LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTERAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

MISCELLANEES LITTERAIRES ET POPULAIRES

Annales de la littérature d'aventures - Département des romans souterrains

Gabriel Tarde, Fragment d'histoire future, 1896


A la fin du XXVe siècle, le soleil s'éteint. L'humanité semble condamnée, en même temps que toute la nature. Heureusement, un innovateur radical, Miltiade, a l'idée simple mais géniale d'installer ceux de ses congénères qui ne sont pas morts de froid au cœur de la Terre, dont le foyer central n'est pas prêt de s'éteindre. S'ensuit un durable âge d'or où l'humanité, coupée en quelque sorte de la nature, ne dépendra plus que d'elle-même.

Cette brève fantaisie du grand sociologue que fut Gabriel Tarde, un des fondateurs de la psychologie sociale, théoricien de la pensée collective, de l'imitation et de l'innovation, permet au lecteur instinctivement réticent à la sociologie de mieux comprendre les raisons de sa réticence. En effet, au-delà des idées fétiches de Tarde, le Fragment d'histoire future est une parfaite illustration des douces manies des sociologues et de ce qu'on pourrait appeler l'atmosphère idéologique de la sociologie.

Et, à tout seigneur tout honneur, commençons par la détestation de la nature, contre laquelle tout sociologue nourrit de nombreux griefs, parce que sa science est celle de l'homme par opposition à la nature - et d'un homme pour ainsi dire anti-naturel, qui constitue son propre milieu. A cet égard, Tarde n'invente son anémie solaire que pour le plaisir d'installer l'humanité dans des réseaux de galeries, où elle est - littéralement et symboliquement - coupée du monde extérieur. Dès lors, Tarde se retrouve fantasmatiquement devant son objet d'étude, le véritable milieu sociologique :

« Il [le caractère essentiel de la nouvelle civilisation] consiste dans l'élimination complète de la Nature vivante, soit animale, soit végétale, l'homme seul excepté. De là, pour ainsi dire, une purification de la société. Soustrait de la sorte à toute influence du milieu naturel où il était jusque là plongé et contraint, le milieu social a pu révéler et déployer pour la première fois sa vertu propre, et le véritable lien social apparaître dans toute sa force, dans toute sa pureté. On dirait que la destinée a voulu faire sur nous, pour son instruction, en nous plaçant dans des conditions si singulières, une expérience prolongée de sociologie. »

Et l'auteur de vitupérer le monde d'avant, celui du milieu naturel, monde rural, à l'habitat dispersé, où les phénomènes sociaux jouent mal, du fait de la faible concentration humaine. Car Tarde, comme tous les sociologues, voue un culte dévotionneux à la ville, culminant en une véritable urbanolâtrie. (« L'homme, en s'urbanisant, s'est humanisé. ») Ses cavernes géantes sont donc en réalité des villes géantes où l'humanité s'entasse pour son plus grand bonheur.

Deuxième poison de Tarde : l'économie. Rien de plus normal ! L'économie est entachée de naturalisme, parce qu'elle est la science des ressources rares et que les ressources sont rares le plus souvent parce que la nature est avare. Ce serait donc en quelque sorte faire trop d'honneur à l'ennemi (la nature) que de reconnaître que les hommes échangent des biens. S'ensuit chez Tarde des passages enflammés contre la description de l'homo œconomicus :

« Des sophistes qu'on appelait économistes, et qui étaient à nos sociologues actuels ce que les alchimistes ont été jadis aux chimistes, ou les astrologues aux astronomes, avaient accrédité, il est vrai, cette erreur que la société consiste essentiellement dans un échange de service ; à ce point de vue, tout à fait démodé du reste, le lien social ne serait jamais plus étroit qu'entre l'âne et l'ânier, le bœuf et le bouvier, le mouton et la bergère. La société, nous le savons maintenant, consiste dans un échange de reflets. Se singer mutuellement, et, à force singeries accumulées, différemment combinées, se faire une originalité : voilà le principal. Se servir réciproquement n'est que l'accessoire. »

On a reconnu dans l'idée de singerie, le principe d'imitation, principal apport théorique de Tarde. (Les Lois de l'imitation, 1890.) De la sorte, l'homo œconomicus est remplacé par un homo sociologicus, qui échange du lien social et rien d'autre :

« Loin d'être atteints par cette anémie que certains prédisaient, nous vivons dans un état de surexcitation habituelle qu'entretient la multiplicité de nos relations et de nos toniques sociaux (poignées de mains d'amis, causeries, rencontres de femmes charmantes, etc.)... »

Cependant l'homme ne vit pas que de sociologie. Il faut qu'il mange de temps en temps. Tarde n'a rien trouvé de mieux que de faire de son humanité souterraine un peuple de rentiers. Comme toutes les bêtes sont mortes de froid très vite, et sont congelées, il suffit de creuser des puits vers le haut pour tomber sur des mines de viande. Cette solution idiote, à laquelle s'ajoute une autre non moins puérile (les prodiges de la chimie font qu'on produit à peu près tout ce qu'on veut à partir de cailloux), révèle la contradiction fondamentale de Tarde, qui en voulant autonomiser l'humanité n'arrive qu'à l'enfermer dans une sorte de régime carcéral, où la tambouille provient de la surface gelée.

La même constatation s'impose au sujet de la vie de l'esprit. Il est impossible de croire un instant que l'humanité ainsi mise en boîte devient la gigantesque académie des arts, des lettres et des sciences que décrit Tarde. On attend plutôt un ramassis cafardeux dont les principales distractions seraient le viol ou la masturbation.

Que dire encore de la civilisation souterraine que décrit Tarde ? Elle est spartiate (les gens sont à peu près nus, ne possèdent que peu de biens, vivent en collectivité), malthusienne (les contrevenants au contrôle des naissances sont jetés dans la lave ; les amants ont l'habitude de se suicider en se laissant mourir de froid à l'extérieur, avant de céder aux tentations de la chair) et positiviste : l'ensemble des sciences forme la nouvelle religion encyclopédique ; mais ces sciences sont toutes déductives, toujours par horreur de la nature, et même les étoiles nouvelles sont calculées, et non observées ! La myopie a été vaincue, parce qu'il y a peu de livres et qu'ils sont écrits gros, et surtout parce que la presse a disparu. (Le discours contre les journaux, accusés de crétiniser les populations, à l'époque de Tarde préfigure l'actuel discours contre la télé.)

Si l'on ajoute que l'humanité est retournée à l'héllénisme, dès avant la catastrophe, l'ensemble procure l'impression d'une sorte de lycée du XIXe siècle, changé en goulag, et dans lequel on aurait entassé le contenu de tous les musées et de toutes les bibliothèques du monde.

Harry Morgan

 

Retour au sommaire de l'Adamantine littéraire et populaire