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MISCELLANÉES STRIPOLOGIQUES

Ils ont rogné ma planche dominicale
Le traitement infligé aux sunday pages de Russ Manning par les éditeurs français des années 1960-1970
Par Harry Morgan

Voici la planche du dimanche 1er mars 1970 de Tarzan, par Russ Manning, dans l'original.

Comme la France pompidolienne était un havre de culture, la revue de télé Télépoche, éditée par Cino Del Duca (éditions Mondiales), publiait la planche dans sa section de bandes dessinées. Télépoche étant un hebdomadaire, il était logique de publier la planche telle quelle, comme une livraison d'un feuilleton, avec grande case initiale résumant la situation et case finale embrayant sur le prochain épisode et introduisant le suspens. (NB— La bande brune sur la marge de droite est une trace de ruban adhésif.)

La France pompidolienne était aussi le paradis des enfants, et les éditions SAGE, devenues SAGÉDITION, et destinées, comme leur nom l'indiquait, aux enfants sages, publia aussi les planches du dimanche de Tarzan, avec un décalage de 4 ans, dans la collection d'illustrés Tarzan Géant (elles seront recyclées deux ans après dans la collection d'albums souples L'Appel de la jungle). Voici la même planche chez SAGÉDITION, dans Tarzan Géant n° 15, janvier-février-mars 1973.

Comme on le voit, les versions françaises diffèrent notablement de l'original et diffèrent aussi entre elles. Les couleurs sont refaites et, s’il est possible que le coloriste de Télépoche ait vu l’original (il respecte la couleur chaude de la deuxième case du troisième bandeau, pour en préserver la tonalité émotionnelle), le coloriste de SAGÉDITION n’en fait, lui, qu’à sa tête. La différence de format (Télépoche est au format de poche 13,8 X 20,9 cm), la technique d’impression (Télépoche, qui vend plus d'un million d'exemplaires, est tiré en héliogravure, sur un papier brillant, qui fait hurler les couleurs), la différence de lettrage (Télépoche opte pour un lettrage mécanique, plus lisible dans un format très réduit) amènent un résultat qui diffère esthétiquement à la fois de la version originale et de la version SAGÉDITION.

Mais la surprise vient du fait que la planche telle qu’elle est reproduite dans l’illustré de la SAGÉDITION diffère de la version originale et de la version Télépoche dans le contenu iconique. La case-titre a été rognée, le titre lui-même a disparu, ce qui est logique puisque Tarzan Géant n° 15 propose presque un an de sunday pages (de novembre 1969 à octobre 1970) et qu’il n’y a plus lieu de respecter la logique du feuilleton au niveau de la planche (c’est au niveau de l’illustré que joue le suspens et le lecteur devra acheter Tarzan Géant n° 16 pour savoir si les méchants touaregs esclavagistes feront sauter leur baril de poudre). Plus curieux encore, la planche de SAGÉDITION propose du matériel qui apparemment ne figure pas dans l’original, car la case-titre rognée permet d’insérer une seconde case que nous ne voyons ni dans la planche américaine ni dans la planche des éditions Mondiales.

Il faut, pour comprendre ce qui se passe, un mot d’explication. Les planches américaines étaient prévues pour être publiées de toutes les façons possibles dans la section dominicale des quotidiens : à l’italienne sur trois bandeaux, à la française, sur quatre bandeaux ou même en tiers de page, à l’italienne sur deux bandeaux (même version que la version à la française sur quatre bandeaux, mais les bandeaux sont mis bout à bout sur deux registres seulement). Pour de banales raisons de géométrie, il fallait, pour passer de la version intégrale à l’italienne sur trois bandeaux à la version à la française sur quatre bandeaux faire sauter une case. La planche originale comporte donc une case deux qui ne sert pas à grand chose, contenant en général un commentaire d’un personnage, et qu’on peut faire sauter si l’on veut. Les maquettistes français de la SAGÉDITION rétablissent, eux, cette case deux, alors qu'ils publient la planche à la française, puisqu’ils rognent la case-titre.

Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Un examen encore plus attentif révèle que la version SAGÉDITION, apparemment moins respectueuse de l’original que la version Télépoche, l’est davantage car dans la version Télépoche, si la case-titre est apparemment présente in extenso, avec son titre, en réalité toutes les cases sont légèrement rognées et/ou recadrées. (Qu’on examine dans cette planche du 1er mars 1970, les marges de droite des différentes cases et la marge de gauche de la dernière, puis qu'on regarde la partie supérieure des cases).

Ceci nous amène tout droit au sujet de la censure. Les paramètres techniques (format, technique d’impression, lettrage mécanique ou manuel, rognage des cases) et éditoriaux (respect ou non dans la publication de la livraison minimale qu’est la planche) amènent, comme on le voit, des changements considérables dans la physionomie des planches, indépendamment de toute considération idéologique. Mais ces interventions vont être habilement instrumentalisées au profit de préoccupations morales. La planche du 24 mai 1970 constitue à cet égard un parfait exemple, puisque sa grande case d’introduction comporte une garde d’amazones en bikini, alignées en profondeur de case, de sorte que, des deux premières, on voit surtout un postérieur rebondi, la première du rang étant même réduite par le cadrage à des cuisses, un fessier et l’esquisse d’un torse. Dans Télépoche, l’intervention minimale qu’est le recadrage, a pour effet de caviarder ce fessier, ce qui change complètement la tonalité de l’image (les deux postérieurs des deux premières amazones ne « riment » plus graphiquement, ce qui suffit à désexualiser l’image). Chez SAGÉDITION, où l’on s’adresse en théorie aux enfants, l’intervention est plus radicale. La grande case-titre n’est pas simplement rognée, comme on le fait d'habitude. Elle est recomposée. L’amazone première du rang est rendue presque abstraite puisqu’elle est réduite à une cuisse et un bras. Sa consœur seconde du rang a disparu. Les deux suivantes ont été transplantées en bas de case, devant les mystérieux moines. Du coup, l’une de ces dames a été pourvue d’un soutien-gorge qui n’existe pas dans l’original, où il est caché derrière le titre de la planche.

La figuration épique, indissociable d’un récit dessiné d’aventures, pose elle aussi des problèmes épineux. La Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence (loi du 16 juillet 1949), qui a pour mission d’enquiquiner les éditeurs de bande dessinée, se montre particulièrement vigilante sur deux points. Premièrement, pas de scènes d’action (requalifiées en « bagarres », la grande obsession de la Commission, car les « bagarres » des illustrés rendent les enfants turbulents en attendant d'en faire des adultes délinquants). En second lieu, pas de séquences imagières. La Commission est particulièrement pointilleuse sur les « groupes disparates d’images arbitrairement juxtaposées » (Compte rendu des travaux..., Melun, imprimerie administrative, 1950, p. 29). Quand la séquence est une séquence d’action, le résultat est encore aggravé : « On a pu voir [écrit le censeur] des pages entières de certaines publications affectées à la représentation détaillée de violences que soulignaient uniquement des interjections ou des onomatopées. » (Ibid.) Et l’effet obtenu sur le lecteur est le suivant : « L’image faisant tout, cette “lecture” consiste en un abandon passif à des impressions sensorielles qui exercent une suggestion violente et éliminent tout contrôle critique. Quant à l’imagination, le champ lui est fermé par la représentation concrète de la totalité des scènes relatées. » (Ibid.) D’où la recommandation suivante : « Éviter l’ineptie ; ne pas aligner des suites d’images incohérentes qu’un récit inconsistant ne relie point suffisamment » (Ibid., p. 31.)
Autrement dit, la Commission est arthrophobe au moins autant qu’iconophobe. Elle déteste l’articulation des images autant que les images elles-mêmes. Dans son référentiel logocentrique, il est impossible d’articuler une séquence imagière. On obtient forcément une ineptie, la fameuse « suite d’images incohérentes ». Mais en toute contradiction cette séquence incohérente est aussi trop cohérente. Naturalisée par l'image, elle offre une représentation concrète et exhaustive, qui ne laisse rien à l'imagination et « suggestionne » l'enfant.
Voyons comment les éditeurs français, dûment sermonnés depuis vingt années par le censeur, traitent les séquences d’action du Tarzan de Russ Manning.
Examinons la planche du 20 avril 1969. C’est le troisième bandeau qui nous intéresse ici. Il décompose une scène d’action, puisqu’on voit Tarzan désarmer l’homme qui s’apprête à ouvrir le feu sur lui, puis, d’un bond prodigieux, sauter sur l’arbre et démasquer Burgundy, déguisée en The Glowing Thing, le faux esprit de la forêt qui affole les éléphants pour les empêcher de tomber sous les balles des chasseurs d’ivoire. Une telle décomposition enfreint donc directement les consignes de la Commission. Non seulement il y a « bagarre », mais on est précisément dans la « représentation concrète de la totalité de la scène relatée ». Dans Télépoche, on rajoute l’anodine deuxième case, la case facultative, qui n’existe normalement que dans la planche originale publiée à l’italienne, de façon à opérer une habile censure. Cette case occupant la moitié d’un bandeau, toutes les cases ultérieures sont décalées, de sorte que le strip litigieux, le troisième, est réduit de moitié. Des quatre images, il n’en reste que deux — et surtout, la succession des actions n’est plus marquée. Dans l’original, Tarzan s’apprête à frapper, puis il frappe, il s’apprête à sauter, puis il saute. Dans la version censurée, il frappe, il saute. Le récit n’est ni plus ni moins compréhensible, mais on a échappé à « la représentation concrète de la totalité des scènes relatées. »
Ironiquement, la planche publiée par SAGÉDITION, conserve ce troisième strip, tout en incluant l’image supplémentaire, puisque la case-titre est rognée. L'éditeur semble donc s'être réconcilié avec les suites d'images incohérentes. Ou bien, allez savoir, peut-être en a-t-il assez de massacrer des chefs-d'œuvre pour faire plaisir à des tarés.

On trouve exactement la même solution dans la planche du 20 juillet 1969. Version complète chez SAGÉDITION. Censure dans Télépoche, par adjonction de la deuxième case, qui permet de supprimer l’une des cases de « bagarre », la pire selon les normes du censeur, celle où Tarzan envoie un uppercut à l’homme-animal d’Opar.

On le voit, la police de l’image était plus sévère chez Del Duca, dans un magazine télé destiné à la famille, qu’elle ne le sera quelques années après chez un éditeur pour enfants sages.

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