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TÉLÉVISION FRANÇAISE
LE VOYAGEUR DES SIÈCLES, ORTF, 1971
Réalisation de Jean Dréville, Scénario, adaptation et dialogues de Noël-Noël
4 juin 2015. — Revu Le Voyageur des siècles, dramatique télévisée en quatre épisodes (et non « mini-série », comme le prétendent anachroniquement des sources prétendument encyclopédiques sur la Toile), sous-titrée « julvernerie (sic) moderne », réalisation de Jean Dréville, scénario, adaptation et dialogues de Noël-Noël, pour l’ORTF, 1971. Un récit de voyage temporel est, plus que tout autre, éprouvé par le temps, de sorte que les bons — ce sont ceux qui gardent trace de leur époque —, s’améliorent avec les années, et que les mauvais se dégradent. Quant au Voyageur des siècles, si je devais expliquer à quelqu’un qui aurait l’âge de mes étudiants ce qu’était la France des années 1960, comment on y vivait, comment on y pensait, je leur en recommanderais le visionnage.
Je possédais l’adaptation du Voyageur des siècles en livre pour enfants par Noël-Noël, dans la bibliothèque verte (1971), et j’ai dû la relire souvent car je me suis rendu compte en revoyant le film que je connaissais les dialogues par cœur.
Comme il faut, pour faire quatre épisodes, rallonger la sauce, il y a un prologue contemporain — ou plutôt, il relève d’une légère anticipation, puisqu’on est en 1981 —, prologue qui empile mystère sur mystère (le pendule radiesthésique révèle la présence simultanée, dans une caverne scellée depuis la nuit des temps, de deux hommes qui n’étaient pas contemporains). De là découle la complexité de la narration, puisque, après ce prologue, on retourne en 1884, où c’est l’assistant Bruno qui raconte à des savants, amis de son maître, le Pr François d’Audigné, l’arrivée du futur de Philippe d’Audigné, qui a réalisé, un siècle après, le projet de machine à voyager dans le temps de son grand-oncle. Après quoi Bruno lit aux savants le manuscrit que le Pr d'Audigné a composé sur son lit de mort, étant revenu grièvement blessé, et sans Philippe, de son expédition au XVIIIe siècle. Et le récit filmique est alors, jusqu’à la fin, la transposition à l’écran de ce mémoire de François d’Audigné, interrompue seulement par les scènes où Bruno dispute avec les savants.
La satire joue très finement sur cette pluralité des dispositifs narratologiques. Ainsi, les professeurs de 1884, entendant les pages du mémoire où le Pr d’Audigné décrit l’avenir, tel que le lui a raconté Philippe, n’y comprennent rien, alors que le spectateur comprend, lui, d’après les images, qu’on parle de Méliès, des frères Lumière, du cinéma, de la Grande Guerre, etc.
Pour ce qui relève de l’anticipation, la série contient une amusante satire du futur proche : télé en relief (mais, comme dans les années 1960, il faut sans cesse appeler le réparateur), autos volantes, illumination de Paris par des mâts d’un demi-kilomètre. Il y a dans cette dernière invention un témoignage des préoccupations de radio-télédiffusion, et d’érection d’antennes émettrices. Même remarque pour l’appel à un radiésthésiste dans le prologue (les « influx » captés par le pendule font fortement penser aux « émissions » de la télédiffusion). Même remarque enfin pour l’invention des miroirs dont on « réveille » les images — autre intuition du Pr François d’Audigné mise au point un siècle après par son neveu —, puisque se posent les mêmes problèmes de réglage que pour la télé, et qu’on rate les détections pour un cheveu. Philippe fait même la remarque à son oncle qu’on « capte » beaucoup mieux de chez lui, c’est-à-dire en 1884, que de 1981 — exactement comme s’il était un petit-bourgeois des années 1960 qui s’en va regarder la télévision chez son voisin parce que, chez lui, l’émission est brouillée.
Il y a des choses très touchantes et très réussies : le petit-neveu Philippe qui connaît mieux le manuscrit fondateur du grand-oncle que celui-ci, ou encore les deux photos prises par Philippe dans les miroirs du garde-meuble national : sur l’une, Louis XIV est un gros homme chauve à l’air idiot ; sur l’autre, on voit une sorte de clown en train de se grimer : c’est Molière, dans La Jalousie du barbouillé.
Quant au voyage dans le temps, il s’explique d’abord par l’intérêt familial pour les lignées. Le voyage repose donc sur une unité de lieu, puisque l’arrière-neveu Philippe, qui, à son époque, est en bisbille avec sa sœur, avec qui il possède en indivision le château familial, retourne voir son grand-oncle François dans ce même château, et qu'ensemble ils vont voir, en sautant encore un siècle, celle qu’ils prennent pour la dame de compagnie de l’aïeule. Le récit s’inscrit ainsi dans la tradition de la littérature française d’imagination scientifique, celle des Rosny-Aîné, des Maurice Renard, des Théo Varlet, des André Maurois, des René Barjavel, car cette littérature relève du roman bourgeois, par opposition à la science-fiction américaine, où le héros est « désinséré ».
L’invention du réveil des miroir, jumelle de celle de la machine à voyage dans le temps, permet précisément de voir s’animer les aïeux dans la glace, et l’oncle ravi se promet qu’on fera des photos, qui sont donc des photos de famille (l’épisode est titré précisément « L’album de famille »). L’oncle précise, pudique, qu’il a choisi pour ses expériences le miroir du vestibule du château plutôt qu’un miroir de chambre pour ne pas surprendre les ancêtres dans des situations trop intimes.
La leçon « politique » du récit est elle-même de nature généalogique. C’est : chacun à son époque. « Si on se mettait à se visiter, quelle pagaille », dit l’oncle. Ou encore : « Chacun son tour, cinquante ans suffisent pour que tout l’univers change de main. » On comprend dès lors que l’idée même de révolution — qui est au nœud de la fiction, puisque les aïeux finissent sur l'échafaud — est disqualifiée, puisque chaque génération se retrouve fatalement en possession du monde, simplement parce que le temps suit son cours.
L’autre grand trait « idéologique » du Voyageur des siècles, c’est évidemment la nostalgie du passé. L’oncle est, dans son 1884, bien à l’abri ; c’est, lui dit son neveu, et pour trente ans encore, la Belle-Époque. Au demeurant, cet amour du passé n’est pas complètement aveugle. L’historiographie familiale des d’Audigné a retenu l’aïeul, Xavier d’Audigné — dit Coco-Bel-Œil —, comme un pionnier de la civilisation française aux Antilles. « Négrier, quoi. Une brute, quoi, traduit Philippe. — Non, corrige François, il paraît qu’il était artiste. Un mélange. »
Dans Le Voyageur des siècles, le comique repose d’abord sur l’anachronisme (les incessants « je vous expliquerai » de Philippe à son oncle), puis sur l’uchronie, une chose rarissime à la télévision française et qui dut faire lever bien des sourcils. En effet, en essayant de sauver de la Révolution la belle aïeule, que Philippe idéalise, les deux voyageurs du temps font naître un XIXe siècle uchronique, aberrant et fertile en catastrophes pires que la Révolution écartée. Moralité : le passé — familial ou national — est ce qu’il est, avec ses épisodes heureux et ses drames, et il faut s’en accommoder.
Curieusement, la fiction comporte une incohérence, trace peut-être d’un script primitif plus complexe, car les voyageurs effacent l’uchronie par le simple expédient qui consiste à retourner au moment de leur arrivée au XVIIIe siècle, en n’arrêtant pas la calèche qui va les transporter à Paris. Ils vont ensuite vérifier que tout est rentré dans l’ordre (ils assistent au retour de Varenne). Mais, de façon incompréhensible, le valet de la belle Catherine les reconnaît et leur raconte que la comtesse, qui est plus ou moins prisonnière dans son château, parle souvent des avertissements de Philippe relatifs à la Révolution.