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A GOOD CRY - Aperçus du mélodrame moderne


Le cinéma classique, à commencer par le cinéma hollywoodien classique, est classique pour l'excellente raison qu'il prolonge la littérature classique. L'une des fonctions de ce cinéma, renouvelée d'une fonction de la littérature, est de transformer ses consommateurs en fontaine, parce que, comme le dit l'un des personnages du film de Minnelli The Courtship of Eddie's Father, nous pleurons au cinéma les larmes que nous ne pleurons pas dans la vie (les psychologues nomment ce phénomène catharsis). Nous proposons en toute subjectivité, et dans le but évident d'augmenter le chiffre d'affaires des fabricants de mouchoirs en papier, une liste des films qui nous changent en fontaine.
« To the richest man in town » : You Can't Take It With You & It's A Wonderful Life, de Frank Capra

Tous les films de Capra comportent des scènes touchantes, à l'exception de certaines screwball comedies, comme Arsenic And Old Lace, qui ne comportent que des scènes désopilantes. Nous citons ici les deux films de Capra que nous trouvons le plus émouvants, étant entendu que You Can't Take It With You est essentiellement une comédie, qui devient émouvante aux endroits où on tire la morale (par exemple pendant le discours de Lionel Barrymore dans la prison, où il explique au milliardaire que n'importe lequel des déchets humains qui les entourent dans le cachot est davantage un homme que lui, le milliardaire, qui est le seul dans l'assemblée qui n'ait pas un seul ami), alors que It's A Wonderful Life est émouvant pratiquement de bout en bout, avec seulement ce qu'il faut de comédie pour que le spectateur arrive au bout du film sans étouffer.

Le cinéma hollywoodien a été constamment décrit par la critique « savante » comme lénifiant, simplificateur et destiné à endormir les masses. Mais l'idée d'innocuité n'est guère compatible avec le cinéma de Capra, ni avec celui de ses collègues, car leurs films transmettent au contraire des messages complexes et souvent brutaux. Les grands thèmes de Capra et de ses frères en cinéma sont la démocratie, la grandeur des petites gens et l'héroïsme du quotidien (une preuve de la grandeur des humbles est que les grands hommes ont la common touch ; c'est le thème de Mr. Smith Goes to Washington, de Capra et de Young Mr. Lincoln, de Ford). Dans It's A Wonderful Life, pendant que son petit frère devient un héros de la guerre du Pacifique, James Stewart gagne une bataille aussi importante, la bataille de Bedford Falls : il est chargé du rationnement dans son patelin, de la sécurité civile et de la récupération de vieux papiers, de vieux métaux et de pneumatiques, et contribue à la victoire sur le home front. Dans Lady For A Day, une clocharde qui se fait passer pour une duchesse par amour de sa fille finit par être traitée comme telle, en connaissance de cause, par le maire de New-York, le gouverneur de l'Etat et le district attorney. You Can't Take It With You, d'après une pièce de théâtre de George Kaufmann et Moss Hart, est une véritable ode à la médiocrité. L'important, dans la famille de farfelus de Lionel Barrymore, n'est pas que la fille danse le ballet, que la mère écrive des romans policiers, et ainsi de suite, c'est qu'elles le fassent mal. La leçon du film est qu'il faut faire ce qui vous intéresse dans la vie, même si on est totalement dénué de talent.

Une autre norme essentielle de ce cinéma est la nostalgie ou l'attachement à son petit coin. On n'est jamais si bien que chez soi et un déménagement est un drame (You Can't Take It With You, de Capra, Meet Me in St Louis, de Minnelli). La ville ou le village de son enfance est le paradis sur Terre (Stars In My Crown, de Tourneur) et, quand on l'a perdu, la perte est irréparable (dans High Sierra, de Hawks, Bogart va revoir la ferme de son enfance, que sa famille a perdue dans la Dépression, et cette banqueroute est clairement présentée comme l'une des causes de sa carrière criminelle). Paradis aussi, les villages des autres, même féeriques, et ce qui peut vous arriver de mieux est d'en en trouver un et de vous s'y installer (Brigadoon, de Minnelli).

En même temps, ce cinéma est empreint d'un profond pessimisme. Les gens des petites villes sont capables de toutes les bassesses, ils sont lâches, veules, intolérants, ont la religion du ragot et se vautrent dans leur crotte. Dans un tel univers le non-conformisme est par conséquent davantage qu'une valeur positive ((You Can't Take It With You, de Capra, People Will Talk, de Mankiewicz) : c'est la condition de l'épanouissement personnel, parce que les normes sociales sont un carcan et qu'elles gâchent la vie des gens (All That Heaven Allows, de Sirk).

Tout ceci est resté lettre morte pour la critique française. Etienne Fuzelier a ceci à dire sur le cinéma de Capra :

« Muet ou parlant, le cinéma a créé d'autres poncifs encore. Nous connaissons ceux de la comédie américain, de l'école de Capra : ces familles de joyeux loufoques, ces mères à cervelles d'oiseau, ces pères brasseurs d'affaires, avalant des pilules contre les maux d'estomac et esquivant la surveillance conjugale pour aller se livrer à des beuveries collectives, ces filles écervelées, indépendantes et sentimentales, ces hurluberlus joueurs d'ocarina, de piston et de xylophone, qui convertissent à la vie simple les magnats de l'industrie... » (Cinéma et littérature, cerf, 1964, p. 203)

Ce passage prétend être une synthèse et il vise à identifier des poncifs, mais malheureusement pour l'auteur la généralisation est abusive et par conséquent les poncifs n'en sont pas. Le passage décrit en réalité You Can't Take It With You et l'auteur greffe assez maladroitement sur sa description des souvenirs d'autres films : c'est bien dans You Can't Take It With You, et pas ailleurs, qu'apparaissent la famille de joyeux loufoques et le père brasseur d'affaires et souffrant de l'estomac (qui est aussi le milliardaire converti à la vie simple par un joueur de guimbarde). La famille de Arsenic and Old Lace, d'après la pièce de Joseph Kesselring, n'est pas une famille de joyeux loufoques mais de malades mentaux (« Teddy Roosevelt » Brewster est délirant, Jonathan un psychopathe, les tantes des serial killers) et Mortimer (Cary Grant) est très soulagé à la fin d'apprendre qu'il est un enfant adopté et qu'il ne partage pas l'hérédité chargée des Brewster. Le brasseur d'affaires de It's A Wonderful Life ne souffre pas de l'estomac et n'est jamais converti à la vie simple. Quant à toutes ces jeunes dames « écervelées, indépendantes et sentimentales », elles sont décrites du point de vue d'un critique français bien-pensant, et il faut comprendre évidemment qu'il s'agit de dévergondées, étant entendu que les jeunes Américaines sont considérablement plus émancipées que leurs consœurs françaises.

Toutes ces moralités - la grandeur du citoyen lambda et l'héroïsme du quotidien, la méchanceté foncière des gens, l'endroit où l'on vit comme paradis et enfer à la fois, la vertu salvatrice de l'anti-conformisme - sont chez Capra mises en scène de façon extrêmement dramatique, sous la forme d'un moment de vérité, voire d'une Passion (qui aurait dû attirer l'attention du catholique Fuzelier) : le milliardaire de You Can't Take It With You doit choisir à la fin du film entre la puissance absolue (son dernier concurrent ruiné succombe à une crise cardiaque, il est en position de monopole) et l'amour de son fils. Dans Mr Smith Goes to Washington, le jeune sénateur Smith (James Stewart) fait un discours d'obstruction (filibuster) jusqu'à - et au-delà de - la limite de ses forces, alors même que sa foi vacille, du fait que ses adversaires arrivent à lui faire croire que l'opinion publique est contre lui. (Pour les spectateurs qui n'auraient pas compris, Stewart lit à un moment un Nouveau Testament et tombe sur le verset décrivant les trois vertus théologales : foi, espérance et charité.) Dans It's A Wonderful Life, George Bailey (James Stewart) vit lui aussi sa Passion, puisqu'il se voit par grâce divine, non pas mort, mais non-né (la musique qui couronne cette partie du film est le dies irae, ce qui caractérise toute la séquence comme une sorte d'engueulade divine). Parler de loufoques, d'hurluberlus et de fofolles, et tenter de réduire le cinéma de Capra à la screwball comedy, c'est montrer qu'on n'a tout simplement pas compris de quoi parlent les films de Capra.

Il est temps d'introduire l'élément de base de la rhétorique du cinéma hollywoodien, qui est l'antithèse. Une première scène nous montre l'ordre naturel des choses. Cette scène est reprise plus loin dans le film et nous montre cet ordre retourné, ce qui constitue précisément le sujet du film. Ce motif est employé de diverses manières et à diverses fins par différents cinéastes. Il arrive qu'il ne soit que secondaire, c'est-à-dire qu'une scène qui tire son sens d'autres associations soit par ailleurs l'antithèse d'une scène précédente. Naturellement, l'antithèse est un vecteur privilégié du pathétique hollywoodien, parce qu'il est facile d'émouvoir le spectateur en montrant d'abord que les choses vont bien et par la suite que les choses vont très mal. La séquence primitive crée une sorte de souvenir fictif de « l'avant », la séquence antithétique augmente son poids émotionnel par le contraste avec l'« avant » et par la nostalgie qu'elle suscite de cet « avant ».

It's A Wonderful Life, qui a été étudié scientifiquement pour vous faire perdre vos moyens, repose donc en entier sur ce principe de l'antithèse, du fait de la longue séquence à laquelle nous venons de faire allusion, où George Bailey (James Stewart), à la suite d'une initiative de l'ange Clarence (Henry Travers), voit le monde tel qu'il serait s'il n'était pas né. Si l'on creuse un peu, on constate que cette partie a deux fonctions. Pour commencer, elle prouve à Stewart que non seulement il n'a pas raté sa vie comme il le croit (il n'a réalisé aucun des rêves de sa jeunesse ; en fait, il n'a même pas réussi à mettre les pieds hors de son patelin !), mais qu'il a radicalement bouleversé l'existence - et qu'il a fait le bonheur - de tous les gens qui ont eu affaire à lui. Sans lui le petit Building and Loan aurait fait faillite, Bedford Falls s'appellerait Pottersville et, au lieu d'habiter dans les jolies maisons que George Bailey leur construit, les gens résideraient dans les trous à punaises que Potter leur louerait à prix d'or et où pulluleraient, avec les rats et les cafards, toutes les maladies sociales. Un immeuble sur deux de main street abriterait un bar et l'autre abriterait un bordel, tout le monde serait alcoolique, hargneux, aigri et violent. Sans George Bailey, tous les personnages sans exception auraient été victimes du destin, de leur faiblesse, ou d'un mélange des deux. Le vieux pharmacien aurait fait de la prison pour une fatale erreur d'ordonnance (que l'enfant George Bailey n'aurait pas pu lui signaler à temps) et il serait devenu clochard. Oncle Billy (Thomas Mitchell), qui, dans le monde de George Bailey, est un sympathique vieil excentrique dont le meilleur ami est un écureuil, serait devenu fou après la faillite du Building and Loan (que George n'aurait pas pu gérer), et il serait à l'asile. Violet (Gloria Grahame), la gentille cruche, serait devenue prostituée. Harry (Tod Karns), le petit frère de George Bailey, ne serait jamais devenu un héros de la guerre du Pacifique, parce qu'il se serait noyé gamin (George n'aurait pas été là pour le sauver). Et pour finir, Mary (Donna Reed), la femme de George serait devenue une vieille fille frustrée, parce que, dans la logique de monsieur Frank Capra, le ciel les avait destinés l'un à l'autre (alors qu'ils sont enfants, elle lui murmure à celle de ses oreilles qui n'entend pas : « George Bailey, I'll love you till the day I die ») et que, George n'étant jamais né, elle serait restée dépareillée.

Mais cette scène très forte du paradis changé en enfer sert aussi à montrer la totale indifférence des amis de Bailey vis-à-vis de celui qui, dans cet univers parallèle, est pour eux un étranger (tout le monde le prend pour un fou, sa mère ne le reconnaît pas, puisqu'elle ne l'a jamais mis au monde, sa femme le prend pour un maniaque sexuel). Cela augmente l'impact de la dernière scène, où George Bailey est revenu dans son monde et où tous les citoyens de Bedford Falls viennent littéralement lui offrir leur fortune pour combler un trou dans la caisse du Building and Loan. Le petit frère de George Bailey tire la morale en portant un toast : « To my big brother George, the richest man in town ». L'antithèse intervient ici à deux titres. D'une part, la bouleversante scène finale est l'antithèse de la scène de panique bancaire, qui intervient plus tôt dans le film, où les épargnants voulaient retirer leurs économies du Building and Loan et où George Bailey les persuadait de ne pas le faire, mais d'autre part elle est aussi l'antithèse de la séquence qui précède immédiatement. Des étrangers hostiles se muent en frères de sang.

 

Le film du sud : Stars In My Crown, de Jacques Tourneur, The Sun Shines Bright, de John Ford

Stars In My Crown de Tourneur (1950) et The Sun Shines Bright de John Ford (1953) se ressemblent beaucoup. Tous les deux portent un titre inspiré d'une chanson (un cantique dans le premier cas, My Old Kentucky Home dans le second). Dans les deux films, on vit dans le souvenir de la guerre de Sécession, qui est éloignée d'une vingtaine d'année. Les héros sont anciens combattants : chez Tourneur, c'est le le pasteur Gray (Joel McCrea), chez Ford, le juge Priest (Charles Winninger) - le bien nommé, car il a lui aussi quelque chose d'ecclésiastique.

Tout film du sud comporte obligatoirement une scène où le ku klux klan vient lyncher un noir et où le héros le sauve en faisant honte aux lyncheurs, qui se retirent un à un. Le parson Gray et le juge Priest sont tous deux partisans du christianisme musclé (muscular christianity). Dans la version de Tourneur, le pasteur Gray lit le testament du pauvre vieil uncle Famous (Juano Hernandez) qu'on veut lyncher et lègue à chacun des encagoulés un des objets familiers du malheureux (la caméra repère immanquablement le légataire en dépit de sa cagoule de klansman), ce qui leur rappelle que le vieux bonhomme les a fait sauter sur ses genoux quand ils étaient enfants. Lorsque tous les lyncheurs se sont retirés, l'enfant John Kenyon (Dean Stockwell) ramasse le fameux testament et ne trouve naturellement que des feuilles vierges. « This ain't no will » dit le garçon. Et le pasteur répond une chose à la fois idiote et sublime : « Yes it is, son, it's the will of God. » Dans la version de Ford, le juge Priest trace un trait sur le sol avec son parapluie et il explique aux lyncheurs qu'il les aime beaucoup, mais qu'il exécutera le premier qui franchira cette ligne. Après quoi, il les raisonne. Les deux scènes se ressemblent beaucoup, mais il est peu probable que Ford ait copié, car la prestation du judge Priest est déjà contenue en germe dans Young Mister Lincoln, où le jeune Lincoln (Henry Fonda) empêche la populace d'enfoncer la porte de la prison pour pendre ses clients. Il semble que la scène où le juge Priest évite un lynchage ait existé aussi dans un brouillon fordien de The Sun Shines Bright intitulé simplement Judge Priest et qui traite en comédie ce que The Sun Shines Bright traite en mélodrame, mais qu'elle ait été coupée au montage.

Le morceau de bravoure de The Sun Shines Bright est la scène de l'enterrement de la prostituée, la fille perdue du général sudiste. Le juge Priest improvise, en retrouvant le ton d'un prédicateur du sud, un sermon sur la femme adultère, prototype du récit où les accusateurs se retirent honteux, un à un. Non seulement ce sermon rappelle la scène antérieure du lynchage évité (où les membres du ku klux klan local se sont retirés honteux), mais il répond à la séquence immédiatement précédente, qui nous montre un mouvement inverse et symétrique : encouragés par l'exemple du juge Priest, les gens de la petite ville se sont joints, l'un après l'autre, dans un impressionnant silence, au cortège funèbre de la fille du général, en la reconnaissant comme une des leurs. (On est donc devant des non-accusateurs qui se joignent à une foule, au lieu d'accusateurs qui s'en retirent.)

La scène la plus touchante de Stars In My Crown est probablement celle de la maladie fatale et de la guérison miraculeuse de Faith Samuels. Une cantilène jouée par les cordes, le pasteur Gray concentré dans sa prière, à côté du lit de la mourante, le vent qui soulève le rideau, un éclairage un peu plus fort, une main qui en cherche une autre sur le drap, un gros plan sur un visage émacié et c'est tout. Le spectateur comprend que la malade est sauvée. C'est certainement la plus belle épiphanie d'un médium qui en a montré beaucoup (ce qui explique qu'il ait tant intéressé les catholiques).

 

Le film de guerre : Mrs. Miniver, de William Wyler, The Mortal Storm, de Frank Borzage

Mrs. Miniver (1942), le beau film de William Wyler consacré au home front anglais, est une sorte de credo de l'anglophile, puisqu'il explique entre autres que les Britanniques se battent pour Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (qui est le premier livre que Greer Garson et Walter Pidgeon ont lu enfants et qu'ils ont depuis mémorisé) et pour les concours horticoles.

D'une certaine façon, Mrs. Miniver ressemble à Stars In My Crown. Tourneur et Wyler sont tous deux des cinéastes du regard. On ne peut pas plus oublier ceux d'Ellen Drew dans Stars In My Crown, lorsqu'elle regarde Joel McCrea, son pasteur de mari ou Dean Stockwell, son malappris de neveu, que ceux de Greer Garson dans Mrs. Miniver. Comme Stars In My Crown, Mrs. Miniver finit par un office religieux. On se retrouve dans la vieille église normande, à demi ruinée par le blitz, où l'on chante le cantique de Sullivan, Onward, Christian Soldiers. Cette scène est le contrepoint d'une scène similaire, au milieu du film, qui montre un office religieux normal. Comme la première fois, on montre l'arrivée de la congrégation, l'entrée des enfants de choeur, l'assemblée reprend le cantique, etc. Mais, cette fois, le fond de l'église est plein de sacs de sable, il y a dans l'assemblée un militaire couvert de bandages et marchant avec des béquilles, Dame May Whitty, installée dans son banc par son chauffeur, est seule désormais (sa nièce vient de se faire tuer), mais surmonte héroïquement sa douleur. Le panoramique sur la procession des enfants de choeur révèle que l'église est éventrée et sans toit (le fait que la chaire où monte le vicaire soit elle aussi démolie et ressemble à une vieille caisse tout juste bonne à faire du bois pour le feu est un trait presque comique). Mais le caractère émouvant de la scène provient aussi de deux éléments habilement mélangés par le montage : pendant que le vicaire tira le morale du film et explique en chaire que cette guerre est une guerre totale et qu'elle sera gagnée dans les cuisines et les jardins, Richard Ney quitte le banc familial et vient prendre la place de sa jeune épouse morte auprès de la vieille baronne, qui ne restera donc pas seule. Dernier plan sur le passage d'un escadrille de la RAF au-dessus de l'église éventrée. Les Anglais tiendront bon et ils gagneront la guerre.

The Mortal Storm (1940) de Borzage raconte la montée de l'hitlérisme. La scène où la vieille mère de James Stewart marie (il n'y a pas d'autre mot) son fils et Margaret Sullavan dans sa cuisine avant qu'ils n'essaient de s'évader d'Allemagne en passant par le col est d'autant plus émouvante que tout le monde comprend à ce moment-là qu'ils n'en sortiront pas vivants tous les deux (sans quoi, on ne les marierait pas au milieu du film et d'une cuisine).

The Mortal Storm aborde la terreur nazie sous l'angle habituel du petit paradis sur terre (la petite ville universitaire en Bavière avant Hitler) devenu un enfer (la même ville après l'arrivée au pouvoir de Hitler) et de la confrontation entre l'héroïsme de certains citoyens ordinaires - celui du professeur Roth (Frank Morgan), de Martin Breitner (James Stewart), de Freya Roth (Margaret Sullavan) - face à la petitesse de certains autres (la lâcheté des citoyens lambda devant les exactions des jeunes nazis). Naturellement, Mrs. Miniver, traitant d'un pays allié, montre seulement le côté positif des choses : l'Angleterre rurale est un petit paradis, ses habitants seront héroïques face à l'adversité. The Mortal Storm donne le tableau complet.

Il y a une autre différence entre les deux films. Mrs. Miniver décrit les nazis comme des chiens enragés. Mrs. Miniver trouve un aviateur allemand à demi crevé dans ses rosiers. Dès qu'il est requinqué par l'absorption d'un substantiel sandouiche et d'un grand verre de lait, il reprend son programme qui consiste à conquérir l'Angleterre et à mettre tout le monde dans un camp de concentration. Moralité : il ne fallait pas donner à manger à l'animal. The Mortal Storm est plus tendre et on sent que ses auteurs ont été ficelés dans des tas de restrictions, parce que, en 1940, les Etats-Unis sont encore officiellement isolationnistes et que l'opinion publique n'est pas prête pour la guerre (la bande annonce du film précise soigneusement qu'il s'agit d'un film sur la noblesse et le courage face à l'adversité et qu'il ne s'agit PAS D'UN FILM DE GUERRE, exactement de la façon dont le président Roosevelt explique dans ses fireside chats radiodiffusés de la même époque que la causerie de ce soir n'est PAS une conférence sur la guerre, mais sur la situation internationale). Ces précautions rendent le film un peu embrouillé, sans lui nuire vraiment. Par exemple, les auteurs n'ont pas le droit de dire que le professeur Roth (Frank Morgan) est persécuté en tant que juif, probablement parce que le fait de dire que les Allemands persécutent les juifs serait considéré comme peu diplomatique, compte tenu du fait qu'une partie de l'opinion américaine est à ce moment-là pro-allemande, ou tout simplement parce qu'une partie de l'opinion est antisémite et que ces gens exquis ne vont pas payer une place de cinéma pour pleurnicher sur le sort d'un juif. Il est donc expliqué que le professeur Roth est « non-aryen », et qu'on lui fait un tas de misères en tant que « non-aryen ». Le travail et l'oeuvre du professeur « non-aryen » ont une certaine importance dans l'intrigue. Il est physiologiste et ses étudiants nazis décident du boycott de son cours après l'avoir piégé (ils lui demandent si les sangs des différentes races diffèrent et il répond par la négative). Une fois qu'il est interdit de cours il se console avec la recherche et écrit un livre de physiologie, qui a également une fonction dans le récit puisque sa fille (Margaret Sullavan) est arrêtée à la frontière avec le manuscrit et assignée à résidence parce qu'elle est soupçonnée d'avoir voulu faire éditer une oeuvre anti-allemande, puisque contraire au dogme du racisme scientifique.

Les jeunes nazis de The Mortal Storm sont décrits comme une bande de jeunes gens qui se sont trompés d'idéal et qui vont être amenés à commettre des actes contraires à leur conscience. Les fils de Mme Roth, qui ressemblent à deux jeunes veaux moyennement futés, renient leur beau-père, le professeur Roth. Robert Young ordonne qu'on tire sur son ex-fiancée au moment où elle va gagner l'Autriche, et elle est tuée. Ceci dit, ces brillants jeunes gens sont décrits de façon anodine et presque enjolivée, n'en déplaise à nos chers amis des popular culture studies pour qui un « art populaire » est toujours menacé par la caricature et le « racisme ». Pendant la plus grande partie du film, les jeunes nazis se contentent de casser la figure à leurs opposants (leur vieux maître d'école qui ne braille pas le Horst Wessel Lied en tendant le bras, au Stammtisch, et James Stewart qui n'aime pas non plus les airs populaires) ou torturent derrière des portes closes la jeune servante Elsa pour qu'elle avoue où sont passés les fugitifs, vraisemblablement en lui allongeant des torgnoles. Il est vrai que le professeur Roth finit en camp de concentration et y meurt, et qu'on nous suggère même assez clairement qu'il y meurt d'épuisement, ce qui a dû valoir à l'époque aux auteurs du film le reproche amer d'utilisation de ficelles un peu trop grosses (Allez, quoi ! les nazis sont des hommes aussi). D'un autre côté, la description de ce camp est encore plus ridicule que celle du camp de concentration de The Great Dictator de Chaplin. Le professeur porte un uniforme bizarre, sa barbe et ses cheveux sont devenus tout blancs et il a les mains pleines de cals.

Encore une fois, tout cela ne nuit pas réellement à The Mortal Storm, qui est fondamentalement un film sur un pacte faustien, dont la morale est tirée par les jeunes veaux, les beaux-fils du professeur Roth, constatant que James Stewart a atteint l'Autriche. « Free to fight against all we stand for », dit l'un, dépité. « Yes, thank God for that », répond l'autre avant de prendre une baffe.

The Mortal Storm révèle une stylisation typiquement hollywoodienne, dont les figures sont, une fois encore, l'antithèse, mais aussi le principe de la douche écossaise.

L'antithèse. Au début du film, le professeur Roth (Frank Morgan) qui fête ses soixante ans, arrive à l'université, salue tout le monde, constate que personne ne se souvient que c'est son anniversaire, et pénètre, le cœur gros, dans son amphithéâtre pour y découvrir - comme il se doit - ses étudiants, ses collègues et sa famille au complet qui lui font fête. Une fois que les nazis ont pris le pouvoir, la scène est répétée, mais cette fois personne ne lui rend son salut et quand il arrive dans l'amphithéâtre, il le trouve rempli de jeunes nazis en uniforme qui l'accusent de subversion, jettent l'interdit sur son cours et sortent.

Le principe de la douche écossaise. Le professeur Roth (Frank Morgan) fête ses soixante ans en famille, avec ses chers beaux-fils (qui ressemblent étonnamment à deux jeunes veaux), sa fille Freya (Margaret Sullavan), le fiancé de sa fille (Robert Young) et l'ami de la famille, Martin Breitner (James Stewart). Il fait un petit discours pour leur souhaiter à tous de continuer à jouir de l'existence en paix et, à ce moment, la radio annonce que Hitler est devenu chancelier. Les jeunes gens se congratulent et foncent à la réunion du parti pour commencer à programmer terreur, guerre et génocide, à l'exception de Stewart qui reste assis. Dès ce moment, le thème du film est donné : il y a deux espèces d'Allemands et on comprend que les mauvais vont faire les pires ennuis aux bons.

 

Le bon vieux mélo : All That Heaven Allows, de Douglas Sirk, Brief Encounter, de David Lean

En revoyant des films aussi beau plastiquement que All That Heaven Allows (1955), on a la vague impression que tous ces mélos en technicolor des années 1950 sont en réalité des odes au mode de vie américain, que leurs protagonistes vivent dans un paradis et que ce sont précisément leur aisance financière et leur confort matériel qui leur permettent des soucis plus intéressants, qui sont ceux du coeur, mais aussi ceux des conventions sociales, des cabales, de l'ostracisme et des joies amères que procurent la névrose, le refoulement et la frustration.

All That Heaven Allows surmonte cette contradiction (ou apaise la conscience coupable du spectateur) en présentant la nature comme la seule véritable richesse. Les bons personnages sont ceux qui ont renoncé à la ville et à ses faux-semblants. Les disciples de Thoreau sont présentés à la fois comme des beatniks (ils retapent de vieux moulins, ils improvisent des gueuletons et de petites sauteries) et des paysans (ils sont rigolards et pètent de santé, ils exercent la profession de pépiniéristes), alors que les méchantes langues et les esprits médiocres qui veulent empêcher le bonheur de la pauvre Jane Wyman sont à la fois conventionnels et urbains. Thoreau n'est donc pas seulement la bible des gentils physiocrates, mais littéralement leur salut. Alida Anderson, qui forme avec son mari Mick un couple parfait, explique que s'ils étaient restés à New York et que Mick fût resté publicitaire, ils auraient depuis longtemps divorcé.

All That Heaven Allows n'est pas le genre de film qu'on regarde du début à la fin en sanglotant, mais c'est une utile leçon sur les dangers du conformisme et le dernier plan, où Jane Wyman et Rock Hudson sont enfin ensemble dans le vieux moulin retapé et où une biche vient brouter juste de l'autre côté de la baie vitrée, symbole de paix, de pureté et d'harmonie avec la nature, pendant que le piano reprend le thème musical du film, la 3e Consolation de Franz Liszt, ne peut pas laisser insensible. Le reste de la partition du film, une sorte de quasi Rachmaninov écrit en réalité par Frank Skinner, sert admirablement le récit et cela fait une excellente transition pour parler de Brief Encounter.

Dire que le concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov a l'air d'avoir été écrit pour Brief Encounter (1945), le bouleversant film de David Lean écrit par Noel Coward, est trop peu dire. Le film a l'air d'être la traduction de cette musique en images. Celia Johnson, une mère de famille anglaise, et Trevor Howard, un médecin de campagne, lui aussi marié et père de famille, se rencontrent par hasard à la gare, un jeudi, jour où elle fait ses courses en ville et où il fait un remplacement à l'hôpital. Ils nouent, au long de quatre malheureuses semaines, une amitié amoureuse, déjeunent ensemble, vont au cinéma, se promènent dans la campagne, mais l'un comme l'autre est rebuté par les mensonges et les inévitables regards chargés de sous-entendus auxquels leur chaste et charmante idyllle les condamne. D'un commun accord, ils ne consommeront pas la chose. Il acceptera un poste à Johannesburg et elle le laissera partir, ce qui lui brisera le coeur. Le film est raconté d'abord d'un point de vue extérieur, en commençant par la séparation du couple et le retour à la maison de Celia Johnson, puis sous la forme d'un monologue intérieur de celle-ci, adressé à son mari. (Cette confession à son mari, elle ne peut la faire à haute voix, non point par culpabilité, ni par duplicité, mais parce qu'elle blesserait l'intéressé). Ce monologue intérieur accompagne une série de flash-backs. A la fin du film, nous revoyons le début, c'est-à-dire les derniers moments du couple avant leur séparation définitive, mais focalisé cette fois sur Celia Johnson, et la scène réserve un climax inattendu qui donne son plein sens au film.

Brief Encounter prend le parti d'une sorte de réalisme qui ne serait pas sordide et c'est précisément en cela que le film est profondément anglais : il est considérablement plus réaliste que ne le serait un film hollywoodien de la même époque, il est considérablement moins sordide que ne le serait un film français. Le décor central est le buffet d'une gare de province. Les personnages sont des Anglais de la classe moyenne parfaitement ordinaires (pendant qu'ils attendent leurs trains, Trevor Howard fait une conférence à Celia Johnson sur sa grande passion, la médecine préventive). D'amusantes vignettes nous montrent l'idylle du chef de gare avec la patronne du buffet, deux militaires pris de boisson, l'orchestre féminin d'un restaurant, un cinéma où la violoncelliste du restaurant tient l'orgue. Celia Johnson est particulièrement émouvante, parce que, sans être un laideron, elle n'est pas conventionnellement belle et que la photographie, loin de la flatter, nous montre délibérément ses rides et les petites irrégularités de ses traits, ce qui lui confère une présence et une réalité extraordinaires. Enfin, il n'est pas du tout question ici de lyrisme hollywoodien et de baiser d'adieu (le pathos du « film d'amour » américain est au contraire spirituellement moqué dans le faux film américain que le couple va voir au cinéma). Comme dans la vie réelle, les derniers moments ensemble du couple sont gâchés par une fâcheuse qui vient saouler Celia Johnson de paroles, et la dernière chose qu'elle recevra de son grand amour sera une main posée sur l'épaule.

Dans la dernière scène du film, Celia Johnson, assise au coin du feu en face de son mari, achève sa narration muette. Et, au moment où le spectateur se dit qu'il est ironique que le mari n'ait rien entendu de la confession qui lui était destinée, il se découvre que le mari, qui est un très brave bougre, a parfaitement compris toute l'histoire (ou du moins ce qui importait dans l'histoire) uniquement en regardant sa femme, un peu à la façon dont Sherlock Holmes, dans The Adventure of the Cardboard Box, comprend que Watson songe aux malheurs de la guerre simplement en suivant son regard pensif. L'un des tours de force de David Lean est de raconter cet amour impossible sans que le mari de Celia Johnson (nous ne verrons jamais la femme de Trevor Howard) devienne jamais antipathique. Dans cette dernière scène, précisément, il était presque inévitable que le maheureux apparaisse soit comme un gentil nigaud (ce qui l'eût rendu méprisable), soit comme un être « noble et généreux » (ce qui l'eût rendu écoeurant). Au lieu de cela, il devine que cela n'a pas été une histoire particulièrement gaie (ce qui indique à la fois qu'il a assez d'empathie pour comprendre que sa femme est très malheureuse et assez de jugeotte pour comprendre exactement ce qui est arrivé ou n'est pas arrivé) et il a la seule réaction qui convienne : il la remercie avec humilité de lui être revenue. Cette réaction constitue à la fois l'antithèse des sous-entendus répugnants des témoin de l'idylle, et la morale du film, dont le sujet est la noblesse d'une homme et d'une femme, et non leur culpabilité.

La critique a brièvement proclamé Brief Encounter un chef-d'oeuvre. Par la suite, on en a beaucoup rabattu. On a eu tort. Brief Encounter utilise toutes les ressources de la narration cinématographique (en dépit du monologue intérieur, le film est tout sauf du théâtre filmé), et ces ressources sont employées au service d'une littérature filmique, dans le meilleur sens du terme.

 

« Calvero, I'm walking » : Limelight (1952) de Charles Chaplin

Voici deux scènes qui vous changent en fontaine à peu près à coup sûr. Celle où Claire Bloom, paralysée, recouvre l'usage de ses jambes (« Calvero I'm walking ») et la fin du film, où Chaplin meurt dans la coulisse après le triomphe de son numéro comique, et où un travelling arrière nous révèle Claire Bloom, à qui son maquillage de scène fait un masque impassible, dansant sur scène (le spectacle doit continuer). Cette scène est contenue en abyme, plus tôt dans le film, dans une pièce « d'art » où Calvero est invité à jouer les utilités. Le metteur en scène explique que Colombine mourante demande aux clowns de faire leurs tours. Ils font leurs tours pendant qu'elle meurt ? demande Calvero. Claire Bloom lui prend la main pour lui dire de laisser faire. Or, il se trouve que la fin du film utilise exactement cette situation en miroir (elle danse pendant que lui, le clown, meurt) et que, loin d'être inepte, cette situation est calculée pour réduire le spectateur en une petite masse humide et hoquetante. Tout cela a un rapport quelconque avec l'un des parti pris du film, qui est de ne porter aucune appréciation sur la qualité des spectacles qu'on nous montre. Il est absolument impossible de comprendre si Calvero, pendant la plus grande partie du film, est devenu mauvais ou si le public s'est simplement lassé de lui. Apparemment le succès ou l'échec d'un spectacle ne dépendant pas de sa qualité, mais d'une sorte de conjoncture spectaculaire sur laquelle le comédien ou l'artiste serait sans contrôle.

 

L'opéra comique : Brigadoon, Meet Me in St. Louis, de Vincente Minnelli

Les opéras comiques (musical comedies) de Minnelli ne sont pas précisément l'idée qu'on se fait de films déprimants, mais ils comportent en général au moins une scène où il faut sortir les kleenex. Dans Brigadoon (1954), l'apologie du microcosme par excellence, c'est le moment où le maître d'école (Barry Jones), qui remplace le pasteur, explique à Gene Kelly et Van Johnson le secret de Brigadoon, le village écossais du dix-septième siècle dans lequel ils sont tombés en chassant sur la lande. Le pasteur a obtenu du ciel que le village n'apparaisse que tous les cent ans et les habitants dorment donc tous un siècle chaque nuit. (Apparemment ils ont malgré tout une conscience du temps qui passe, car toute cette histoire, qui pour eux est vieille de trois jours, puisqu'ils se sont réveillés au 20e siècle, est déjà de l'histoire ancienne). Or, dans leur sommeil, ils entendent des voix plaintives, et après avoir mûrement réfléchi pendant qu'il était réveillé, le maître d'école a conclu que ces âmes en peine sont les gens qui n'ont pas trouvé leur Brigadoon. La fin, où Gene Kelly accède au village, qui fait un arrêt non autorisé juste pour le prendre, est également très belle.

Meet Me in St. Louis (1944) est officiellement un petit film gai et « rétro » destiné à faire un peu oublier aux Américains une guerre qui n'en finissait pas. Mais on a beau être optimiste et vivre en 1903, il y a deux ou trois petites leçons qu'Esther Smith (Judy Garland) et sa famille voudraient faire partager au spectateur. La principale - quel hasard - c'est qu'il ne faut pas lâcher son petit paradis, qui dans l'espèce est St Louis, Missouri, pour aller habiter n'importe où, chez les sauvages, par exemple à New York. Leon Ames et Mary Astor chantant « You and I », sur un couple d'âge mûr qui a traversé les années ensemble, sont très émouvants.

 

Harry Morgan

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