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ROMAN GOTHIQUE ET SOMBRES DESSEINS

KU KLUX KLOPÉDIA ET ZOFLOYA DE CHARLOTTE DACRE

25 mai 2020. — Achevant Zofloya or The Moor (1806) de Charlotte Dacre, agréable roman gothique, sans qualité particulière ni grande originalité, puisqu’il s’agit dans une large mesure d’un démarquage du Moine de Lewis, j’ai la curiosité d’aller voir ce qu’écrit du roman l’encyclopédie de l’obscurantisme en ligne. J’y apprends, citations d’articles universitaires post-coloniaux à l’appui, que « one of the novel's focuses is Zofloya's dark skin, arising from sentiments of xenophobia of the late nineteenth century ». Or le roman (qui est du début, et non de la « fin du XIXe siècle ») ne précise jamais la couleur de peau du serviteur « maure » Zofloya, et ne peut donc refléter aucune « xénophobie ». La description de Zofloya dans le rêve de Victoria, avec turban et bijoux éclatants, insiste sur une splendeur orientale, inspirée des Mille et Une Nuits, qui impressionne vivement la dormeuse, mais nullement sur d’éventuelles caractéristiques « raciales ». Le mot « Moor » n’a plus exactement le même sens en 1806 que dans Shakespeare, et peut désigner un berbère aussi bien qu’un noir. Le fait que Zofloya soit caractérisé de façon répétée comme « dark » (« dark form », « dark brow », « dark hand ») ne permet par conséquent aucune conclusion. Zofloya est décrit comme « of noble birth, of the race of the Abdoulrahmans ». Abd-al-Rahman, fondateur omeyyade de l’émirat de Cordoue, était syrien et avait les cheveux roux. Lorsque Zofloya rougit, il passe au rouge sombre (« a dark-red blush animated with lurid colour his expressive countenance »), ce qui semble cohérent avec une peau brune, comme celle d’un arabe, mais pas avec une peau noire, où la rougeur ne se remarquerait pas, ou à tout le moins ne serait pas « lurid ». Bref, les analystes qui voient dans Zofloya un noir écrivent leur propre roman en marge de celui de Charlotte Dacre.
Mais le plus fort, dans l’entrée Zofloya de la Crétinopédia, est ceci : « Zofloya subjects the reader to a several-hundred page affair between an upper-class Caucasian woman, Victoria, and a dark-skinned servant, Zofloya (...) Victoria develops an all-encompassing sexual attraction to Zofloya. » Cette description torride et vaguement alarmante d’une liaison s’étendant sur plusieurs centaines de page entre une « caucasienne de la classe supérieure » et un « serviteur à peau noire » est une pure invention. Dans le roman, c’est de Henriquez, le frère de son mari, que Victoria est éperdument éprise. Zofloya est le complice de Victoria et il la débarrasse successivement de son mari (par le poison) et de la fiancée de Henriquez (par l’enlèvement et la séquestration), laissant la voie libre à Victoria. Du reste, dans l’entrée de la Stultopédia, le passage que je viens de citer est contredit quatre lignes plus bas par la mention suivante : « As is the case with many subjects concerning Zofloya, the word "affair" can only be used loosely, because their relationship technically remains unconsummated ». Bref, la liaison torride n’existe pas. La contradiction est aussitôt surmontée au moyen d’un recours au « contexte de l’époque » : « The 18th century [sic ; le roman est de 1806] reader's imagination paints a sordid picture of the relationship, even without explicit depictions of overt sexuality. » Mais, encore une fois, il n’y a pas de relation du tout entre Victoria et Zofloya, ce qui rend sans intérêt la distinction entre sexualité « covert » ou « overt ». La contradiction est surmontée en second lieu par un recours pédant à la distinction, classique en études gothiques, entre terreur (suggérée) et horreur (manifeste), citation d’Ann Radcliffe à l’appui (« The significance of suggestion in terror is what separates it from the more obvious devices of horror »), distinction qui est aussitôt rabattue, sans la plus petite justification, sur la distinction entre érotisme (suggéré) et pornographie (explicite). Mais cette filandreuse explication ne fait pas avancer la question d’un iota. Il n’y a pas plus d’érotisme suggéré entre Victoria et Zofloya que d’érotisme actuel. Il n’y a pas d’érotisme du tout.
La problématique du roman est toute autre, puisque le lecteur comprend que Zofloya, le serviteur maure, est le diable (il est revenu auprès de ses maîtres en fournissant une explication oiseuse, alors qu’il a été assassiné et jeté dans le canal par un autre domestique jaloux). Au milieu exactement du roman, dans le songe de Victoria, Zofloya demande à celle-ci « Wilt thou be mine ? », cette reddition étant la condition pour que Zofloya fournisse le poison pour tuer à petit feu le mari de Victoria. Ce « Wilt thou be mine ? » désigne un pacte avec le diable, et non une relation charnelle. De même, au moment de combiner l’enlèvement de la fiancée d’Henriquez, Zofloya, à la question de Victoria : « And what is it you aim at, Zofloya ? », répond : « Your friendship – your trust – your confidence — yourself, Signora ! » La phrase suivante lève toute ambiguïté, puisque la romancière note que « Victoria smiled at what she thought the gallantry [c’est moi qui souligne] of the Moor ». Le compliment bien tourné cache, encore une fois, un pacte démoniaque. Lorsque, au milieu du volume 3 – et à cent pages de la fin –, Victoria manifeste finalement une attirance d’ordre sentimental pour Zofloya (« For the first time she felt towards him an emotion of tenderness, blended with her admiration »), Zofloya l’a, pour lui assurer l’impunité de ses crimes, enlevée par des moyens magiques au sommet des Alpes. Victoria est donc jusqu’à la fin dupe d’elle-même, puisqu’elle interprète – à l’encontre de toute logique – comme des actions humaines, inspirées par un intérêt galant, ce qui relève clairement de manifestations surnaturelles et de manigances diaboliques. Pour considérer Zofloya comme une histoire de séduction entre une « caucasienne » et un « maure », il faut supprimer du roman cet élément surnaturel et lire (de façon contre-factuelle) l’histoire comme celle d’un couple d’amants qui empoisonne le mari pour se débarrasser de lui. L’ironie est qu’une telle lecture est facilitée par plusieurs décennies de littérature imprimée, radiophonique, cinématographique, télévisuelle, qui mettent précisément en scène un tel schéma, mais un siècle plus tard, au XXe siècle. Cependant le roman gothique de Charlotte Dacre ne contient rien de tel.
Si une chose méritait d’être relevée au sujet de Zofloya, c’est précisément que Charlotte Dacre, en inversant les sexes par rapport à son modèle, qui est Le Moine de Lewis (le moine Ambrosio est aidé dans ses desseins funestes par Matilda), a ôté les passages érotiques qui caractérisaient l’hypotexte (dans Le Moine, Matilda séduit Ambrosio et est révélée finalement comme une succube). Bref, la seule chose qu’on puisse raisonnablement conclure, c’est que Zofloya ne nous apprend rigoureusement rien sur la conception des relations inter-raciales au début du XIXe siècle, sur les fantasmes (refoulés, mais qui feraient résurgence dans la littérature gothique) des « caucasiennes » relativement aux « serviteurs à peau noire », sur les relations de pouvoir entre les « races » ou sur la construction péjorative de la figure du « subalterne », toutes choses qui font partie des obsessions des universitaires spécialisés et des auteurs des notices de l’encyclopédie des sottises, mais qui sont absentes du roman de Mrs Dacre. Au surplus, on pourrait appliquer les pseudo-démonstrations sur la figure de l’« Autre » à n’importe quelle catégorie victimaire, quitte à inventer celle-ci. Pourquoi ne pas lire par exemple Zofloya or the Moor comme trahissant des préjugés coupables sur les domestiques, plutôt que sur les personnes à peau pigmentée et associées au monde islamique ? (De fait, je découvre sur Google Books un Servants and the Gothic, 1764-1831: A Half-Told Tale (2019) de Kathleen Hudson, qui adopte précisément ce point de vue.)
On pourrait penser que les rédacteurs de l’entrée Zofloya souffrent de présentisme, qu’ils sont simplement trop incultes pour pouvoir lire un roman gothique et « comprendre ce que cela raconte », et qu’ils se contentent de rabattre sur le roman les obsessions racialistes et victimaires qui représentent la totalité de leur bagage intellectuel. Mais s’il y a de la bêtise là-dessous, c’est une bêtise armée, puisqu’elle a recours non à la simple interprétation tendancieuse, mais au truquage délibéré, c’est-à-dire à la fraude (les éléments relevés à l'appui de la thèse sont tout simplement absents du roman).
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