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CHRONIQUES DE MES COLLINES

2009-2011

par Henri Morgan

Nous avons pendant un peu plus de deux ans, entre 2009 et 2011, tenu une chronique dans une revue culturelle de l'Est de la France, sous le titre Chronique de mes collines. Nous nous étions vieilli un peu pour l'occasion, et avions francisé notre nom en Henri Morgan. Comme nous parlions des choses dont nous parlons habituellement, nous intégrons ici ces chroniques. Leur seul défaut est que, Henri Morgan étant beaucoup moins au fait des littératures dessinées que son quasi homonyme Harry Morgan, il devenait, lorsqu'il parlait de bandes dessinées (c'est-à-dire une fois sur trois à peu près), un peu plus gâteux qu'au naturel.

Harry Morgan


Varney the Vampyre (anonyme)

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Comme je suis un vieux monsieur, j’ai un peu de mal à comprendre la librairie moderne. J’avais fini par m’apercevoir tout de même que les livres que je cherche ne se trouvent pas chez les libraires, parce qu’on n’en parle pas à la télévision. Je m’étais donc résolu à commander ma nourriture intellectuelle à une célèbre librairie en ligne, mais je constatai alors que si je commandais trois volumes, ils étaient fourrés dans le même paquet sans aucune précaution, et qu’ils m’arrivaient tout fripés. Finalement, je découvris que, comme le port est gratuit, il fallait commander les livres un à un, quitte à échelonner ses commandes de 48 heures en 48 heures. Cela fait consommer beaucoup de carton à la librairie en ligne mais, de cette façon, on est à peu près sûr que le livre arrive entier. Ces gens sont remarquablement efficaces pour acheminer des colis, pas pour les confectionner. C’est ainsi.
Un autre mystère de la moderne industrie du livre c’est qu’il y a des livres à prix fixe, au moins dans le monde anglophone. Tous les volumes de la collection à bon marché Tales of Mystery & the Supernatural, aux éditions Wordsworth, coûtent trois livres sterling (quelque chose comme trois euros soixante), quelle que soit leur épaisseur. Tout cela est pour vous dire que, contre la somme de trois euros soixante, j’ai reçu dans ma boîte à lettres Varney the Vampyre, qui est presque aussi épais que large, puisque l’ouvrage fait 1166 pages, dans un corps minuscule. Compte tenu du fait que la lecture d’un pareil monument nécessite plusieurs dizaines d’heures, on ne peut s’empêcher de songer que si tout le monde était lecteur, l’économie serait paralysée et que la civilisation s’effondrerait.
Varney the Vampyre est un célèbre penny dreadful victorien, un de ces feuilletons paraissant en livraison à un pence, dont le contenu sensationnel privilégie horreur gothique et brigands de grands chemins. Varney parut de 1845 à 1847. On n‘est pas sûr de l’auteur. On a dit longtemps qu’il était de la plume d’un certain Thomas Preskett Prest. Puis les travaux d’E. F. Bleiler ont fait pencher pour un James Malcolm Rymer.
Varney, bien avant le Dracula de Bram Stoker (qui est de 1897), met au point des détails essentiels du mythe vampirique, tels le fait que le vampire est un aristocrate (mais c’était déjà le cas dans Le Vampire de Polidori), que la vampirisation nocturne d’une victime féminine a de fortes connotations érotiques, que cette vampirisation laisse deux petits trous au cou, que, lorsqu’il est accusé, le vampire ne tente pas de se disculper mais se contente de ricaner avec hauteur. Mais Varney a l’avantage de relever du genre feuilletonesque le plus populaire, d’où une certaine liberté de ton et d’invention, qui se paie par des incohérences (la période à laquelle se passe le roman est ostensiblement le premier tiers du XVIIIe siècle, mais il y a tout le temps des allusions aux guerres napoléoniennes ; des personnages disparaissent du roman sans qu’on sache pourquoi ; des noms changent). Le projet narratif lui-même se modifie au fur et à mesure et à certains moments l’auteur tâche de nous persuader que Varney n’est pas véritablement un vampire, pour se rétracter ensuite.
C’est le début qui est le plus intéressant, parce que la règle du jeu qui y est donnée diffère sensiblement de l’économie vampirique canonique. Pour commencer, il n’est pas nécessaire que la jeune et belle victime du vampire meure exsangue pour devenir vampire à son tour. Elle peut mener une vie tout à fait normale, se marier, avoir des enfants. Seulement, quand elle mourra de mort naturelle, elle deviendra un vampire. Le vampirisme est un peu comme une maladie vénérienne qui se déclarerait post mortem. (Cette version est réfutée plus loin dans le roman, au profit de la version courante.) Ensuite — et c’est un peu la continuation du même motif —, il est nettement suggéré que le vampire est quelque chose qui arrive à une famille, l’analogue d’un revers de fortune ou de quelque scandale, et que son apparition se solde par un ostracisme social. La première réaction des domestiques de la famille Bannerworth, lorsque Flora est mordue, est de démissionner en masse, parce qu’ils refusent de rester une minute de plus au service d’une famille qui est affligée d’un vampire.