un tigre, vide le roman de sens, puisque nous y trouvons une satire explicite des mœurs des Allemands, des Français, des Italiens, etc. A quoi sert d'inventer un monde souterrain si on peut satiriser directement le monde de la surface ? En somme, même si la collection d'apologues du Voyage souterrain n'est pas exempte de charme, le roman dans son ensemble manque quelque peu de dessin.

 

Harry Morgan

 

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